Chapitre V. Malades et maladies
p. 59-78
Texte intégral
1Avec près de 13.000 entrées, les malades mériteraient mieux que ce seul chapitre. Pour massive et riche qu’elle soit, la source présentée par les Registres d’entrées n’offre pour notre sujet que des possibilités limitées d’utilisation.
2A Lyon comme ailleurs, les archives médicales ont disparu, si tant est qu’elles aient existé. Sauf pendant une brève période, située hors de nos limites chronologiques1, il n’est pas question de trouver dans les registres le moindre diagnostic individuel. Les comptes rendus des médecins, d’ailleurs lacunaires, ne suppléent que très médiocrement cette absence : rarement statistiques, ils ne mettent jamais en rapport les altérations physiques et les autres caractéristiques des malades. La perte est ici irréparable et il faut se résoudre à séparer artificiellement malades et maladies.
3L’étude des malades reçus à l’hôpital ne peut permettre qu’une étude des hospitalisés et non des malades en général. A fortiori, toute étude de morbidité nous semble exclue, tant à cause des sources que de l’absence des malades non hospitalisés. Il faut encore marquer les limites de cette étude ainsi réduite. Ignorant la situation sanitaire de la population globale, on ne peut savoir quels sont les malades qui viennent le plus volontiers à l’hôpital et pour quelles maladies. Il est également exclu de calculer des taux de fréquentation et d’attraction hospitalière, et de mesurer l’occupation et la rentabilité de l’hôpital2.
4L’étude se réduit donc à dresser un portrait concret des malades, à en déduire quelques indications sur les fonctions de l’hôpital et l’attitude de ses pensionnaires. Ici, la massivité des Registres d’entrées oblige à procéder par sondage. On a choisi l’année 1806 comme année moyenne et située en début de période. Faute de recours à l’ordinateur, on a limité les dépouillements à quelques questions intéressant surtout les différents recours à l’hôpital : analyse par sexe, suivant le domicile, distinction entre gratuits et payants, enfants et adultes. Il est indéniable qu’il reste beaucoup à faire, même s’il ne faut pas trop attendre de cette source3.
5L’étude des maladies entraîne aussi bien des déceptions dues aux rapports médicaux eux-mêmes et à la vision nosologique qu’ils véhiculent et qui n’est plus la nôtre. Certaines maladies sont restées dans l’ombre, d’autres appellations sont d’un vague tel qu’on ne peut espérer les rendre claires. Que recouvrent les céphalalgies, les vices organiques du cœur ou de la vessie, les cardialgies. Dans quel contexte surviennent les vomissements, diarrhées et coliques que répertorient les médecins fidèles de la médecine des symptômes ? On ne peut guère savoir à quel degré d’avancée de la maladie on vient à l’hôpital. Il reste pourtant les indications médicales, les durées de séjour, qui peuvent partiellement nous éclairer, tant sur l’état sanitaire que le recours à l’hôpital, et l’idée que l’on s’en fait.
1 – Les admissions
a) Les règles
6La règle fondamentale non écrite c’est que l’hôpital doit aider les pauvres, c’est-à-dire ceux qui souffrent4. Le malade est l’un de ces pauvres et c’est pour cela qu’il est reçu. Pourtant, l’expression « pauvre malade », toujours employée, est à elle seule le signe de confusions possibles. Lequel des deux termes doit l’emporter, les règlements ne tranchent pas et différentes interprétations sont possibles malgré d’autres règles. Il s’agit normalement de « toutes personnes quelconques attaquées de maladies aiguës, ou blessées »5. Comment pourtant repérer dès l’entrée les chroniques qui vont inévitablement se présenter ? La chose est impossible, et de fait les chroniques sont nombreux et admis ouvertement6. Par tradition, et malgré les nombreux exemples contraires7, l’Hôtel-Dieu tient beaucoup à ne poser aucune condition de domicile pour l’admission. Le règlement de 1785 (réimprimé en 1821) prévoit toujours un service de contagieux et vénériens, englobant aussi les galeux et teigneux. En sus, l’hôpital accueille des fous, au moins jusqu’à preuve de leur incurabilité, et des femmes en couches.
7L’absence de formalités, la faiblesse des contrôles, rendent les quelques limites à l’admission très perméables. En temps normal, il suffit de se présenter à la loge du portier, place de l’hôpital, ou de frapper à sa fenêtre si l’heure est tardive. Dès lors, les choses vont vite : « Aussitôt qu’un malade se présentera, les frères de la porte le feront entrer et placer dans la salle voisine de leur loge ; ils sonneront la cloche pour avertir le chirurgien de garde qui descendra sur le champ pour visiter et examiner le dit malade, à l’effet de l’admettre ou de le refuser s’il y a lieu »8. Depuis 1806 ce sont les internes qui sont chargés de ce service : à tour de rôle ils effectuent le service pendant 13 heures d’affilée, examinent les malades dans le cabinet attenant, et « jamais sans témoin lorsqu’il s’agit d’une personne du sexe ». En cas de doute il peut faire appel au chirurgien major9. Jeune, expérimenté, l’interne de garde a tout intérêt à être accommodant.
8Admis, le malade reçoit un billet qui lui permet d’être reçu dans la salle qui lui a été désignée. S’il entre dans un « état pressant », le chirurgien doit venir le voir. Le fait-il toujours ? Si le cas n’est pas jugé pressant, le malade attendra la première distribution de bouillon, et jusqu’à ce moment il ne lui sera rien donné, que de la tisane s’il en demande10. Quant à la visite du médecin, il faudra attendre le lendemain matin. Aucune exigence de domicile, simples formalités remplies par des exécutants, faiblesse du contrôle médical, les règlements eux-mêmes perpétuent la fonction d’accueil au détriment de celle des soins.
b) Comment forcer l’entrée
9Aussi libéral que soient le règlement et la façon dont il est appliqué, cela ne paraît pas assez. Au malheureux rejeté ou renvoyé de l’hôpital, il reste d’autres recours : ameuter le peuple à l’entrée de l’hôpital11, demander l’appui de plus puissants. Bien souvent ces pressions ne laissent pas indifférents les agents hospitaliers et même leurs dirigeants.
