Chapitre II. Les moyens humains : le personnel
p. 29-42
Texte intégral
1Pour traduire dans les faits son projet moralisateur, l’hôpital compte essentiellement sur un personnel religieux à sa dévotion. En voulant revenir à la tradition, l’administration ne s’aperçoit pas que la société ne peut plus fournir exactement ce qu’elle demande. Par son conservatisme, ses préjugés, ses exigences et ses maigres sacrifices financiers, l’hôpital achève de se priver des moyens d’atteindre son but : avoir un personnel stable et indéfectiblement lié à ses établissements.
1 – Condition juridique et matérielle des personnels religieux
2Largement majoritaire, chargé de la plupart des tâches, le personnel religieux se subdivise en deux catégories, tant pour les hommes que pour les femmes. Les prétendants et prétendantes, recrutés par l’un ou l’autre hôpital, sont de véritables auxiliaires qui peuvent partir, ou être renvoyés, à tout moment, alors que les frères et les sœurs, anciens prétendants qui ont reçu la croix, sont assurés de finir leurs jours à l’hôpital, ont droit à des congés, sont habillés, logés et nourris, exercent quelque responsabilité et ne dépendent que du conseil d’administration, ce qui les garantit contre les renvois et punitions arbitraires de l’économe de l’hôpital où ils travaillent1. Mises à part ces quelques règles coutumières, les hospitalières n’ont pas de statut légal aux yeux de la loi et pas de règlement ni de supérieure à l’intérieur des hospices. Il y a là une volonté de l’administration d’exercer sans limite sa souveraineté. Au préfet qui demande, en 1807, le statut des sœurs, elle répond sans détours : « elles n’ont aucun statut ; elles n’ont aucune supérieure, elles suivent les règlements très sages que depuis longtemps leur a donné l’administration et qu’elle peut changer quand il y a lieu par ses délibérations... (ceci assure) cette unité de pouvoirs qui seule peut assurer l’ordre, le bien du service et maintenir la prospérité de ces grands établissements 2. Lyon réussit à échapper aux effets du décret du 18 février 18083 sur les congrégations religieuses, car le gouvernement cède devant les menaces à peine voilées d’une démission des administrateurs. L’institution de deux catégories est aussi une garantie d’obéissance et un moyen de stimuler à peu de frais le zèle du personnel : « Après huit ou dix ans de service l’administration « croise » quelques-unes de ces prétendantes... c’est-à-dire qu’après examen il est passé un acte en bureau qui n’est que l’assurance, qu’à moins de faute grave, la personne pourra terminer ses jours à l’hôpital ». L’hôpital y trouve aussi son compte puisque « dès l’instant qu’une sœur est reçue ses gages sont réduits à presque rien, mais son entretien est entièrement à la charge de la maison ». Ajoutons qu’aucune règle, même coutumière, ne préside aux promotions au rang de sœur dont « ce qui existe du costume et surtout la solennité avec laquelle ces pieuses et intéressantes jeunes filles reçoivent la croix qu’elles portent toujours devant elles suffisent pour exciter leur dévouement soutenu par la perspective d’un asile assuré ». Les justifications de l’existence de frères de même statut ne diffèrent guère des précédentes : « il existe des ouvriers maçons et charpentiers attachés à nos hôpitaux et ils y ont la qualité de frères et servent avec un salaire modique... leur zèle et leur désintéressement sont bien au-dessus de ce qu’on pourrait espérer d’entrepreneurs mus par le seul intérêt... et ils ont une subordination qu’on attendrait difficilement d’ouvriers étrangers ». Enfin, « la vue de leur costume, de la plaque des hospices ne contribue pas peu à attirer des aumônes aux hôpitaux ».
3A ce paternalisme, l’administration ajoute deux principes déjà bureaucratiques ; la hiérarchie et « l’interchangeabilité »4. « Dans chaque emploi ou infirmerie l’une des plus anciennes sœurs est établie cheftaine et a l’inspection de toutes les autres, afin qu’il y ait unité dans chaque partie de ces vastes machines »5. En dessous, les sœurs croisées sont placées dans les différents emplois, « passant des premiers emplois à ceux qui pourraient paraître les plus répugnants ». Enfin les prétendantes, qui exécutent les mêmes travaux, mais sous les ordres des précédentes. La rotation souvent rapide entre des emplois très éloignés comme la taillerie et les infirmeries est évidemment un moyen supplémentaire aux mains de l’administration. L’encadrement religieux est le premier élément sur lequel l’hôpital compte pour s’assurer la fidélité des frères et sœurs. Placés sous le contrôle conjoint du maître-spirituel (premier aumônier) et de l’économe (directeur de l’hôpital) pour leur réception6, les frères et sœurs dépendent, dans leur service, de plus en plus du premier.
