Autofiction et jeux collectifs
p. 305-320
Texte intégral
1Pendant un an, j’ai travaillé avec une cinquantaine d’élèves du collège Jean-Jacques Rousseau.
2La première fois que je les ai rencontrés, c’était en septembre 2011. Je leur avais apporté à chacun un carnet noir, pour qu’ils puissent écrire, dessiner ou ne rien faire dessus.
3Dès le départ, mon idée était de récupérer ces carnets à la fin de l’année scolaire, et de les enfermer dans un coffre pendant dix ans.
4Neuf mois plus tard, en juin 2012, une exposition a eu lieu dans la salle principale du collège. À cette occasion, tous les carnets ont été empilés les uns sur les autres et suspendus grâce à une corde.
5Comme prévu, ces carnets seront bientôt enfermés dans un coffre, probablement à Provins où je prépare une carte blanche au printemps prochain.
6En plus d’écrire leur journal sur des carnets noirs, ces collégiens ont participé à un jeu d’écriture sur Internet : pendant un an, je leur ai proposé d’écrire, toutes les semaines, sur des thèmes plus ou moins intimes ; ceux qui le souhaitaient pouvaient m’envoyer un texte. Tous étaient ensuite publiés sur mon blog. Même s’ils avaient des fautes d’orthographe. Des fautes de grammaire. C’était un jeu. Qui pouvait être anonyme.
7Je leur donnais par exemple les thèmes suivants : « Décrivez vos mains », « Racontez-moi votre dernier rêve », « Interrogez un membre de votre famille sur un de ses souvenirs d’enfance », etc.
8Lors de cette exposition, une mère d’élève m’a raconté l’importance que ce jeu avait eue pour sa fille : « Alors qu’elle ne parlait jamais, c’est elle, cette année, qui a animé les repas du soir. Mon mari, son frère, sa sœur, moi, elle, tous, on regardait nos mains pendant qu’on mangeait, et on se demandait ce qu’on pourrait écrire. »
9Texte de Marie (élève de 3e au collège Jean-Jacques Rousseau, Seine-Saint-Denis) : « Mes mains. Enfin un sujet sur lequel j’ai des choses à raconter [...]. Mes mains ne ressemblent ni à des mains de fille, ni à des mains de garçon. On pourrait dire entre les deux. Comme ma mère, mes doigts sont épais. Comme ma mère, mes ongles sont ronds. Comme elle encore, mes poignets sont larges, inélégants. Et pourtant je ne les déteste pas, mes mains. »
10Avec ces collégiens, j’ai expérimenté d’autres jeux. Par exemple, un échange de secrets avec des lycéens d’une autre ville. Chaque adolescent devait écrire une lettre, contenant un secret, qui était adressée à un inconnu. En retour, il recevait le secret d’un autre élève, qu’il ne connaissait pas non plus.
11Dans ce collège, j’ai fait venir des chanteuses, qui ont chanté a capella, à 9 heures du matin, dans la classe, au milieu des bruits de chaises, des bruits de craie, qu’on entendait dans la salle à côté.
12Dans ce collège, chaque vendredi, la prof de français lisait un extrait d’un roman, Les Corps fermés, que j’avais écrit il y a dix ans. Un roman sur l’adolescence.
13À l’époque, ce roman n’avait pas été publié, il ne l’a été que très récemment, grâce à une maison d’édition numérique, Émoticourt, fondée notamment par un écrivain, Félicie Dubois.
14Pour ce roman, je m’étais inspiré d’une amie d’enfance. Perrine. Elle a été la première à lire le manuscrit des Corps fermés. Je pensais qu’elle allait être touchée. Elle l’a été. Mais pas comme je m’y attendais. Après l’avoir lu, Perrine m’a appelé pour me demander de faire quelques modifications, et pour m’annoncer qu’elle ne voulait plus me revoir ; notre rupture a duré dix ans.
15Après ça, je me suis interrogé sur le sens de l’écriture. À quoi sert l’écriture si elle a pour effet d’ouvrir les cicatrices et non de les protéger ? Si elle a pour effet de nous éloigner (pour de vrai) de ceux qui comptent ?