10Les pressions populaires apparaissent en deux circonstances. Lorsque des accidentés sont reçus et lorsque l’hôpital renvoie un malade chronique et le fait reconduire chez lui. Dans le cas d’un accident, « le premier soin de ceux qui en sont témoins, c’est de le transporter à l’Hôtel-Dieu ». Il en va ainsi pour les individus qui sont repêchés dans le Rhône et dont l’admission pose souvent problème. D’abord, ils se présentent à une porte du Rhône, qui n’est pas prévue pour les admissions, et les frères qui s’y trouvent ne sont pas toujours complaisants. L’hôpital conteste qu’ils aient toujours besoin de soins : soit ils ne sont que mouillés, soit ils sont déjà morts. En cas de refus, la décision de l’hôpital est toujours critiquée par l’accompagnateur et les inévitables témoins. L’affaire est portée au commissaire de police, parfois transmise au maire ; qui signifie régulièrement son mécontentement ; tel Fay de Sathonay, en 1809 : « Les mariniers ont emporté le noyé avec la persuasion que l’humanité n’était pas l’apanage distinctif de l’hospice. Je n’ai pu voir sans une peine extrême une opinion si opposée aux principes qui vous dirigent et à l’esprit qui vous anime ». Esprit de charité qui ne connaît de limites et auquel le règlement lui-même doit céder. Pour quelques cas signalés dans les archives, combien de fois l’hospice a dû, de guerre lasse, recevoir des malades qui n’avaient droit à l’entrée ?
11Il arrive que des incurables admis par différents moyens soient renvoyés de force et laissés chez eux ou sur leur trottoir par les frères chargés de la besogne. La foule s’assemble, proteste et les frères font mine de repartir, ils reviennent dès l’attroupement dispersé, mais en vain. Nouvelles protestations, intervention de la police, rapport au maire, explications embarrassées de l’hôpital et, dans la plupart des cas, nouvelle réception, après l’intervention du préfet s’il le faut.
12Sans appui des autorités, ces demandes ne seraient peut-être pas satisfaites, mais les autorités, les notables appuient souvent ces demandes pour différentes raisons.
13Les autorités sont, du reste, les premières à solliciter des exceptions aux règlements. Le maire de Lyon, le préfet du Rhône poussent l’hôpital à admettre des fous venus d’autres départements lorsque l’hospice de l’Antiquaille est surpeuplé.
14Les autorités administratives et sociales se chargent d’appuyer les demandes d’entrée à l’hôpital, ou peut-être de les susciter. Près de 250 lettres de ce type sont conservées dans les archives des hospices civils. La plupart de ces demandes émanent des autorités : les maires d’abord, les préfets, les autres autorités (commissaires de police, procureurs). Le reste se partage entre des hôpitaux, des employeurs ou des notabilités. On note toutefois l’absence totale de médecins. Médecine hospitalière et médecine privée sont entièrement séparées, car leurs clientèles sont différentes. Il n’empêche qu’adressés par des maires ou des préfets, ces malades ont toutes les chances d’être plus pauvres que malades. Ces lettres concernent essentiellement des ruraux, pour qui l’hôpital est un monde lointain, alors que les urbains y vont beaucoup plus volontiers. Ces campagnes sont surtout les campagnes de l’ouest (Rhône, Loire) plus que de l’est. Il y a ici, dans une certaine mesure, un rôle des autorités dans certaines régions pour faire connaître l’hôpital.
15Les malades ainsi recommandés ne correspondent pas du tout à ceux que l’hôpital doit seuls accueillir : ce sont essentiellement des fous, des épileptiques, des dartreux, galeux et autres malades de la peau, des maladies des yeux, pour 51,07 %. Ces demandes traduisent la peur de la folie, la peur de devenir aveugle ou infirme. Cette peur n’émane pas seulement des autorités, et les lettres le disent clairement : « je reçois des plaintes relativement aux individus en démence », écrit le maire de Lyon, qui fait aussi état de pétitions de voisins qui craignent des fous. Ces pétitions, dont on ignore trop souvent le résultat, renforcent encore l’aspect d’asile que revêt l’hôpital.
16Tout ne reste pas complètement figé. A examiner ces pétitions de près, on s’aperçoit que l’échec des soins antérieurs est de plus en plus souvent mentionné, alors que les allusions à la misère du réclamant diminuent. Y aurait-il, du moins chez certains notables, l’idée grandissante que l’hôpital est fait pour les soins et qu’il peut exister des hôpitaux réservés pour les cas graves ? Y a-t-il, au contraire, maintien d’une image mythique de l’Hôtel-Dieu de Lyon, dont le prestige est sûrement trop grand . On pencherait volontiers pour cette dernière interprétation.
17Quoi qu’il en soit de ces modestes changements, ces demandes montrent que les notables n’ont pas d’autre vision de l’hôpital que celle de ses clients. Souci de maintenir l’ordre, volonté de montrer sa puissance, ou de ne pas heurter la sensibilité majoritaire, les puissants font volontiers de l’hôpital le lieu d’hébergement de toute misère, au risque de renforcer l’encombrement et la confusion qui régnent dans l’établissement.
c) Les fluctuations des entrées
18Soumis à des maladies inégalement réparties, dépendant du bon vouloir des autorités, du climat, des crises économiques, les malades n’arrivent à l’hôpital que poussés par la nécessité. Les arrivées sont donc essentiellement irrégulières.
19Entre l’an XI et 1829, les arrivées de malades annuelles varient entre 10.950 et 15.660, la différence maximale atteint 36 % du nombre moyen des entrées. Ces fluctuations témoignent d’abord d’une population aux prises avec les épidémies et pour qui le recours à l’hôpital est une nécessité et non une habitude. On lit pourtant difficilement le rôle des crises de subsistance dans les entrées : 1812, 1817, 1829 ne sont pas les années où les entrées sont les plus élevées, mis à part 1817. Il faut noter que les entrées varient aussi avec les capacités d’accueil : une année d’épidémie peut se traduire par une durée moyenne de séjour plus élevée, et donc des entrées moins nombreuses. Demande instable, offre variable, fluctuations des arrivées d’autres administrés, peuvent contribuer à expliquer cette instabilité. Les fluctuations militaires renforcent ou limitent les fluctuations civiles, mais elles n’en sont point la seule cause. Ces fluctuations expliquent aussi le recours au doublement des lits et le surencadrement en personnel certaines années. Instable, la demande est également mal maîtrisée.
20A ces fluctuations interannuelles viennent s’ajouter les fluctuations saisonnières. Prises mensuellement, elles sont très importantes, puisque l’écart entre les mois extrêmes (février et mars) atteint presque la moitié de la moyenne des entrées. On imagine les difficultés de gestion et de réception qui en découlent pour l’hôpital, surtout que les extrêmes peuvent être voisins dans le temps. Si l’on regroupe par saison, on s’aperçoit pourtant que ces arrivées ont leur logique. Le printemps et l’été représentent 53,90 % des entrées, l’automne et l’hiver 46,10 %. C’est l’hiver qui représente le minimum absolu saisonnier (22,50 % des entrées), et le printemps le maximum (27,76 %).