4La volonté d’identifier service dans l’hôpital et service divin se lit nettement dans le rituel de la cérémonie de croisure7 : « servir dans l’hôpital c’est se charger de la croix de J.C. pour le suivre avec joie et sans hésiter ». Il faut donc renoncer au monde puisque « la véritable grandeur et le vrai bonheur consistent dans la pratique des abaissements, de la pauvreté et des souffrances pour l’amour de J.C. Notre-Sauveur ». Il ne faut donc compter que sur Dieu, sa miséricorde, et voir dans la croix « un gage assuré de l’amour de J.C. et la preuve qu’il vous admet au nombre de ses serviteurs et de ses servantes ». Hors de cette cérémonie, des instructions mensuelles ont pour mission d’enseigner les « devoirs généraux des chrétiens et les obligations de l’état qu’ils ont embrassé ». Ainsi servir l’hôpital c’est servir Dieu, et tout attendre du second et rien du premier. Le système, original mais pas unique8, a été souvent vanté9 et le prestige des sœurs hospitalières semble grand.
5Une fois entrés, prétendants et prétendantes, frères et sœurs sont soumis à de rudes conditions : faisant « tout le service de la maison à part les travaux qui exigent de la force », pour les femmes, « les travaux de peine tels ceux de buandiers, bouchers, boulangers, maçons, charpentiers, portefaix », pour les hommes. Les employés commencent leur journée à quatre heures et la finissent à vingt heures, sauf veillée de nuit. Ce travail est très faiblement rétribué : 80 F pour les prétendantes, 24 F par an pour les sœurs (36 F après 1803 ; 40 F après 1819), dont presque tous les besoins sont pris en charge par l’hospice. Les frères sont plus avantagés car, à leurs 48 F annuels, une bonne partie d’entre eux ajoutent des gratifications pratiquement garanties. En dehors du logement (en dortoir) et de la nourriture, les sœurs touchent quelques avantages en nature :
6– Dès l’an XIII on renoue avec l’ancienne tradition d’envoyer les sœurs se reposer dans la maison de Montessuy, lors de leurs congés. L’envoi en cure thermale, né à La Charité à la fin du XVIIIe siècle, reprend lui aussi et se développe10.
7– A partir de 1818, dix nouvelles places d’incurables, prévues dès 1810, sont réservées aux proches parents des frères et des sœurs. Fixer le personnel au moindre coût est l’une des tactiques mise en œuvre par les hôpitaux, à l’image de beaucoup d’employeurs du temps. Il ne faut cependant pas prêter au projet administratif plus de cohérence qu’il n’en a. Dans un domaine aussi fondamental que celui du nombre des employés, l’hôpital est incapable de se fixer des objectifs et de définir un taux d’encadrement idéal. Le personnel s’accroît de façon inconsidérée : avec 183 personnes pour les deux hôpitaux en 1802, le taux d’encadrement est bien en dessous des normes habituelles, au moins pour La Charité. Le rattrapage semble effectué dès 1806 pour l’Hôtel-Dieu, vers 1820 pour La Charité. Le personnel s’accroît à nouveau modérément à partir de 1820, rapidement après 1825 jusqu’à atteindre plus de 400 personnes à la veille de la révolution de 1830, dépassant largement les normes ministérielles11. Cette croissance est parallèle à une réduction du personnel civil mais elle fait bien plus que de la compenser. L’absence de véritable sélection à l’entrée, le partage des responsabilités entre économes, aumôniers et administration expliquent partiellement cette croissance. Plus généralement il semble bien que ce soit « l’offre » qui ait ici l’initiative.
