Chapitre V. L’hôpital au quotidien : l’archaïsme des soins
p. 85-102
Texte intégral
1L’archaïsme des soins, tels qu’ils sont pratiqués jusqu’en 1830, provient moins des conditions scientifiques du temps que des contingences propres à l’hôpital : trop faible présence d’un personnel médical recruté sans soins excessifs, internes trop peu formés et recrutés à un niveau très bas, compétence des plus limitées des sœurs auxquelles incombent l’essentiel des soins au lit du malade. Si l’on ajoute à cela les inconvénients que produisent des réceptions trop nombreuses dans des locaux vétustes et encombrés, on conçoit facilement dans quel désarroi thérapeutique se trouve l’hôpital. De là le caractère improvisé de soins passablement hasardeux.
1 – La faible place du corps médical
a) Le recrutement
2Il est déjà révélateur qu’il faille attendre 1816 pour qu’un règlement concernant la médecine et la chirurgie soit élaboré. Jusque là la présence des médecins dans l’hôpital est régie par des mesures éparses : les six médecins titulaires et les six suppléants de l’Hôtel-Dieu prévus dès l’an X, les deux médecins de La Charité, le pharmacien sont choisis par le conseil, sur l’avis d’une commission spéciale jusqu’en 1811. Ce premier système ne donne pas toute satisfaction. C’est la raison pour laquelle le recrutement par concours, déjà utilisé pour les chirurgiens, est étendu aux médecins en 1811. Le concours est ouvert à tout médecin justifiant plus de six années de pratique et inscrit quinze jours avant les épreuves. Celles-ci sont au nombre de quatre : anatomie médicale et physiologie, pathologie et nosologie, hygiène et thérapeutique, clinique. Les trois premières se font par écrit (4 h.) et sont lues devant le jury, composé de sept médecins nommés par le conseil1. Les séances sont secrètes pour éviter aux candidats malchanceux de voir leur clientèle s’éloigner d’eux. La réussite transforme le candidat en médecin suppléant : il remplace les titulaires lors de leurs absences jusqu’au jour où, par le biais des départs, il deviendra lui-même titulaire. Le médecin de La Charité est élu par le conseil parmi les titulaires de l’Hôtel-Dieu et remplacé par un des suppléants de l’Hôtel-Dieu en cas d’absence. Ce mode de recrutement est pourtant remis en cause par les autorités lors de la Restauration : un arrêté préfectoral du 26 octobre 1814 casse la délibération du conseil des hospices du 27 février 1811. Selon lui, le concours « écarte les praticiens déjà en possession de la confiance publique, qui regardent comme un outrage la proposition de permettre la révision du titre qui leur a été confié », et les candidats sont de jeunes médecins « qui n’ont pas de réputation à ménager ». Par ailleurs, le concours privilégie l’orateur par rapport à l’homme expérimenté. Derrière ces critiques assez justes, il s’agit de revenir au système de la nomination, à vie cette fois, pour satisfaire des amitiés politiques. Consolidé par le règlement de 1816,2 le concours est encore critiqué en 1821, mais on le maintient car « juste, impartial, et excitant l’émulation par la rivalité », même s’il « repousse des praticiens qui répugnent à entrer en lice avec des gens infiniment plus jeunes qu’eux »3.
3Le recrutement des chirurgiens majors pose moins de problèmes. Dès le printemps 1803 la nécessité oblige à repréciser les conditions du concours de chirurgien major de La Charité : un jury de cinq personnes (dont deux médecins et un chirurgien) est chargé de faire passer cinq épreuves aux candidats : anatomie, pathologie externe, leçon théorique d’accouchements, démonstration d’opération, question écrite de pathologie interne. Le candidat reçu devient aide major, doit faire un stage de vingt et un mois à Paris et rentrer à Lyon six mois avant son entrée en fonctions, de façon à être dégrossi par son prédécesseur. Le concours de l’Hôtel-Dieu est finalement assez proche : même jury, quatre épreuves (anatomie, pathologie chirurgicale, opérations, question médico-chirurgicale), même institution de l’aide major qui, nommé six ans avant son entrée en fonctions, doit passer deux ans à Paris, obtenir son diplôme de docteur et passer les trois dernières années à Lyon. Le concours est assez profondément réformé peu avant la fin de la première administration. La délibération est sévère pour le concours existant : jury souvent peu compètent, peu indépendant et divisé, questions inégales selon les candidats, anonymat bafoué par la lecture des mémoires, absence de vote secret4. Pour porter remède à ces différents maux on donne la majorité aux chirurgiens dans le jury, on dédouble la question d’opérations et on ajoute une épreuve d’« argumentations », où les différents candidats s’interrogent entre eux. Si l’épreuve d’anatomie donne lieu à des questions individuelles, les autres épreuves donnent à tous le même sujet. Enfin, le vote secret du jury est érigé en règle mais, malgré cette réforme, il arrive que l’administration passe outre à la décision du jury. Dans l’un et l’autre hôpital, le concours n’apparaît que comme un moyen mis en place par l’administration pour recruter les candidats de son choix, sans l’intervention d’autorités extérieures5. Suivant les circonstances, les capacités médicales influent plus ou moins sur ce choix, qui privilégie la fidélité à l’administration par rapport à la compétence.
