Ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre (les autoportraits dans la valise)
Dessins des années 1980, réalisés à la mine de plomb sur papier
p. 293-304
Texte intégral
La solide délimitation des corps humains est horrible1.
1Je sais ce qui m’a fait peintre et pourquoi le portrait a pris pour moi une importance essentielle. Une vieille douleur, une impossibilité de regarder l’autre dans son enfermement, l’enfermement de sa forme, de son visage, de sa vie. J’ai pris le pari de la combattre dès que j’ai eu des armes : un crayon, du papier.
2Dans l’armoire où je range les carnets des années 1980, le risque d’éboulement sous le poids du papier était devenu critique. Comme par effraction, en y mettant de l’ordre j’ai retrouvé, puis recherché, les innombrables autoportraits dessinés à cette époque. Il y en avait tant que j’eus l’impression qu’ils rempliraient une valise.
3J’écrivais en 1984, pour commencer le texte que je nommais « La voie de la figure », au moment même où dans les écoles d’art françaises la figure, le dessin, la peinture commençaient à être bannis d’un enseignement qui voulait faire table rase de ce qui s’était produit en art avant Marcel Duchamp.
4« Longtemps je n’ai fait que des autoportraits. Ils s’imposaient à moi, ils remplissaient mes carnets. Après une journée d’errance, ils portaient tous un désir de rédemption2. » Face au miroir, quasiment chaque soir, je cherchais à voir à travers mon enveloppe extérieure, espérant découvrir autre chose qu’une façade.
5Cet autoportrait est rare, je n’ai pas retrouvé encore de nu dans mes carnets. Mon corps est toujours camouflé dans d’étranges étoffes, blouses, cols de fourrure. D’ailleurs c’est le visage qui requiert ici toute l’attention, et toute l’ombre, dans ce petit portrait rageur. Comme si le sang, à force de traits, me montait au visage, laissant ce corps un peu absent, blanc, sans sexe.
6Je n’ai pas oublié à quel point, dessinant, je retrouvais le corps de ma petite grand-mère paternelle dans l’agencement de mon propre corps ; ces épaules, le galbe des bras, même la nerveuse tension des mains m’évoquent toujours aujourd’hui la couturière Sonia-Surah, née à Varsovie (Russie) en 1904. Au moment où j’écris ces lignes, je pense que demain, cela fera exactement vingt ans qu’elle est morte.
7Ce n’est pas pour imiter Rembrandt que je pose avec ce chapeau. J’ai porté ce bonnet de panne de velours rouge pendant des années, jusqu’à ce que ce déguisement ait vraiment pris des teintes très défraîchies. Sur beaucoup de mes autoportraits je pose avec ce chapeau appartenant à une tenue de bal costumé de mon père, étudiant en médecine dans les années 1950. Je le portais tous les jours, comme aujourd’hui je sors avec ma casquette. Cela fait des années que je ne sors plus « en cheveux ».
8Août 1983. Je travaille au squat probablement. En octobre nous aurons une exposition collective, « Débri-cité », titre qui correspond bien à cette rue des Pannoyaux misérable, à ce vieux quartier pauvre de Ménilmontant où avec quelques étudiants des Beaux-Arts nous avons trouvé un lieu de travail en liberté. La lumière est ma préoccupation majeure. Comment traduire couleur, lumière, en valeurs, avec cette gamme de gris qu’offre la mine de plomb.
9Un simple crayon, un morceau de papier, transcrire l’humanité avec les moyens les plus simples. Parfois je vais voir le peintre Boris Taslitsky en son atelier, car il a quitté les Arts décoratifs. Timide je me glisse et j’écoute cet homme qui m’impressionne, un dessinateur extraordinaire que j’ai rencontré en arrivant à l’école, cherchant tous les cours de dessins possibles. L’année précédente mon grand-père est mort dans un accident en Israël et, rencontrant Boris, je l’ai élu à son insu comme grand-père adopté. Comme mon grand-père à Auschwitz, Boris a été déporté, mais à Buchenwald car les nazis ignoraient qu’il était juif. La leçon de Boris je ne l’oublie pas, il a dessiné au camp des portraits et des scènes extraordinaires.