2 – Une instabilité générale12
8Cet accroissement du personnel masque des mouvements plus profonds créés par des entrées et des sorties perpétuelles. Pour augmenter son personnel de 250 personnes entre 1802 et 1830, il a fallu en embaucher 868 : il faut donc 3 à 4 personnes pour faire un nouvel employé13. Pour le seul Hôtel-Dieu, il en faut plus de 5, tandis que La Charité limite cet inconvénient par le recours aux enfants qu’elle a élevés. En moyenne, les entrées représentent 10 % des présents, et même plus pour l’Hôtel-Dieu. Si un employé sur dix est un arrivé récent, un sur quinze est sur le point de partir. Ce phénomène de « passoire » est plus accentué chez les hommes que chez les femmes : à l’Hôtel-Dieu les nouveaux arrivés forment 17 % des employés, et il a tendance à s’accroître, même chez les sœurs puisque les entrantes y constituent plus de 10 % du total après 1820. Entrées et sorties ont aussi un caractère spasmodique variant du simple au triple à l’Hôtel-Dieu et bien plus encore à La Charité. L’instabilité est donc bien la caractéristique principale des entrées.
9Ces variations des entrées et sorties ont des répercussions sur les carrières des gens entrés dans les hôpitaux ; il faut ici distinguer entre deux cas opposés, au moins à l’Hôtel-Dieu : ceux qui deviennent frères ou sœurs y font de très longues carrières, plus de vingt ans pour les 70 % d’entre eux, et plus de cinquante pour un quart. Seule la mort termine ces carrières (64,56 %), à moins que l’on préfère se retirer finir ses jours dans sa famille.
Durée des carrières des frères et sœurs de l’Hôtel-Dieu (en % du nombre des carrières)
Sœurs | Frères | Frères + sœurs | |
– de 10 ans | 0,75 | 12,50 | 4,90 |
10 à 20 ans | 8,33 | 19,44 | 10,41 |
20 à 50 ans | 43,93 | 51,38 | 46,56 |
+de 50 ans | 46,96 | 16,66 | 36,27 |
10Le tableau est encore plus émouvant pour les seules sœurs de l’Hôtel-Dieu : 90 % restent plus de vingt ans et 47 % plus de cinquante ans. La Révolution n’atténue guère le phénomène puisque 41 % des sœurs recrutées après 1802 vouent plus de cinquante ans de leur vie au service de l’hôpital.
Évolution des carrières des sœurs de l’Hôtel-Dieu, entrées : (en % du nombre des carrières)
Avant la Révolution | Pendant la Révolution | Après la Révolution | ||
– de 10 ans | 2,70 | (exerçant de | ||
10 à 20 ans | 2,32 | 13,51 | 9,80 | 1802 à 1830) |
20 à 50 ans | 48,83 | 31,57 | 49,01 | |
+ de 50 ans | 48,83 | 54,05 | 41,17 |
11Ce personnel ne représente pourtant que le quart du total, et pour les autres l’image est diamétralement opposée : 43,67 % des prétendants des deux sexes restent moins d’un an à l’hôpital, et 85 % moins de cinq ans.
Durée des carrières des prétendants des deux sexes (Hôtel-Dieu) (en % du nombre des carrières)
Hommes | Femmes | Deux sexes | |
– de 1 an | 47,10 | 55,72 | 43,67 |
1 à 5 ans | 42,56 | 30,56 | 41,86 |
5 à 10 ans | 8,67 | 9,19 | 10,56 |
+ de 10 ans | 1,65 | 4,45 | 3,65 |
12Plus marqué pour les hommes, le phénomène a tendance à s’accentuer dans la troisième décennie du siècle.
13On peut de suite faire un sort à deux explications partielles : il est vrai que les perspectives de « promotion » au rang de frère ou de sœur deviennent de plus en plus rares et lointaines. La durée de la prétendance, fixée entre six et dix ans sous l’Ancien Régime, a tendance à s’accroître : elle dure de huit à dix ans pour ceux entrés entre 1802 et 1805, treize à quinze ans après, et de quinze à dix-huit ans pour ceux entrés après 1809. De plus, seule une minorité accède à la croisure : les deux-tiers des entrées de 1802-1804 parviennent à cette cérémonie, le quart entre 1805 et 1823, et seulement 15 % après cette date. Malgré cela, c’est dans les « qualités » du personnel qui entre qu’il faut chercher les raisons essentielles de ces courtes carrières. Avant d’en passer à l’étude de ce personnel lui-même, il faut mettre à part le cas de l’hospice de La Charité : le personnel religieux ne représente qu’une plus faible partie du total à cause de la présence de « desservants ». En plus, près de 60 % de ce personnel est recruté parmi les enfants de La Charité, et les sœurs et frères y sont majoritaires (63,24 %). Si les carrières de ces derniers sont plus courtes qu’à l’Hôtel-Dieu, celles des prétendants sont au contraire plus longues.
