Gombrowicz : limites de l’autofabulation1
p. 151-174
Texte intégral
1Parmi les nombreux termes qui ont été proposés depuis trente ans pour désigner les textes situés à la frontière du roman et de l’autobiographie, un seul est entré dans l’usage de la critique et du public : autofiction. S’agissant d’un mot composé, sa définition devrait résulter de l’addition sémantique de ses composants. Le premier, « auto- », est tiré du grec autos qui signifie « le même », « lui-même », « de lui-même ». L’autoportrait est un « portrait de l’auteur par lui-même » et l’autobiographie une « biographie de l’auteur par lui-même ». Le composé autofiction devrait donc désigner une fiction de l’auteur par lui-même. Mais qu’est-ce qu’une fiction ?
2Premier sens, selon le dictionnaire Robert : « mensonge ». Deuxième sens :
Construction de l’imagination (opposé à réalité) ; création de l’imagination, en littérature. Livre de fiction. Conte, nouvelle, roman : science-fiction (en valeur d’adj. sur le modèle de science-fiction). Politique-fiction, urbanisme-fiction.
Troisième sens :
(1690). Dr. Écon. Procédé qui consiste à supposer un fait ou une situation différente de la réalité pour en déduire des conséquences juridiques : convention. Contr. Réalité, vérité.
Dans ces trois acceptions le mot fiction désigne une hypothèse élaborée par l’imagination. À partir du moment où elles notifient leur nature hypothétique, les fictions littéraires, politiques ou juridiques, ne sont pas considérées comme des mensonges. Elles sont justifiées par les fonctions démonstratives, cognitives et expressives qu’on leur attribue.
3L’association de ces deux composants n’est légitime que s’il permet de désigner une catégorie inaperçue jusqu’ici dont le signifié associerait l’idée « de lui-même », « par lui-même », avec la notion d’hypothèse imaginaire. Tel est le sens que Philippe Lejeune et Gérard Genette ont d’abord prêté au néologisme en adoptant, respectivement, le point de vue du lecteur et de l’auteur :
Pour que le lecteur envisage une narration apparemment autobiographique comme une fiction, comme une « autofiction », il faut qu’il perçoive l’histoire comme impossible ou incompatible avec une information qu’il possède déjà2.
Moi, auteur, je vais vous raconter une histoire dont je suis le héros mais qui ne m’est jamais arrivée3.
Vincent Colonna développa cette acception dans sa thèse de 1989 puis, en 2004, dans Autofiction et autres mythomanies littéraires :
La fictionnalistation de soi consiste à s’inventer des aventures que l’on s’attribuera, à donner son nom d’écrivain à un personnage introduit dans des situations imaginaires4.
L’écrivain est au centre du texte comme dans une autobiographie (c’est le héros), mais il transfigure son existence et son identité, dans une histoire irréelle, indifférente à la vraisemblance5.
La valeur opératoire de son concept se fondait sur deux critères distinctifs maniables et sûrs :
- auto- postule l’identité auteur / narrateur / héros qui caractérise l’autobiographie ; elle s’oppose à la disjonction auteur / narrateur qui caractérise le roman ;
- fiction présuppose que l’auteur ne s’engage en aucune manière à rendre compte de la réalité.
4Fidèle à la poétique aristotélicienne et genettienne, Colonna a toujours accordé à cette « autofiction fantastique » le privilège de littérarité qu’il refusait à « l’autofiction biographique » dans laquelle il reconnaissait, comme moi, une résurgence du roman autobiographique. Cependant, il devait admettre, tout en le déplorant, que la première est extrêmement rare depuis Lucien de Samosate tandis que la seconde constitue un véritable phénomène générique. De fait, dans le conflit entre les deux acceptions du mot créé par Doubrovsky, la réalité du marché a prévalu sur la logique sémantique. Dans Bardadrac, paru en 2006, Gérard Genette en prit acte :
Je maintiens ma définition générique, mais je renonce forcément à lui conserver un terme que je dirais volontiers aujourd’hui galvaudé, si je n’étais conscient de l’avoir moi-même jadis abusivement emprunté à son inventeur pour désigner un genre auquel il ne pensait pas. De toute manière, le corpus auquel je l’appliquais est quantitativement infime, comparé à celui de l’autofiction au sens désormais courant, voire débordant, comme on dit d’une crue, ou d’une marée noire. Mais du coup, ce corpus-là (le mien) n’a plus de nom. J’ai envisagé fugitivement le concept également contradictoire d’autobiographie non autorisée, mais je ne suis pas sûr qu’il convienne, et je préfère le réserver pour une autre occasion6.
Un terme pourrait faire l’unanimité pour désigner cette catégorie ultra-minoritaire : autofabulation. Non seulement Colonna l’utilise couramment comme synonyme d’autofiction fantastique, mais Doubrovsky lui-même l’emploie pour distinguer cette figure de narration du genre qu’il défend :
L’autofiction est une forme particulière de l’autobiographie [...]. C’est un abus inadmissible que de l’assimiler, comme Vincent Colonna, à l’autofabulation, par laquelle un sujet, doté du nom de l’auteur, s’inventerait une existence imaginaire, tel Dante racontant sa descente en enfer ou Cyrano son envol vers la Lune7.
