Avant-propos
p. I-V
Texte intégral
1L’Avenir des idées doit être accueilli comme un grand manifeste politique. À l’égal des meilleurs textes de ce genre audacieux, il offre une grille de lecture de notre monde, identifie des lignes de clivage incontestables et donne de bonnes raisons d’organiser la résistance.
2L’internet, le cyberespace, la société de l’information sont enjeux de controverses depuis plus de dix ans, car la « cité numérique » n’est pas seulement une plate-forme technologique ou une nouvelle économie. Elle est notre monde, modelé par des créateurs, par des acteurs industriels, par des projets culturels et politiques.
3Comme beaucoup de ceux qui ont tenté de comprendre les mutations de notre société, je pense depuis longtemps que l’internet et les réseaux conduisaient à repenser l’idée même de la liberté1.
4C’est une caractéristique fondamentale de l’internet que d’ouvrir librement ses ressources et de favoriser la création, le partage des contenus et l’innovation ascendante2.
5Or, les débats en France dans les années 90 se concentraient davantage sur la liberté d’expression, et sur les règles à créer dès lors que dans un espace mondial, les valeurs d’un pays, d’une République n’étaient pas partagées par tous. Avec les années 2000, la question de la liberté dans le cyberespace a pris une autre tournure.
6Moins que des contenus illicites, ce sont des comportements jugés illégaux que l’on fustige aux États-Unis, comme en Europe, tout particulièrement à la suite de l’affaire Napster.
7Dès lors, ce n’est plus la part d’ombre de l’internet qui fait scandale, ce sont les pratiques quotidiennes de centaines de millions d’internautes qui inquiètent et qu’une croisade sans frontière s’efforce de contrôler et d’éradiquer. La chasse au pirate est lancée...
8Pour raconter cette histoire, la nôtre, Lawrence Lessig nous introduit au cœur du cyberespace.
9S’agissant d’un sujet trop sérieux pour être abandonné aux informaticiens – qu’ils me pardonnent ! –, il fallait planter le décor.
10La représentation en trois « couches » proposée par Lessig en fournit une vision claire. La couche « physique » est celle des ordinateurs, des câbles, des réseaux. La couche « logique », celle des protocoles et des logiciels. Par la « couche des contenus », il faut comprendre les fichiers, puisque c’est ainsi que se dénomment à l’ère numérique, un livre, un film ou un morceau de musique.
11« En principe, chacune de ces couches pourrait être réglementée ou libre », ou même tolérer différents dosages de libertés et de contraintes.
12Mais la liberté n’est ni la jungle ni encore moins la gratuité totale.
13Lessig nous invite à réfléchir au mode de production des idées que nous souhaitons, et à la gestion des savoirs. Il met en avant l’existence de biens communs informationnels, profitables à tous. Ces biens communs sont à l’origine de la créativité de l’internet. Mais les reconnaître, c’est aller au-delà d’un simple constat. C’est, pour l’avenir, faire un choix de société3, alors que beaucoup doutaient que ce soit encore possible.
14À propos de l’internet, les démocraties doivent aujourd’hui répondre à la triple interrogation : « Qui décide de qui a accès à quoi ? ». Autrement dit, elles doivent arbitrer entre les modes de régulation.
15Nul ne doit douter du caractère politique de ces architectures, des choix faits et des règles édictées.
16Nous sommes invités à choisir entre une économie régie par des niveaux superposés de régulations (par la loi et surtout par des restrictions fixées par les grands acteurs économiques) ou une économie acceptant de vastes espaces de biens communs.
17Dans le cybermonde comme dans le monde réel, l’accès aux ressources et aux contenus peut être libre ou réglementé. Dans ce second cas, c’est le marché ou l’État qui fixent la nature et le degré du contrôle. Chacun sait que le cyberespace dispose de ressources aisément duplicables. La rareté n’est pas de ce monde. Chacun mesure donc qu’il s’agit d’un choix de société, d’options essentielles qu’il appartient aux citoyens, aux parlements, aux gouvernants de trancher.
18Ce second livre de Lessig éclaire notre réflexion pour l’avenir qu’offre l’internet, puisque l’univers des choix ne se résume plus simplement à l’État et au marché, le dilemme du xxe siècle. C’est une civilisation d’individus partageant à parité, échangeant librement des ressources libres qui s’esquisse peu à peu. Une nouvelle « grande transition » s’engage.
19Pour en rester au présent, la bataille fait rage.
20Les intérêts en présence sont mondiaux. Des industries, celles des logiciels et de l’informatique, de la production musicale ou cinématographique, comme les grandes entreprises de diffusion culturelles jouent ici une part de leurs profits, et pour certaines, leur survie même. L’industrie du disque pourrait connaître ce redoutable déclin.
21Beaucoup y voient le dernier avatar de la « tragédie des biens communs » selon laquelle les ressources communes sans la limite des droits de propriété conduisent à l’utilisation anarchique, à l’appauvrissement et au chaos.
22Comme l’auteur de ces pages, je crains que le risque majeur soit tout autre pour la connaissance universelle et pour l’intérêt général. En renforçant la réglementation et les contrôles, on remodèle le cyberespace, au risque de ruiner l’innovation.
23L’extension du domaine de la protection, c’est la tentation, à la-quelle nous sommes confrontés ces années-ci en Europe comme par-tout ailleurs.
24C’est par exemple la criminalisation des échanges des œuvres culturelles par les réseaux « de pair à pair » sans tenter d’imaginer de nouveaux modes de rémunération pour les artistes.