Durée des carrières à La Charité A – Frères et sœurs
Frères | Sœurs | Ensemble | |
– de 10 ans | 33,33 | 1,96 | 12,82 |
10 à 20 ans | 25,92 | 9,80 | 15,38 |
20 à 50 ans | 33,33 | 64,70 | 53,84 |
+de 50 ans | 7,40 | 23,52 | 17,94 |
B – Prétendants et prétendantes
Prétendants | Prétendantes | Ensemble | |
– de 1 an | 18,42 | 0,00 | 7,29 |
1 à 4 ans | 28,94 | 22,41 | 25,00 |
5 à 10 ans | 31,57 | 18,96 | 23,95 |
10 à 20 ans | 7,89 | 46,55 | 31,25 |
+ de 20 ans | 13,15 | 12,06 | 12,50 |
14Les conditions d’arrivée des employés religieux de l’Hôtel-Dieu peuvent rendre compte en partie de cette instabilité chronique. Il ne s’agit, bien sûr, que de notations partielles qui n’ont pas la prétention de juger la valeur de l’engagement des hospitalières. L’entrée à l’hôpital semble souvent le fruit d’un accident familial ou d’une solidarité locale ou professionnelle, surtout pour les hommes.
15Pour les femmes, le phénomène est plutôt sporadique et d’une grande diversité. L’arrivée groupée de plusieurs personnes d’un même village est la preuve la plus simple de ces filières géographiques qui ont nourri l’exode rural et « bénéficient » à l’hôpital14. Très souvent, le départ groupé vient terminer un séjour bref15. Les arrivées plus étalées de villages éloignés relèvent du même phénomène, mais plus élaboré : une fille joue le rôle d’éclaireuse, et quelques années plus tard arrive une deuxième candidate et parfois une troisième. Les liens familiaux renforcent parfois les liens géographiques. Il arrive que ce type de recrutement donne naissance à des carrières longues, mais la plupart du temps elles s’étalent de trois ans à quelques jours. Dans certains bourgs, isolés au milieu de régions faiblement foumisseuses, le mouvement prend plus d’ampleur, comme à Crémieu (Isère), Novalaise (Savoie), et Yssingeaux (Haute-Loire). Ici les deux mécanismes précédemment décrits interfèrent. Dans la majorité des cas, recrutement par osmose géographique et carrière courte se conjuguent.
16Chez les hommes, le phénomène prend une plus grande vigueur avec le versant occidental des monts du Lyonnais centré sur Chazelles (Loire) et Saint-Symphoricn-le-Château (aujourd’hui sur Coise, Rhône). Douze communes ont à elles seules fourni cinquante-quatre membres du personnel masculin de l’Hôtel-Dieu, soit 14,40 % de l’effectif total recruté. Dans ce rectangle de 18 x 12 kms, seules quatre communes sur seize sont restées étrangères au mouvement qui touche parfois plus les petites communes que les grandes : si l’on retrouve en tête Chazelles et Saint-Symphorien, elles sont talonnées par des communes souvent très petites comme Larajasse ou Laubépin. Le phénomène est d’autant plus saisissant que cette région n’a joué qu’un faible rôle dans la croissance de la population lyonnaise au XIXe siècle16. L’explication est, bien sûr, religieuse dans ce canton, où « la Révolution qui a dévoilé ailleurs tant de turpitudes n’a fait ici que mettre en évidence les principes religieux dont toute la population est animée »17, qui fournit de nombreux élèves au séminaire et reste le terrain d’élection de nombreux établissements religieux18. Cependant, la quasi absence de personnel féminin originaire de ce canton19 laisse penser qu’une certaine surpopulation relative a également pu jouer son rôle20, bien que le recrutement ne soit qu’en faible majorité paysan (58 %). Faute d’explication totale, on peut noter que la tradition déjà bien établie avant la Révolution (les originaires de la région forment en 1802 le quart des survivants des entrées prérévolutionnaires) atteint son apogée entre 1800 et 1810, où la région fournit 23,5 % des entrées masculines, avant de se stabiliser autour de 10 % dans les deux décennies suivantes. Concrètement, elle se nourrit des arrivées groupées, du rôle de certaines familles et de milieux professionnels (les chapeliers de Chazelles).
