Chapitre I. Lumières, illuminisme et pensée mystique dans La ville des expiations de Ballanche
p. 361-375
Texte intégral
1Malgré le regain d’attention qu’elle a suscité depuis quelques années, la Ville des Expiations est loin d’avoir livré tous ses secrets. Car cette œuvre étrange, complexe, déroutante à plus d’un titre, demeure malgré son inachèvement la meilleure synthèse que Ballanche ait tentée de ses idées et le témoignage le plus éclairant qu’il ait laissé de sa démarche intellectuelle. Commencé dans l’intention de préparer la réalisation d’un dessein philanthropique proche de l’esprit des lumières, l’ouvrage s’achève par une ample méditation sur le gouvernement des intelligences et l’avenir de l’humanité, au long de laquelle les liens de l’auteur avec l’illuminisme chrétien et certaines attitudes de pensée propres au mysticisme allemand apparaissent avec une singulière netteté.
2Nous sommes assez bien renseignés sur la date à laquelle a été conçu ce mystérieux projet. C’est le 26 août 1820 que Ballanche confie à son amie Mathilde Combien qu’il « vient de faire le plan d’un livre sur les Prisons », et la suite de son propos montre combien l’entreprise lui tient à cœur1. Persuadé, écrit-il, que « la peine de mort finira par disparaître de nos codes barbares », il veut que l’on bâtisse une ville qui sera appelée la ville des expiations, « destinée uniquement à recevoir tous les condamnés de France ». Le projet paraît si ambitieux qu’il recommande la discrétion à sa correspondante, de peur de passer pour un « songe creux », mais il n’en avoue pas moins son intention de demander à un architecte « les dessins de tous les édifices nécessaires ». Dès cette première phrase, la substitution de la notion d’expiation à celle de châtiment laissait prévoir que cette initiative était promise à dépasser le cadre carcéral. La lecture de la correspondance de Ballanche, et de SeS Prolégomènes, permet de suivre le progrès de cette mutation, dont une lettre à Mme d’Hautefeuille du 2 juin 1835 précise l’intention et l’ampleur : « Cette pauvre Ville des Expiations, je l’arrache à ses vieux fondements (...) pour la soulever toute entière et la placer dans une sphère plus élevée »2. L’année suivante, en 1836, un plan préparé par l’écrivain pour le classement de ses œuvres consacre cette promotion3. La Ville, devenue la Cité mystique, y sert de cadre à l’ensemble de ses travaux, comme si l’enseignement qu’elle proposait résumait ou, mieux, symbolisait désormais le plus intime de ses convictions. Malheureusement pour nous, cette fondation idéale est demeurée un immense chantier, et le texte que les manuscrits lyonnais permettent de reconstituer comporte de considérables lacunes. Les états ou compléments successifs sont, d’autre part, malaisés à dater. Mais, en raison même de ces enrichissements et de la volonté d’élargissement qu’ils attestent, le livre ne s’en présente pas moins comme le meilleur témoignage que nous possédions sur la quête spirituelle de l’auteur et sa principale caractéristique : l’union paradoxale de la réflexion et de la lucidité d’une part, du prophétisme et de la vision mystique de l’autre.
3Il est assez aisé de comprendre comment l’idée d’une ambitieuse réforme pénitentiaire lui était venue en 1820. Vivement et durablement impressionné dans sa jeunesse par les massacres qui avaient ensanglanté Lyon, sa ville natale, pendant la Révolution, il était demeuré depuis lors adversaire passionné des exécutions capitales. Son œuvre montre avec quelle véhémence il a réagi à l’apologie que les soirées de Saint-Pétersbourg avaient présentée de la fonction sociale du bourreau4. Mais il ne craignait pas, sur ce point à ses yeux fondamental, de passer quand il le fallait de la théorie à la pratique. En 1820 précisément, après l’assassinat du duc de Berry par Louvel, il compose à l’intention de Louis XVIII des réflexions dans lesquelles il recommande au souverain d’abolir la peine de mort le jour même où le meurtrier serait condamné5. Des raisons tant sociales que religieuses lui paraissent justifier cette attitude : le châtiment capital n’a plus sa place dans le monde moderne, et il est en contradiction avec l’enseignement de l’Evangile puisqu’il confère aux hommes un droit qui n’appartient qu’à Dieu. Mais sa suppression et, de manière générale, l’humanisation de la justice invitent à considérer avec d’autant plus d’attention ce que doit devenir la prison. Ce lieu de détention est aussi le cadre dans lequel la puissance publique a la charge d’assurer l’amélioration sociale du condamné et de préparer sa réinsertion sociale. La précision souvent minutieuse des indications fournies dans la IV livre de la Ville des Expiations sur les conditions de vie des détenus, leur emploi du temps, leur hygiène, la surveillance matérielle et spirituelle dont ils font l’objet, témoignent de l’importance attachée par l’auteur à cette question.