16Je me souviens avoir réfléchi à ces questions, dans un train entre Paris et Strasbourg. C’était il y a dix ans. En février 2002. La rupture avec Perrine, fraîche de quelques semaines, était encore à vif. Dans ce train, j’ai imaginé un jeu d’écriture dans lequel les personnages seraient consentants. L’idée était de proposer à deux personnes qui ne se connaîtraient pas de se rencontrer, pour que la première écrive sur la seconde. Le texte, écrit par celui que nous appellerons l’écrivain, serait ensuite donné à deux comédiens qui s’en inspireraient (de manière plus ou moins fidèle) pour en faire une improvisation.
17Ce quatuor (personnage, écrivain, comédiens) pourrait être dupliqué autant de fois que nécessaire.
18L’idée était d’organiser une soirée, au cours de laquelle chacun participerait, en étant soit objet d’inspiration, soit écrivain, soit comédien. Un jeu où certains pourraient également être photographe, vidéaste, musicien, etc.
19L’idée était que tout le monde s’inspire de tout le monde. Qu’il n’y ait pas les artistes d’un côté, les spectateurs de l’autre. Les amateurs à droite, les professionnels à gauche.
20Ce jeu devait être ouvert à tous. Les binômes seraient assemblés de manière aléatoire.
21La première fois que j’ai mis en place ce jeu, j’en ai parlé à tous ceux que je croisais. À mon boucher. À mon dentiste. À des inconnus dans le métro. À des clients. À des amis d’enfance. À un sortant de prison. À un adolescent. À une femme en fauteuil. À une octogénaire.
22La première édition a eu lieu quelques jours après le 21 avril ; je me souviens qu’un des textes parlait de la victoire, au premier tour, de Jean-Marie Le Pen.
23L’improvisation, inspirée de ce texte, représentait une grand-mère et son petit-fils, assis dans des fauteuils. Ils regardaient la télévision ; la grand-mère disait : « C’est un canular ; change de chaîne. » Le petit-fils tenait la télécommande, la grand-mère répétait : « Essaie une autre chaîne. Une autre. Une autre... »
24Par la suite, ce jeu a été reproduit une à trois fois par an. Parfois j’y introduisais quelques variantes. À chaque fois, il réunissait entre dix et quarante participants.
25Ce jeu m’a appris plusieurs choses. Premièrement, il m’a donné conscience de ce que je recherchais dans la création. Mon émotion, en tant qu’écrivain, vient principalement de ma capacité à convaincre des inconnus, qu’ils soient professionnels ou non, à m’offrir une part de leur intimité, de leur créativité, et ce, dans un mouvement collectif.
26Je tente d’écrire ce que j’appelle de l’autobiographie collective ; c’est-à-dire que je mélange mon intimité à celle des autres. Mon écriture à celle des autres.
27Mon travail est fondé tout autant sur l’écriture que sur le collage de textes ou d’histoires orales qui ne m’appartiennent pas.
28Je suis un scénographe. À l’intérieur et à l’extérieur de mes jeux.
29Par ailleurs, ce jeu m’a appris que les personnages ne sont jamais totalement consentants. Même lorsqu’en principe ils le sont.
30Je me souviens par exemple d’une avocate, très élégante, qui avait accepté de jouer le rôle du personnage. Elle avait rencontré un inconnu, dont je lui avais donné le numéro de portable, qui lui jouait le rôle de l’écrivain. Tous les deux s’étaient retrouvés dans un restaurant pour y dîner. L’avocate, consciente qu’elle devait être source d’inspiration, s’était livrée à l’écrivain ; elle avait raconté des éléments intimes de sa vie privée. Notamment, elle avait parlé de son père qui était décédé et qui adorait Chopin.
31Le lendemain, l’écrivain avait écrit un texte sur cette rencontre. Il y décrivait cette scène, dans ce restaurant, où une femme raconte que son père, aujourd’hui décédé, aimait Chopin.