Entrées par saisons
Nombre des entrées | % des entrées | ||
Printemps | 3.400 | 27,76 | |
Été | 3.202 | 26,14 | 53,90 % |
Automne | 2.889 | 23,58 | |
Hiver | 2.756 | 22,50 | 46,10 % |
21La transition se fait rapidement puisque le mois de février ne représente que 6,14 % des entrées, et mars 9,69 %. Cette répartition saisonnière montre la résistance des pointes estivales et rappelle les siècles antérieurs12. Elle s’explique aussi par la présence de blessés, plus nombreux pendant la belle saison. Chez les femmes, où les fiévreuses sont deux fois plus nombreuses que les blessées, la répartition entre été et hiver montre une quasi égalité : il y a donc là évolution et quasi rattrapage de la pointe hivernale. Arrivées variables, pointes d’été dominantes, on est bien encore en plein Ancien Régime, tant pour l’état sanitaire que pour le recours à l’hôpital.
2 – Les pauvres malades
22Là aussi l’impression dominante est celle du maintien des structures antérieures. Le malade du début du XIXe siècle ressemble beaucoup à celui des périodes précédentes.
a) Des isolés
23Si l’on s’en tient aux plus de 18 ans, on est frappé par l’importance des célibataires et des veufs parmi les malades, tant hommes que femmes : 51,37 % de célibataires ; 14,11 % de veuves et veufs. Les deux tiers des malades reçus sont donc des gens seuls.
Veufs et célibataires parmi les malades de l’Hôtel-Dieu, en 1806 (Sondage au 1/8. Plus de 18 ans)
Hommes (%) | Femmes (%) | Deux sexes (%) | |
Célibataires | 58,33 | 44,38 | 51,37 |
Veufs et veuves | 7,00 | 21,27 | 14,11 |
Total | 65,33 | 65,65 | 65,48 |
24Nul doute que pour eux l’hôpital soit le recours obligé en cas de maladie ou de blessure. Les autres se font soigner chez eux tant qu’ils le peuvent. A cet égard, hommes et femmes n’ont pas de comportements différents. Certes, les femmes célibataires sont moins nombreuses, mais la proportion de veuves, trois fois plus importante que celles des veufs, rétablit l’équilibre13. Il est évident que cet isolement prédispose à venir chercher à l’hôpital autant un hébergement que des soins.
25Le maintien de ceux que l’hôpital appelle les « passants » ou les arrivants est tout à fait symbolique, et l’hôpital reste un hospice, c’est-à-dire un lieu où l’on donne l’hospitalité14. Ils forment 4,26 % des entrées des plus de 18 ans, mais 7,63 % des entrées masculines. Si notre échantillon est parfaitement représentatif, ce groupe des passants compte en année normale quelque 400 personnes. Célibataires pour 75 % d’entre eux, presque exclusivement masculins (90 %), âgés de 20 à 50 ans (85,41 %), ils représentent en plus exagéré le portrait-type de l’hospitalisé.
b) Les malades ordinaires
26Contrairement à une opinion trop facilement répandue, les hommes qui entrent à l’hôpital sont légèrement plus nombreux que les femmes (50,48 %)15. Les médecins le disent à l’envi : les hommes recourent plus facilement à l’hôpital que les femmes, qui savent se préparer quelques potions. La chose est pourtant contestée et cette majorité masculine dépend des affections. Les hommes ne sont majoritaires que pendant les mois d’été et du printemps, et les accidents dont ils sont victimes peuvent rendre compte de ce fait. Pendant l’automne et l’hiver, les femmes sont au contraire plus nombreuses et ce sont les saisons où les fiévreux dominent. Cette majorité d’hommes cache en fait un recours différent à l’hôpital. Les hommes sont essentiellement des blessés alors que les femmes qui vont à l’hôpital sont des « fiévreuses », souvent chroniques. Ces recours différents sont aussi un signe d’archaïsme.
27La population jeune ( – de 18 ans) est très nettement sous-représentée (15,92 % contre 40 % environ dans la population française de 1821). Les vieillards eux aussi sont peu nombreux, mais pas moins que dans la population totale16. Il n’empêche que l’hôpital est essentiellement le recours des seuls adultes. Parmi eux, ce sont les moins de 30 ans les plus nombreux, et au fur et à mesure que l’on s’élève, moins les classes d’âges sont représentées.
Les malades par âges (adultes)
Hommes | Femmes | Ensemble | |
(%) | (%) | (%) | |
18 – 30 ans | 39,73 | 37,04 | 38,71 |
30 – 50 ans | 31,59 | 33,11 | 32,61 |
50 – 70 ans | 22,80 | 21,47 | 22,32 |
+ de 70 ans | 3,74 | 9,34 | 6,29 |
28L’hôpital est donc le lieu où les gens faits viennent pour reconstituer leurs forces ou leur santé, surtout lorsqu’ils exercent une profession.
29Le tableau des professions ne donne rien de très surprenant. Tout ce qui est situé au dessus de l’artisanat ne vient pas à l’hôpital : mis ensemble, les employés, commerçants, professions à talents, officiers, ne totalisent que 7 % des entrées. On ne s’étonne pas, s’agissant de Lyon, que les agriculteurs ne forment aussi que 7 % des hospitalisés de 1806. Faute d’une connaissance précise de la composition socio-professionnelle de Lyon à ce moment, on est réduit aux hypothèses pour déterminer précisément les recours à l’hôpital dans les différentes catégories populaires.