b) Médecins et chirurgiens des hospices
4Malgré les doutes qui pèsent sur le sérieux des concours, ils ouvrent aux lauréats la voie du succès. Les médecins des hospices ont en général dix ans de pratique et trente-cinq ans d’âge lorsqu’ils sont reçus au concours. Jusque là leur carrière a été assez obscure et le seul élément qui les distingue de leurs collègues est l’appartenance ou l’alliance à des dynasties médicales, dans la majorité des cas qui ont pu être reconnus. Une fois devenu médecin des hospices, le praticien a véritablement le pied à l’étrier : succès scientifique, matériel et social lui sont largement ouverts. 80 % des médecins des hospices ont collaboré à la vie scientifique par l’adhésion aux sociétés de médecine, la rédaction d’ouvrages ou l’exercice de quelque charge médicale publique. Si l’on compare ces médecins à leurs collègues du Rhône et a fortiori de l’ouest armoricain à la même époque, ils apparaissent comme une élite :
Médecins des H.C.L. 1802-1830 (%) | Médecins du Rhône 18066 (%) | Médecins de l’Ouest 1814-18517 (%) | |
Adhésions aux | |||
sociétés médicales | 71,87 | 50 | 8,39 |
Publications | 40,62 | 25 | 3,75 |
Fonction rétribuée | 59,00 | 8,61 |
5Au succès scientifique s’ajoute les succès matériels et sociaux. Les déclarations de succession au décès classent ces médecins nettement plus haut dans l’échelle sociale que l’ensemble de leurs collègues8 :
Médecins | Médecins | |
des H.C.L. | du Rhône | |
(%) | (%) | |
Classes populaires | 0,00 | 12,00 |
Petite bourgeoisie | 14,29 | 20,00 |
Moyenne bourgeoisie | 50,00 | |
Haute et très haute bourgeoisie | 35,71 | 67,16 |
6Le concours du majorât est une autre voie, plus modeste, pour accéder à une belle carrière. Le concours échoit à des lauréats plus jeunes (entre 21 et 33 ans) qui n’ont pas encore passé leur doctorat. La majorité sont d’anciens internes et viennent souvent des professions médicales, mais du second ordre. Leur succès est également moins net : si la moitié d’entre eux se distinguent professionnellement de leurs collègues, leurs fortunes changent peu de la moyenne. Certains réussissent cependant à se pousser aux premiers rangs, tels Gensoul qui, grâce à un mariage avec une Malmazet, fille d’un rentier, administrateur des hospices et conseiller municipal,9 et à la gestion d’une clinique privée, peut assurer à ses deux fils de très honorables professions (ingénieur, avocat) et marier sa fille à un ingénieur promis à la députation. Les concours dégagent donc une élite, tout autant fondée sur des critères sociaux que de compétence.
b) Condition matérielle et obligations des médecins et chirurgiens
7L’improvisation déjà notée pour le recrutement se retrouve dans la définition des obligations. La délibération du 5 germinal an X définit les trois obligations principales des médecins : la visite biquotidienne, la réunion journalière et la rédaction d’un compte-rendu annuel. Les deux visites ont un but différent : celle du matin a pour but d’ordonner le régime et de prescrire les remèdes, alors que celle du soir est réservée aux malades les plus gravement atteints pour considérer leur situation et l’effet des remèdes. Malgré le caractère massif de la population hospitalisée, la visite doit reproduire en le multipliant le colloque singulier entre médecin et malade tel qu’il se produit dans la médecine de ville. Le règlement affirme la nécessité de soins individuels, insiste sur la continuité du traitement par un même médecin car « le zèle et le talent du remplaçant ne peuvent suppléer à la connaissance acquise et si importante de l’individu et de sa maladie, car la seule inquiétude que ce changement peut donner au malade est un inconvénient fâcheux ». Même soucidu psychologique dans l’adoption d’un « costume qui les fasse connaître et respecter et inspire aux malades la confiance, premier moyen de la guérison »10. La transposition de l’idéal de la médecine de ville dans l’hôpital pose de nombreux problèmes : l’hôpital ne dispose que de six médecins pour 760 lits en période normale et près de 1.000 en période d’affluence. Chaque médecin a à sa charge entre 100 et 130 malades, ce qui, vu la faible durée de la visite (1 heure), ne laisse que trente secondes par examen, durée qui limite nettement l’affirmation de soins individuels. Réorganisés en l’an XIII, les services de chaque médecin regroupent des salles et non des catégories de malades : à l’un échoit les militaires, à l’autre une salle de femmes fiévreuses et les loges d’insensés, à un troisième les femmes en couches et les hommes fiévreux... L’encadrement est inégal, variant de 188 à 100 malades par médecin. De toute façon la faible durée de la visite laisse aux internes et aux sœurs l’essentiel des soins quotidiens.
8Les règlements hospitaliers ne tiennent guère compte de la fusion intervenue entre médecine et chirurgie. Considéré comme inférieur, le chirurgien se voit imposer des obligations beaucoup plus lourdes que le médecin, pour un traitement inférieur de moitié : chargé de cours d’anatomie et d’opérations, responsable du service chirurgical, des opérations, de la visite générale des infirmeries tous les soirs, de celle des présents les mercredis et samedis, des pansements des infirmeries des frères et sœurs11. Résident permanent à l’hôpital il ne peut sortir qu’entre 13 et 15 h. et 19 et 21 h. 45, doit coucher dans l’hospice, se tenir prêt à intervenir, rester célibataire12.
9Médecins et chirurgiens ne sont pas toujours à l’abri de l’arbitraire, surtout politique. « L’affaire Montain » est la seule dont on a pu trouver quelque trace dans les archives départementales13. F. Montain, médecin suppléant à l’Hôtel-Dieu depuis 1812, se voit destitué de sa place le 31 mars 1815 pour avoir, selon ses dires, soustrait 300 militaires français à l’armée ennemie. Réintégré comme médecin militaire pendant les Cent-Jours, il est sur le point d’être nommé professeur de clinique comme il le demandait, en partie pour son dévouement pour l’Empereur. Hélas pour lui, Napoléon abdique une seconde fois, et sa demande de professorat est rejetée car « par sa conduite et les principes qu’il professe, ce médecin, auquel on accorde des talents, ne mérite cependant aucune espèce d’intérêt ». Montain reste cependant médecin suppléant jusqu’en 1816, date à laquelle, compromis dans un complot, il doit s’exiler six ans à Bruxelles14. C’est ainsi que la création d’un cours de clinique fut ajournée, l’ostracisme politique l’emportant sur les considérations médicales et sanitaires. Au-delà de simples faits, l’épisode montre bien la place accessoire des médecins dans l’hôpital de ce temps.
10Les avantages attachés à la position de médecin ou chirurgien des pauvres ne suffisent pas à compenser les inconvénients : l’exemption de patente est le seul avantage réel consenti à tous15. Dans quelques rares cas l’hôpital recommande ses médecins auprès de directeurs d’Écoles de Médecine ou essaie de les faire exempter de service militaire. En bref, la place du médecin ou chirurgien des hospices est loin d’être une sinécure. On comprend que dans ces conditions, ces médecins, destinés à un brillant avenir, n’aient pas donné leur pleine mesure lors de leur service hospitalier.