Quant à « l’autofiction biographique », Arnaud Schmitt a proposé de la rebaptiser « autonarration » afin de lever définitivement l’antinomie entre la valeur référentielle du concept et la valeur fictionnelle du mot qui le désigne8. Abandonnant l’entité autofiction au flou médiatique qui l’amplifie, la théorie littéraire disposerait enfin de deux termes pour désigner logiquement deux catégories tout à fait distinctes.
5Dans Autofiction : une aventure du langage, je m’efforce de retracer l’histoire de ces concepts et des significations que leur ont données non seulement Doubrovsky et Colonna, mais Jacques Lecarme, Alain Robbe-Grillet, Régine Robin, Raymond Federman, Marie Darrieussecq, Philippe Vilain, Philippe Forest et d’autres, ceci afin de dégager les bases sur lesquelles pourrait s’élaborer une poétique de ce que l’on nomme aujourd’hui l’autofiction9. Je voudrais revenir sur la question de l’autofabulation et montrer que sa rareté n’est pas imputable à quelque décadence de la fiction occidentale, comme semble le croire Colonna, mais plutôt à la difficulté de mettre en œuvre la relation pragmatique qu’elle postule.
6Parmi les quelques auteurs modernes qui s’y sont frottés, le plus considérable est sans doute Witold Gombrowicz, à propos duquel Gérard Genette suggéra à Vincent Colonna d’utiliser le concept d’autofiction pour « désigner l’art du travestissement romanesque10 ». Or, Ferdydurke11, son roman le plus autofabulateur, me semble, justement, emblématique des problèmes de communication que soulève une telle stratégie narrative. Afin de les mettre en évidence, je répertorierai les indices d’autobiographie et les indices de fictionnalité qui construisent et déconstruisent le contrat de lecture. Cette double enquête sera conduite à travers les catégories descriptives qui me semblent pertinentes pour tous les hybrides d’autobiographie et de fiction : l’identité du héros, le paratexte, l’intertexte, le métadiscours, l’énonciation et le traitement du temps12.
7Premier indice d’autobiographie, le narrateur et l’auteur ont sensiblement le même âge. Le premier est « un homme de trente ans » (p. 6). Le second, né en 1904, a 34 ans lorsque paraît Ferdydurke. Le héros-narrateur est un écrivain qui a déjà publié un livre intitulé Mémoires de l’époque d’immaturité13. Le premier livre de Gombrowicz, paru en 1933, portait précisément ce titre qu’il a modifié par la suite en Babakai. Il n’est pas impossible qu’il ait commencé à écrire Ferdydurke en 1934, à l’âge de 30 ans.
8Indice complémentaire : ils viennent du même milieu social. L’origine aristocratique du héros se révèle dans le dernier tiers du récit où elle devient le thème dominant. Gombrowicz confirmera dans ses Souvenirs de Pologne, d’une part qu’il était issu de ce milieu : « Mon grand-père [...] acheta le village de Jakubowice, puis un second, Maloszice – où je suis né14 » ; d’autre part qu’il réprouvait, lui aussi, le système féodal :
C’est à cette époque, à l’âge de dix ans à peu près, que j’ai découvert quelque chose d’abominable : à savoir que nous, les « seigneurs », étions un phénomène complètement grotesque et absurde, stupide, douloureusement comique et même répugnant15.
Certaines éditions ne manquent pas de corroborer cette identité du héros avec l’auteur en juxtaposant textes de fiction, mémoires et informations factuelles. Dans la collection « Quarto », le volume consacré à l’œuvre narrative de Gombrowicz est remarquable à cet égard puisqu’il place ses romans entre les Souvenirs de Pologne et des extraits de son Journal, complétés par une biographie, le tout illustré de nombreuses photographies et intitulé sans ambages Moi et mon double.
9Cependant le paratexte n’est pas seul en cause. Non seulement Gombrowicz attribue son âge, sa profession et son origine sociale au narrateur de Ferdydurke, mais il revendique, dès les premières pages, le droit de se mettre en scène. Le récit rétrospectif est en effet précédé, comme chez Céline, par un discours qui remplit une double fonction, phatique et métadiscursive. Le narrateur introduit son texte en le situant dans son œuvre et dans le contexte littéraire de l’époque. Répondant aux critiques soulevées par son ouvrage précédent, il reconnaît avoir péché par excès d’authenticité :
Au lieu de tirer de mon cœur, de mon âme, une noble intrigue, pourquoi l’ai-je tirée de mes extrémités inférieures, en fourrant dans mon texte des grenouilles, des jambes, des matières mal préparées et en fermentation, en ne me détachant d’elles que par le style, par le ton, par un langage froid et conscient, pour montrer que je voulais rompre avec ces ferments (p. 8) ?
10Sous couvert d’amende honorable, le narrateur expose la conception du roman qui guide son entreprise littéraire. Il stipule ainsi que ce second livre s’inscrit dans le prolongement du premier et mériterait plus encore d’être intitulé Mémoires de l’époque d’immaturité. Car il n’a rien de commun avec ces auteurs qui se dissimulent derrière leurs œuvres :
Les gens de lettres, qui possèdent un admirable talent pour les histoires les plus lointaines et les plus dépourvues d’intérêt [...] répugnent à soulever la question la plus importante, celle de leur transformation en hommes publics, sociaux. Ils aimeraient de toute évidence que chacun pense qu’ils sont écrivains par la volonté divine, et non pas humaine, qu’ils sont tombés du ciel sur la terre avec leur talent [...]. Non, pas un mot sur leur propre vie (p. 9).