32Quelques jours plus tard, ce texte a été donné à deux comédiens, qui ne se connaissaient pas. Un homme et une femme, qui ont été assez fidèles au texte. Tous les deux auraient pu partir d’un détail du texte pour en faire une improvisation. Faire une improvisation par exemple sur la passion que peut susciter Chopin. Mais ils avaient préféré coller au texte. Ne pas s’en éloigner. Ils avaient donc simplement mis en scène un homme et une femme, qui dînent en tête-à-tête au restaurant. La femme parle de son père qui aimait Chopin et qui est mort.
33Cette comédienne était une femme assez forte, gouailleuse, un peu vulgaire. L’avocate, qui était dans la salle, a reconnu ses mots dans le corps de cette femme ; or, c’étaient des mots intimes. L’avocate n’a pas supporté qu’ils soient prononcés par cette femme à laquelle elle ne s’identifiait pas. Au milieu du spectacle (car pour chacun des jeux, il y a un spectacle d’une trentaine de minutes, au cours duquel on assiste aux improvisations et où on lit les textes qui ont été écrits à partir des confidences des personnages), l’avocate s’est levée, a traité la comédienne de poissonnière, et a quitté la salle, ce qui a créé un léger froid.
34Hormis cet incident, il n’y a pas eu d’autres éclats de voix de la part des personnages.
35Je sais néanmoins que plusieurs d’entre eux ont reconnu que cet exercice était complexe. Intime. Car ce n’est pas tant la révélation du contenu de notre vie privée qui nous trouble lorsqu’on est objet d’inspiration, c’est la manière avec laquelle cette révélation est traitée.
36Un écrivain, dont certains des romans s’inscrivent dans le courant de l’autofiction, m’avouait ne pas aimer passer de l’autre côté du miroir. Ne pas aimer être personnage d’un livre. Car cela revient, tout à coup, à être comme un papillon épinglé sur un mur. On est dans une scène figée. Notre complexité, lorsqu’on est personnage, est nécessairement amoindrie, et donc dévalorisée.
37Ce rapport entre les écrivains et les personnages me fascine. Parce qu’il y a un malentendu entre ces deux castes. La première revendiquant le respect de la liberté d’expression. La seconde se prévalant du respect de la vie privée. Et la confrontation entre ces deux principes bute sur une réalité, qui est énoncée par la Cour de cassation : ces deux principes ont la même valeur. Il n’y en a pas un qui doit primer sur l’autre. Dès lors que faire ? Quelle attitude adopter ?
38C’est mon frère, Quentin, qui un jour m’a fait comprendre que cette question était insoluble. À l’époque, je m’apprêtais à publier mon premier roman, Les Carnets blancs, au Seuil. Dans ce texte, il y avait des scènes dans lesquelles Quentin était impliqué. J’avais voulu lui faire lire le manuscrit pour qu’il me donne son avis, voire son aval.
39Quentin a refusé ma proposition : « Dans tous les cas, ce que tu as écrit sur moi va m’agacer. Soit tu parles trop de moi ; ça va m’énerver. Soit tu ne parles pas assez de moi ; ça va m’énerver. Soit tu révèles des éléments de ma vie privée ; ça va m’énerver. Soit tu inventes des choses ; ça va m’énerver. Dans tous les cas, je ne serai pas content. Or, je ne veux pas être un censeur. C’est pourquoi je préfère ne rien lire avant la publication. Quand tu publieras ton livre, j’irai l’acheter en librairie. Je le lirai. Et là, je pourrai t’engueuler. Parce que je n’aurai rien cautionné. »
40Je me souviens que mon frère, quelques années plus tôt, avait qualifié mon écriture de « journal post-intime ». Cette expression avait quelque chose de prémonitoire ; en effet, Les Carnets blancs (que je n’avais alors pas encore écrit ni même imaginé) correspond effectivement à un journal post-intime.
41Dans ce livre, tout commence par un geste : pendant quatre ans, je me suis séparé de tous mes journaux intimes, en demandant à des gens de m’aider ; un carnet a été transformé en robe de mariée, un autre a fait un tour du monde en un peu plus de quatre-vingts jours, un troisième a été caché dans le palais de l’Élysée, un autre a été donné à manger à un cochon et transformé en saucisson, un cinquième a été incorporé à un parfum, etc.
42En tout, une centaine de carnets, écrits entre 1984 et 2004, ont été transformés ou détruits, avec la complicité de cent cinquante personnes.