2 – Au chevet des malades : internes et sœurs hospitalières
11Le faible nombre des médecins et chirurgiens, la courte durée des visites rejettent sur les sœurs et les internes, ou élèves en chirurgie, l’essentiel des soins. Ni les uns ni les autres ne présentent des caractères tels que les soins puissent être efficaces, même rapportés aux normes de l’époque.
a) Le rôle des sœurs
12Le recrutement des sœurs laisse déjà supposer leur faible compétence en matière médicale. C’est pourtant à elles que l’administration confie l’entretien et la propreté des salles, les soins, la surveillance des remèdes, la distribution individuelle des aliments et boissons, en un mot tout service qui se pratique au pied du lit des malades. Dans certains services, les médecins sont même totalement éliminés : c’est le cas de la pharmacie de vente, où, en 1815, deux frères remplacent le pharmacien, et du service des teigneux où les sœurs ont la haute main sur le traitement et dispensent un remède secret qu’elles se transmettent de génération en génération. Ce mode de transmission semble, ici comme ailleurs16, être le seul moyen de formation médicale. La mauvaise répartition des services vient encore limiter cette médiocre efficacité. En 1806, 46 % seulement du personnel est employé aux soins, les autres l’étant dans les services, et l’on retrouve encore 38,32 % du personnel féminin exclu des soins. Le service des salles semble réservé en priorité aux jeunes arrivantes (les prétendantes) : en 1806 toujours, 60 % des sœurs sont affectées aux soins mais 67 % des prétendantes17. Le service des salles comprend aussi les tâches ménagères, si bien que les soins sont réduits à la portion congrue même s’ils ont tendance à s’accroître, comme en témoigne la sœur Bonnard : « Combien la médecine nous occupe plus que celle d’autrefois : quelle quantité de sangsues... bains de toutes espèces... choses la plupart du temps inusitées il y a quinze ou vingt ans »18. Il reste qu’avec une infirmière pour quinze malades, les hospices civils de Lyon restent en deçà des normes ministérielles comme la plupart des hôpitaux français du XIXe siècle19. Enfin, l’encadrement est très inégal selon les salles. L’administration ne s’avise qu’en 1821 que les sœurs n’apportent pas à l’administration des remèdes cette « attention scrupuleuse et éclairée tant recommandée et si désirable pour les malades »20.
b) Le recrutement des élèves en chirurgie (ou internes) jusqu’en 1825
13Dès la dixième séance du conseil de la nouvelle administration, le concours des internes est rétabli et ses modalités fixées21. Les conditions d’accès sont des plus libérales. Le Règlement de 1816 stipule que les candidats sont admis au reçu d’un certificat de bonne conduite et de bonnes mœurs22, et l’attestation d’études médicales est facultative. Rien dans l’organisation où les épreuves du concours ne nécessite de longues études médicales et n’est fait pour attirer la fine fleur des facultés. Les concours de recrutement des élèves de l’Hôtel-Dieu et de La Charité sont en effet irréguliers : leur date, le nombre de postes offerts varient suivant les besoins de l’hôpital et les démissions d’élèves. A l’Hôtel-Dieu le concours est tantôt annuel, tantôt bisannuel, il se tient au printemps, à l’automne, en novembre ou en septembre. Le nombre des postes offerts varie du simple au quadruple, même s’il a tendance à se fixer autour de la dizaine après 1810. Les concours de La Charité sont encore plus irréguliers et sans liens avec ceux de l’Hôtel-Dieu : ils se tiennent tous les ans ou tous les trois ans, selon les cas, rarement les mêmes années que ceux de l’Hôtel-Dieu. Cette aimable anarchie ne permet guère aux candidats de se préparer à l’avance, ni même d’être prévenus à temps s’ils habitent loin. Le concours attire essentiellement une clientèle locale ou d’étemels étudiants gyrovagues. Ce n’est qu’à partir de 1820 que les concours deviennent annuels et se tiennent régulièrement au début de septembre, d’abord à La Charité puis à l’Hôtel-Dicu. Les épreuves du concours n’ont rien non plus de redoutable : elles consistent en deux épreuves orales de 10 à 15 minutes, une d’anatomie et l’autre de physiologie. Les sujets posés sont très généraux : il s’agit de décrire un organe (le cœur, le foie), une opération (la saignée, l’ophtalmie), une blessure (les plaies) ou une maladie (le cancer, l’angine), et dans le laps de temps imparti les plus dégourdis doivent faire assez facilement illusion. Le stock de sujets est en plus limité et, entre 1810 et 1820, un sujet sur deux a été traité lors d’un précédent concours ; certains sont même de véritables classiques, tels la description de l’artère axillaire, qui revient sept fois en anatomie entre 1811 et 1819, et la question sur les plaies en général, qui sort six fois aux épreuves de pathologie dans ces mêmes années. Une bonne dizaine de questions (1/5e des sujets) sort plus de quatre fois pendant ces dix ans23. On s’étonne, dans ces conditions, que l’administration ait attendu 1839 pour s’inquiéter de ce que « les vingt à trente questions d’anatomie et de pathologie se reproduisent, à peu près toujours les mêmes, et qu’elles sont traitées ex professo dans des dictionnaires de médecine ou de chirurgie, d’où les élèves n’ont que la peine de les extraire »24. Il n’a certainement pas fallu attendre 1839 pour voir les candidats faire preuve « d’une sorte d’égalité d’instruction et d’un talent de diction trop visiblement uniforme ». Les étudiants n’ont pas attendu cette date pour utiliser les possibilités offertes par le concours, et en particulier tenter un « galop d’essai » à La Charité avant d’aborder le concours plus intéressant de l’Hôtel-Dieu. On se présente d’abord à La Charité, puis une ou deux fois à l’Hôtel-Dieu. Ce n’est qu’après ce deuxième échec que l’on représente, en désespoir de cause, le concours de La Charité. Le concours devient néanmoins un peu plus difficile à partir des années 1820, à cause de l’augmentation des candidats. Si entre 1804 et 1810 les trois-quarts des candidatures conduisent au succès, elles sont un peu moins de 50 % à se solder par un échec pour la période entière (1804-1825). Si l’on délaisse les candidatures pour les candidats, le tableau est encore plus optimiste : de 1804 à 1825, 66 % des candidats ont été reçus, dont 79 % dès leur première tentative, mais le tableau s’assombrit après 1818. Avant cette date, près de 30 % des candidats abandonnent après un ou plusieurs échecs, mais ils sont 40 % après et leurs camarades plus heureux doivent s’y reprendre à plusieurs fois pour 40 % d’entre eux.
