Chapitre VIII. Les thêatres parisiens en 1835 vus de Vienne
p. 331-357
Texte intégral
11. Cette Revue des Théâtres de Paris en date du 18 juin 1835 constitue sans doute le manuscrit le plus curieux que renferment les papiers intimes de Metternich, et l’on comprend d’abord assez mal comment elle a trouvé place dans les Acta Clementina, composés en leur quasi totalité de documents de famille et de correspondances échangées avec des visiteurs illustres, des parents ou des familiers1. Il convient, à notre sens, d’y voir une nouvelle preuve de la curiosité du chancelier pour tout ce qui touchait l’actualité française. Pour des raisons de gouvernement, il entretenait dans notre pays des informateurs dont les rapports complétaient les dépêches que lui adressait la représentation diplomatique autrichienne, et n’hésitait pas, en cas de besoin, à envoyer à Paris des policiers en mission. Mais cette terre d’asile pour les libéraux demeurait aussi, à ses yeux d’homme formé par le dix-huitième siècle, la capitale des arts et la vraie patrie de la douceur de vivre. Ambassadeur auprès de Napoléon, il en avait savouré les plaisirs. On a Heu de penser qu’en 1835 encore, malgré les Trois Glorieuses et la ruine de la monarchie légitime, les échos venus des bords de la Seine conservaient pour lui un attrait certain, et peut-être plus de piquant que ceux recueillis dans les salons viennois par les agents du chef de la police Sedlnitzky.
2De ce point de vue, l’actualité dramatique formait une matière privilégiée, qu’elle concernât la scène ou les coulisses. On sait quel rôle les actrices françaises avaient joué dans les cours allemandes avant 1789, et, sans qu’il faille évoquer les abus de la Maitressenwirtschaft, le zèle avec lequel tant de princes germaniques avaient tenu à honneur d’attirer près d’eux comédiens et surtout comédiennes applaudis à Paris. Ces pratiques n’étaient nullement oubliées au moment où nous sommes, un curieux témoignage en apporte la preuve. Dès la première entrée des Alliés à Paris, en avril 1814, Charles Maurice notait la présence du Théâtre Français, « dans deux loges assez éloignées l’une de l’autre », de l’empereur de Russie, du roi de Prusse et de l’empereur d’Autriche, avant d’ajouter : « Il faut vivre au dix-neuvième siècle, pour être bien sûr qu’en pareil cas on n’a pas rêvé. A quoi donc servent les révolutions ? »2 En réfléchissant mieux, le futur directeur du Courrier des théâtres aurait pu trouver dans la circonstance quelque adoucissement à son humiliation de patriote : à peine maîtres de la ville d’où les Jacobins, puis Napoléon les avaient fait trembler, et bien décidés à tout effacer du récent passé, les souverains vainqueurs s’empressaient de rendre hommage au répertoire et aux acteurs qu’on leur avait appris dès l’enfance à admirer. Les lettres de Mademoiselle George que nous publions en annexe rappellent que, sous le règne de Marie-Thérèse, des comédiens français s’étaient établis à Vienne3. Compromise auprès des Bourbons par ses relations avec l’usurpateur, la « première actrice tragique du Théâtre français » se prévaut en juillet 1819 de son titre pour renouer cette tradition, et solliciter de la cour d’Autriche un concours que lui refuse la cour de France. Dans le contexte de l’époque, une telle démarche n’avait rien d’exceptionnel : de même, après 1830, Madame Allan-Despréaux partira pour la Russie où elle fera brillante carrière4 . La réputation de notre scène et la place que notre langue continuait d’occuper dans la vie intellectuelle de la meilleure société européenne justifiaient ces initiatives, et il y aurait sans doute une étude intéressante à faire sur la survivance dramatique de l’Europe française, pendant une large partie du dix-neuvième siècle. Cette pratique bénéficiait, dans la Vienne du Vormärz, de la complaisance du pouvoir ; le gouvernement tenait en effet le théâtre, et l’intérêt qu’il suscitait dans le public, pour une utile compensation à l’engourdissement politique de la société, quitte à surveiller de près les maîtres souvent impertinents des tréteaux populaires, comme Nestroy5.