Les professions des malades
Femmes (%) | Hommes (%) | Ensemble (%) | |
Domestiques | 16,00 | 6,72 | 11,00 |
Manœuvres | 23,33 | 17,47 | 20,41 |
Agriculteurs | 4,33 | 10,08 | 7,19 |
Artisans | 41,33 | 55,45 | 53,38 |
Autres professions | 5,00 | 10,25 | 7,61 |
30Avec 11 % des hospitalisés, les domestiques sont surreprésentés. On ne peut exclure les pressions de leurs maîtres pour les faire entrer à l’hôpital. Les dépendants forment l’une des catégories qui se retrouve plus souvent à l’hôpital. Proches d’eux par le statut social, les manœuvres ont un comportement différent. Beaucoup plus nombreux, ils ne sont pourtant à l’hôpital que le double, 20 % des hospitalisés. Avec plus de la moitié des effectifs, les divers artisans sont le véritable gibier de l’hôpital. La catégorie est très diverse, mais il semble que la ville envoie à l’hôpital des ouvriers misérables mais stables, et non pas des vagabonds17. Peut-être y aurait-il déjà à l’époque un seuil social en deçà duquel il n’y a pas de décision d’entrer à l’hôpital, sauf intervention extérieure18. Encore faut-il pour le faire, que la maladie vienne vous déraciner de votre modeste position. Quant aux marginaux, malgré des efforts séculaires, l’hôpital n’a pas réussi à s’assurer de leurs corps. Les différences entre les deux sexes ne sont finalement que le reflet de l’inégalité sociale entre hommes et femmes. Chez celles-ci, plus de domestiques, de manœuvres (dévideuses, tordeuses, lingères), d’ouvrières en soie, mais moins d’artisans, d’agriculculteurs et de professions situées au delà de la misère. A la limite pourtant, l’appartenance sociale seule n’est pas fondamentale pour expliquer l’entrée à l’hôpital. C’est l’isolement qui est déterminant.
c) D’autres malades ?
31Il y a d’autres malades minoritaires, qui représentent un autre type de recours à l’hôpital.
32Les malades non domiciliés à Lyon représentent près du quart des malades (23,93 %). Cette catégorie est à très fort taux de masculinité (70 %). Leur recrutement est exclusivement régional (96,74 %) et les quelques exceptions viennent de régions proches (la Côte d’Or) ou liées à Lyon (la Creuse). Hormis le Rhône, les malades forains viennent surtout de l’est lyonnais (Ain, Isère) ou du nord (Saône-et-Loire). A l’ouest, le recrutement est pratiquement limité à la Loire, et au sud la Drôme et l’Ardèche échappent presque complètement à l’influence hospitalière de Lyon. Si l’on oublie les frontières départementales, la région proche de Lyon et le couloir Rhône-Saône s’individualisent comme recourant assez facilement à l’Hôtel-Dieu, et fournissent 37,03 % des malades de la région. Les régions pénétrées par les voies de communication sont les plus tentées de recourir à un hôpital éloigné. Certes, tout calcul d’attraction hospitalière serait vain, mais la géographie hospitalière s’ébauche. Pourtant ces malades sont en grande majorité des ruraux (71,24 %) ou des habitants des bourgs (16,01 %), et il est probable que pour rentrer à l’hôpital ils préfèrent aller à Lyon plutôt qu’à Villefranche ou à Bourg. Les malades des petites villes préfèrent utiliser les ressources locales, qui n’entraînent pas pour eux de déracinement. Ces malades sont aussi des adultes, dont la répartition par âges est très proche de celle des Lyonnais ou de l’ensemble des hospitalisés. Les différences sont plus nettes pour les professions.
Comparaison des professions des Lyonnais et des autres
Lyonnais (%) | Non Lyonnais (%) | |
Domestiques | 9,71 | 16,44 |
Manœuvres | 18,23 | 25,83 |
Agriculteurs | 2,18 | 22,14 |
Artisans | 61,24 | 23,48 |
Autres professions | 8,62 | 9,73 |
33Il est naturel que l’on trouve plus d’agriculteurs, mais la part plus grande de commerçants, rentiers, employés, instituteurs, laisse apercevoir une hospitalisation volontaire des plus aisés, ce qui n’exclut pas, en sens inverse, une arrivée des domestiques et journaliers agricoles. La différence entre ville et campagne est nette. D’un côté l’hôpital est le recours des artisans, de l’autre celui de catégories extrêmes.
34La présence d’enfants malades, sous-représentés mais en nombre notable, permet de formuler une double hypothèse. La mise d’un enfant à l’hôpital est elle le signe d’une misère noire, ou au contraire un acte volontaire et un signe d’une médicalisation plus large. Les différents éléments ne permettent pas de réponse tranchée : si 18,18 % des enfants sont orphelins, leurs parents apparaissent un peu plus aisés que la moyenne. On ne retrouve plus de domestiques (toujours célibataires) et très peu de manœuvres. En revanche, les artisans, les agriculteurs et les catégories plus élevées sont plus nombreuses que pour l’ensemble des malades adultes. La maladie d’un enfant, plus impressionnante que celle d’un adulte, entraîne le recours à l’hôpital dans des milieux un peu plus larges. Il est pourtant limité aux enfants déjà grands, les règlements (transgressés) interdisant l’entrée de l’Hôtel-Dieu aux moins de 7 ans. Il semble que ce n’est guère avant 10 ans que l’on envoie son enfant à l’Hôtel-Dieu, et surtout après 14 ans. Centre de soins pour les adultes, l’hôpital ne perd que très lentement cette dénomination dans le public.
35Les malades payants ne représentent que 7,15 % de notre échantillon, et c’est dire les limites de cette œuvre. Par fait du prix, leur composition sociologique diffère des autres malades, mais pas autant qu’on pourrait le croire.
Professions des malades payants comparées à l’ensemble
Malades toutes catégories (%) | Malades payants. (%) | |
Domestiques | 11,00 | 12,72 |
Manœuvres | 20,41 | 10,00 |
Cultivateurs | 7,19 | 6,36 |
Artisans | 53,38 | 57,12 |
Autres professions | 7,61 | 23,63 |
36Aucune catégorie n’est véritablement exclue, pas même les domestiques dont le séjour est certainement réglé par des maîtres bienveillants, et les artisans restent la catégorie dominante et presque majoritaire. A l’inverse, les lits payants ne semblent guère attirer les catégories plus élevées. Elles représentent près du quart de ces malades mais, mis à part quelques négociants et rentiers, ce sont surtout des capacités à faible revenu que l’on retrouve, et un bon contingent de l’École Vétérinaire. Les lits payants sont occupés pour les mêmes raisons que les lits gratuits, l’isolement reste déterminant. Par contre, ces malades sont plus âgés que l’ensemble, et la catégorie qui l’emporte est celle des 30-50 ans. Notons enfin que les hommes représentent près de 60 % des malades payants. Ce service ne permet donc pas une ouverture notable de l’hôpital aux non miséreux.