10Dans cette forge à ciel ouvert de la rue des Pannoyaux, il faisait un froid terrible l’hiver. Nous portions des mitaines. Je n’ai jamais perdu l’habitude d’en porter. Le froid me jetait aussi au café. À l’Ariel, à l’angle des rues Julien Lacroix et Ménilmontant, j’ai dessiné des heures les habitués sans me lasser. Un véritable éblouissement qui me fait penser aux phrases du peintre Max Beckmann : « Chaque jour, tout homme est nouveau pour moi comme s’il venait de tomber du ciel. [...] La ville, c’est le grand orchestre humain3. »
11J’ai emporté le manteau de P. lorsque j’ai quitté le squat, il me sert encore dans mon atelier trop peu chauffé l’hiver. Je ne sais pas quand je me suis mise à le porter, tant d’autoportraits l’attestent. Il est en laine bouillie, il n’y a pas plus chaud que lui, pourquoi l’a-t-elle laissé sur place, elle était très belle dans cette gamme de gris.
12J’y suis comme un seigneur, comme un Rembrandt riche à la Frick Collection de New York. Pourtant mon expression est celle de l’autoportrait, il n’y a aucune prise de guerre, aucun triomphe possible devant le visible.
13Je suis en paix avec cet autoportrait au travail. Derrière moi l’escalier du squat sans doute, la porte, le manteau de P., la lumière sur ma tempe gauche, la main qui serre fermement mon carnet de croquis. Et ce visage qui ne me ressemble pas, qui pourrait être celui d’une autre si le regard, direct, sérieux et exigeant n’indiquait pas que, surtout, l’on ne me dérange pas, je travaille avec moi et, aujourd’hui, je me laisse aller plus librement, en paix.
14Ce dessin est l’esquisse d’une petite peinture offerte à notre cousine américaine de Manhattan, qui m’hébergea plus de deux mois en 1984, après l’obtention de mon diplôme.
15Lorsque je regarde ce dessin, je vois à la fois ma recherche de la structure, qui fait que la figure est bien « assise » sur le papier, je retrouve la lumière de l’appartement désormais disparu de West Broadway, et dans les bras ballants et « l’annulation » du bas de mon corps, je revois l’annonce d’un cancer de la peau qu’un spécialiste me fit une semaine après mon arrivée à New York. Cette annonce se révéla fausse à mon retour à Paris, mais elle me coupa littéralement les jambes durant mon séjour, contre elle je luttais en dessinant, en marchant, mais elle ne me permit pas de quitter longtemps la France, ce que je souhaitais à l’époque, ardemment.
16Lorsque j’avais douze ans, je regardais le trop de graisse que me renvoyait le miroir, je pouvais voir mon corps presque entier, sans la tête, en me juchant sur l’abattant des toilettes. J’étais atterrée, je me disais que j’étais déjà vieille. Cet autoportrait au regard dur et à la moue plutôt désapprobatrice m’évoque ce jugement sans appel, cette condamnation à l’aube de l’adolescence : tu n’auras pas de jeunesse car la jeunesse est lisse, ferme, nette, et tu es floue.
17Mes autoportraits ont été interprétés dans ma famille comme une preuve de mon « narcissisme ». Ils étaient au contraire l’effet d’une quête de survie, ils exprimaient l’intensité de ma lutte entre la pensée de l’irrémédiable suicide et la possibilité de me « sauver » par le dessin.
18L’autoportrait est un travail en profondeur. En noircissant pu à peu la feuille, on cherche ce que l’on porte d’humanité en soi. Et cela, de soi pour tous.
Notes de bas de page
1 Franz Kafka, 30 octobre 1921, Journal, cité et traduit par Marthe Robert, Kafka, Paris Gallimard, 1960, p. 239.
2 Anne Gorouben, « La voie de la figure », mémoire de fin d’étude à l’ENSAD (École nationale supérieure des arts décoratifs), 1984.
3 Max Beckmann, cité par Anne Gorouben, présentation de l’exposition « Max Bekmann, un peintre dans l’histoire », Musée national d’art moderne, 2003, en ligne : www.oedipe.org/fr/spectacle/expositions/beckmann (oct. 2015).
Auteur
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