Lui, au contraire, entend reconstituer par l’écriture le cheminement qui l’a conduit à l’écriture. Il sera donc « le premier » à se « montrer sans maturité » (p. 16). Plutôt que « d’écrire un roman de plus sur l’amour ou de gratter douloureusement une quelconque plaie sociale [...] ou bien d’écrire des vers » (p. 14), il ouvrira un nouveau champ narratif en parlant de sa « propre vie », de sa « transformation en homme public ». Il laissera libre cours à ses « souvenirs » (p. 9-10), à sa « fâcheuse mémoire » (p. 6). Cessant de jouer la comédie sociale et culturelle, il ôtera son masque d’adulte pour découvrir « le blanc-bec » immature qu’il a été et qui subsiste en lui.
11Les chapitres 4 et 11 développent cette théorie du roman. Sur le ton de la « plaisanterie », de la « moquerie » et de la parodie, le narrateur y défend une « conception ultra-personnelle » de la littérature et appelle le romancier de l’avenir à reprendre contact, en lui-même, avec ce qui préexiste aux conventions formelles :
S’il prenait la plume, ce ne serait plus pour devenir un Artiste, mais par exemple pour mieux exprimer sa personnalité et la faire comprendre à autrui ; ou bien pour mieux mettre en ordre sa vie intérieure et aussi, peut-être pour approfondir, affiner ses rapports avec les autres gens, compte tenu de l’influence énorme exercée par les autres esprits sur le nôtre. [...] Si vous vous préoccupiez moins de l’Art [...] et davantage de vos propres personnes (p. 91-93).
Ces digressions métadiscursives sont contemporaines du moment de l’écriture dont la date et le lieu restent indéterminés. Seules s’y ancrent deux phrases, dont la première exprime une certitude mémorielle et la seconde un doute :
Aujourd’hui encore, je me revois avancer, arrêter à un ou deux pas d’elle (p. 135).
Aujourd’hui encore je ne sais toujours pas si Pimko [...] (p. 149).
12L’histoire se rapporte à deux époques distinctes du passé de ce narrateur. Dans le récit premier, il raconte comment, un matin, il s’est transformé en adolescent. Commence alors un autre récit concernant cet adolescent, Joseph Kowalski, qui sera désormais appelé Jojo, diminutif infantilisant. Dans les deux strates temporelles, Gombrowicz emploie le discours indirect libre qui lui permet de traduire les pensées de ses deux avatars dans sa propre langue littéraire. Mélangeant délibérément le monologue intérieur et le commentaire a posteriori, ce procédé d’énonciation romanesque accentue la confusion des trois instances et rend le narrateur suspect de falsification.
13L’identification du narrateur initial avec le premier protagoniste s’opère sur la base de leur commune condition d’écrivain. Mais le rapport de l’adolescent avec cette instance d’énonciation s’inscrit dans une problématique beaucoup plus complexe qui informe le roman à tous les niveaux. Propulsé dans un espace-temps insolite, Jojo est d’abord un personnage virtuel, inexistant ; si vide qu’il est contraint d’imiter les comportements des autres pour avoir, au sens propre, une contenance. Comment ce benêt conformiste pourrait-il devenir un romancier original ?
14Notre culture postule que l’adulte développe les potentialités de l’enfant et de l’adolescent qu’il a été. Le plus souvent, nous nous remémorons le passé pour comprendre le présent, pour établir des liens de causalité et de continuité, pour renforcer notre identité. Dans cette optique, le lecteur présume que l’écrivain-narrateur se reporte à un moment décisif pour son évolution ultérieure. Ses souvenirs d’adolescence s’imposent à lui au point de le faire régresser. S’il les modifie, s’il les fictionnalise jusqu’à l’invraisemblance, c’est pour traduire et surmonter un traumatisme, un blocage, une angoisse qui l’ont marqué. À travers ce processus de représentation symbolique, Jojo va se réapproprier son histoire personnelle. Comme par hasard, au moment où il s’y attendra le moins, il rencontrera sa tante qui incarne son enfance. Il restaurera ainsi son identité avec le narrateur qui, au tout début, évoquait ses « tantes » : « Ces nombreuses demi-mères accrochées et collées à moi, mais sincèrement aimantes » (p. 7). Dans le château de ses ancêtres, il affrontera enfin son passé familial :
Tu te rappelles l’oncle François ? [...] Tu as les yeux bleus de ta mère, le nez de ton père [...] et tu te rappelles comme tu as pleuré quand [...] (p. 234).
Je connais tout cela, même si je ne me le rappelle pas... C’est bien ici que je suis né et que j’ai passé mes dix premières années (p. 237).
C’était ici que je m’embusquais pour effrayer ma nourrice, c’était à ce même endroit – et je faillis éclater de rire. Chut ! Comment rire ? Assez, il fallait arrêter, cesser, mais qu’adviendrait-il si l’enfance se révélait enfin (p. 291-292) !
15Un psychanalyste dirait que le sujet se défend tout au long du roman contre le retour du refoulé en s’inventant des « souvenirs-écrans ». La fiction et l’humour tiennent l’enfance en lisière. Le texte témoigne de cette résistance qui l’a engendré. C’est pourquoi, sous ses dehors ironiques et fantaisistes, il traite sérieusement de plusieurs thèmes caractéristiques de l’autobiographie et du roman autobiographique. Et d’abord de la dépression qui précède et motive la démarche rétrospective :
C’était la crainte du néant, la panique devant le vide, l’inquiétude devant l’inexistence, le recul devant l’irréalité, un cri biologique de toutes mes cellules devant le déchirement, la dispersion, l’éparpillement intérieurs. Peur d’une médiocrité, d’une petitesse honteuse (p. 6).