4D’évidence, il ne tire pas tout ici de son propre fonds. Les maisonnettes isolées qui remplacent cachots ou cellules rappellent ce qu’il avait vu à la Grande Chartreuse, lors de la visite de l’été 18056. Mais les vastes proportions de la cité carcérale, dans laquelle la disposition des bâtiments devient la projection dans l’espace de l’organisation administrative, doivent beaucoup, sans doute, aux conceptions architecturales de Nicolas Ledoux7, et la conception générale évoque par plus d’un trait le Panoptique de Jérémie Bentham8. Celui-ci avait abordé le problème pénitentiaire en utilitariste convaincu. A un esprit systématique tel que le sien, le monde clos de la détention offrait un champ d’expérience idéal. Terminé en 1786, lors d’un séjour en Russie, son ouvrage demeurait peu connu lorsqu’en 1791 le secrétaire de Mirabeau, Dumont, avait eu l’idée d’en tirer un Mémoire que Bentham lui-même décida d’envoyer à divers membres de l’Assemblée nationale constituante, laquelle jugea bon, peu après, de lui décerner la citoyenneté française. Michel Foucault a rendu l’importance qu’il mérite à ce texte longtemps oublié, et il découvre non sans raison dans ce régime d’incarcération où l’espionnage est incessant, la redoutable ébauche d’un monde totalitaire écrasant l’individu sous un pouvoir omniprésent. Or, si paradoxal que la chose paraisse, la lecture du IVe livre de la Ville des Expiations montre clairement que, bien qu’animé d’intentions fort différentes, Ballanche reprend à son compte mainte suggestion de son prédécesseur : la fonction de l’architecture dans l’organisation disciplinaire, la fécondité pédagogique de contrôles très stricts, l’importance du régime alimentaire, voire l’influence de la musique sur les condamnés, et l’on pourrait allonger cette liste. Mais la ressemblance dans les arrangements pratiques ne doit pas cacher la différence – essentielle – qui sépare l’esprit animant les deux institutions et les fins qu’elles se proposent. Avec tous ses perfectionnements, le Panoptique demeure un heu où l’on punit ; son originalité consiste en ce que les peines infligées par les tribunaux y sont purgées sans cruauté ni rigueur inutiles. Elles ne perdent pas pour autant leur valeur exemplaire de châtiment. Dans la Ville des Expiations, au contraire, en dépit du régime sévère qui leur est imposé et des contraintes qui pèsent sur eux, les prisonniers doivent conserver le sentiment que la réhabilitation leur est offerte. Les formalités prévues pour leur arrivée composent un cérémonial qui ressemble à une initiation9 : après que leurs délits ou leurs crimes ont été jugés, des ressources spirituelles leur sont offertes pour se libérer du passé. Le Panoptique, comme son nom l’indique, propose un système où l’amendement est d’abord garanti par l’organisation scientifique de l’espionnage ; dans la Ville des Expiations, le lieu et les conditions de détention fournissent l’assise matérielle d’une communauté spirituelle, au sein de laquelle les moyens de parvenir à une nouvelle naissance sont proposés à ceux qui ont failli.
5Selon toute vraisemblance, Ballanche avait dès 1820 ce souci dans l’esprit. Mais il n’a cessé de développer l’idée, au point d’élargir sa prison modèle aux dimensions d’une cité mystique offerte à tout individu désireux de se retrancher du monde pour réfléchir sur lui-même et mieux réaliser sa vocation surnaturelle. Même si l’état des manuscrits empêche de marquer avec précision les étapes de l’évolution, de nombreux indices manifestent, dans le texte, cette nouvelle et immense ambition. D’abord un changement de vocabulaire : primitivement nommés reclus, les pensionnaires de la Ville des Expiations deviennent dans une rédaction postérieure des néophytes. Ensuite l’installation dans la cité, au côté des condamnés, de volontaires désireux d’y expier leurs péchés ou, tout simplement, d’y retrouver la paix intérieure (le livre V évoque trois cas de ce genre, destinés à illustrer la thèse de l’auteur). Enfin, et c’est l’essentiel, l’opposition entre le début et la fin de l’ouvrage. Dans les trois premiers livres, d’assez nombreux passages situent Ballanche dans la tradition des grands criminalistes du XVIIIe siècle. Il cite par exemple avec éloge Beccaria et Servan : « Lorsqu’ (ils) faisaient entendre leurs éloquentes réclamations en faveur de l’humanité, écrit-il alors, ils trouvèrent de nombreux contradicteurs. De cette controverse qui agita tous les esprits dans le temps, il n’est resté que les écrits des partisans de la réforme, parce que ceux-là seuls étaient en sympathie (...) avec l’avenir de la société ; le reste est absolument inconnu. C’est toujours ainsi. Nul ne peut survivre qu’en vivant d’avance dans l’avenir »10. La remarque pourrait être d’un disciple de Condorcet. Mais toute la fin du livre rompt avec l’esprit des Lumières. D’accent dogmatique et personnel, elle montre à l’œuvre le hiérophante bien plus que le réformateur du droit pénal et du reste, pour bien souligner la rupture, l’écrivain a eu soin de sous-titrer « Episode tiré de la Ville des Expiations », la Vision d’Hébal, épopée mystique par excellence.