43Aujourd’hui encore, lorsqu’on me le demande, j’offre mes journaux intimes, qui sont pour la plupart illisibles, à celles et ceux qui souhaitent en faire quelque chose.
44Les Carnets blancs1 raconte cette expérience de dispersion de mes carnets, mon rapport à l’écriture, mais aussi le cancer de ma mère, les problèmes psychiatriques de mon père ; ce livre s’articule autour des hasards et coïncidences, qui sont apparus au fur et à mesure de son écriture.
45Dans Les Carnets blancs, tous les personnages secondaires s’appellent Z.
46Dans La Maternité2 (mon second roman, publié également au Seuil), ils s’appellent Y.
47Ce deuxième livre est construit autour de ma mère qui est décédée dans une ancienne maternité devenue un centre de soins palliatifs.
48Avec maman, comme je l’appelle dans le livre, j’avais mis en place plusieurs jeux d’écriture au cours des quinze années qui ont précédé sa mort. Notamment un, « La Conversation », pour lequel je demandais à mes deux parents (qui ne s’étaient pas vus depuis vingt ans) de répondre aux mêmes questions.
49Par exemple, je leur ai demandé : « Racontez-moi la première fois que vous avez fait l’amour ensemble. » C’est la seule question pour laquelle mon père et ma mère ont eu une réponse cohérente. Tous les deux avaient en effet le même souvenir.
50La première fois qu’ils ont fait l’amour, c’était à Paris, au début des années 1970, dans un studio qui leur avait été prêté. Dans cet appartement, il n’y avait pas de rideaux. Pour se cacher, mes parents ont toas les deux accroché leur jean à la fenêtre.
51La Maternité est composé de plusieurs matériaux. Un peu comme s’il s’agissait de photos découpées. Il y a des extraits du journal que j’ai tenu pendant les quinze jours où maman était en soins palliatifs. Des bribes de « La Conversation ». Des extraits d’entretiens que j’ai eus avec des artistes et des professionnels de la mort (un voyant, un prêtre, un responsable de chambre mortuaire, etc.) sur leur rapport au deuil, à la mort.
52Une partie de ces entretiens a eu lieu dans un ancien couvent, au « P.A.F. » (le Performing Arts Forum), qui est une résidence d’artistes où se côtoient principalement des danseurs et des chorégraphes. On y trouve aussi quelques performers, des photographes, des écrivains. En juillet 2009, j’y ai passé un mois. C’était quelques jours après la mort de ma mère. Dans le parc, j’ai notamment interrogé une danseuse.
53« Quand et comment penses-tu mourir ?
54— J’ai été à Singapour avec une compagnie de danse il y a deux ans. On était dans un bar, et il y a un Indien, un sage avec son vêtement traditionnel, qui proposait de lire l’avenir, mais tout le monde disait Non. Moi j’ai dit Oui... Il a lu mes mains, et il m’a dit (ça peut te paraître une bêtise), mais il m’a dit Tu vas beaucoup voyager (ça, c’est fait). Tu ne vas pas avoir de chance en amour (ça se passe effectivement comme ça dans ma vie), et il m’a dit... Tu vas mourir à quatre-vingt-deux ans... donc j’y crois un peu. »
55Est-il possible de prédire l’avenir ?
56C’est une des questions que s’est posées un étudiant français, Marc Beltra, en décembre 2003 (Marc Beltra3 est le personnage principal de mon livre, sorti en 2013).
57Pour répondre à cette question, Marc Beltra est allé dans une tribu indigène, en Amazonie, à la frontière du Brésil, du Pérou et de la Colombie. Là, il voulait goûter à l’Ayahuascua, une boisson sacrée, qui permettrait de connaître l’avenir.
58Il n’est jamais revenu.
59À Paris, une instruction a été ouverte en avril 2004. J’ai été saisi par la famille pour suivre ce dossier, en tant qu’avocat.
60La brigade criminelle du quai des Orfèvres s’est déplacée à plusieurs reprises sur place.