14Les procès-verbaux des concours sont précieux pour établir le portrait type du candidat25, même si l’âge se falsifie parfois au fur et à mesure des candidatures. Lorsque l’impétrant s’inscrit il est très jeune, 20 ans et 4 mois, âge adapté à un concours facile et à une voie particulièrement longue vers le doctorat. Cette moyenne correspond aussi au cas le plus fréquent, puisque 51 % des candidats ont entre 18 et 21 ans. Notre candidat n’aborde pas le concours harassé par un long voyage et désemparé par la découverte de la grande ville, puisque dans un cas sur quatre il y est né et y réside, et dans deux cas sur trois il vient de régions assez proches, sinon par la distance, du moins par l’ancienneté et la vigueur des relations avec Lyon26, et l’on retrouve le contraste entre des régions plus éloignées mais mieux représentées, comme le Bugey et la Bresse27, et l’ouest lyonnais, plus attaché à son terroir. Finalement, seuls 16 % des candidats viennent d’autres régions, les midis et l’Auvergne surtout, les autres ne faisant, comme l’étranger, qu’une figuration symbolique. Ce recrutement géographique régional explique en grande partie que les deux tiers des candidats viennent des bourgs et de petites villes, très peu des villages et des campagnes.
Citadins, ruraux et habitants des bourgs (sauf originaires de Lyon)
Grandes villes | 8,10 % |
Petites villes | 32,43 % |
Bourgs | 31,35 % |
Villages | 28,10 % |
15L’arrivée des candidats internes représente la deuxième strate de l’exode rural. Cet exode semble souvent organisé, car certains bourgs fournissent un nombre de candidats tel qu’il ne peut être le fruit du simple hasard, et l’on retrouve ici l’existence de ces filières déjà notée pour les frères et sœurs et les bas employés. L’analyse sociale renforce encore cette impression de filière. Plus qu’à l’abondance des fils de rentiers et de propriétaires, catégorie dont on ne saura jamais combien de cultivateurs, de retraités et de fonctionnaires elle cache, il faut être sensible au chiffre important des « capacités ». 30 % des candidats sont fils de médecins, de chirurgiens des différents ordres, de notaires, d’avocats, de juges de paix, venus des bourgs du Bugey, de la Bresse, de la Drôme ou du Beaujolais.
Origines sociales des candidats aux concours
Propriétaires | 31,55 % |
Professions de santé | 21,72 % |
Gens de loi | 9,42 % |
Fonctionnaires | 6,96 % |
Négociants et commerçants | 22,13 % (dont 59,00 % de négociants) |
Industriels et artisans | 6,96 % (dont 64,70 % d’industriels) |
Cultivateurs | 0,81 % |
Divers | 0,81 % |
16Pour les fils de chirurgiens et de médecins ruraux l’internat des hôpitaux de Lyon est une des voies de promotion à l’intérieur du monde médical, et pour tous la dernière étape qui permet d’achever le long processus de glissement des campagnes vers les villes28. La fonction sociale du concours semble donc beaucoup plus nette que sa vocation intellectuelle. Dans le monde médical du deuxième ordre, comme parmi les notables ruraux, l’internat signifie Lyon, et donc promotion sociale. Que différentes volontés d’ascension sociale se retrouvent dans ce modeste concours n’est pas le fruit du hasard : elles sont peut-être l’émanation d’une demande accrue d’encadrement médical. Si tant de fils de petits notables choisissent cette voie n’est-ce pas parce qu’ils pressentent des possibilités nouvelles dans la médecine, ou même parce qu’ils portent les aspirations de leur communauté rurale ?
c) Les internes et leur rôle dans l’hôpital
17L’interne reçu au concours diffère finalement peu du candidat moyen, ou même du candidat « collé ». Il est sensiblement du même âge que le candidat moyen, vient des mêmes milieux sociaux (sans qu’aucune catégorie professionnelle ne profite du concours, pas même les médecins), mais il est un peu plus souvent de Lyon.
Candidats reçus, candidats collés, et candidats (en % de chacune des catégories)
Candidats | Reçus | Collés | |
Lyon | 24,90 | 27,77 | 20,00 |
Villages | 28,10 | 17,28 | 32,59 |
+ de 25 ans | 5,88 | 6,00 | 6,55 |
Médecins | 21,72 | 21,42 | 21,26 |
Commerçants, négociants | 22,13 | 21,42 | 11,26 |
18Par contre, le concours a déjà établi une certaine hiérarchie parmi les internes : 17 % d’entre eux ont réussi sans coup férir les deux concours, et dans plus de la moitié des cas à moins de 20 ans, partent dans la carrière avec des chances accrues.
19Une fois reçu, l’élève entame son expectance en attendant une place vacante : il réside hors de l’hôpital mais doit assister aux cours du chirurgien major, cours sanctionnés par un certificat, doit déposer une pièce d’anatomie dans le cabinet réservé à cet effet et ouvert à l’été 1804. Il peut aussi être appelé à effectuer des suppléances pendant cette expectance qui dure deux ou trois ans. Une fois entré en fonction le service est dur, la discipline rude, le logement sommaire. Les règlements29 prévoient de longues journées : pansements, saignées, vésicatoires et topiques, de 5 h. 30 à 8 h., visite du chirurgien ou du médecin où ils tiennent le cahier de visite et inscrivent les remèdes et aliments (de 8 h. à 9 h.), surveillance de la distribution des remèdes le reste de la matinée. A 15 h., nouvelle série de pansements et seconde visite. Dans cet horaire la part des loisirs est faible (de 13 h. à 15 h. et de 19 h. à 21 h.), et les études réduites à la portion congrue. Ajoutons qu’un mois par an environ, chaque élève est chargé de la réception des malades, service redoutable et astreignant (de 6 h. à 19 h.). Les avantages en nature (l’argent est exclu) sont bien modestes : nourris, blanchis, les élèves sont logés à partir de 1808 dans l’atelier de charpente de la salle du Dôme (réparé en 1811 seulement), astreints à coucher en dortoir et à éteindre les feux à 21 h. 15.
20Si les règlements sont durs aux élèves, il faut, ici comme ailleurs, faire la part des aménagements qu’amène la pratique, et reconnaître que l’hôpital et les médecins du jury permettent à des couches sociales assez larges d’entrer dans le monde médical, par la petite porte, mais sans discrimination et en leur offrant la possibilité d’une expérience pratique. On peut hélas douter que les pauvres malades n’aient eu qu’à se féliciter d’élèves rapidement recrutés et lancés derechef dans la pratique.