6Conçu en marge des grandes œuvres de la maturité, mûri pendant la vieillesse, le livre devait être amené à reprendre des notions chères à l’auteur. On y retrouve de fait beaucoup d’idées déjà développées ailleurs : l’identité entre le décret divin de la déchéance et le décret divin de la réhabilitation, le remplacement au fil des siècles de la loi de la terreur et de la chair par la loi de l’esprit et de l’amour, la fondamentale importance du principe progressif dans la vie des sociétés et l’obligation, pour réformer celles-ci d’inculquer le sentiment du progrès à ceux de leurs membres qui en sont dépourvus. Mais ces redites s’ordonnent désormais par rapport à un foyer qui tend à devenir, autant que le centre, le principe générateur de l’ouvrage : la méditation de la rédemption par le Christ, définie comme une « rénovation de la nature faite dans l’essence même de la nature »11. Ballanche s’affirme expressement convaincu que tout homme a été jugé digne d’être racheté par la mort de l’Homme-Dieu, et il cherche le moyen d’offrir à ses semblables la possibilité ou l’occasion de reproduire, dans la mesure de leurs forces, le sacrifice du Christ. Au lieu d’être limitée aux condamnés, la perspective s’étend à l’univers entier. Puisque tous les individus sont pécheurs, c’est la naissance en chacun d’eux d’un homme nouveau qui constitue la seule expiation véritable, et le nom de la ville mystique qu’il imagine à cette fin trouve ainsi sa justification : « tous doivent se faire à eux-mêmes, écrit-il, la cité des Expiations »12.
7Dans l’esprit de son fondateur, ce Heu idéal se présente comme une extension de l’institution carcérale primitive, dont il conserve la disposition matérielle et l’organisation administrative. Mais désormais, à côté de la ville basse où sont regroupés les néophytes, le texte évoque la présence d’une cité ésotérique d’où un collège de sages, isolés dans un temple colossal, gouverne l’ensemble du territoire et, au-delà des frontières de celui-ci, s’emploie à contrôler et à inspirer la marche intellectuelle du monde. Les livres VII et IX prétendent restituer les propos tenus à l’auteur par l’un d’entre eux. C’est dans ces confidences que réside le plus riche apport de tout l’ouvrage.
8D’abord en ce qui concerne Ballanche lui-même à la pensée duquel on a parfois quelque peine, de nos jours encore, à reconnaître sa dimension véritable. Mais légendes ou clichés ne valent guère contre les faits. Dans les dossiers conservés à la Bibliothèque municipale de Lyon, on trouve cette note, dont l’accent comme la teneur rappellent les œuvres de la maturité : « Je me crois investi d’une grande et noble mission ; je me sens pressé d’en instruire le public pour qu’il se dispose à vouloir bien m’entendre avec quelque faveur ». L’examen des derniers livres de la Ville des Expiations incite à prendre cette confidence à la lettre. Ballanche avait un moment songé, dans sa jeunesse, à devenir prêtre, mais ce projet n’avait pas eu de suite en raison, sans doute, des disciplines de vie et de pensées que l’état sacerdotal impliquait. Il a toujours montré, en revanche, une étonnante familiarité avec le mystère, au point que plusieurs de ses contemporains – son ami de Lyon Roux-Bordier ou, au terme de sa vie, l’historien Barante le recevant à l’Académie Française en 1842 – lui ont reconnu le don de divination. On a parfois rappelé à ce propos, il est vrai, les graves accidents de santé dont il a souffert, et notamment les hallucinations dont il avait été victime peu après la mort de sa mère, qui permettraient de déceler une pointe d’autobiographie dans le préambule de la Vision d’Hébal 13. Mais il serait peut-être plus simple et plus équitable d’admettre que ce « sublime somnanbule de la vie », comme l’appelle joliment Lamartine, était spontanément attiré par les plus hauts mystères du dogme chrétien, qu’il y trouvait la patrie naturelle de son intelligence, et qu’il y pénétrait avec une aisance que nous éprouvons quelque peine à concevoir.