Cette angoisse le saisit au tournant critique de la trentaine : « Souvenirs, souvenirs ! La tête enfouie dans l’oreiller et les jambes sous la couverture, oscillant entre le rire et la peur, je faisais le bilan de mon entrée parmi les adultes » (p. 9). Le retour vers le passé est-il la cause ou la conséquence de cette déréliction ? Quoi qu’il en soit, le bilan de son « entrée parmi les adultes » n’enregistre que des pertes : perte de l’innocence symbolisée par la défaite de l’idéaliste Siphon, « violé par l’oreille » ; perte du goût pour l’étude face à des enseignants fossilisés ; perte de la spontanéité naturelle face aux Lejeune qui miment des modes artificielles ; perte de la foi en la nature lorsqu’il réalise que le valet de ferme n’a rien d’un « bon sauvage » ; renoncement aux privilèges en haine de la morgue aristocratique.
16La rétrospection permet au narrateur de démonter le processus qui a transformé l’enfant candide en un adolescent simulateur. Sa vindicte désigne à la fois ceux qui ont retardé l’évolution de l’enfant et ceux qui l’ont précipitée. Les premiers sont les « rapetisseurs » : mères, tantes, directeur d’école, enseignants. Parmi les seconds on trouve aussi bien les camarades de classe, dessalés, brutaux et conformistes, que les Lejeune qui singent la modernité américaine, ou sa propre famille d’aristocrates suçant le peuple comme un sein (p. 273).
17Considéré tantôt comme un enfant tantôt comme un adulte, Jojo s’est efforcé de répondre aux attentes des uns et des autres en apprenant la duplicité. Puis il a fini par se rebeller contre ce système de double ou triple contrainte. Il a fui l’école et les Lejeune pour partir avec Mientus en quête d’un valet de ferme qui fût indemne de cette culture du faux-semblant. Mais, surtout, il s’est insurgé contre la caste féodale, et infantile, dont il est issu. Après avoir fomenté un soulèvement des domestiques, il a abandonné ses oncles et tantes à leur obsolescence. Hélas, tous ces contacts, ces enseignements, ces influences, l’ont irrémédiablement corrompu, comme le montre in fine sa première tentative amoureuse, viciée à la fois par l’endogamie, puisqu’il séduit sa cousine, et par l’hypocrisie, puisqu’il la méprise.
18Les indices d’autobiographie qui viennent d’être recensés permettent au lecteur d’identifier l’auteur, d’une part avec le narrateur-écrivain du premier chapitre, d’autre part avec l’adolescent révolté du dernier. Nous allons maintenant examiner ce qui différencie Jojo de l’entité auteur-narrateur-écrivain, ce qui en fait un personnage de fiction.
19L’écrivain lui a-t-il donné naissance en se dédoublant ou en se transformant ? Les deux hypothèses sont évoquées successivement. Un « fantôme » survient dans lequel le scribouillard se reconnaît ; il le frappe et le chasse ; cet incident stimule son envie d’écrire ; mais il se sent bientôt « rapetisser » jusqu’à devenir un adolescent. Qu’il résulte d’un dédoublement ou d’une métamorphose, Jojo procède incontestablement de l’imaginaire, de la fiction. Ces phénomènes se produisent dans les mythes, les contes, les histoires fantastiques, les rêves, les hallucinations, pas dans le réel. Le réel ne connaît que des processus d’évolution extrêmement lents.
20La nature allégorique du personnage est indiquée par son patronyme : le nom de Kowalski, nous dit le traducteur, « est aussi commun en Pologne que le sont en France ceux de Dupont et Durand16 ». Jojo incarne par conséquent n’importe quel adolescent. Pour extraordinaire qu’elle paraisse, son histoire a valeur universelle. D’ailleurs, tous les personnages de Ferdydurke remplissent une fonction allégorique spécifiée par leur nom, leur profession et leur langage : Pimko est le directeur d’internat, Mientus le gaillard transgresseur, Siphon l’adolescent idéaliste, Sang-de-navet le professeur, les Lejeune une famille moderne, Constant un aristocrate, etc. Autant de silhouettes sans épaisseur, de types, de caricatures purement fonctionnelles.
21Le monde dans lequel ils évoluent est lui aussi frappé d’irréalité. Les enfants sont emmenés à l’école pour la remplir, leurs mères les observent derrière les grilles, les adolescents disputent de leur propre innocence, etc. C’est un monde de mots dans lequel le verbe est doté d’une efficience magique : la pédanterie de Pimko rapetisse Jojo, les potaches usent d’un sabir latinisant, la déclamation d’un poème les réduit à quia, on peut écraser son adversaire en lui murmurant certaines phrases à l’oreille, la lycéenne syncope (« Bon, d’acc.’, ça va, au ciné, salut ! » p. 134), les paysans aboient, Mentius imite la langue des domestiques pour fraterniser avec le peuple. Ces langages d’emprunt sont des instruments de pouvoir et de simulation, non d’échange. Dans un premier temps, ils réduisent Jojo au silence, à la pose, ils le terrorisent et l’annihilent.