3 – Le désarroi thérapeutique
21Face aux ravages des épidémies, harcelés par le souci d’économie, gênés par la lente évolution de la médecine officielle, hôpital et soignants en sont réduits à essayer ou à adopter des remèdes héroïques.
a) Trois maux hospitaliers : entassement, confusion et économie
22L’entassement et la confusion, ces deux plaies de l’hôpital ancien, sont encore aggravées par le laxisme obligé auquel se résigne l’hôpital en matière d’admissions. Il faut pratiquer « le doublement des lits », c’est-à-dire faire partager la même couche à deux « malheureux accablés par la souffrance », transformer en infirmerie « une partie de ces couloirs si bien entendus pour la circulation de l’air », espacer les lits de seulement cinquante centimètres. Ces tares, qui ne sont pas limitées à des périodes exceptionnelles, accroissent la mortalité, comme le reconnaît volontiers l’administration. La confusion des maladies dans les mêmes salles exerce d’autres ravages : en 1813 et 1827, la petite vérole affecte toutes les salles de malades, et en 1814, pourriture d’hôpital et fièvre nerveuse conjuguent leurs efforts, si bien que l’on est obligé de faire sortir de l’hôpital toute plaie un peu dangereuse. Face à de telles situations, l’hôpital est désarmé : il n’a ni emplacements, ni employés, ni moyens financiers pour ouvrir des salles réservées aux varioleux, et se voit réduit à employer des moyens dérisoires : blanchiment des salles à la chaux, utilisation du vinaigre, réfection des matelas, pour lutter contre la pourriture d’hôpital. Faute de salles de rechange, les fumigations désinfectantes ne peuvent être utilisées et l’on en est réduit à promener des brandons sur toutes les parties des lits, et principalement dans les joints, à laisser les salles de fiévreux dans les courants d’air. Les remèdes sont souvent pires que le mal, comme lorsqu’on supprime la salle des opérés pour augmenter l’écartement des lits. La nécessité d’économies, les pressions des autorités, l’idée que les pauvres n’ont besoin que de soins grossiers, jouent un grand rôle dans l’emploi des eaux minérales, « remède salutaire à nos malades et dont la modération du prix convient surtout à des établissements voués au soulagement des pauvres »30. C’est la même raison qui préside au remplacement du sucre de canne par le sucre de raisin avant que le blocus continental ne fasse subir ses pleins effets, sauf dans la pharmacie de vente, « beau domaine des pauvres mais dont les champs ne sont fertilisés que par l’opinion publique. Or, l’usage du sucre de raisin est peu accrédité »31.
b) Fièvres, saignées et « belles » opérations
23Nul n’ignore le dépaysement et l’effarement qu’entraîne une plongée dans la description des maladies vues par le XVIIIe siècle. Au début du XIXe siècle, les mutations, magistralement analysées par Michel Foucault32, rendent le discours médical encore plus obscur, puisqu’à l’ancienne description des fièvres viennent se superposer, sans la détrôner totalement, les premiers rudiments de la médecine pathologique. Comme il arrive que cette révolution « réarme »33 certaines vieilles notions, on mesurera la difficulté d’un tel sujet. Ajoutons que la foisonnante pharmacopée de l’époque n’a de cesse d’obscurcir encore davantage le débat, et que sans les travaux de M. Foucault et J.-P. Peter on resterait totalement désarmé34.
24– Jusque dans les années 1825, l’énoncé des fièvres tient lieu d’inventaire d’une grande partie des maladies. Mises à part les affections externes (hémorragies, ophtalmies, scrofules), nerveuses ou cardiaques, la théorie des fièvres rend compte de toutes les maladies internes, dites sans lésions. Les fièvres catarrhales (grippes), putrides (typhoïde, diphtérie) intermittentes (paludisme), pourpres (typhus), les catarrhes pulmonaires (bronchites), les fièvres simples (pharyngite, amygdalites), permettent d’enserrer dans ce discours toutes les maladies, y compris les maladies complexes grâce à la doctrine des sympathies35. A Lyon les vieilles désignations résistent, mais certains médecins commencent à s’y sentir mal à l’aise, tels Laudun, qui hésite à classer les grippes dans les fièvres catarrhales ou les catarrhes36, et surtout Desgaultières qui accepte l’observation et s’intéresse à la localisation des maladies : il fait une large place aux fièvres muqueuses, et, s’il conserve leur nom aux fièvres ataxiques et adynamiques, il les localise, les premières dans l’estomac et l’intestin. Plus qu’à la marche des fièvres, il s’intéresse à leurs effets sur les organes : « c’est encore dans le trouble du cerveau et des autres organes que nous avons trouvé les symptômes qui caractérisent » la fièvre adynamique. « Une grande altération dans les fonctions du cerveau, des organes des sens, des nerfs et des muscles nous a offert les caractères principaux de cette fièvre ataxique »37. Seules restent dignes d’analyse pour elles-mêmes, à ses yeux, les fièvres inflammatoires et intermittentes. En bref, la « crise des fièvres »38 a commencé à Lyon.
25Il n’empêche que le règne des fièvres a des influences sur la thérapeutique. La fièvre étant une réaction de l’organisme face à la maladie, les soins sont, dans cette analyse, réduits et la tonalité est à l’expectative39. Il faut cependant aider la nature, et excitants et sédatifs cohabitent. Au début du XIXe siècle, la polypharmacie recule, surtout dans les hôpitaux où il s’agit de soigner les pauvres. Émétiques, purgatifs et lavements émollients se portent bien, mais le quinquina, l’ipécacuanha, restent des curiosités. Coûteuses ou bon marché, ce sont les thérapeutiques sédatives qui l’emportent à l’âge des fièvres. Il ne faut pas oublier le retour en force de la saignée, défendue et louée par les médecins face à une opinion réticente. Elle intervient dans les maladies les plus diverses : phlegmasies, fièvres inflammatoires, rémittentes, intermittentes, catarrhales, hémorragies, apoplexies, hydropisies, angines, ophtalmies, et ceci au moins jusqu’en 1815. Camphre et quinquina sont réservés aux maladies complexes, aux fièvres compliquées d’adynamie, d’ataxie, ou de rémittence, les expectorants aux pleuro, péripneumonies et aux fièvres bilieuses. Même s’il est difficile d’en rendre compte, cette thérapeutique a sa logique, et son inefficacité n’est pas toujours manifeste40, de même que la saignée n’est pas toujours « réactionnaire »41.