17Hors de ces solidarités géographiques, d’autres faits jouent un rôle essentiel pour rendre compte des arrivées. Le seul événement de la vie familiale dont les archives aient gardé quelques traces est le décès de l’un ou l’autre parent. On ne saurait affirmer positivement que le décès joue directement un rôle dans l’entrée à l’hôpital, car on en ignore la date. Deux arguments font néanmoins pencher en faveur de cette dernière interprétation : si les 25 % d’orphelins que l’hôpital recrute ne sont pas un chiffre exceptionnel, le fait que le pourcentage s’élève à mesure que l’âge d’entrée s’abaisse et soit plus important chez les prétendantes (25 %) que chez les sœurs, semble montrer une liaison entre décès d’un parent et entrée à l’hospice. La surreprésentation de deux groupes professionnels, les cabaretiers et les professions du voyage, doublée de séjours très court, laisse penser que l’entrée à l’hôpital peut résulter du hasard des déplacements. Peut-on hasarder à partir de tout cela que pour le personnel l’hospice peut être plus un asile qu’un lieu de travail, ce qui expliquerait, au contact de la réalité, la courte durée des séjours et l’abondance des départs précipités ?
3 – De pauvres hères
18Qu’ils soient venus par nécessité, par hasard ou par vocation, prétendants et prétendantes des deux hôpitaux sont issus des couches les plus modestes de la population. Plutôt que de faire un portrait commun de l’employé des hospices qui confondrait tout, nous en tenterons plusieurs qui tiennent compte des lignes de fracture qui divisent le personnel selon leur appartenance à l’un ou l’autre hôpital, leur sexe et leur carrière (ceux restés prétendants et ceux devenus frères ou sœurs).
19Le modèle le plus répandu est celui de l’hospitalière de l’Hôtel-Dieu : entrée entre dix-huit et vingt-cinq ans, mais parfois plus tôt (19,95 %), elle vient dans neuf cas sur dix de la région lyonnaise malgré la réputation, un peu surfaite, des hospices de Lyon.
Origine géographique des sœurs et prétendantes de l’Hôtel-Dieu
Sœurs | Prétendantes | Ensemble | |
Lyon et faubourgs | 47,48 | 28,36 | 35,90 |
Rhône | 23,46 | 23,27 | 23,34 |
Reste région | 22,90 | 40,72 | 33,70 |
Autres | 6,14 | 7,63 | 7,04 |
20Parmi les autres, il s’agit souvent de montagnardes, savoyardes ou dauphinoises21. Si Lyon représente plus d’un tiers des entrantes, la part des rurales reste majoritaire.
Rurales et urbaines parmi les hospitalières de l’Hôtel-Dieu
Sœurs | Prétendantes | Ensemble | |
Rurales | 47,62 | 61,44 | 55,70 |
Urbaines | 52,38 | 38,56 | 44,30 |
21Encore faut-il remarquer que beaucoup viennent de bourgs ruraux, certes, mais touchés par l’industrie ou situés sur des voies de communication comme les bourgs de la route de Genève (Miribel, Montluel, Meximieux). Socialement le monde de l’artisanat l’emporte d’assez loin devant les agriculteurs et les autres catégories. Le fait majeur est l’exclusion des classes moyennes et supérieures, uniquement représentées par un huissier, deux chirurgiens et vingt-huit petits commerçants.
Origine sociale des hospitalières de l’Hôtel-Dieu
Sœurs | Prétendantes | Total | |
Agriculteurs | 30,40 | 41,41 | 37,68 |
Artisans | 56,75 | 40,67 | 46,61 |
Marchands et petits commerçants | 10,81 | 11,19 | 10,62 |
Autres | 2,02 | 7,71 | 5,07 |
22L’image souvent colportée avec complaisance de la sœur issue des classes supérieures et sauvant sa classe par son dévouement n’a pas cours à l’époque, ni à Lyon ni vraisemblablement ailleurs22.
23Dans le même hôpital les hommes, arrivés légèrement plus âgés, sont plus rarement lyonnais, majoritairement ruraux et semblent moins qualifiés et moins attachés à l’hospice.