9C’est sans doute parce qu’il avait reconnu cette disposition étrange que Damiron, après avoir résumé les idées de Ballanche dont il faisait, faute de mieux, le philanthrope et le libéral de l’école théologique, concluait que « le mysticisme était au fond » de ce système14. Le mot était commode parce que, surtout à cette époque (1828) et pour un élève de Victor Cousin, il ne recouvrait rien de bien précis. Mais il traduit la gêne que pouvait éprouver alors un intellectuel formé à l’Ecole Normale devant une pensée dont la tournure religieuse paraissait évidente, mais qu’on sentait d’autre part affranchie de toute dépendance trop étroite envers l’orthodoxie et qui, de ce fait, n’entrait dans aucune des catégories alors en usage. Catholique d’éducation et de convenance, Ballanche n’a jamais pris officiellement position contre l’autorité ecclésiastique, et a cessé par exemple ses relations avec Lamennais après la condamnation de celui-ci par Rome, alors même qu’il avait consacré aux Paroles d’un Croyant un commentaire plein de sympathie et de perspicacité15. Mais, la plume à la main et dans toute l’ardeur de son « prophétisme », il ne se soucie guère de cette réserve déférente – la lecture de la Ville des Expiations est instructive à cet égard. Lui qui, dans une lettre à Madame Récamier du 28 août 1832, attribue le succès de ses idées dans certains milieux populaires, après la Révolution de Juillet, « à la sève religieuse qui est dans ses écrits », admet l’exercice du culte protestant dans sa cité mystique, omet de mentionner la présence d’un autel dans le temple de la ville ésotérique et ne semble bien reconnaître qu’une valeur toute symbolique à l’Eucharistie catholique. Mais, tout inspiré qu’il se veuille et se dise, et bien qu’il s’affirme persuadé que le christianisme opèrera la réconciliation universelle, il refuse de se perdre dans ce qu’il nomme les « nuages » des adeptes du millénarisme16. Nourri de la Bible, des Evangiles et des Pères, il se borne à professer que « le monde des esprits nous est trop inconnu (alors qu’) il ne nous est point permis de douter que ce ne soit lui qui gouverne le monde des corps »17. Esprit indépendant et hardi, viscéralement convaincu de la vérité du christianisme et de sa fonction historique, il apparaît d’abord soucieux de toujours approfondir ses relations personnelles avec Dieu et de satisfaire avec zèle aux devoirs que celles-ci lui imposent.
10Il semble très proche, à ce titre, de son presque contemporain Saint-Martin, et dans les leçons qu’il dispense plus encore que dans le mouvement de sa pensée. Si, par exemple, les habitants de la cité mystique qu’il a imaginée satisfont pleinement les vœux de leur législateur, ils deviendront tous des « hommes de désir » au terme de leur expiation, c’est-à-dire qu’il ne connaîtront plus que le désir essentiel, celui de la Vérité. Mais, outre le titre, bien des maximes de ce livre célèbre prêteraient à des rapprochements étonnants. Comme le Philosophe inconnu,18 Ballanche enseigne qu’il y a possibilité pour l’homme de recouvrer par l’opiniâtreté ce que la bonté divine avait accordé à la nature. Il pense de même, et c’est le sens de sa fondation, que « c’est en pénétrant dans les êtres que Dieu leur a fait sentir la vie » et que, de ce fait, les hommes sont appelés à « fraterniser avec Dieu » et à « travailler de concert avec lui »19. La ressemblance n’avait pas échappé à Sainte-Beuve : au début de l’article des Causeries du lundi consacré à Saint-Martin, qui y est défini, d’une formule convenant parfaitement à Ballanche, comme appartenant au « petit nombre de ceux qui sont nés pour les choses divines »20, il associe les deux esprits. Or, il avait déjà abordé ce point en 1834, à propos de Ballanche lui-même, mais pour introduire cette fois une importante réserve : « La doctrine de Saint-Martin semble assurément très voisine de lui, et pourtant, au heu d’en être aussi imbu qu’on pourrait croire, il ne l’a que fort peu goûtée et connue »21. La remarque a chance d’être exacte ; elle est confirmée peu après dans une lettre de Ballanche lui-même à Mme d’Hautefeuille du 5 septembre 1835 : « Je n’ai jamais pu pénétrer ni Saint-Martin ni Swedenborg. C’est sans doute la forme qui s’y est opposée »22. Il paraît exclu que l’écrivain, âme authentique s’il en fut, ait voulu donner le change à un critique qu’il connaissait bien ou à sa vieille amie et confidente. Mais la similitude de certains textes, et la parenté des attitudes, n’en demeurent pas moins ; elles réclament une explication.