37L’image sans cesse colportée de l’hôpital refuge des pauvres est donc confirmée pour le Lyon du début du XIXe siècle, mais il faut apporter certaines nuances : l’hôpital n’a pu (ni peut-être voulu) recevoir et soigner les vagabonds et les marginaux. Ceux qu’il soigne ce sont les vrais pauvres, ceux qui sont situés, comme sous l’Ancien Régime, entre le seuil de la résidence et celui de l’indépendance19. Ce n’est pas dire que pour eux le recours à l’hôpital soit quelque chose d’habituel : il est limité à ceux à qui la solitude et la nécessité l’imposent. En dehors de cette « clientèle » privilégiée il existe d’autres recours, ou plutôt d’autres velléités de recours. L’extension de l’hospitalisation dans d’autres catégories semble se faire par plusieurs voies : les hommes de ces classes qui viennent plus facilement, les enfants que l’on envoie à l’hôpital, pas seulement chez les artisans ou les manœuvres. Les malades payants, les enfants sont un bon moyen d’étendre le recours à l’hôpital, mais ces deux œuvres ne seront développées ou mises à part qu’après 1830.
3 – Les maladies et les habitudes sanitaires
38Les archives ne fournissent guère l’occasion de parler abondamment des maladies20. Les registres opèrent une distinction unique entre blessés et fiévreux, mais d’autres fois ils ne portent que la mention de la salle où le malade a été conduit, et l’on n’a pas toujours pu opérer la distinction entre fiévreux et blessés pour certaines salles, qui reçoivent heureusement peu de malades. Par ailleurs, dans l’atmosphère de confusion qui règne, on n’est pas sûr que fiévreux et blessés n’aient pu être confondus en certaines circonstances. Les comptes rendus médicaux ne sont pas d’un grand secours : l’âge de la statistique n’a pas atteint les médecins, et s’ils énumèrent des maladies plus ou moins identifiables ils n’en précisent presque jamais le nombre. Ils sont volontiers plus prolixes sur les « mauvaises » habitudes sanitaires des malades. On ne peut que considérer avec méfiance ces indications visiblement données pour expliquer les échecs médicaux.
a) Des fiévreux gravement atteints
39L’Hôtel-Dieu est largement un hôpital de fiévreux : sur notre échantillon (limité aux salles identifiées) de 1.174 personnes, 74,70 % sont reçues comme fiévreuses, 22,14 % comme blessées, et le reste (3,15 %) est constitué par les femmes en couches, les opérés, les teigneux et quelques fous. La proportion de fiévreux est encore plus grande chez les femmes que chez les hommes.
Fiévreux et blessés
Femmes (%) | Hommes (%) | Ensemble (%) | |
Fiévreux | 83,25 | 66,18 | 74,70 |
Blessés | 12,64 | 32,73 | 22,14 |
Divers | 4,10 | 1,07 | 3,15 |
40Il est fort probable que pour les blessures, on préfère recourir aux rebouteux, bandagistes et autres illégaux, plutôt que de livrer son corps à une opération au résultat douteux. L’hôpital soigne donc les fièvres et autres maladies internes, beaucoup plus redoutées parce qu’invisibles. C’est aussi parmi les fiévreux que risquent de se trouver le plus de chroniques au séjour long et à la guérison douteuse. Toutes les indications laissent supposer que les malades fiévreux sont gravement atteints. On a la chance de disposer d’un tableau synoptique des maladies pour 180621 : 916 affections sont relevées sur des malades, mais il n’est pas exclu que plusieurs puissent toucher le même malade. Sur ces 796 cas identifiés, 400 sont des cas de maladies infectieuses dont certaines sont aujourd’hui bénignes, mais qui, faute de tout moyen, peuvent évoluer vers la mort : typhus (69), paludisme (77), tuberculose (61), sont les principales et aussi les plus graves. Parmi les plus répandues et moins catastrophiques, viennent la grippe (62) et les bronchites (41). D’autres maladies infectieuses moins répandues sont mortelles presque irrémédiablement : les pleurésies (12) et péritonites. En dehors des maladies infectieuses, la plupart des autres sont graves : hydrothorax (23), épilepsie (5), hémoptysie (10), ascite (cirrhose) (13), jaunisse et ictère (13). Au moins la moité des maladies totales sont graves, sinon mortelles. Une autre catégorie de maladies laisse supposer des séjours longs : ce sont les rhumatismes (36), les paralysies (9), les maladies nerveuses (42) (hypocondrie, marasme), les maladies de peau. Encore l’hôpital a-t-il la chance, cette année-là, de ne recevoir (ou de ne reconnaître) ni syphilitiques, ni scorbutiques, ni malades du cœur gravement atteints. A part les coliques, vomissements, diarrhées, on ne peut rien considérer d’autres comme maladies légères, encore ne sait-on pas dans quel contexte elles se produisent. Il faut biensûr ajouter les maladies reconnues légères par les médecins. Très approximativement, on peut estimer que les deux tiers des maladies sont graves, 15 % légères, et les autres sont soit mal identifiées par rapport à leur gravité, soit peuvent entraîner de longs séjours22.
41Les erreurs possibles de diagnostic font peser un premier doute sur l’impression de gravité. De plus, pour de nombreuses maladies, l’issue peut être fatale mais le cas n’est pas le plus fréquent. L’impossibilité de mettre en relation maladie, séjour et issue rend toute conclusion précaire pour cette période, mais, sur des échantillons plus tardifs, la gravité des affections peut être plus sérieusement mise en doute.
b) Des malades insoumis à la médecine
42Pour approcher les comportements sanitaires des malades hors de l’hôpital, on doit passer par le truchement des médecins, et plus qu’à un témoignage, c’est à un procès que l’on a affaire. Ce procès n’est pas complètement inique, puisque dans leurs condamnations des mœurs populaires, les médecins dénoncent volontiers l’influence de théories médicales perverses, moins souvent cependant que celle des illégaux.
43Le constat le plus évident, c’est le refus de certains remèdes et l’utilisation d’autres considérés comme néfastes. Le refus le plus répandu, c’est celui de la saignée : « les médecins instruits doivent donc chercher à détruire le préjugé qui porte le public à devenir si rapide à blâmer l’usage de la saignée »23. Un autre médecin s’étonne justement que ce « préjugé général contre l’emploi judicieux de la saignée puisse encore se perpétuer »24. Il est attesté en Bretagne à la fin du XVIIIe25 et a certainement existé ailleurs et en d’autres temps. Certes, ce préjugé contre la saignée a été nourri par « l’opinion de quelques médecins et de plusieurs officiers de santé (on admirera la nuance entre quelques et plusieurs), qui a pu forcer la majeure partie des médecins à exclure presque entièrement ce remède puissant »26. Pour Desgaultières, ce sont plutôt les « personnes ignorant l’art de guérir qui se récrient contre la seule proposition de ce remède précieux »27. L’autre résistance notable concerne la vaccination : « on connaît la résistance qu’oppose toujours le peuple au bien qu’on peut lui faire »28. En 1825, Janson note encore « le préjugé dont sont imbues certaines classes de la société contre le spécifique de la petite vérole »29. Cette résistance opiniâtre irrite les médecins : pour la première fois la médecine, sûre de son fait, bute sur un obstacle de nature sociale.