61L’enquête a notamment permis de retrouver le sac de Marc, qui est mystérieusement remonté à la surface d’un fleuve, au moment précis où ses parents sont venus, pour quelques jours, à l’endroit où leur fils avait disparu. Dans ce sac, on a retrouvé le passeport de Marc, avec sa photo déchirée ainsi qu’un livre : Disparu en Amazonie.
62En 2011, le juge d’instruction a décidé de clôturer le dossier, car depuis trois ans l’enquête patine : selon lui, on ne trouvera rien de plus.
63La famille ne saura donc peut-être jamais ce qui s’est réellement passé.
64Aujourd’hui, la mère de Marc est persuadée que son fils est vivant. Elle en veut pour preuve qu’elle n’a jamais rêvé qu’il était mort.
65Françoise (c’est son prénom) a tout quitté en 2004 pour s’installer en Colombie et rechercher son fils, pendant deux ans.
66Sur place, elle a tenu un journal qu’elle m’a confié.
67Lorsque je lui ai annoncé que le dossier allait être clôturé, elle m’a demandé d’écrire un livre sur son fils, pour qu’on ne l’oublie pas. Un livre qui sortira pour les 30 ans de Marc.
68Dans ce livre, les personnages secondaires ne s’appellent pas Z (comme dans Les Carnets blancs) ni Y (comme dans La Maternité), mais X.
69Pour écrire ce roman, je suis parti de plusieurs matériaux : le dossier d’instruction, le journal de Françoise, mes souvenirs en tant qu’avocat ; j’ai également interviewé le policier de la brigade criminelle (un homme baraqué et chauve, père de famille et catholique) ; je lui ai demandé de me parler de son rapport à l’écriture, à la nourriture, à son corps ; je voulais qu’il me livre des secrets, qu’il se mette à nu.
70J’ai déjeuné avec le juge d’instruction, à qui je venais de soumettre mon manuscrit et dont je voulais également recueillir le témoignage. Au début du repas, il m’a dit : « J’ai commencé à lire votre livre. Vous vous mettez à nu. Alors moi aussi, je vais le faire. »
71Ce juge m’a alors parlé de son enfance, de ses doutes, de ses rêves.
72Je crois que c’est comme ça que se crée l’autobiographie collective. C’est parce que je me mets à nu, parce que je parle de mon intimité (par exemple, dans ce livre sur Marc Beltra, j’évoque l’histoire de mon père, qui est entré à l’hôpital psychiatrique en 1972, l’année de ma naissance, après avoir vécu une expérience similaire à celle de Marc en Amazonie), que les autres acceptent de me suivre.
73En me mettant à nu et en demandant aux autres de faire de même, j’abolis d’une certaine manière la question de la pudeur et de l’impudeur. Nous sommes tous dans le même bain. Il n’y a plus, face à face, voyeurs ou exhibitionnistes, mais côte à côte des hommes et des femmes qui se tiennent la main, pour participer à l’écriture d’un livre ou d’un jeu.
74Se tenir par la main... J’ai écrit récemment un article pour Le Magazine littéraire : chaque mois, ce journal demande à un écrivain de visiter une exposition de son choix et d’écrire un article dessus. En juin 2012, je me suis prêté à l’exercice : j’ai chroniqué l’exposition « Intense proximité », qui se tenait alors au palais de Tokyo.
75Pour écrire ce papier, j’ai demandé à une quarantaine de volontaires de visiter l’exposition à ma place.
76Chaque participant a été mis en contact, de manière aléatoire, avec un inconnu à qui il devait tenir la main pendant l’exposition. Tous m’ont ensuite envoyé leurs impressions par écrit. J’ai par exemple reçu ce poème de l’écrivain Mark Greene, qui avait tenu la main de Jenifer (une étudiante que je n’ai jamais vue) : « Nous y sommes / Les masques sont posés sur la table / On se regarde / Notre fragilité nous honore / Notre fragilité a des reflets d’or dans le soleil couchant / On va se donner la main / Il faut trouver un peu de vide / Il faut faire le vide et s’y réfugier / L’absence est notre trésor. »
77Dans cet article pour Le Magazine littéraire, j’ai expliqué en introduction que ce qui me touchait chez un artiste, c’était sa capacité à accomplir des rêves d’enfance avec des gestes d’adulte. C’est pourquoi, sans doute, le jeu a une place essentielle dans mon écriture.