11Celle-ci pourrait être fournie par l’idée même qui vient d’être rappelée, et à laquelle les deux esprits paraissent avoir été également attachés : celle d’une coopération de l’homme avec Dieu. Elle venait, à vrai dire, de l’un des maîtres de Saint-Martin, le théosophe Martines de Pasqually qui, afin de justifier les ambitions de l’enseignement ésotérique qu’il dispensait, s’était présenté comme le faible et indigne instrument dont le Créateur avait bien voulu se servir pour rappeler les hommes à leur premier état. Ballanche paraît bien avoir eu la conviction la plus ferme qu’une tâche identique lui avait été confiée, et ce sentiment explique l’obstination avec laquelle il cherche, au long de la Ville des Expiations, à ramener l’humanité à la conscience de son destin originel. Sa démarche diffère quelque peu sans doute de celle du Philosophe inconnu, puisqu’elle se fonde d’abord sur une interprétation personnelle de la Rédemption : la promesse du salut de tous les hommes que Ballanche déduit de la mort du Sauveur constitue le fondement et la justification de la mission sotériologique qu’il s’attribue. C’est à partir de ses réflexions sur la Passion que sa pensée s’organise, et ce Christocentrisme paraît beaucoup moins évident chez son prédécesseur, d’abord préoccupé de s’initier lui-même et d’initier ses lecteurs aux mystères de la Révélation chrétienne. D’autre part, si évidentes qu’apparaissent les libertés prises avec le dogme catholique à la fin de la Ville des Expiations, on ne trouve nulle part dans l’ouvrage, ni dans les papiers de l’auteur, l’équivalent du tableau des différences entre christianisme et catholicisme que Saint-Martin avait cru devoir insérer dans le Ministère de l’homme-esprit, en marge des vives critiques adressées au Génie du Christianisme. Il convient à l’évidence de tenir grand compte de ces divergences, qui marquent la distance entre les deux esprits. Mais la relative identité de leur point de vue initial demeure. Elle tient au caractère profondément religieux de la démarche de Ballanche, dont ce serait assurément trahir la pensée que de vouloir la laïciser.
12Si l’on poursuit la comparaison, on constate que le long discours tenu par le délégué du Collège des Sages fait apparaître une autre similitude importante. Selon Saint-Martin, le défaut essentiel du livre de Chateaubriand consistait à confondre systématiquement catholicisme et christianisme alors que pour lui, comme le dit très bien Ernst Benz, « le catholicisme n’a pas encore réussi à réaliser l’intention et la forme primordiale du christianisme »23 ; enfermée dans une structure hiérarchique et figée, la foi romaine méconnaît la richesse et la spontanéité du vrai spiritualisme chrétien. « Le christianisme, lit-on dans le Ministère de l’homme-esprit, est le terme ; le catholicisme, malgré la majesté imposante de ses solennités, et malgré la sainte magnificence de ses admirables prières, n’est que le moyen »24. Dans ses propos inspirés, le hiérophante de la cité mystique paraît bien proche de cette opinion lorsqu’il évoque « l’ignorance qui est venue saisir un trop grand nombre de prêtres au milieu de leur foi pétrifiée, privée de science et de vie universelle », et qu’il admet que « le christianisme lui-même a produit une sorte de paganisme que les esprits éclairés écartent de leur pensée »25. Comme l’avait fait Saint-Martin, Ballanche a tout l’air de récuser ici l’Eglise institutionnelle au profit d’une ecclésiologie purement spiritualiste, fondée sur l’adhésion intime et persévérante des fidèles à ce qu’il nomme « le christianisme pur, le véritable christianisme », et qui représente selon lui « pour les peuples modernes ce que fut l’initiation pour les peuples anciens »26. En définitive, même s’il a prétendu n’avoir « jamais pu pénétrer Saint-Martin », la lecture de l’utopie qu’on a les meilleures raisons de tenir pour son testament spirituel suggère qu’il aurait pu, sans réserve, faire sien ce mot du Philosophe inconnu recommandant à ses adeptes de « mettre leur esprit en pension dans les Ecritures saintes », s’ils voulaient approcher la Vérité27 •
13Mais l’opposition entre le formalisme trop souvent désséché de l’institution ecclésiastique et la pratique fécondante de la Bible ou des Evangiles renvoie, par-delà Saint-Martin qui, du reste se voulait son disciple, à Jakob Böhme. On sait l’importance qu’eut la redécouverte de ce génial mystique pour les Romantiques allemands, à commencer par Novalis, et la dette qu’ont reconnue envers lui les philosophes idéalistes. C’est l’une des originalités – et non la moindre – de Ballanche d’avoir eu quelque idée de sa pensée. Il doit cette bonne fortune à son ami lyonnais Claude-Julien Bredin, dont le livre de Viatte et diverses publications de l’Académie de Lyon ont sauvé de l’oubli la curieuse figure. Cet homme scrupuleux et tourmenté était, à la fois, préoccupé de questions religieuses et fort attiré par le monde germanique bien que – autant qu’on en puisse juger – il n’en possedât qu’imparfaitement la langue. La rencontre avec Böhme fut pour lui une révélation. Il met, de son propre aveu, « au-dessus de tout cet homme prodigieux », et se jette « avec un bonheur infini » dans la lecture de ses œuvres, après se les être procurées à grand’peine. Il en communique aussi des extraits traduits et assortis de commentaires à Ballanche, plongé pour lors dans son utopie pénitentiaire. Comme Saint-Martin, de son côté, avait tenu à honneur de mettre en français plusieurs écrits de son maître d’élection, les conditions semblent réunies pour qu’on se croie fondé à rechercher la trace d’une influence böhmiste sur la Ville des Expiations.