44Ces résistances amènent les médecins à s’intéresser plus avant aux habitudes populaires en matière de santé. Le premier trait que voient les médecins, c’est le retard mis à voir le médecin ou à rentrer à l’hôpital : « la gravité de la variole a été augmentée par la complication des symptômes adynamiques qui ont été favorisés ou produits parce que les malades n’ont été portés à l’Hôtel-Dieu qu’après l’éruption des boutons et qu’ils ont été privés de tout secours médical pendant la première période de cette maladie, temps où les secours convenables sont de la plus grande utilité »30. Même constatation lorsque les fièvres intermittentes dégénèrent en fièvres rémittentes : « l’accident aurait pu être évité si ces individus avaient été conduits à l’Hôtel-Dieu dès l’invasion de la maladie »31. Il en va de même pour la rougeole32, les affections catarrhales. Comme le conclut le médecin auquel nous empruntons cet exemple, « la plupart des événements (fâcheux) dépendant donc de la négligence ou de l’imprudence des malades et quelquefois de l’ignorance d’une foule de médicastres »33.
45La dénonciation « des personnes qui n’ont pas fait les études convenables et qui n’ont point acquis l’expérience nécessaire pour devenir de vrais médecins », mais auxquelles le public accorde trop souvent sa confiance, est aussi un thème habituel34. De façon plus originale, les médecins dénoncent aussi l’influence de leurs collègues à systèmes, des anciennes théories médicales, et des doctrines à la mode : « partout on ne peut voir que fluxions catarrhales ou fièvres pernicieuses : avec ces expressions magiques l’on étourdit la multitude, écho moutonnier de quelques erreurs médicales »35. « Aujourd’hui même les préjugés qui, relativement à la santé, maîtrisent le peuple, sont le résultat des systèmes. En Allemagne, en Suisse, dans les parties septentrionales de la France où les doctrines des médecins chimistes du XVIIe siècle ont été les plus en vigueur, le peuple oppose, de son propre mouvement, des breuvages ardents au premier début de toutes les maladies. Selon l’opinion générale, avoir provoqué la sueur c’est avoir rempli tout ce qu’il est possible de faire pour l’utilité des malades »36. Pourtant, cette méthode n’est pas inconnue à Lyon. « Cédant au préjugé qui porte à croire que l’affection catarrhale doit se guérir en rétablissant promptement la transpiration, ils avaient pris des médicaments chauds et stimulants qui avaient changé cette fièvre en une péripneumonie mortelle »37. D’autres médecins dénoncent « l’abus que l’on fait dans la classe indigente comme parmi les riches habitants de cette ville, des boissons chaudes et théiformes dans le traitement domestique des rhumes et des catarrhes »38. Le tableau des préjugés issus des systèmes n’est pas terminé. « Dans d’autres contrées et sous nos yeux mêmes, c’est contre l’abus des purgatifs que le médecin éclairé doit lutter (et) on ne peut s’empêcher de reconnaître dans ce préjugé la durable influence des principes de médecine propagés par les Fizes et autres professeurs de Montpellier vers le milieu du siècle dernier ». Par contre, peu d’influence à Lyon des doctrines de Botal, régnantes en Italie et dans le midi de la France, où « l’on voit fréquemment dans ces climats, une ou deux fois l’année, les cultivateurs venir se faire saigner »39. A Lyon, ce serait plutôt le contraire, mais les médecins trouvent le refus de se faire saigner aussi néfaste que l’abus de ce remède.
c) Malades et médecins
46Comme on le voit, la dénonciation des habitudes populaires en matière sanitaire sombre dans la contradiction. Beaucoup de médecins sont tentés d’incriminer le mode de vie populaire entier. On trouve encore des accusations vagues : « les conditions générales des mœurs, l’affaissement des tempéraments » expliqueraient les maladies catarrhales40. On soupçonne l’influence de l’habitation dans les grandes villes, du régime alimentaire, car « l’usage de la bière, des pommes de terre, du sucre et du laitage sont bien propres à engendrer une plus grande abondance des sucres muqueux »41. Quelques années plus tard, on commence pourtant à entrevoir la liaison entre l’état social et la maladie. Trolliet remarque en 1823 que « la classe ouvrière et malheureuse donne à l’Hôtel-Dieu le quart de ses malades. Le nombre augmente lorsqu’elle manque de travail et pendant les froids rigoureux... Les professions établissent encore une grande différence dans la santé des habitants de Lyon, comme les différents quartiers »42. Deux ans plus tard, Richard (de Nancy) affirme que « l’homme n’est pas toujours l’instrument de sa misère... il est usé par l’exercice des arts et professions... il trouve dans les lieux qu’il habite, dans l’air qu’il respire, dans les aliments dont il se nourrit les causes inévitables des douleurs réservées à sa condition »43.