32. Le manuscrit que nous reproduisons est une mise au net calligraphiée. Il ne comporte malheureusement aucun élément d’identification, si bien que l’on est réduit aux conjectures dès qu’on tente de cerner la personnalité de l’auteur6. Le ton quelque peu détaché que celui-ci adopte dès l’entrée en matière semble indiquer qu’il observe de l’extérieur, et sans trop d’indulgence, le petit monde complexe et passionné qu’il a entrepris de décrire, mais la précision et, de manière générale, l’exactitude de la documentation rassemblée donnent à penser qu’il s’agit d’un homme du métier ou, à tout le moins, d’un amateur très averti. Conviction ou habileté, il incline manifestement au légitimisme, fait la part belle à la politique suivie par la Restauration en matière de spectacles, et se montre envers le vicomte de La Rochefoucauld d’une surprenante amabilité. Toutefois ses sympathies politiques lui laissent entière liberté de jugement. Esprit pratique, il note l’influence des événements sur les recettes, qui souffraient des émeutes fréquentes pour lors à Paris. Il souligne aussi, avant Théophile Gautier, le rôle capital des directeurs de salle, que des préoccupations matérielles amenaient à flatter le public plutôt qu’à favoriser les nouveaux talents ;7 on sent, à le lire, pour quelles raisons les acteurs comptaient souvent, en ces années, plus que les œuvres, au grand dommage du répertoire. Ces considérations assez pessimistes ont dû plaire à Metternich, qui n’attendait pas grand’chose de bon des écrivains de son temps. D’autre part les précisions relatives aux subventions de l’Etat et, plus généralement, au financement des théâtres parisiens ne pouvaient que retenir l’attention du chancelier, qui se voulait réaliste en toute chose et connaissait d’expérience quotidienne les difficultés chroniques de la trésorerie autrichienne.
4Ces renseignements, du reste, n’épuisent pas l’intérêt du texte. Bon connaisseur des réalités administratives, l’auteur de la Revue représente aussi le goût de son époque. Respectueux des usages, et de la hiérarchie traditionnelle, il manifeste plus d’attention aux grandes scènes qu’aux petits théâtres, note avec objectivité la réputation des chanteurs ou des comédiens, et son travail laisse apparaître les discussions qui, sur ces matières dramatiques, agitaient pour lors l’opinion. Il prend parti, par exemple, sur l’action importante et controversée de Véron, directeur de l’Opéra depuis 1831. Cet habile homme avait manœuvré pour que la bourgeoisie triomphante remplaçât le Faubourg Saint-Germain au foyer comme dans les loges. L’informateur de Metternich déplore cette relève, tout comme la place désormais réservée dans presque tous les spectacles aux ballets. C’est là un trait de mœurs : quelque trente ans plus tard, les prétendus mélomanes du Second Empire regretteront l’absence des danseurs dans les œuvres de Wagner…8 Mais cet homme de goût sait aussi décerner à Mesdemoiselles Taglioni et Elssler des éloges mérités, et honorer comme il convient les meilleures voix du moment. En matière musicale, pour ce qui est notamment des artistes qui faisaient alors les beaux soirs du Théâtre Italien, ses jugements paraissent équitables et informés.
5Il en va de même pour la Comédie Française, son répertoire du moment et les gloires consacrées de sa troupe. D’évidence, cet amateur qui se veut étranger aux coteries (même s’il ne dédaigne pas les potins de coulisses) se soucie peu de prendre parti pour ou contre le romantisme, mais il est sensible au mouvement des esprits et aux conclusions que celui-ci impose : à son avis, « l’école moderne est la seule qui puisse offrir au théâtre avenir et prospérité ». Comment, ceci posé, ne pas reconnaître en juin 1835 que la tragédie se meurt ? On a toutefois le sentiment, à lire ce témoignage d’homme du monde, que la bataille d’’Hernani pourrait bien n’avoir pas eu, pour les contemporains, l’importance qu’une tenace tradition lui attribue. C’est ici le récent affrontement sur la scène, lors des représentations d’Angelo, tyran de Padoue, de Mademoiselle Mars et de Madame Dorval qui symbolise la rencontre des deux esthétiques. Dans cette revue d’actualité composée par un ami de l’ordre ancien, les audaces du drame romantique ne sont nulle par signalées. Serait-ce qu’elles appartenaient déjà aux usages reçus, et ne heurtaient plus que les tenants du vieux style ?
6La remarque s’impose d’autant plus que le texte se montre sévère à l’endroit du vaudeville et du mélodrame, aussi durement traités que dans les chroniques dramatiques de Théophile Gautier9. « Paresse d’esprit », « stérilité d’imagination », « facilité », ces fâcheuses caractéristiques des œuvres jouées au boulevard se trouvent ici et là dénoncées avec une même vigueur, et dans des termes presque identiques. Sans doute l’amateur parisien se hâte-t-il un peu trop d’affirmer que la réputation de Scribe est sur le déclin : au moment où il écrit, cet amuseur, que l’Académie se préparait à accueillir, a encore devant lui de belles années de succès ; à Vienne même, jusqu’à une date récente, Un verrre d’eau sera tenu pour un bon exemple d’esprit français, et figurera plus qu’honorablement dans les programmes du Bourgthéâtre… Mais cette erreur, qui est d’un spectateur exigeant et bon lettré, ne saurait discréditer l’ensemble du tableau. Il y a, dans ces pages, mieux qu’une banale chronique ; elles constituent un document qui mérite, croyons-nous, l’attention de l’historien des idées.