14Ici encore, cependant, des difficultés surgissent28. Le nom du théosophe de Görlitz n’apparaît ni dans les manuscrits de l’ouvrage ni dans les dossiers préparatoires conservés à Lyon. D’autre part, malgré son enthousiasme, Bredin n’était guère en état de pénétrer le sens exact d’une pensée dont la compréhension pose de nos jours encore des problèmes aux spécialistes les plus avertis. Il ne saurait donc être question de faire de Ballanche l’héritier méconnu ou le lointain continuateur du Philosophus Teutonicus dont l’œuvre a nourri Hegel et Schelling : de toute évidence, les deux esprits ne sont pas de même taille. A pousser la comparaison, on mesure mieux tout ce qui manque au fondateur de la Ville des Expiations pour être considéré comme un mystique authentique ; il n’a par exemple jamais connu, comme Böhme, d’illuminations lui permettant de pénétrer l’entendement divin. Mais, par endroits, certaines ressemblances apparaissent entre eux, assez discernables pour admettre la présence de composantes germaniques dans la cité mystique française. Dans une lettre à Ballanche du 25 février 1823, Bredin raconte qu’il vient de faire la connaissance d’un voyageur qui, « tout en courant le monde, a trouvé le système du monde », et il fait de cet homme « une espèce de Böhme débarrassé de son soufre, de son mercure, de son sel, etc..., un J. Böhme clair et simple »29. La formule résume, semble-t-il, l’idée réductrice mais stimulante que son ami a dû se faire de son grand devancier.
15Ballanche ne fait jamais allusion à la Sophia céleste, image du savoir absolu que permet d’atteindre l’envolée mystique, mais tant sa vie que ses ouvrages montrent qu’il a eu un vif sentiment de la quête spirituelle et qu’il croyait profondément à sa propre élection. Il avait donc toute raison de s’intéresser à une démarche qui rappelait la sienne, même si elle apparaissait autrement ambitieuse et tourmentée. Böhme avait dû vaincre Satan pour atteindre « l’être divin et céleste », alors que la Ville des Expiations ne fait aucune allusion à l’Esprit du mal. Cependant, à s’en tenir aux seuls textes que le Français pouvait connaître parce que Saint-Martin les avait traduits, certaines consonances deviennent perceptibles. La première tient à une volonté commune de redonner aux hommes la conscience de la fin pour laquelle ils ont été créés. Tous deux aiment reprendre le mot de Saint Paul qui fait du Christ le « nouvel Adam », c’est-à-dire le représentant symbolique de l’humanité entière. Mais la régénération spirituelle dont la Rédemption fournit le principe n’est pas obtenue sans lutte ni douloureux engagement personnel ; elle constitue la récompense de la longue ascèse que Ballanche appelle expiation. Or Böhme enseigne de même que la pénitence authentique – die wahre Busse – doit se transformer en apprentissage spirituel et remplacer un savoir théorique par une expérience pratique de l’âme30. Un opuscule traduit par Saint-Martin en 1807 – De la base sublime et profonde des six points théosophiques – résume ici l’essentiel de sa pensée. Il avait été destiné, par le traducteur, à l’usage de ceux qui « se tourmentaient pour la génération (en eux) de la vie sainte, la seconde nouvelle vie engendrée dans la vie de Dieu »31, mais expose, du même coup, mainte considération de nature à justifier le rigoureux régime auquel les reclus volontaires de la Ville des Expiations ont décidé de se soumettre. Le texte vante, par exemple, la fécondité de cette discipline pour la spiritualité personnelle : enflammée par l’amour divin, l’essence humaine produit d’elle-même une admirable végétation de vertus et de piété, et devient capable de, « toujours vouloir manger du pain de Dieu ». Mais ce dépassement de la nature par elle-même comporte aussi une haute valeur pédagogique : quiconque porte en soi la Vérité se transforme en « conducteur dans le royaume de Dieu », et devient capable d’enflammner ses frères par le rayonnement contagieux de son exemple. Les gênes et les contraintes auxquelles s’offrent, de leur plein gré, les retraitants de la cité mystique ne semblent bien avoir ni d’autre sens ni d’autre but, et cette formule de Böhme définit parfaitement l’esprit dans lequel Ballanche a conçu son utopie : « Toute notre doctrine n’est autre chose que la manière dont l’homme doit allumer en soi le monde de lumière. Car si celle-ci est allumée, en sorte que la lumière de Dieu brille dans (...) l’âme, dès lors tout le corps est lumière »32.