22Ce mutisme prive le héros de consistance. Ne s’étant pas encore approprié un langage, un rôle social, il n’a pas de place reconnue. Il reste virtuel par défaut de références : sans projet ni mémoire, son existence se limite au temps du récit. Cependant, progressivement, en décryptant les discours des autres, il va apprendre le monde qui l’entoure et s’affirmer. Comme les grands héros romanesques analysés par Marthe Robert, il doit se construire seul, sans père ni mère17. Loin de combler ce manque, la famille Lejeune le rejette. Quant aux substituts parentaux, tante, oncle, cousins, qui veulent le ramener dans un passé révolu, il les récuse. Ainsi tente-t-il, tout au long du roman, d’échapper aux stéréotypes, tant linguistiques que comportementaux. Il fuit l’artificialité des rapports sociaux sans jamais accéder à une réalité relationnelle.
23Le paratexte, comme l’onomastique, soutient la fictionnalité du récit. Le titre, d’abord, qui, proprement, ne veut rien dire. Le sous-titre ensuite, dans la plupart des éditions : « roman ». Enfin l’absence d’indications complémentaires, préface, notes, notice biographique, etc. Gombrowicz n’a commenté Ferdydurke que vingt ans plus tard, dans sa préface à La Pornographie :
C’est l’histoire grotesque d’un monsieur qui devient un enfant parce que les autres le traitent comme tel. Ferdydurke voudrait démasquer la Grande Immaturité de l’humanité. L’homme, tel que ce livre le décrit, est un être opaque et neutre qui doit s’exprimer à travers certains comportements et par conséquent devient, à l’extérieur – pour les autres –, beaucoup plus défini et précis qu’il ne l’est dans son intimité. D’où une disproportion tragique entre son immaturité secrète et le masque qu’il met pour frayer avec autrui. Il ne lui reste qu’à s’adapter intérieurement à ce masque, comme s’il était réellement celui qu’il paraît être18.
Sous une forme « grotesque », Ferdydurke vise un dessein extrêmement ambitieux : décrire le passage de l’enfance à l’âge adulte, montrer comment la société impose à l’adolescent de revêtir une forme qui va le scléroser définitivement. Cette théorie du masque social collant à la peau est exposée et assumée par le métadiscours qui la pousse à ses dernières conséquences en déniant à l’individu, et donc à l’artiste, toute possibilité d’expression sincère :
Nous ne sommes pas autonomes, nous sommes seulement fonction d’autrui, nous devons être tels que les autres nous voient (p. 13).
Vous qui êtes artiste, essayez d’éviter l’expression de vous-mêmes. Ne faites pas confiance à vos propres paroles. Méfiez-vous de votre foi et ne croyez pas à vos sentiments. Dégagez-vous de votre apparence et redoutez toute extériorisation autant que l’oiseau redoute le serpent (p. 94).
Nous nous mettrons bientôt à redouter notre personne et notre personnalité en discernant qu’elles ne sont pas pleinement nôtres (p. 95).
De la même manière que l’individu est le reflet des autres, l’œuvre d’art répond aux attentes de la société à laquelle elle tend un miroir. Aucun texte ne peut donc représenter son auteur tel qu’en lui-même. Quelle est, dans cette optique, la fonction de la littérature ? Pour le professeur du collège, il suffit de lire les poésies de Jules Slowacki pour être « enthousiasmé » (p. 49-54) ou de goûter l’emploi que fait Jules César du syntagme « collandus sim » pour « s’enrichir l’esprit » (p. 65-70). Mais le romancier-narrateur, qui poursuit une expérience inédite, ne se reconnaît aucun modèle, n’adhère à aucune « forme ».
24Plusieurs procédés d’énonciation accentuent la fictionnalisation du récit autodiégétique. D’abord la focalisation interne : respectant le point de vue hébété de Jojo, le narrateur s’interdit toute explication rétrospective afin que le lecteur partage les surprises et les hésitations du héros. Or il s’agit d’une technique aussi familière aux romanciers qu’étrangère aux autobiographes.
25Le texte est travaillé par un autre procédé typiquement fictionnel : la polyphonie. Se référant à Dostoïevski, le critique russe Mikhaïl Bakhtine considérait la pluralité des langages comme un trait caractéristique du roman :
Le style du roman, c’est un assemblage de styles ; le langage du roman, c’est un système de langues [...]. Le roman, c’est la diversité sociale de langages, parfois de langues et de voix individuelles, diversité littérairement organisée19.
Un texte qui allègue une origine mémorielle se condamne à la monodie car la mémoire n’est capable de restituer qu’un très petit nombre de paroles entendues. Le narrateur de Ferdydurke n’a que faire de telles contraintes : non seulement il retranscrit des dialogues, mais il les présente bien souvent dans une typographie théâtrale. Chaque personnage est d’ailleurs caractérisé par son idiolecte : pédanterie de Pimko, ratiocinations des professeurs, style moderne de la lycéenne, jargon de cuisine des domestiques, « bonnes manières immuables » des hobereaux (p. 238). Cette « polyvocalité » est facteur de fictionnalité.