25Là se rejoue donc l’éternel combat de l’ancien et du neuf.
26Recréer à n’importe quel prix les barrières, les « enclosures » au mépris de l’intérêt général. Assurer leur rente aux nantis de l’ordre ancien. Là sont des choix politiques, dictés moins par l’ignorance ou la ringardise que par une volonté délibérée de servir les intérêts de quelques-uns au détriment de beaucoup d’autres.
27Les arguments se radicalisent, quand Bill Gates, au nom des dinosaures du capitalisme informationnel, dénonce un « nouveau communisme ».
28Cent exemples illustrent cette bataille : la restriction à l’usage des câblo-opérateurs, le paiement en fonction de la quantité de bande passante, les pratiques discriminatoires des géants qui concentrent contenus et tuyaux...
29Ce livre éclaire le débat français et européen le plus actuel.
30À propos de l’accès à la culture, il renforce notre conviction selon laquelle l’arbre de la gratuité cache la forêt qu’est la liberté. La gratuité totale n’existe pas. La création a un prix, le créateur une rémunération ou une reconnaissance.
31Lessig s’intéresse, comme quelques-uns d’entre nous au sein du Parlement français aux formes nouvelles de rémunération des créateurs et des artistes.
32À l’appui des intérêts industriels en jeu, la diffusion de la culture par Apple, Microsoft ou Universal conduit ces trois-là et d’autres à réclamer un renforcement des droits attachés à la propriété intellectuelle. Durcissement des peines, mesures techniques de protection, sanctuarisation par la loi de ces mesures : c’est l’orientation actuelle de la règle de droit. Quant à l’économie, elle se caractérise par la concentration des acteurs : l’on s’éloigne à grande vitesse de la diversité culturelle, et des libertés qui renaissaient avec le net.
33Cette évolution rompt brutalement des équilibres patiemment construits entre les droits des créateurs, des producteurs et des utilisateurs, des « usagers culturels » selon la formule de l’écrivain François Bon4. Elle inquiète, au nom des libertés personnelles, quand le contrôle échappe à tout contrôle.
34Comme Lessig, je revendique comme un choix politique l’équilibre à trouver entre excès et insuffisance de protection. Avec lui, je plaide pour une intervention publique bien dosée, y compris pour le déploiement des réseaux à haut débit dans un environnement concurrentiel, contre les monopoles.
35Sommes-nous à l’aube d’une formidable régression ?
36Il suffit de voir quelles ardeurs se déploient dans les laboratoires, les colloques et les Parlements de l’Europe tout entière pour comprendre que le risque n’est pas hypothétique, mais avéré.
37À multiplier les autorisations préalables et les péages, c’est l’avenir de l’internet qui est menacé.
38Est-ce seulement la vision égalitaire des origines ou, plus grave encore, les équilibres fondamentaux du réseau qui sont en jeu ? « La tragédie du bien privé »5 se déploie. Le pire est possible.
39Cette tension se reproduit dans d’autres domaines de la civilisation numérique, où le durcissement de la propriété intellectuelle est revendiqué par les uns, dénoncé par les autres comme une barrière à la création et à l’innovation. L’élaboration des règles européennes visant à breveter les logiciels s’inspire de modèles fermés, répondant d’abord à des intérêts particuliers de court terme.
40Je tiens pour destructrice cette pente « naturelle » vers la protection excessive des créations et des savoirs. Je crois utile la régulation quand, avec audace et modestie à la fois, elle sert l’intérêt général que les choix démocratiques délimitent.
41L’Avenir des idées n’est pas simplement, si j’ose dire, un éloge de la liberté sur le net qui flatterait des oreilles libertaires ou imprudentes.
42Ce texte réexamine les sujets essentiels de la pensée politique : la propriété, l’accès aux savoirs et à la culture et met ainsi en perspective les fondements de l’égalité dans la société de l’information.
43Les contributeurs à ce débat sur la propriété des idées depuis deux siècles s’appelaient, parmi cent autres, Jefferson, Victor Hugo (« le livre appartient à l’auteur mais comme pensée, il appartient au genre humain ») ou Léon Blum6.
44Voilà pourquoi il est grand temps de lire et de faire lire Lawrence Lessig afin, surtout, de provoquer grâce à lui le débat public en France et en Europe, sur les erreurs à éviter et sur les réformes à entreprendre.
Notes de bas de page
1 Du droit et des libertés sur l’internet, La documentation française, 2000.
2 Sur « la puissance de l’innovation ascendante », lire Daniel Kaplan, www.internet-actu.net, le 2 juin 2006.
3 Je partage la proposition d’une « coalition des biens communs » défendue par Philippe Aigrain, Cause commune, Fayard, 2005.
4 François Bon, l’auteur de Daewoo, anime une revue littéraire en ligne permettant l’accès libre aux textes, www.remue.net.
5 aki Laïdi, La grande perturbation, Flammarion, 2004.
6 Lire à ce sujet Florent Latrive, Du bon usage de la piraterie, Exils, 2004 et les textes fondateurs rassemblés sur le site www.freescape.eu.org.
Auteur
Député de la Nièvre. Vice-président du groupe d’études sur Internet, les technologies de l’information et de la communication et le commerce électronique à l’Assemblée nationale. Rédacteur du rapport au Premier ministre intitulé « Du droit et des libertés sur l’Internet » (juin 2000).
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