Revue des théâtres de Paris
7Paris, le 18 juin 1835
8La décadence des Théâtres est un vieux texte sur lequel les critiques et les moralistes écrivent depuis longtemps ; c’est une thèse que l’on peut controverser avec la même apparence de raison, examinée sous ses deux points de vue. On ferait une volumineuse bibliothèque de tout ce qu’on écrit, depuis Riccoboni 10 sur ce sujet : soit que l’on étudie la question sous le rapport de l’art, ou sous celui de la prospérité des entreprises dramatiques.
9Ce qu’il y a de certain, c’est que, si l’on prend comme types la Tragédie de Corneille et la Comédie de Molière, et qu’on établisse des comparaisons entre Cinna et Marion de Lorme et entre le Misanthrope et Chatterton, on trouve d’excellentes raisons pour en arriver à démontrer que l’art dramatique est perdu en France, et que la décadence du goût est imminente ; mais, si l’on veut réfléchir que les arts, comme les institutions, ont leur révolutions ; que les imaginations se tourmentent et se dérèglent comme les ambitions ; que la tragédie de Sophocle et la comédie de Plaute, n’étaient pas plus dans les goûts du siècle de Louis XIV que les tragédies très classiques et très régulières de Pradon et de l’Abbé Boyer ne sont dans nos goûts ; que la société autrement organisée, ayant changé ses mœurs et ses habitudes, a changé aussi ses plaisirs et ses besoins ; et que chaque siècle amène de nouvelles combinaisons littéraires, on sera forcé de convenir, alors, que la décadence du théâtre n’est autre chose qu’un prétexte à de continuelles dissertations de polémique dramatique. Il y a dans l’intelligence des auteurs et dans l’intérêt des Directeurs de spectacle, un instinct qui les rend habiles à saisir les besoins du public. On ne force pas la foule à se porter à des pièces qui ne lui conviennent pas ; c’est une erreur de croire qu’on forme son goût, c’est elle, au contraire, qui impose ses exigences, qui force à céder à ses caprices, et qui ne va que là où elle se plaît. La question d’art reste toujours dehors ; il n’est même pas probable qu’elle soit jamais résolue, puisque des gens de mérite très distingués restent divisés sur les principes, et qu’on disserte des deux côtés sans pouvoir se convaincre. La querelle entre les Classiques et les Romantiques, est aussi animée qu’elle l’était il y a cent ans entre les anciens et les modernes : ni les uns ni les autres, avec les meilleures raisons du monde des deux côtés, n’ont pu parvenir à s’entendre.
10On n’a pas l’intention de traiter ici la question qui divise les deux écoles ; ce n’est pas le sujet de cet écrit : en parlant des théâtres, on n’en parlera qu’en les jugeant tels qu’ils sont, sans s’occuper à rechercher s’ils seraient mieux autrement ; on ne va les examiner que sous le point de vue financier, administratif et anecdotique.
11On croit assez facilement dans le monde qu’à certaines époques, les théâtres sont plus ou moins abandonnés par le public. D’après le calcul des Recettes depuis trente ans, on a pu se convaincre que la vogue dont les théâtres profitent, ou la solitude dont ils souffrent, ne varie pas le chiffre de leurs recettes de cinq cent mille francs.
12Les recettes de tous les théâtres se balancent entre cinq et six millions par an. Dans les plus mauvaises années, elles n’ont guère été au dessous de cette somme ; dans les meilleures, elles l’ont rarement dépassée. Seulement, quand le nombre des théâtres était fixé à huit, aux termes du décret impérial de 180611, tous les théâtres faisaient d’excellentes affaires : la part de la Comédie Française s’élevait à 25 000 f. et les bénéfices du théâtre des variétés ont été en 1810, 1811 et 1812 de 350 000 f. pour les cinq propriétaires. Depuis la révolution de Juillet les choses ont bien changé ; il y a eu vingt théâtres ouverts à Paris, depuis l’Opéra jusques aux Funambules ; et les recettes ont été si divisées, que plusieurs théâtres en sont arrivés à ne plus faire leur frais ; les Variétés sont aujourd’hui presqu’en déficit continuel, et les sociétaires de la Comédie Française ne pourraient pas vivre avec le produit de leur part, sans la prodigieuse subvention que leur donne le Gouvernement, et qui suffit à peine à les soutenir. Quatorze faillites ont eu lieu dans les théâtres de Paris depuis cinq ans, le théâtre de l’Opéra-comique-Ventadour en a éprouvé quatre pour sa part, l’Odéon, les Nouveautés, le Cirque, l’Ambigu-comique, le Panthéon n’ont guère été plus heureux, et aujourd’hui leur existence est des plus précaires.