26Il en va de même de la structure temporelle. La piste autobiographique qui a été suivie en premier lieu négligeait en effet l’articulation des strates. Nous n’avons pas affaire à un processus classique de rétrospection puisque le narrateur ne nous dit pas qu’il s’est souvenu de son adolescence mais qu’il est soudain devenu un adolescent. Ensuite il adopte le point de vue de cet adolescent ordinaire, à la manière d’Apulée transformé en âne dans les Métamorphoses. À partir de cette métamorphose, la narration n’est plus rétrospective, comme une autobiographie, mais progressive, comme un roman à suspense : Jojo découvre l’histoire à mesure qu’elle se déroule sans comprendre ce qui lui arrive. Lorsque l’écrivain réapparaît aux chapitres 4 et 11, son métadiscours généralisateur porte sur l’art, la littérature, l’être humain en général, mais pas sur le destin particulier de Jojo. Cette adolescence se déroule donc dans une sphère temporelle étanche, coupée du moment de la narration. Et la disjonction n’est pas faite pour se résoudre puisque Jojo, contrairement à Marcel, ne deviendra pas écrivain : il n’est qu’un fantôme, un concept littéraire.
27Cependant, ce héros n’est pas dénué d’épaisseur temporelle. Au contraire, il est doté de deux passés antérieurs à son adolescence – il a eu 30 ans et il a été enfant – et de deux âges successifs dans l’histoire – il a d’abord 30 ans puis 15 ou 17. Le moment de la trentaine fait donc fonction de pivot entre l’enfance et l’adolescence. Ce coup de force chronologique installe le récit dans une temporalité arbitraire, délibérément fictionnelle.
28Comment le héros supporte-t-il ce traitement biographique ? Lorsqu’il se souvient qu’il a 30 ans, il est déchiré par un sentiment de double appartenance :
Je compris que je devais fuir [...] le blanc-bec que j’étais devenu à cause de Pimko, l’abandonner, revenir à l’homme adulte que j’étais. Mais comment fuir ce que l’on est (p. 54-55) ?
Grand Dieu, et mes trente ans ? Sortir, sortir au plus vite ! Mais l’univers semblait s’être défait et reconstruit sur de nouvelles bases, mes trente ans pâlissaient et redevenaient irréels (p. 121).
Cette affreuse diminution, ce terrible rapetissement qui avait naguère transformé ma destinée [...] (p. 192).
Transféré dans un corps d’adolescent, Jojo perçoit son état antérieur comme irréel et son état présent comme aliénant. D’où ses difficultés d’adaptation à son environnement et de communication avec ses semblables. Clivé entre enfance et maturité, entre cauchemar et réalité, il est guetté par la schizophrénie.
29Cet état pathologique se manifeste par un autre symptôme : il a perdu tout contact avec son enfance, ses parents, son histoire personnelle. Il est étranger au monde parce qu’il est privé d’environnement affectif ; il est dépourvu de sentiment pour autrui parce que personne ne l’aime. Sans attache dans le réel, il risque à tout moment de se désagréger pour tomber dans un abîme de fiction.
30Son état va pourtant s’améliorer dans le dernier épisode : d’une part il renoncera à se retransformer, d’un coup, en adulte, d’autre part il retrouvera la mémoire de son passé. Ces deux conditions étant remplies, il pourra se tourner vers l’avenir. C’est en affrontant son milieu d’origine qu’il s’émancipera, construira ses propres valeurs, élaborera son propre langage.
31Si la fictionnalité se définit avant tout par l’absence de références, convenons que Ferdydurke se déroule dans un espace-temps fictionnel. On n’y trouve en effet aucune mention de date ni de lieu, hormis l’allusion initiale aux Mémoires de l’époque d’immaturité. Sans ancrage dans la réalité historique et toponymique, le texte, non seulement se dérobe à toute vérification, mais aussi décourage la représentation. Pour justifier son atemporalité, son utopie, il s’invente une genèse imaginaire qui est elle-même informée par une rhétorique de la fictionnalité. Dans les trois premiers chapitres, le lieu (ou topos) privilégié par cette rhétorique est le rêve :
Je croyais rêver, car il nous arrive en rêvant de tomber dans des situations inimaginables (p. 31).
Je me retrouvais comme au beau milieu d’un songe qui me rapetissait, qui me disqualifiait sans merci (p. 40).
La réalité se transformait peu à peu en univers de songe, ah, laissez-moi rêver (leitmotiv p. 57, 70 et 145) !
Le réel allait... le réel allait... devenir un cauchemar, l’absurdité grossirait jusqu’à rendre toute fuite impossible. [...] Rêve ? Réalité ? Ce n’était pas le moment de méditer (p. 59).
La réalité déborda de ses limites, l’irréalité se transforma en cauchemar, les événements sortis de l’invraisemblance devinrent un véritable rêve – et moi je restais là, au beau milieu, comme une mouche dans une toile d’araignée, incapable de bouger (p. 72).
Situant dans l’activité onirique l’origine de son inspiration, le narrateur supplie qu’on le laisse rêver. Mais, pour le héros, séquestré, angoissé par l’absurdité d’un environnement aliénant, le songe tourne au cauchemar, jusqu’à ce qu’il s’adapte à cet environnement au point d’oublier la réalité antérieure et l’hypothèse même de l’hallucination.
32À mesure que le thème du rêve s’efface, un nouveau motif de fictionnalité apparaît : l’arbitraire narratif. À partir du chapitre 4 le narrateur ne prétend plus que le texte est engendré par ses rêves, comme Nerval dans Aurélia, mais notifie qu’il est subordonné à ses caprices, comme Diderot dans Jacques le fataliste. Promu dictateur du texte, il va désormais manifester sa toute-puissance en intercalant dans le récit des commentaires débridés et des contes grotesques.