Différence des recrutements masculins et féminins (Hôtel-Dieu)
Hommes | Femmes | |
+ de 25 ans | 22,10 | 3,15 |
Agriculteurs | 56,68 | 37,68 |
Nés à Lyon | 22,40 | 35,90 |
24Les différences entre frères et prétendants, déjà notées dans les carrières, s’expliquent par des différences sociologiques au moins chez les femmes. Entrer entre vingt et vingt-cinq ans, être fille d’un maître artisan de Lyon, tel est le profil idéal pour espérer recevoir un jour la croix. Un âge trop élevé ou bas, une origine rurale ou lointaine, un père cultivateur, sont autant de handicaps pour une longue carrière hospitalière. Toute comparaison avec La Charité est faussée par la présence massive, déjà notée, d’un personnel né dans l’hospice ou y ayant été recueilli très jeune : on y retrouve (pour le personnel d’origine externe) la même domination des origines régionales, les mêmes contrastes entre femmes et hommes (ces derniers plus âgés, plus ruraux, plus forains). Globalement, c’est l’âge plus élevé des serviteurs de La Charité (lors de leur entrée) qui fait la principale différence avec l’autre hôpital.
25Seul l’Hôtel-Dieu permet une étude des variations chronologiques de ce recrutement, mais le mouvement y apparaît nettement : les prétendantes (qui ne deviennent jamais sœurs) sont, de 1815 à 1830, majoritairement rurales, de moins en moins lyonnaises (13 % entre 1820 et 1830), et la ruralisation touche aussi les sœurs et le personnel masculin dans lequel l’effondrement du recrutement lyonnais, l’arrivée massive des fils d’agriculteurs, témoignent du même phénomène.
26Les indications sur le niveau culturel sont très partielles mais guère encourageantes. Si l’analphabétisme n’est pas de règle, comme l’affirment certains contemporains malveillants, il n’en reste pas moins que 15,38 % des sœurs et 10,71 % des frères ont été incapables de signer le registre lors de leur croisure23. Entre 1821 et 1825, quelques registres d’appointement indiquent 6,08 % d’analphabètes (toutes catégories confondues) avec une surreprésentation chez les hommes (11,50 %) et chez les prétendants des deux sexes (13,29 %)24. Malgré ses décisions précoces, l’administration n’a pas réussi à faire disparaître complètement la chose dans son personnel25.
27Les caractéristiques de ce personnel, au rôle central, laissent mal augurer des chances de modernisation de l’hôpital : le noyau stable des sœurs peut faire barrage aux nouveautés et leur présence peut expliquer la perpétuation de l’ancien rôle de l’hôpital, alors que les prétendantes, constamment renouvelées, n’ont guère le temps d’acquérir les quelques notions de médecine qui pourraient rendre l’hôpital moins inefficace. Ajoutée à un niveau social et culturel médiocre, cette instabilité ne semble pas même garantir le triomphe des vues administratives, plus traditionnelles mais nécessitant un personnel converti aux bienfaits de l’ordre moral, ce qui ne semble pas être le cas.
28La réalité dément la théorie : le personnel ainsi recruté s’apparente plus aux ouvriers de ce temps qu’aux congrégations religieuses.
4 – Le personnel civil
29L’hôpital emploie trois catégories d’employés civils : les bureaux sont animés par des « officiers » (économes, secrétaire général) entourés par quelques chefs de bureaux et commis. Tout en bas de la hiérarchie, les plus basses tâches sont confiées soit à des ouvriers civils, soit, à La Charité au moins, à des pensionnaires de l’hospice appelés desservants. On se bornera à examiner si ce personnel peut représenter en réalité ou dans l’esprit de l’administration, une chance de renouveau.
30Mis à part les employés des bureaux, les simples nombres sont difficiles à établir car les desservants sont rarement comptabilisés. On est mieux renseigné sur les bureaux : services communs (secrétariat général, agence de contrôle, agence des immeubles, agence des rentes), secrétariat de l’Hôtel-Dieu, bureaux de la Charité emploient au total 45 personnes en 1802 et 49 en 1830. Avec de tels chiffres, l’hôpital est loin de l’ère bureaucratique.