26« C’est maintenant à votre courage qu’il faut que je m’adresse ». Telle est l’exhortation du chirurgien major de l’Hôtel-Dieu, lorsqu’il aborde le tableau des opérations dans son compte-rendu de 182342 : trop rapides, peu précises, accomplies dans un désordre indescriptible, elles sont de véritables spectacles morbides qui attirent le public tout comme les exécutions capitales : on apprécie le coup de main et le sang-froid du bourreau, on frémit devant les instruments du supplice (trépans, gouge, maillet), les cris du supplicié, les murmures des assistants et du public43. Comme tout spectacle ; il doit plaire au public44 et néglige l’intérêt du malade : pas de précautions pré et post-opératoires, mépris de l’anatomie, du choc opératoire, de l’état du malade. Les opérations de ce type font de la chirurgie cet « art barbare », que commencent à dénoncer les chirurgiens eux-mêmes45.
27Une analyse complète de la pharmacie nécessiterait des connaissances tout à la fois pharmaceutiques, botaniques et d’histoire des sciences. Par ailleurs, on ne dispose que de l’inventaire de la pharmacie des hospices en 181246. On ne connaît pas l’utilisation de toutes ces substances, dont certaines restent mystérieuses. Lorsque l’on sait que les yeux d’écrevisses désignent l’acétate de chaux, on ne peut plus être sûr que la poudre de vipère ou de castor soient ce que leur nom indique. Dans cette énumération, on s’aperçoit que les plantes (129) l’emportent sur les autres produits (77). Les préparations sont limitées : on trouve en abondance des eaux (31 sortes), des sirops, des teintures (18), des sels, des emplâtres (21), mais moins de pommades (13) et peu d’esprits (5), (qui désignent en fait des substances chimiques), d’éthers (2) ou d’essences (3). Il reste aussi d’assez nombreuses substances « horribles » (poudre de crapaud, sang de dragon, poudre de vipère) ou étranges (corne de cerf calcinée, vinaigre des quatre voleurs...). Notons également le maintien de l’inévitable thériaque (10 kg) et la rareté des remèdes les plus coûteux et les plus efficaces : le laudanum (1,260 kg), l’ipécacuanha (500 g), le quina (5 kg). On ne peut guère pousser plus loin l’analyse que pour les plantes : 112 sur 129 figurent aujourd’hui comme plantes médicinales47. Toutes les plantes utilisées, ou presque, ont des propriétés médicinales reconnues. La plupart (97,97 %) sont des plantes locales, poussant pour la plupart en plaine, et de coût réduit. Les plantes exotiques sont rares (8,03 %) et en quantités dérisoires. Malgré leur prix très élevé au kilo, (1 kg de cannelle, 54,40 F ; 1 kg de quina en poudre, 56,76 F), elles ne représentent que 3,53 % de la valeur totale des produits en dépôt à la pharmacie le 1er janvier 1812, c’est dire leur faible diffusion. Ces différentes plantes, locales ou non, permettent de traiter la plupart des maladies. Le système nerveux est le plus mal loti, puisque seule la valériane lui est destinée. Les maladies cardiaques et circulatoires sont également soignées par un nombre de plantes limité (digitale, arnica, cerfeuil). Par contre, une multitude de plantes sert aux maladies respiratoires (30), aux troubles digestifs (38), et dans une moindre mesure aux blessures et affections cutanées (28).
28Il est encore plus embarrassant de porter un quelconque jugement sur la valeur thérapeutique de cette pharmacie. On a déjà dit que la quasi totalité des plantes utilisées se voient attribuer, encore aujourd’hui, des propriétés médicinales. Seules dix ont été abandonnées depuis, tant par l’homéopathie que par la médecine populaire, comme l’absinthe, le chèvrefeuille, le raifort et le coquelicot (utilisé à l’époque en sirop). Assez peu par contre restent utilisées dans l’homéopathie actuelle avec le même usage. Seules 10,52 % des plantes de la pharmacie des hôpitaux consacrées aux troubles digestifs sont encore utilisées aujourd’hui. Les pourcentages sont un peu plus élevés pour les plantes destinées aux voies respiratoires (13,33 %), mais le maximum atteint ne dépasse pas 17,85 % (pour les baumes).
29Cette pharmacie correspond finalement assez bien à la médecine en vogue dans l’hôpital de ce temps : médecine peu coûteuse (réservée aux pauvres), proche de la nature (rôle des plantes) et visant essentiellement à soulager le malade beaucoup plus qu’à le guérir. C’est en particulier la fonction des multiples tisanes prescrites en cas de fièvre. Le seul point commun à la plupart de ces plantes diverses est leur fonction évacuante : purgatifs, diurétiques, diaphorétiques, émétiques, expectorants, carminatifs sont légion. La pharmacie consolide la médecine expectante qui doit aider la marche de la nature, mais elle a aussi quelque parenté avec la vieille médecine des humeurs.
c) Le recours à la médecine parallèle
30L’inefficacité des remèdes et soins officiels, les critiques qu’ils suscitent, poussent l’hôpital à expérimenter, voire à adopter, des traitements proposés par des inventeurs aux intentions plus ou moins pures. Certains sont soutenus par les autorités, tel Mettemberg, inventeur d’une quintessence antipsorique que le ministre oblige les hôpitaux à expérimenter48, mais qui ne semble pas avoir été utilisée dans les hôpitaux lyonnais49. Beaucoup d’autres propositions connaissent le même sort. Elles concernent essentiellement les domaines non codifiés par la loi de ventôse an XI50 et les maladies incurables : les écrouelles, le mal caduc, le cancer, la gale et bien sûr la rage. Face à ces propositions plus ou moins fantaisistes, l’hôpital n’a pas d’attitude fixe, certes, il traite de charlatan Grigny, qui propose sa « gravelle souveraine » contre la pierre, la rage, les maladies vénériennes, à condition que de « neuf jours on ne peut se laver ni se faire la barbe », refuse d’examiner le remède de Nettement, « souverain contre les écrouelles », et la méthode Courchant, proposant d’obtenir en tout « des cures promptes et extraordinaires par des procédés simples, naturels et économiques ». Effrayé par la rage, l’hôpital est par contre prêt à tout essayer contre la terrible maladie, soutenu en cela par les autorités : Nous avons lu dernièrement qu’un M, Chastellier de Montplaisir, possesseur d’un remède contre la rage, s’était exposé à la morsure d’un dogue enragé et qu’il ne ressentait pas la moindre altération de sa santé depuis cette cruelle épreuve qui remonte à plus de trois mois... Un spécifique semblable, s’il existe, serait trop précieux pour ne pas chercher à le connaître 51. Même tolérance pour les médecins ambulants, tel le célèbre occuliste Forlenze52, soutenu par le ministère, qui vient à Lyon en 1814 et 1819. L’hôpital met à sa disposition un local, la préfecture fait afficher des placards qui annoncent les opérations de la cataracte et autres maladies des yeux, réservées aux indigents53. L’hôpital tolère cette présence plus qu’il ne la souhaite, car Forlenze concurrence les chirurgiens qui pratiquent aussi ce genre d’opérations54.