Et si l’on m’adresse le reproche que cette conception parcellaire n’est pas une conception du tout, mais une sottise, une plaisanterie, une attrape, et que, au lieu d’obéir aux lois et canons sévères de l’art, j’essaie ainsi de les tourner en ridicule, je répondrai qu’en effet, oui, telle est précisément mon intention (p. 83).
Le summum du non-sens est atteint lorsque le héros paie un mendiant pour qu’il stationne sur le trottoir avec une branche dans la bouche. Par ce « symbole » absurde, Jojo espère déstabiliser la lycéenne, tandis que l’auteur, sur un autre plan, espère troubler notre lecture : la représentation d’un acte immotivé dérègle les mécanismes trop bien huilés de la communication conventionnelle. Les histoires en usage dans le bouddhisme chán (ou zen) fonctionnent sur ce principe. Ici, le dictateur narratif impose l’acte gratuit comme unique moteur du texte. Et il devance toute autre tentative d’explication en dressant une liste interminable des hypothèses qui pourraient être alléguées en vain par la critique. Face à cette logomachie, « on se sent obligé [...] de dire qu’on n’en sait rien, cui, cui, cui, cui » (p. 216). La satire, le délire verbal et la déstructuration du récit tendent à dérouter le lecteur, à lui ôter ses repères, à bousculer ses habitudes de réception. Tournant les conventions narratives en dérision, qu’elles soient autobiographiques ou romanesques, le texte s’affranchit des déterminations génériques. Comme les collégiens, comme les Lejeune, comme les paysans aboyeurs, il tente d’inventer un nouveau langage en brouillant les codes usagés.
33L’arbitraire du narrateur ne se manifeste nulle part avec plus de jubilation que dans les scènes de bataille. Les duels de Mientus contre Siphon, du synthéticien contre l’analyste, ou de Jojo contre la lycéenne, s’écartent délibérément des canons de la représentation réaliste. Ils entraînent le récit dans un tourbillon de violence qui malmène les personnages jusqu’à les démembrer. On pense alors aux films burlesques des années 1920, à certains passages de Céline. Peut-être aussi à ce que disait Bakhtine à propos du renversement carnavalesque chez Rabelais20.
34Si les deux premiers motifs de fictionnalité, le rêve et l’arbitraire, concernent l’origine alléguée par le récit et le fonctionnement de la narration, le troisième porte sur les personnages. N’ayant pas de « forme », les adolescents se demandent qui ils sont et ce qu’ils vont devenir : le concours de grimaces traduit cette recherche. Certains, comme Jojo, sont des « adultes artificiellement rapetissés et infantilisés » (p. 43) ; d’autres « se flétrissent », prématurément « disloqués, laminés, retournés » par l’enseignement (p. 55). Car les adultes ont pour mission de leur inculquer des idéaux « extrêmement étroits, petits, gauches et vains » qui leur feront « une gueule » de vieillard (p. 58).
35Pour se transformer en adulte, il suffit d’adopter un comportement stéréotypé, à l’instar de ces « professeurs » dont aucun « n’a une seule idée personnelle » (p. 44), ou de ces « fonctionnaires » qui « semblent porter leur moi en breloque » (p. 224). Cette conception de l’individu aliéné à son image sociale complique la tâche du romancier. Pour qu’il y ait roman, il faut que les protagonistes aient plusieurs facettes et soient susceptibles d’évoluer. Chez Gombrowicz, les personnages se définissent une fois pour toutes par leur fonction, conformément à l’étymologie étrusque de persona, masque de théâtre. Unidimensionnels, unifonctionnels, ils ne sont traversés par aucun doute, par aucune contradiction. Par conséquent, ils n’évoluent pas. Les milieux que parcourt Jojo successivement – le collège, la maison des Lejeune, le village, le château – sont figés, régis par une routine immuable. Rien ne peut s’y passer.
36Dans ces mondes statiques, Jojo et son double, Mientus, sont les seuls facteurs de perturbation et donc de récit. N’ayant pas encore adopté un rôle déterminé, ils dérèglent la mécanique des rapports sociaux et révèlent la violence sur laquelle ils sont fondés. Les masques se fendillent, deviennent grotesques, furieux, inhumains : le directeur convoite la lycéenne, les paysans se transforment en chiens, le hobereau frappe sauvagement son domestique. À chaque fois Jojo s’empresse de fuir ce déchaînement bestial et tout rentre dans l’ordre.
37De la même manière que Monsieur Jourdain faisait de la prose, les héros de Gombrowicz font de l’autofabulation sans le savoir. Pour eux, la simulation n’est pas un jeu, ni une quête, mais une seconde nature, une fatalité qui oblitère l’innocence, la spontanéité et la sincérité. Lacan dirait qu’ils suivent « une ligne de fiction », Winnicott qu’ils sont prisonniers de leur « faux self ». Le roman représente les formes que peut prendre cette autofabulation généralisée et illustre l’incommunicabilité qui en résulte. Cependant la représentation de pantins désarticulés désarticule le roman, met en danger sa cohésion, sa signification. La caricature satirique convient à la nouvelle, dont Gombrowicz présente deux exemples burlesques, enchâssés dans le roman : « Philidor doublé d’enfant » (p. 97-112) et « Philibert doublé d’enfant » (p. 219-222). Mais le récit au long cours exige un rapport plus cohérent avec le réel. Ce rapport, dans Ferdydurke, ne repose en définitive que sur la possibilité d’identifier le héros-narrateur avec l’auteur. Si la « fabulation » dynamise et dynamite le récit, c’est l’« auto- » qui tient le texte et, sans doute, retient le lecteur.