16Il n’est pas impossible, non plus, que l’influence du théosophe explique une part des libertés prises par Ballanche envers le dogme et les sacrements. Tous les commentateurs ont rappelé son hostilité à l’éternité des peines infernales et l’embarras dont il témoigne lorsqu’il lui faut évoquer le péché originel. Cette propension à croire au salut universel a pu trouver un puissant auxiliaire dans les idées de Böhme sur le baptême. Ce dernier affirme que l’enfant est baptisé par l’Esprit Saint dès que la vie lui a été donnée dans le sein de la mère ; dès cette minute, en effet, il est concerné par l’incarnation du Christ en raison du « terme fixé par Dieu à son alliance », laquelle s’étend dans le passé jusqu’à Adam et dans l’avenir jusqu’au dernier homme. Le sacrement baptismal n’est que « le sceau suspendu à cette alliance » par Dieu, qui ne ferme son royaume à personne33. Fort de cette interprétation, le luthérien Böhme a tendance à dramatiser la condition humaine ; nous avons, écrit-il à peu près, les deux mystères en nous, le divin et le démoniaque, et il appartient à chacun de décider ce qu’il veut faire de soi-même. Ballanche, au contraire, demeure fondamentalement optimiste dans la mesure où le dogme de la réhabilitation se confond pour lui avec celui de la déchéance. Mais, à s’en tenir aux textes qui viennent d’être cités, la différence entre eux semble être d’accent plutôt que de nature. C’est l’Esprit Saint qui demeure, ici et là, le grand ordonnateur de l’aventure humaine, et la raison d’être de la Ville des Expiations est de permettre à ceux qui en ont prix conscience de répondre volontairement à son appel.
17L’opposition entre les deux esprits apparaît, en revanche, fort nette dans la fin de l’ouvrage. Génie d’abord mystique, Böhme se souciait assez peu des implications sociales de ses idées. Même s’il juge que l’histoire reflète les réalités spirituelles et si les péripéties de la Guerre de Trente ans lui suggèrent à l’occasion des interprétations inspirées de la Bible, ce grand prédicateur se préoccupe surtout de montrer à ses contemporains le « chemin du Christ ». Dans la Ville des Expiations, au contraire, la passion mise par l’auteur à promouvoir le régime de l’Esprit devait, de son propre aveu, s’exprimer dans une philosophie chrétienne de l’histoire qui aurait été une « véritable théorie de l’avenir, la pensée éclairée du but de l’humanité »34. Mais il n’a pas mené cet ambitieux dessein à son terme ; le livre IX n’en livre que des aperçus très fragmentaires, mêlés à la discussion des relations établies par Kant entre la raison et la foi, et à une diatribe contre les faux apôtres laïcs que sont à ses yeux les Saint-Simoniens. Persuadé que l’Europe entrait, depuis les Révolutions de 1830, dans une époque « palingénésique », Ballanche apparaît surtout préoccupé, dans ses dernières armées, de noter les progrès de l’évolution en train de s’accomplir, et de définir la formule d’une sorte de mystique sociale capable de la hâter. « Penser fortement à l’avenir, écrit-il à ce propos, peut servir à nous faire comprendre la prescience de Dieu »35. Mais il sent aussi, à l’occasion par exemple des troubles de Lyon, que la réalité contredit cruellement ses rêves iréniques et ses audaces spirituelles s’apaisent au fil des années. Si, dans la Seconde Elégie placée à la fin de la Ville, il se compare encore à Samuel et à Isaïe, il avoue aussi dans l’Epilogue que le « sens prophétique », c’est-à-dire « le sens de l’avenir » se trouble en lui, et il décide finalement de se taire pour, fidèle à son enseignement, ne plus travailler qu’à sa propre expiation.