31La qualité ne semble pas être l’apanage du bas personnel. Il est vrai que les emplois offerts ne demandent guère de qualifications. A l’Hôtel-Dieu, 55 % des emplois sont des emplois d’hommes de peine, le reste est formé de petits métiers (garçons boulangers, garçons bouchers, portiers, suisses), à l’exception de rares métiers plus qualifiés (charpentier, vitrier). A La Charité, sur 148 employés connus, 42 % sont des manœuvres (pompeur, fossoyeur, bassinier, tricoteuse, peigneuse), et si l’on y ajoute les cordonniers et tailleurs, on atteint 65 % du total. Il ne reste qu’une minorité d’employés de bureaux et d’agents chargés de la surveillance ou de l’enseignement des enfants. A l’Hôtel-Dieu, les ouvriers externes sont en majorité des- ruraux (68 %) souvent venus d’autres régions (26,94 %), qui pour 80 % d’entre eux restent moins d’un an à l’hôpital26. Pourtant, les candidats n’abondent pas, au point que l’hôpital utilise les prisonniers de guerre autrichiens, allemands et espagnols en 1813-1815.
32Le panorama est évidemment différent pour les officiers supérieurs, mais il pose d’autres problèmes : on connaît assez mal ceux qui se sont succédés aux économats et au secrétariat général. Il semble que le temps ne leur manque pas et qu’ils ne risquent pas de contrarier les options de l’administration. Le cas est confirmé pour Larade de Mauzé, économe de La Charité, apparemment nommé pour compenser sa ruine due à la Révolution et le dédommager de ses services dans l’armée de Condé. En général, l’expérience professionnelle compte peu pour la nomination. En 1811, c’est Deroire qui est nommé économe de l’Hôtel-Dieu malgré l’impressionnant récit de ses échecs, qu’il décrit candidement. L’hôpital recrute-t-il ses employés comme ses administrés, par pitié, ou y a-t-il d’autres raisons à cette surprenante nomination ? Seul des cas connus, Hureville a quelque expérience en matière de gestion hospitalière : né à Charolles en 1771, il est directeur de l’hôpital de Cuers (83) en l’an IV, puis économe militaire à l’hôpital n° 2 de Rome en l’an IX ; il présente quelques certificats et a le soutien du Préfet de l’Ain. Comme pour le personnel religieux, l’hôpital préfère des serviteurs fidèles à des serviteurs compétents.
33Économie et discipline sont les deux buts de l’administration en matière de gestion du personnel civil, ce qui n’exclut point les revirements. Continues sont les tentatives pour réduire le personnel des bureaux : on fait cumuler deux fonctions par un même employé, on remplace le pharmacien civil par deux frères reçus pharmaciens, on fusionne le secrétariat général et l’agence des bâtiments. Par contre, l’hôpital hésite, pour ses employés supérieurs, entre l’internat et l’externat. Faut-il mieux nourrir et loger les employés ou au contraire les rendre externes en augmentant leurs traitements ? Jusqu’aux années 1820 c’est la première solution qui l’emporte. Le temps des difficultés financières venant, cette politique se durcit : il s’agit de rapprocher le plus possible les commis des frères et en pratique de prendre en compte les avantages en nature pour peser sur les traitements. Mais, très vite, la présence de ces commis civils entraîne des atteintes au règlement et l’impératif financier doit céder. Regrettant que les places de bureau ne soient pas occupées par des frères, l’hôpital se résigne à leur donner un statut d’externe, malgré la dépense supplémentaire prévisible. Pour vouloir un personnel laïc attaché à ses établissements, l’hôpital a bien souvent sacrifié la qualité et la compétence sans même y trouver un profit financier évident.
34Ce premier contact établi entre l’hôpital et la société révèle une première discordance entre l’idéal et la réalité. Le personnel recruté vient en partie des « bas-fonds » de la société : par ses expériences antérieures, il n’est guère prédisposé à devenir un zélateur de l’ordre moral ou de l’ordre médical. On est tenté de soupçonner que pour beaucoup, s’employer aux hospices c’est trouver un asile temporaire lorsqu’on n’est ni malade ni infirme pour y entrer en tant que pensionnaire. Le phénomène n’a pu échapper aux administrateurs, mais jamais ils n’eurent de discussion approfondie sur la réalité de leur personnel. En fait, ils tolèrent cet état de fait parce qu’il les conforte dans leur rôle de bienfaiteurs des misérables et qu’ils ne peuvent résister à une idée si courante dans le peuple.
Notes de bas de page
1 CROZE (Auguste), Les sœurs hospitalières des Hospices civils de Lyon, Lyon, 1937, 148 pages.
2 A.D.R., 1 X, liasse 5, dossier 3, Lettre du Préfet, 25 novembre 1807, et Réponse de l’administration, 28 novembre 1807.