78L’équipe du Magazine littéraire l’avait sans doute compris, puisqu’ils m’ont fait la surprise de demander à un photographe de venir l’après-midi même où des inconnus se tenaient la main, pour les photographier à leur insu, et à mon insu. J’ai découvert ces photos lors de la publication du magazine.
79Les règles du jeu que j’édicte, pour chacun de mes projets, ne sont bien sûr pas une fin en soi ; elles participent simplement au processus créatif. Elles nous stimulent tous de manière personnelle, soit en désinhibant ceux qui ne se sentent pas légitimes à créer, soit en aidant certains à percevoir l’intimité sous un angle différent, soit en faisant intervenir le hasard, soit en agaçant ceux qui veulent contourner ces règles, et ne pas les respecter.
80À chaque fois, ces règles du jeu interagissent, d’une manière ou d’une autre, avec nos sources d’inspiration. De création. Et c’est ça qui m’intéresse.
81Une fois que le jeu est terminé, je me retrouve seul, à ma table, devant une quantité de matières. De notes. De textes. D’interviews. C’est à ce moment que mon travail commence réellement. Qu’il devient minutieux, presque maniaque.
82Pendant des heures, des jours, des semaines, des mois, je vais découper dans ces matériaux, tenter des assemblages, réfléchir à des transitions. Je vais couper. Découper. Recouper. Déplacer des paragraphes. Récupérer un brouillon que j’avais jeté.
83Mon objectif est de trouver une unité. De prendre le lecteur par la main. J’écris des paragraphes courts, un peu comme des petits cailloux, pour qu’il ne lâche pas le livre. Qu’il n’ait pas à réfléchir. Qu’il me suive dans mon jeu de piste. Sans voir les coutures.
84J’écris mes livres comme si je reconstituais un puzzle.
85De tous ces morceaux, qui sont vrais, je vais créer un patchwork, avec pour objectif non pas de refléter la réalité (ni même ma réalité, ni même une réalité) ; mon objectif, à ce stade, est purement formel. Je cherche alors à créer une musique, à susciter des émotions saccadées. À ce stade, je me dissocie de ceux dont j’ai recueilli les témoignages ; leur voix devient celle de mes personnages qui ne sont plus que de simples marionnettes d’écrivain. Je ne suis pas journaliste. Ce n’est pas la voix de ceux que j’ai interviewés que je cherche à faire entendre, c’est la mienne, et plus exactement c’est la musique que j’ai dans ma tête, la folie contrôlée, que je cherche à reconstruire.
86Ce travail, par définition, dénature la réalité. Et j’ai conscience que cela pose un problème ; j’ai conscience que j’ai des comptes à rendre à ceux qui ont participé à mon jeu, du moins, c’est ce qu’ils attendent de moi. Pour réduire le risque de désagrément, j’essaie, en amont, de leur expliquer le plus précisément possible ma façon de travailler. Pour qu’ils soient préparés. Souvent, ils hochent la tête, ils me disent : « Oui, on comprend. » Mais quand ils voient le résultat, certains, je le sens, sont un peu malheureux. Ils ne comprennent pas : ce n’est pas le cœur de leur discours que j’ai retenu, mais simplement un élément anecdotique. La couleur de leur robe par exemple alors qu’ils m’ont parlé de l’agonie de leur mère.
87À tort ou à raison, j’essaie, dans la mesure du possible, de faire un service après-vente. Je propose à mes personnages de lire les passages qui les concernent, de me faire part de leurs critiques. Le cas échéant, s’ils se rebellent, je leur propose des pseudos, je change leur profession, la couleur de leurs cheveux. Parfois, à leur demande, je vais même jusqu’à supprimer des passages, ou à intégrer des rectificatifs (parfois à la fin du livre). Mais il arrive que les négociations échouent. Et c’est alors un échec collectif. Qui me rend triste.