47Ces quelques passages ne doivent pas faire oublier que les causes morales sont beaucoup plus souvent évoquées que les causes sociales. C’est, bien sûr, l’explication des maladies mentales ou nerveuses : les névroses, « compagnes assez fidèles des richesses, du luxe et de l’abus de plaisir », mais si « les chagrins, la misère, la terreur ont, comme l’excès de bonheur ou des plaisirs, le privilège d’enfanter les maladies nerveuses », elles peuvent aussi enfanter « les maladies de peau contrariées et répercutées à l’intérieur, les affections rhumatismales ou goutteuses contrariées »44. Le tableau des méfaits des causes morales est presque illimité : les névralgies, qui n’affectent que les personnes « dont le système nerveux est facilement ébranlé par les affections morales vives »45 ; « l’épilepsie et l’hydrophobie, maladie nerveuse tellement distincte de la rage, dont elle n’est qu’un symptôme »46 ; l’aménhorrée et d’autres maladies des femmes47. On y retrouve aussi la constipation, résultat du « trouble des passions »48. Les causes morales trouvent leur aboutissement dans la dénonciation des méfaits de l’onanisme. Les médecins se font ici pathétiques, et quelques exemples méritent d’être rapportés : « Une demoiselle de notre ville contracta il y a environ dix mois l’habitude de la masturbation. Six semaines s’étaient à peine écoulées que les traits de son visage s’altérèrent, elle maigrit, la peau se décolora, elle aprouva des palpitations, le visage devint vultueux, la peau injectée. La malheureuse est condamnée, et voici le récit de ses derniers instants : « Pendant la nuit on surprit la malade dans l’exercice de la cause de tous ses maux. Je lui adressai des remontrances morales et lui promis que j’engagerai ses parents à la marier le plus tôt possible. Mes remontrances furent inutiles : elle se livra avec fureur à sa honteuse passion devant ses parents et les assistants qui s’occupaient sans cesse de retenir ses mains. Dans la journée le ventre se souleva et se météorisa, et dans la nuit l’incohérence des idées fut complète. Le lendemain la dilatation de la pupille était extrême... et dans la nuit suivante elle expira au milieu des plus affreuses convulsions ». Une autre malade en réchappe, et pourtant : « le cinquième jour elle fut surprise dans un acte d’onanisme. Aussitôt la langue s’embrasa, sa parole fut gênée, un état de spasme se manifesta, le ventre se tendit de nouveau, l’urine se supprima »49. Les adultes ne sont pas épargnés, ainsi ce « chapelier de 60 ans, d’une constitution athlétique, avait eu plusieurs femmes et se livrait à l’acte funeste qu’il répétait chaque jour six ou sept fois depuis son enfance. Ses forces musculaires furent tellement anéanties que, transporté à l’hôpital, il pouvait à peine soulever la tête et les bras »50.
48Pauvres, gravement atteints, isolés, arrivant tard après des soins peu adaptés, toutes ces caractéristiques expliquent que la durée de séjour soit souvent longue. La faible efficacité des soins, la volonté de ne pas chasser les malades trop misérables renforce encore cette impression. La durée moyenne de séjour51 est plutôt longue, mais il faut savoir que jusqu’aux années 1950 les chiffres restent voisins52. Cette moyenne masque l’existence de trois comportements.
La durée du séjour (en % du nombre des malades)

49Les séjours courts (moins de 10 jours) sont le fait d’un tiers des malades, soit que la maladie soit peu grave, soit qu’elle se termine par la mort. Ces séjours courts sont surtout le fait des hommes et des malades payants. La moitié des malades reste à l’hôpital entre 10 jours et 1 mois. Cette proportion est plus forte chez les lyonnais et en particulier chez les femmes, mais aussi chez les malades payants. Elle est proche de la moyenne chez les hommes lyonnais et les enfants, inférieure chez les malades non lyonnais, surtout les femmes. Il ne faut pas oublier les longs séjours (plus d’un mois – qu’effectue un malade sur cinq. Comme le disent les compte rendus médicaux, ce sont les femmes qui sont le plus souvent parmi ces longs séjours, mais aussi les enfants. Les non lyonnais sont aussi plus souvent sujets à ces longues durées d’hospitalisation. A partir de là on peut tenter de préciser les différents types d’hospitalisation. Ceux-ci diffèrent d’abord selon les sexes : les hommes viennent pour des maladies moins graves ou des blessures qui ne nécessitent qu’une courte hospitalisation. Les femmes et les enfants, au contraire, viennent plus souvent pour des maladies plus graves et ont tendance à rester plus longtemps.
Les durées de séjour : comparaison hommes, femmes, enfants (en % du nombre des entrées de chaque catégorie)
Hommes | Femmes | Enfants | |
– de 10 j. | 33,38 | 25,96 | 28,62 |
10 j. / 1 mois | 47,58 | 53,22 | 50,40 |
+1 mois | 19,03 | 20,80 | 20,96 |
50Ils diffèrent aussi selon le domicile du malade : les lyonnais viennent plus facilement pour des maladies moins graves ou avant que la maladie n’ait fait des progrès irrémédiables. Leurs séjours sont donc moins longs. Les non lyonnais ont un comportement plutôt opposé.
Les durées de séjour : lyonnais et non lyonnais
Lyonnais | Non lyonnais | |
– de 10 j. | 29,84 | 29,66 |
10 j. / 1 mois | 53,23 | 42,65 |
+ 1 mois | 16,91 | 27,68 |
51L’Hôtel-Dieu a donc plusieurs fonctions : hôpital d’une grande ville, il tente de soigner les malades de la ville pour à peu près toutes leurs maladies, quelle que soit leur gravité ; hôpital célèbre, il attire aussi les grands malades de la région.
52Comme pour les pensionnaires de l’hospice, c’est la tradition qui l’emporte et de loin. Admis libéralement comme autrefois, les malades se pressent nombreux aux portes de l’hôpital, plus nombreux que ceux qui peuvent être reçus. Il faut parfois forcer la porte de l’hôpital, mais le peuple, les autorités prêtent la main à ces pressions. Si ces malades viennent à l’hôpital ce n’est pas par volonté de trouver des soins efficaces ou parce qu’ils sont médicalisés. C’est la nécessité sociale, plus que sanitaire, qui les amène là : l’isolement, le déracinement de sa position sont des raisons majeures de l’hospitalisation53. Les raisons sanitaires ne manquent pas pourtant. Les maladies sont graves, souvent irrémédiables, et ce sont les mêmes que sous l’Ancien Régime avec les maladies d’été dominantes : paludisme et typhus surtout54. De là, ces longs séjours qu’expliquent la conjonction de graves maladies et des misères sociales. De tout ceci la direction de l’hôpital doit forcément tenir compte. Ce sont bien les malades qui commandent. Face à eux pourtant, les médecins élaborent leur stratégie, mais jusqu’en 1830 ils sont confinés à un rôle d’exécutants.
Notes de bas de page
1 déjà utilisée : GASTINEL (Sylviane), La population de deux grands hôpitaux à la fin du Second-Empire, mémoire de maîtrise, Lyon, 1975.
2 BRIDGMAN (R.-F.), L’hôpital et la cité, Paris, 1963, 346 pages.
3 GUTTON (Jean-Pierre), op. cit., p. 51, note que les archives ne renseignent guère que sur la capacité d’accueil des établissements.
