Chapitre 1. L’ancien contre le nouveau
p. 179-181
Texte intégral
1Représentez-vous les derniers jours de l’Union Soviétique. Songez aux dirigeants les plus haut placés du système. Ces hommes n’étaient pas foncièrement mauvais, même si, à l’époque du stalinisme notamment, le système a connu son lot de psychopathes. Sous bien des aspects, ils étaient plutôt ordinaires et, à les rencontrer dans une soirée, ils auraient facilement pu passer pour des individus ouverts et raisonnables. À quelques exceptions près, ils n’étaient pas scandaleusement riches. Et ils ne vivaient pas dans la société florissante que l’URSS de leur enfance leur avaient précisément promise. À la fin des années quatre-vingt, tout le monde savait que le système avait échoué ; pourtant, très peu nombreux étaient ceux qui étaient prêts à franchir le pas pour libérer leur société du contrôle étatique.
2Pourquoi ? Pourquoi ces « dirigeants » n’ont-ils pas essayé d’améliorer leur société ? Pourquoi n’ont-ils pas volontairement fait l’effort d’aller vers un autre système de maîtrise ?
3Nul besoin d’être profond psychologue pour répondre à cette question. Les choses allaient peut-être mal, mais quelle assurance pouvaient-ils avoir que pour eux et leur famille la situation serait meilleure avec un autre système ? Quelle motivation les aurait poussés à relâcher leur mainmise sur la société quand le résultat escompté promettait si peu de garanties ? À l’image de la direction d’une entreprise à succès, ils pouvaient voir comment améliorer le système à la marge en restant aux commandes, mais il ne pouvaient pas avoir la moindre certitude qu’un changement radical de stratégie les conduirait vers des résultats meilleurs.
4 (On saisit mieux maintenant la portée de l’histoire du géant malveillant. On peut tout à fait croire que les dirigeants de l’Union Soviétique savaient que leur société se porterait globalement mieux si elle était libre, mais ils savaient aussi qu’ils ne seraient pas en mesure de récupérer un profit suffisant de ce mieux-être social pour continuer à jouir personnellement de leur bien-être.)
5Considérons maintenant les responsables des compagnies dominantes sur le marché face à une technologie de rupture. Quelle réponse rationnelle vont-ils adopter ? Leur situation est-elle en quoi que ce soit différente ?
6Les doctrinaires du marché partent du présupposé que ces acteurs économiques ne réagiraient pas comme les Soviétiques. Ils présupposent que les dirigeants de ces entreprises aussi archaïques que lentes à se mouvoir, de ces dinosaures de l’ère industrielle, seraient prêts à leur faire prendre instantanément un virage qui les métamorphoserait en quelque chose de complètement différent.
7Mais qui peut croire cela ? Face à une technologie de rupture qui menace leur mode de vie, leur façon de faire des affaires, leur vision du marché, pourquoi ces dirigeants abandonneraient-ils volontairement leur situation acquise pour s’engager sur un marché différent, aux perspectives incertaines ? Pourquoi le scénario de Christensen ne saute-t-il pas aux yeux, comme toutes les vérités profondes, quand on se trouve face à lui ?
8Encore plus évident, pourquoi attendrions-nous des dirigeants de ces entreprises dominantes qu’ils utilisent le pouvoir dont ils disposent pour autre chose que se mettre à l’abri ? Plutôt que de céder à cette nouvelle technologie, ne vont-ils pas prendre des mesures pour protéger l’ancien contre le nouveau ?
9Quelles seraient alors ces mesures ? Dans notre exemple, les anciens Soviets disposaient d’un grand nombre d’outils qu’ils pouvaient utiliser. Le plus simple était de se servir de la loi pour ralentir les innovations qui remettaient leur pouvoir en cause. Ils pouvaient aussi utiliser leur puissance sur le marché pour refroidir les innovateurs désireux de contester leur position dominante ; ou bien avoir recours aux normes pour clouer les déviants au pilori ; ou encore utiliser la structure, l’architecture industrielle pour décourager les innovations. Chacune de ces stratégies aurait pu aider les Soviets d’alors à renforcer leur pouvoir, chacune aurait pu être mise en œuvre pour désarmer la contestation.
10 La suite de ce livre raconte comment nos « vieux Soviets » à nous sont précisément en train de faire la même chose avec Internet. La comparaison avec les Soviets est injuste, mais elle est exacte. Des changements menacent la puissance de ceux qui sont actuellement au pouvoir ; en réaction, ils travailleront à se protéger contre ces changements. Il faut détailler les efforts qu’ils ont fournis pour transformer Internet et son environnement juridique pour mieux se protéger. Certaines de ces transformations sont de nature juridique, d’autres sont techniques, d’autres encore s’appuient sur le pouvoir du marché. Mais elles sont toutes inspirées par le désir de faire en sorte que cette révolution ne vienne rien bousculer – à leurs dépens.
11Il n’y a là rien d’immoral. Ce n’est pas la bataille du bien contre le mal. Les actionnaires réclament que les gestionnaires maximisent leurs profits et nous ne saurions attendre des managers qu’ils fassent autre chose.
12Mais même si, de leur point de vue, c’est ainsi que vont les affaires, cela ne veut pas dire que tout le monde doit rester les bras croisés. Il est important de ne pas laisser transformer Internet sans intervenir. Leurs intérêts ne sont pas les nôtres, et ceux qui accordent une certaine valeur à l’environnement créatif apporté par Internet devraient avoir des raisons de résister aux changements que je vais maintenant décrire.
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