38Bien entendu, Ferdydurke n’exploite pas tous les possibles de l’autofabulation. Comme l’a montré Philippe Lejeune, « l’irréel du passé » surgit lorsqu’un autobiographe imagine quel aurait été son destin si les choses s’étaient passées autrement21. L’autofabulation se déploie plus volontiers dans l’avenir : ainsi le poète romantique Jean Paul retraçant par avance sa réussite littéraire et familiale dans Biographie conjecturale22, ou la romancière Dominique Rolin son agonie dans Le Gâteau des morts23. Enfin, elle prend parfois une valeur essentiellement allégorique, religieuse chez Dante, politique chez Cyrano de Bergerac, ou métaphysique chez Kafka. Dans ces différentes modalités, l’autofabulation est un instrument, une figure de narration permettant d’exposer un sentiment personnel et /ou une représentation du monde.
39Rien de tel dans Ferdydurke. Cultivant l’autofabulation pour elle-même, Gombrowicz distribue des indices d’autobiographie, de fiction et d’invraisemblance tout en dépouillant le texte de toute fonction référentielle ou démonstrative. Chimiquement pure, la fictionnalisation de soi développe alors le paradoxe du Crétois : tous les Crétois mentent, en l’occurrence autofabulent. Si des œuvres singulières peuvent, de temps à autre, reformuler ce paradoxe de façon à secouer nos habitudes de lecture, elles ne sauraient se constituer en genre puisqu’elles récusent la notion même de pacte.
Notes de bas de page
1 Texte publié initialement dans Michel Erman (dir.), Autofiction(s), Toulouse, Éditions universitaires du Sud, 2009, p. 97-112.
2 Philippe Lejeune, Moi aussi, Paris, Éditions du Seuil, 1986, p. 65.
3 Gérard Genette, Fiction et diction, Paris, Éditions du Seuil, 1991, p. 86.
4 Vincent Colonna, L’Autofiction : essai sur la fictionnalisation de soi en littérature, thèse de doctorat, sous la direction de Gérard Genette, Paris, EHESS, 1989, , disponible in extenso sur le site Internet de HAL : https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00006609/document (janvier 2015).
5 Vincent Colonna, Autofiction et autres mythomanies littéraires, Auch, Tristram, 2004, p. 75.
6 Gérard Genette, Bardadrac, Paris, Éditions du Seuil, 2006, p. 136-137.
7 Serge Doubrovsky, « Ne pas assimiler autofiction et autofabulation », Le Magazine littéraire, nº 440, 2005, p. 28.
8 Arnaud Schmitt, « La perspective de l’autonarration », Poétique, nº 149, 2007, p. 15-29 ; et Je réel / je fictif, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2010.
9 Philippe Gasparini, Autofiction : une aventure du langage, Paris, Éditions du Seuil, 2008.
10 Vincent Colonna, Autofiction et autres mythomanies littéraires, op. cit., p. 197.
11 Witold Gombrowicz, Ferdydurke [1937], Georges Sédir (trad.), Paris, Union générale d’éditions, « 10 / 18 », 1973. Outre cette édition, qui sera utilisée ici et à laquelle renverront les numéros de page, voir aussi Moi et mon double (Paris, Gallimard, « Quarto », 1996) qui inclut Ferdydurke, dans la même traduction, aux pages 265-504.
12 Je m’en explique dans : Philippe Gasparini, Est-il je ? Roman autobiographique et autofiction, Paris, Éditions du Seuil, « Poétique », 2004.
13 Witold Gombrowicz, Mémoires du temps de l’immaturité [1933], deuxième édition sous le titre Bakakai [1957], Georges Sédir & Allan Kosko (trad.), Paris, Gallimard, « Folio », 1998 ; repris dans Moi et mon double, op. cit., p. 75-257.
14 Witold Gombrowicz, Souvenirs de Pologne [1977], Christophe Jezewski & Dominique Autrand (trad.), Paris, Christian Bourgois, 1984 ; extraits illustrés de photographies dans Moi et mon double, op. cit., p. 12-73, citation p. 14.
15 Ibid., p. 21.
16 Georges Sédir, dans Witold Gombrowicz, Ferdydurke, op. cit., p. 24, note de bas de page.
17 Marthe Robert, Roman des origines et origines du roman, Paris, Grasset, 1972.
18 Witold Gombrowicz, préface de 1962 à La Pornographie [1960], Georges Lisowski, Paris, Union générale d’éditions, « 10 / 18 », 1980, p. 7.
19 Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman [1975], Daria Olivier (trad.), Paris, Gallimard, 1978, p. 88.
20 Mikhaïl Bakhtine, L’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance [1965], Andrée Robel, Paris, Gallimard, « Tel », 1982, en particulier chap. 6, « Le ‘‘bas’’ matériel et corporel chez Rabelais ».
21 Philippe Lejeune, « L’irréel du passé », Ritm, nº 6, « Autofictions et Cie », Serge Doubrovsky, Jacques Lecarme & Philippe Lejeune (dir.), 1993, p. 19-42.
22 Jean Paul (Johann Paul Richter, dit), Biographie conjecturale [1799], Rolland Pierre (trad.), Paris, Aubier, « Bilingue », 1981.
23 Dominique Rolin, Le Gâteau des morts, Paris, Denoël, 1982.
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