31Les soins de la teigne sont un domaine où la frontière entre médecine officielle et médecine parallèle s’estompe presque complètement. Jusqu’en 1824 le traitement est confié aux seules sœurs. Il semble qu’elles utilisent deux méthodes, l’application classique de la calotte de poix, ou une méthode expectante consistant à frotter la tête avec un onguent de soufre et de charbon55. Dans les années 1820, ce traitement est critiqué par les médecins, qui le trouvent trop long, empirique, douloureux, parfois mortel par hydrocéphalie interne56. Exagérée, l’attaque semble plus motivée par la haine des illégaux que par des considérations scientifiques. De son côté, l’administration se renseigne sur les traitements en vigueur à Paris. Impressionnés par l’exemple parisien, les administrateurs ne confient pas le traitement à leurs médecins, mais aux célèbres frères Mahon57. Deux bilans plutôt optimistes ont été établis en 1825 et 182758 : malgré des chiffres assez impressionnants59, l’hôpital reconnaît de nombreux cas douteux et parle de rechutes, bien sûr mises au compte des préjugés populaires. Le traitement est trouvé coûteux par l’hôpital qui ne prend pas en compte l’économie réalisée par la suppression de longs séjours des teigneux qu’imposaient les méthodes précédentes. L’appréciation médicale sur ce traitement est plus difficile à porter. D’après H. Lacombe, il y a tromperie puisque le remède des Mahon est inefficace et que tout vient de leur grande habileté à épiler60. Ce raisonnement est peut-être un peu trop moderne et l’on ne peut considérer comme négligeable la suppression de la calotte de poix. Les teigneux n’ont peut-être pas gagné leur guérison à la présence des Mahon, mais au moins un traitement moins douloureux. En 1830, ce bilan n’est pas mince, et que valaient les traitements officiels ?
32Le service du cas fortuit (salle d’accouchements des filles mères) échappe lui aussi complètement à la médecine officielle, car elle est masculine. L’accouchement reste ici affaire de femmes et l’hôpital présente un certain retard par rapport à l’évolution amorcée ailleurs61 : ce sont deux sœurs qui dirigent le service, font les accouchements ordinaires, les médecins ne pouvant pénétrer dans les chambres payantes. Sans forcément emboîter le pas aux dénonciations médicales, on peut douter à la fois de la compétence62 et de « l’humanité » des sœurs63. Sur cette intrusion de la médecine parallèle dans les hospices on ne peut que renvoyer (une fois de plus) à ce qu’a très bien dit J. Léonard sur la tolérance dont elle bénéficie au début du XIXe siècle, tant chez les notables que chez les médecins64. S’agissant, dans l’hôpital, de soigner les pauvres, on s’accommode plus volontiers d’expériences plus hardies que dans la médecine de ville.
33La faible part faite aux soins médicaux n’étonne pas. Dans le cadre du projet ancien, où se situent les hôpitaux de Lyon au début du XIXe siècle, les soins du corps sont très accessoires. On n’en veut pour preuve que la faible place accordée aux médecins, l’absence ou quasi-absence de sélection parmi les autres personnels soignants. Les nouveautés médicales ne pénètrent qu’avec retard dans les hôpitaux. La recherche de l’économie, le nombre des malades, leur qualité, le conservatisme ambiant, ne sont guère favorables aux innovations. La médecine hospitalière du début du XIXe siècle est loin d’être en pointe : la présence de remèdes mystérieux, la confiance faite aux sœurs et à certains « charlatans », disent assez le poids des plus anciennes traditions. Pourtant cette situation semble de moins en moins bien tolérée, par les médecins en particulier. Négativement ou positivement, ils montrent leur mécontentement et poussent à quelques nouveautés. Ce même comportement, à la fois de refus et de proposition, se fait également jour parmi les autorités de tutelle, les soignants et peut-être aussi les malades.
Notes de bas de page
1 A.H.C.L., Délibérations, vol. 8, 28 octobre 1811 et 27 février.
2 Id., vol. 14, 28 août 1816.
3 A.H.C.L., Courrier, Lettre aux hospices de Bordeaux, 24 novembre 1826, vol. 15, p. 203.
4 A.H.C.L., K, Chirurgiens, Rapport de la commission, 25 novembre 1828.
5 LÉONARD (Jacques), Les médecins de l’Ouest au XIXe siècle, Paris, 1978, 1.570 +248 pages, vol. I, p. 466.
6 FAURE (Olivier), Les médecins du Rhône au XIXe siècle, Lyon, 1975, mémoire de maîtrise, dactyl., 239 + 65 ff.
7 LÉONARD (Jacques), Les médecins de l’Ouest au XIXe siècle, op. cit., t. II, pp. 716 sq.
8 D’après les normes définies par LÉON (Pierre), Géographie de la fortune et structures sociales à Lyon (1815-1914), Lyon, 1974, 440 pages, p. 39.
9 A.D.R., Fonds Frécon, familles non consulaires, tome 8.
10 A.H.C.L., Délibérations, vol. 1, 5 germinal an X.
11 Id., vol. 14, 28 août 1816.
12 Id, , vol. 5, 22 janvier 1806.
13 A.D.R., 1 X, liasse 20.
14 ROUSSET (Jean), « Les membres des corps enseignants et les hospitaliers de Lyon, docteurs en médecine de Montpellier au XIXe siècle », Monspeliensis Hippocrates, 1959, n° 6.
15 WATTEVILLE (Adolphe de), Législation charitable, op. cit., arrêté du Ministre de l’intérieur, 25 thermidor an XIII, et loi du 25 mars 1817.
16 LÉONARD (Jacques), Les médecins de l’Ouest, op. cit, tome 1, p. 419, note 34, citant la réponse de l’archiviste de la Compagnie des Filles de la Charité de St-Vincent de Paul : « Les sœurs sont plutôt formées entre elles ; avec parfois des spécialités pharmaceutiques au secret jalousement gardé ».