18Cet aveu apparaît tout-à-fait caractéristique de la rectitude morale de Ballanche, et la franchise dont il témoigne mérite le respect. Mais on aurait tort, à coup sûr, de s’en autoriser pour ne voir dans la Ville des Expiations qu’une œuvre manquée. Les rapprochements que le texte – tout inachevé qu’il soit – permet d’établir avec Saint-Martin ou Böhme suggèrent la véritable ampleur d’une pensée trop souvent tenue pour confuse, difficile à cerner et quelque peu marginale, mais à laquelle cette filiation rend toute son importance : Est-elle, du reste, si éloignée de nous qu’on pourrait croire au premier abord ? L’inventeur de la cité mystique, et, plus encore, le vieil homme effrayé dans ses dernières années par la montée de la violence aurait sans doute pris à son compte l’avertissement que le chrétien Soljenitsyne vient de nous adresser, cent-cinquante ans plus tard : « Notre vie consiste à chercher non le succès matériel, mais un progrès spirituel digne de ce nom. Toute notre existence n’est qu’une étape intermédiaire vers une vie plus haute (...). Les espoirs inconsidérés des deux derniers siècles nous ont amenés au néant, au bord de la mort atomique ou autre : nous ne pouvons leur opposer que la quête opiniâtre de la douce main de Dieu (...). Rien d’autre ne nous retiendra sur la pente : de tous les penseurs des lumières, il ne nous est pas resté beaucoup »36.
Notes de bas de page
1 B. N. FR. Nouv. Acq. 14070.
2 Alfred Marquiset, Ballanche et Mme d’Hautefeuille, Paris, 1912, p. 48.
3 Cf. Ibid., p. 71 (lettre du 15 octobre 1836). Le projet de plan, autographe, est conservé dans les manuscrits de Lyon. Il ne néglige que l’Essai sur les Institutions, les Prolégomènes de la Palingénésie, le Vieillard et le jeune homme.
4 Nous nous permettons de renvoyer sur ce point à notre article Ballanche continuateur et contradicteur de Joseph de Maistre, in Dossier de la Ville des Expiations, Lyon, 1981, pp. 53-69.
5 Cf. ibid., p. 103.
6 La Grande Chartreuse, près de Grenoble in Oeuvres complètes, Paris, 1833, T. I, P- 18 sq. Ballanche date faussement cette excursion de 1804.
7 Cf. Dossier…, op. cit., L. Czyba, Architecture et idéologie dans la Ville des Expiations.
8 Cf. J. Bentham, Le Panoptique, précédé de l’œil du pouvoir, entretien avec Michel Foucault, Paris, 1977.
9 Cf. Dossier…, op. cit., R.P. Colin, L’initiation dans la Ville des Expiations.
10 La Ville des Expiations, édition préparée par l’ERA 447 du CNRS, Lyon, 1981, p. 37. C’est à cette édition que renvoient dans la suite les références à l’ouvrage.
11 Ibid., p. 36.
12 Ibid., p. 89.
13 Cf. l’introduction de A.J.L. Busst à son édition de la Vision d’Hébal, Genève-Paris, 1969.
14 Essai sur l’histoire de la philosophie en France au dix-neuvième siècle, Paris, 1828, p. 399.
15 Dans la Revue Européenne de mai 1834 (T. VIII) pp. 344-353.
16 Ville..., ?. 100.
17 Ibid., p. 105.
18 L’Homme de désir, éd. R. Amadou, Paris, 1973, p. 129, § 87.
19 Ibid., 27 § 2, p. 36 § 8.
20 Causeries du lundi, Paris, 1870, T. X, p. 240.
21 Ibid., T. II, p. 44.
22 Marquiset, op. cit., p. 55.
23 E. Benz, Les sources mystiques de la philosophie romantique allemande, Paris, 1968, p. 101.
24 Cité ibid., p. 103.
25 Ville…, pp. 110-111.
26 Ibid., p. 111.
27 Oeuvres posthumes, I, § 319 cité par E. Benz, op. cit., p. 113.
28 Viatte, Claude-Julien Bredin, Paris, 1928 et Lettres inédites de Claude-Julien Bredin à Ampère, au Pasteur Touchon et à Mme Touchon in Mémoires de l’Académie des Sciences, Belles Lettres et Arts de Lyon, Troisième série, T. XXII, Lyon, 1936. Aucune des traductions de Bredin ne semble avoir été conservée.
29 Viatte, op. cit., p. 211.
30 Cf. Gerhard Wehr, Jokob Böhme, in Cahiers de l’Hermétisme, Paris, 1977, p. 86.
31 Ibid., p. 117. Les éditeurs ont reproduit l’ensemble de la traduction de Saint-Martin.
32 Ibid., p. 157 §33.
33 Ibid., p. 161 § 15 et 16.
34 Ville…, p. 130.
35 Ibid., p. 119.
36 In Comment le communisme a étouffé la Russie in Le Point (16-22 mai 1983), p. 89.
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