4 GUTTON (Jean-Pierre), p, 78.
5 Règlement de l’Hôpitalgénéral et Grand Hôtel-Dieu de Lyon, op. cit., chap. XII, art. 1.
6 Ils représentent 38,05 % des malades des première et troisième divisions médicales de l’Hôtel-Dieu en 1806. DESGAULTIERES (Philippe), Compte-rendu des observations faites à l’Hôtel-Dieu de Lyon par MM. les Médecins sur les maladies régnantes, du 1er juillet 1811 au 1er juillet 1812, Lyon, 1813, 84 pages, tableau n° 3.
7 LALLEMAND (Léon), De l’assistance des classes rurales au XIXe siècle, Paris, 1889, 162 pages, Introduction.
8 Règlement de l’Hôpital général, op. cit., chap. XII, art. 2.
9 A.H.C.L., Délibérations, vol. 5, 22 janvier 1806, Règlement pour la chirurgie, art. 18.
10 Règlement de l’Hôpitalgénéral, op. cit., chap. XII, art. 5.
11 Méthode ancienne et qui se perpétue longtemps. Cf. GAILLARD (Jeanne), Paris, la ville 1852-1870, Paris, 1977, 687 pages, p. 305.
12 GOUBERT (Jean-Pierre), Malades et Médecins en Bretagne, Paris, 1974, 508 pages, pp. 274-275.
13 PEQUIGNOT (H.), Hôpital et humanisation, Paris, 1976, 191 pages, p. 28. En 1954-1955, à l’Hôtel-Dieu de Paris, 56 % des hospitalisés sont dans ce cas.
14 Définition de l’Encyclopédie Méthodique, citée par BRIDGMAN (R.-F.), op. cit., 346 pages, p. 91.
15 WATTEVILLE (A. de), Rapport à M. le Ministre de l’intérieur sur l’administration des hôpitaux et hospices, Paris, 1851, 404 pages. En 1847, sur la population hospitalisée gratuitement, les hommes représentent 59,62 % du nombre des hospitalisés (enfants exclus).
16 ARMENGAUD (André), La population française au XIXe siècle, Paris, 1971, 125 pages, p. 8.
17 GASTINEL (Sylviane), La population de deux grands hôpitaux, op. cit.
18 PÉQUIGNOT (H.), Hôpital et humanisation, Paris, 1976, 191 pages.
19 GOUBERT (Pierre), op. cit., tome I, p. 100.
20 CANDILLE (Marcel), « Les soins en France au XIXe siècle », Bulletin de la Société française d’histoire des hôpitaux, 1973, n° 28, pp. 33 à 77, note p. 68 la pauvreté des archives médicales.
21 D’après LAUDUN (M.-A.), Rapports sur les fièvres catarrhales observées à Lyon (1806-1814), Lyon, 1814, 46 pages, 2 t., tableau 2.
22 Rhumatismes, paralysie, gale, maladies nerveuses, représentent 11,55 % des maladies repèrées.
23 LAUDUN, Rapport sur les fièvres intermittentes et rémittentes observées à l’Hôtel-Dieu depuis le 1er juin 1806 jusqu’au 1er octobre 1812, Lyon, 1813, 27 pages, p, 12.
24 DESGAULTIERES (Philippe), Compte-rendu des observations faites à l’Hôtel-Dieu sur les maladies régnantes, 1812-1813, Lyon, 1814, 77 pages, p. 40.
25 GOUBERT (Jean-Pierre), op. cit., p. 229.
26 LAUDUN (M.-A.), Constitution médicale ou résumé des maladies observées à l’Hôtel-Dieu, 1812-1813, Montpellier, 1814, 81 pages, pp. 69-70.
27 DESGAULTIERES (Ph.), Compte-rendu, 1811-1812, op. cit., p. 18.
28 Ibid., p. 41.
29 JANSON (Louis), Compte-rendu de la pratique chirurgicale de l’Hôtel-Dieu pendant six années (181 7-1823), Lyon, 1824, 137 pages, p. 44.
30 LAUDUN (M.-A.), Constitution médicale., ., op. cit., p. 62.
31 Id., Rapport sur les fièvres rémittentes, op. cit., p. 23.
32 Id., Constitution médicale, op. cit., p. 63.
33 Id., Rapport sur les fièvres catarrhales, op. cit., p. 25.
34 Ibid., p. 26.
35 DESGAULTIERES, Comptes-rendu... 1812-1813, op. cit., p. 40.
36 Id., Discours sur les dangers de l’esprit de système dans l’étude et l’exercice de la médecine, Lyon, 1806, 35 pages, p. 10.
37 LAUDUN (M.-A.), Rapport sur les fièvres catarrhales, op. cit., p. 25.
38 DESGAULTIERES (Ph.), Compte-rendu, 1811-1812, op. cit., p. 62. Cette habitude existe en Bretagne, cf. GOUBERT (J.-P.), op. cit., p. 229.
39 Id., Des dangers de l’esprit de système..., op. cit., p. 11.
40 LAUDUN (M.-A.), Rapport sur les fièvres catarrhales, op. cit., p. 12.
41 Ibid., pp. 13 et 14.
42 TROLLIET (Michel), Compte-rendu des observations faites à l’Hôtel-Dieu de Lyon, du 1er octobre 1819 au 1er octobre 1822, Lyon, 1823, 92 pages, pp. 8 et 11-12.
43 RICHARD (de Nancy), Discours sur les études du médecin et sur les qualités nécessaires à l’exercice de sa profession, Lyon, 1825, 54 pages, p. 7.
44 DESGAULTIERES (Ph.), Compte-rendu… 1811-1812, op. cit., p. 66.
45 TROLLIET (M.), Compte-rendu des observations faites à l’Hôtel-Dieu de Lyon, du 1er octobre 1822 au 1er octobre 1824, Lyon, 1825, 113 pages, p. 38.
46 TROLLIET (M.), Compte-rendu des observations... 1822-1824, op. cit., pp. 20 et 23.
47 TROLLIET (M.), Compte-rendu... 1819-1822, op. cit, , pp. 76-80.
48 Journal clinique des hôpitaux de Lyon, Lyon, mars 1830, t. I, 580 pages, p. 390.
49 Ibid., pp. 166 à 172 et 175.
50 TROLLIET (M.), Compte-rendu... 1819-1822, op. cit., p. 88.
51 Compte-rendu moral des H.C.L., de l’an X à 1806, 23 jours environ.
52 IMBERT (Jean), L’hôpital français, Paris, 1972, 96 pages, p. 56 : 23,99 jours à Lyon, en 1953.
53 PÉQUIGNOT (Henri), Hôpital et humanisation, op. cit., p. 16.
54 GOUBERT (Jean-Pierre), op. cit., pp. 271 à 274.
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