17 Compte moral des hospices civils de Lyon pour l’an Xé XI, XII, XII, XIV et 1806, Lyon, 1809, 36 pages, 25 tableaux.
18 BONNARD (Sœur), Observations sur l’état actuel de l’Hôtel-Dieu, Lyon, 1832, 18 pages, p. 7.
19 HUSSON (André), Études sur les hôpitaux, Paris, 1862, 607 pages, p. 174. « Tenon (1788), La Rochefoucault (1791), Pastoret (1814) reconnaissent que le personnel attaché au service direct a toujours été le côté faible du service des hôpitaux » (p. 176).
20 A.H.C.L., Délibérations, vol. 19, 28 novembre 1821, Rapport de la commission pour un projet de règlement des élèves en médecine.
21 Id., vol. 1, 5 germinal an X.
22 Id., vol. 14, 28 août 1816.
23 A.H.C.L., Délibérations, passim, vol. 1 à 28.
24 Id., vol. 41, 19 juin 1839.
25 A.H.C.L., Registre d’inscription aux concours de l’Hôtel-Dieu, 1803-1823. Registre d’inscription aux concours de La Charité, 1804-1823. Registre d’inscription aux concours des deux hôpitaux, 1824-1844.
26 LEBEAU (René), La vie rurale dans les montagnes du Jura méridional, Lyon, 1955,603 pages, p. 570.
27 GARDEN (Maurice), Lyon et les Lyonnais au XVIIIe siècle, op. cit., p. 664 (éd. 1970), note la même importance de ces régions pour le placement des nourrissons.
28 Ibid., pp. 102-104.
29 A.H.C.L., Délibérations, vol. 5, 22 janvier 1806, et vol. 9, 19 août 1812.
30 A.H.C.L., courrier, Lettre à la Compagnie des Eaux minérales, 8 germinal an XIII.
31 Id., Lettre au Préfet, 9 octobre 1810, vol, 6, pp. 102-103.
32 FOUCAULT (Michel), Naissance de la Clinique, Paris, 1963, 2e éd. 1978, 212 pages.
33 Ibid., p. 197.
34 PETER (Jean-Pierre), « Malades et maladies à la fin du XVIIIe » in Médecins, climats et épidémies, Paris, 1972, 254 pages, pp. 135 à 170. Id., « Les mots et les objets de la maladie », Revue Historique, juillet-septembre 1971, pp. 13-38.
35 FOUCAULT (Michel), Naissance de la clinique, op. cit., p. 9.
36 LAUDUN (M.-A. –, Rapport sur les fièvres catarrhales observées à l’Hôtel-Dieu de Lyon depuis le 1er juin 1806 jusqu’au 1er janvier 1814, Lyon, 1814, 46 pages, p. 5.
37 DESGAULTIERES (Philippe), Compte-rendu des observations faites à l’Hôtel-Dieu sur les maladies régnantes (1812-1813), Lyon, 1814, 77 pages, p. 48.
38 FOUCAULT (Michel), Naissance de la clinique, op. cit., titre du chap. X, p. 77.
39 LÉONARD (Jacques), La Vie quotidienne du médecin de province au XIXe siècle, Paris, 1977, 285 pages, p. 55.
40 Ibid., pp. 76-78.
41 FOUCAULT (Michel), Naissance de la clinique, op. cit., p. 197.
42 JANSON (Louis), Compte-rendu de la pratique chirurgicale (1818-1820), op. cit., p. 44.
43 CARTIER (L.V.), De l’Esprit qui doit diriger les manuels des opérations de chirurgie, Lyon, an XII, 18 pages, passim.
44 COMENCINI (L.), Enfances et premières expériences de Casanova, film. La scène de l’opération semble parfaitement correspondre aux normes de l’époque.
45 CARTIER (L.V.), De l’Esprit... op. cit., p. 7.
46 A.H.C.L., P, Inventaire des drogues existantes à la pharmacie le 1er janvier 1812.
47 SCHAUENBERG (Paul) et PARIS (Ferdinand), Guide des plantes médicinales, Neuchâtel, 1977, 396 pages.
48 A.D.R., K, Registre des arrêtés du Préfet, 22 mars et 26 avril 1806.
49 A.H.C.L., P., Inventaire des drogues existantes, le 1er janvier 1812. Le remède, toléré de 1801 à 1826, est interdit à cette date par la Faculté. A.H.C.L., Courrier, Pétition de Mettemberg à la Chambre des députés, 27 février 1829 (125 36).
50 LÉONARD (Jacques), Les médecins de l’Ouest, op. cit., vol. 1, p. 417.
51 A.H.C.L., Courrier, Lettre aux hospices de Bordeaux, 8 mars 1826, vol. 15, pp. 21-22.
52 LÉONARD (Jacques), Les médecins de l’ouest, op. cit., t. II, p. 614.
53 A.D.R., 1 X, liasse 20, Dossier Forlenze.
54 Compte moral et administratif des hôpitaux civils, de 1813 à 1819, Lyon,1821, parle de 47 opérations en moyenne par an.
55 A.H.C.L., Délibérations, vol. 23, séance du 14 septembre 1825, Rapport sur le traitement de la teigne.
56 Ibid., et TROLLIET (Michel), Compte-rendu des observations faites à l’Hôtel-Dieu de Lyon (1819-1822), Lyon, 1823, 92 pages, pp. 48-49.
57 LACOMBE (Henry), Documents anciens sur le traitement de la teigne à Lyon, une histoire de charlatans, les Mahon, Lyon, 1930, thèse médecine, 54 pages.
58 A.H.C.L., Délibérations, vol. 23, 14 septembre 1825, Rapport de Richard (major de La Charité), A.H.C.L., Courrier, Lettre au Ministre, 9 septembre 1827, vol. 16, p. 94.
59 Bilans établis sur le traitement des frères Mahon :
60 LACOMBE (Henry), op. cit., p. 20.
61 GÉLIS (Jean), LAGET (Mireille) et MOREL (Marie-France), Entrer dans la vie, Paris, 1978, 246 pages, pp. 209 sq.
62 A.H.C.L., Courrier, Lettre de l’Antiquaille, 10 mai 1823 (sans n°), se plaint « qu’une fille publique envoyée à La Charité a été refusée par une sœur qui voyait le terme reporté à six semaines alors qu’il a eu lieu deux jours après ».
63 HURE (Jeune), Revue critique de l’Hôtel-Dieu, de La Charité, de l’Antiquaille et autres établissements du même genre existants à Lyon, Lyon, 1829, pp. 75-76.
64 LÉONARD (Jacques), Les médecins de l’Ouest, op. cit., vol. 1, pp. 416 à 430.
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