3 DURIEU (E.), ROCHE (Germain), Répertoire des établissements de bienfaisance, Paris, 1842, 2 vol., 603 et 851 pages.
4 CROZIER (Michel), Le phénomène bureaucratique, Paris, 1963, 413 pages.
5 A.D.R., 1 X, liasse 5, dossier 3, Lettre au Préfet, 28 novembre 1807 ; c’est la seule fois que l’administration compare les hôpitaux à des machines (Cf., TENON, cité in FOUCAULT et alii, les Machines à guérir (aux origines de l’hôpital moderne), Paris, 1976, 199 pages, p. 1).
6 POINTE (J.-P.), Histoire topographique et médicale du Grand Hôtel-Dieu de Lyon, Lyon, 1842, 441 pages, p. 98.
7 Manuel à l’usage de MM. les Administrateurs, op, cit.
Règlement de l’hôpital de La Charité, op. cit., chap. III, art. 5 et 10.
8 LEBRUN (François), Les hommes et la mort en Anjou du XVIe au XVIIIe siècles, Paris, 1971, 561 pages, p. 250, mentionne l’existence de sœurs sans congrégation à La Flèche, à la fin du XVIIIe. QUETEL (Claude), Le Bon Sauveur de Caen ; les cadres de la folie au XIXe siècle, thèse Paris IV, 1976, 2 vol. dactyl., 691 pages, signale trois étapes dans la carrière des sœurs.
9 TENON, Mémoires sur les hôpitaux de Paris, Paris, 1788, 472 4+ LVIII pages, chap. IV.
10 CROZE (Auguste), op, cit., p. 94.
11 Ce surencadrement n’a rien d’exceptionnel’ cf. TENON, op. cit., et HUSSON (A.), Études sur les hôpitaux, Paris, 1862, 607 pages.
12 D’après les registres du personnel :
Hôtel-Dieu : Registre communauté, 1806-1827
Registre communauté, 1828-1847
Admission des prétendants, 1735-1806.
Charité : Registre des employés ouvert le 23 septembre 1805.
13 TREMPE (Rolande), Les mineurs de Carmaux, 1848-1914, Paris, 1963, 2 vol., t. 1, p. 142, cite le chiffre de 5 pour 1, en 1900.
14 MERLIN (Pierre), L’Exode rural, Paris, P.U.F., 1971, 350 pages (Cahiers de l’LN. E.D., n° 59), pp. 44, 62.
15 QUETEL (Pierre), op. cit., pp. 304 à 307, cite à une époque plus tardive les mêmes phénomènes chez les gardiens du « Bon Sauveur ».
16 GARRIER (Gilbert), Paysans du Beaujolais et du Lyonnais, Grenoble, 1973, tome 1, 714 pages, p. 113.
17 COCHARD, « Notice historique et statistique sur le canton de St-Symphorien-le-Château », Archives historiques et statistiques du département du Rhône, tome IV, pp. 135 à 152.
18 GARRIER (Gilbert), op. cit., p. 320.
19 Ibid., p. 106 : deux filles émigrent pour 1 garçon.
20 QUETEL (Claude), op. cit., p. 304, invoque le morcellement des propriétés.
21 CHATELAIN (Abel), « La formation de la population lyonnaise : les apports savoyards au XVIIIe », Revue de Géographie de Lyon, 1951, pp. 345-350. Id., « L’apport d’origine montagnarde », Revue de Géographie de Lyon, 1954, pp. 91 à 115.
22 HUSSON (A.), op. cit., p. 179.
23 D’après les registres d’entrée. Hôtel-Dieu, série K, Communauté, 1806-1827.
24 A.H.C.L., série K, Registre des appointements, 1821-1825 (Hôtel-Dieu).
25 A.H.C.L., Délibérations, vol. 1, 2 germinal an XI et vol. 4,13 germinal an XIII prévoyant l’instruction des frères et sœurs.
26 D’après les Registres d’entrée du personnel des hôpitaux : A.H.C.L., Hôtel-Dieu, série K, Registre de la Communauté : jour d’entrée des ouvriers employés dans cet hospice, 1806-1827 ; – A.H.C.L., Charité, série K, Registre des Employés, 1871-1804, 1804-1828 et 1834.
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