88Dans chacun de mes projets, j’essaie également de faire intervenir les lecteurs. Dans Les Carnets blancs, par exemple, j’ai laissé des pages blanches, à la fin du livre, pour que chacun puisse y écrire son journal (j’invite aussi les lecteurs à détruire leur exemplaire et à me raconter les détails de cette disparition). Pour La Maternité, j’ai créé un blog, pour que chacun puisse écrire un texte sur sa mère. Dans le livre sur Marc Beltra, je fais le vœu que des lecteurs, qui n’avaient pas voulu répondre à la police, à l’avocat, aient envie de répondre à Françoise, à l’écrivain, pour que la mère de Marc puisse savoir ce qui s’est passé, et ainsi le cas échéant faire son deuil.
89Voilà pour moi ce qu’est l’autobiographie collective. Ce que m’évoquent l’autofiction et les jeux collectifs.
90Je m’inscris, un peu comme un enfant illégitime, dans le sillage de Sophie Calle et d’Hervé Guibert.
91Hervé Guibert qui (comme je l’ai écrit dans un texte pour La Revue littéraire de Léo Scheer) est probablement l’écrivain qui m’a le plus influencé, lorsque j’avais 20 ans. Pour écrire ce texte pour La Revue littéraire, j’avais demandé à tous ceux qui le souhaitaient de lire ou de relire Fou de Vincent, et de me décrire les effets constatés, un peu comme si ce livre de Guibert avait été un médicament.
92Dans ce texte, tous les personnages secondaires s’appellent W (à chaque nouveau livre, à chaque nouveau texte, je remonte un peu plus haut dans l’alphabet). Je pronostique que, lorsque j’arriverai à la lettre A, quelque chose de grave se produira. Je serai renversé par un camion. Ou pire, je n’écrirai plus. Ou mieux, je découvrirai un nouvel alphabet.
93En attendant, j’ai commencé un nouveau texte, Barbe rose. Un livre dans lequel les personnages secondaires s’appellent V. C’est un texte sur mon père, qui est écrivain mais qui n’a jamais publié. Son écriture s’est dispersée, dans les années 1970, à cause de la drogue et de ses séjours en hôpitaux psychiatriques.
94À l’époque, il avait une correspondance avec Jean Cayrol qui était éditeur au Seuil.
95En 2005, mon père m’a transmis ses manuscrits inachevés et les lettres qu’il avait reçues depuis qu’il est enfant.
96Récemment, j’ai ainsi retrouvé des lettres que Jean Cayrol lui avait adressées. Par exemple celle-ci, datée du 28 février 1977 :
97« Merci, Cher Monsieur, pour votre longue lettre pleine de vibrations, surtout dans les dernières pages où je retrouve votre façon de voir le monde et de le concrétiser. Nous sentons en vous une telle force de création que nous pouvons nous demander si vraiment vous avez cessé d’écrire, je sens une très grande force qui peut arriver à vous affaiblir et vous faire du mal.
98Pourquoi avoir brûlé ce parchemin auquel vous étiez si attaché ? Vous savez, il y a des objets qui sont fascinants et nous devons les conserver pour leur valeur non seulement esthétique mais en même temps presque mentale. Il est vrai que l’on peut avoir, comme disent les surréalistes, soit le trac devant les objets, soit les tuer par le regard : je m’en aperçois au moment où je déménage. »
99Aujourd’hui, Jean Cayrol est décédé.
100Sa correspondance est en partie conservée dans une abbaye, située près de Caen, à l’IMEC (Institut Mémoires de l’écriture contemporaine).
101Je me suis renseigné : certaines lettres de mon père à Jean Cayrol se trouvent effectivement dans cette abbaye.
102En attendant de toucher ces lettres, je découvre actuellement les mots de mon père, dans les carnets qu’il m’a confiés. Ces mots qui constituent, je m’en rends compte aujourd’hui, la racine de mon écriture.
103Ainsi, dans son journal de 1961, alors qu’il avait 15 ans, papa écrivait : « J’essaie de peindre dans ma littérature des paysages d’âmes, et je ramène tout à l’unité. »
104À mon niveau, j’essaie de poursuivre ce projet4.
Notes de bas de page
Auteur
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Lisières de l’autofiction
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2016
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Une introduction à l’autobiographie religieuse (1600-1900)
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2020