13Les théâtres de Paris sont divisés encore en grands et petits théâtres. On appelait les premiers théâtres royaux ; depuis la révolution de Juillet, cette dénomination monarchique est un peu passée de mode, ces théâtres n’ayant plus de rapports avec la liste civile, autrement que pour les loges royales et la gratification de 500 ou de 1000 Francs que le Roi donne aux bénéficiaires des grands théâtres. Sous la Restauration, le patronage royale sur les grands théâtres, coûtait, en sus des 1 300 000 f. payés par la ferme des jeux, plus de 600 000 f. à la liste civile. La maison du Roi faisait grandement les honneurs de la surintendance de ses théâtres : plusieurs fois, elle est venue au secours de la Comédie Française ; elle a liquidé l’Opéra-comique, et dépensé sept millions pour lui bâtir une salle. L’Odéon a été reconstruit deux fois aux frais du Roi, et soutenu sans cesse par d’énormes subventions, dont la dernière avait été portée à près de 200 000 f. La salle Favart est devenue à grands frais une des plus jolies et des plus élégantes salles de l’Europe, et l’Opéra, depuis la catastrophe du 13 février12, a coûté trois millions cinq cent mille francs pour n’avoir qu’une salle provisoire, qui aujourd’hui menace ruine de tous côtés. La restauration a toujours dépensé son argent avec plus de magnificence que de discernement, et plus d’imprévoyance que de goût.
14Voici un relevé officiel des subventions accordées aux théâtres pendant les dernières années de la Restauration.
15La subvention donnée par la Ville de Paris sur la ferme des jeux et versée dans la caisse de la maison du Roi, était répartie de la manière suivante :
A l’Opéra | 850 000 f. |
Au théâtre-Italien | 95 800 f. |
Au théâtre-Français | 200 000 f. |
A l’Opéra-comique | 150 000 f. |
A l’Odéon | 111 800 f. |
16Il y avait en outre près de 380 000 f. dépensés pour d’autres établissements qui se rattachaient directement ou indirectement au théâtre, tels que le Conservatoire, l’institution de Musique religieuse, le traitement de l’Inspecteur général du chant, etc. etc. etc. enfin la liste civile comblait toujours les déficits à la fin de l’année.
17Aujourd’hui voici l’emploi des 1 300 000 f. de la subvention fournie par le Budget13.
Opéra | 710 000 f. |
Français | 250 000 f. |
Opéra-comique | 180 000 f. |
Théâtre Italien | 70 000 f. |
Pensions de l’Opéra | 80 000 f. |
1 290 000 f. |
18Les 10 000 f. restants sont employés aux dépenses de l’Odéon, et ont été donnés à la Comédie-Française, pour desservir ce théâtre deux fois par semaine, avec 30 000 f. qui restaient de la subvention de l’année dernière.
1. Académie royale de musique
19Nous sommes loin de l’époque où le personnel de l’Opéra ne coûtait que 67 050 livres ; c’était en 1713. Les plus gros appointements des premiers sujets étaient de 1 500 livres ; un premier Danseur était payé 1 000 f. et l’on avait douze filles du corps de ballet pour 400 f. pièce ; alors Louis XIV donnait deux mille écus de gratification à l’Opéra à la fin de l’année, et tout retentissait de la munificence du grand Roi. Cependant à cette époque, l’Opéra jouissait d’une grande splendeur ; on y jouait avec une pompe, dont le secret est perdu, les pièces à machines qu’on ne peut plus jouer aujourd’hui.
20Le dernier coup porté à l’Opéra l’a été par le Directeur actuel. Jamais ce théâtre n’a été si près de sa ruine. Non seulement Mr Véron14 a perdu l’art à ce théâtre ; on a encore à lui reprocher d’avoir ôté à l’Opéra sa dignité. Ce spectacle de l’aristocratie est aujourd’hui le rendez-vous de la Bourgeoisie ; les loges seules sont encore louées par les quelques gens comme il faut, mais la boutique et l’industrie ont déjà envahi les galeries et l’amphithéâtre ; la rue St Denis vient se promener dans ce noble foyer, qui rassemblait autrefois la meilleure compagnie de Paris, et qui était un des salons du corps diplomatique. On a exploité l’Opéra comme un petit théâtre ; on a voulu y appliquer le système de la publicité ; la presse l’a traité comme la moutarde blanche et la pâte de Regnault, et l’on est parvenu à y attirer toute la bourgeoisie de Paris. Par ce moyen, on est arrivé à faire, pendant quatre ans, des recettes énormes ; on les a élevées au chiffre incroyable de onze cent mille francs, quand la moyenne des recettes n’avait jamais été, de 1780 à 1814, que de sept cent mille Francs. Au moyen de la subvention accordée à Mr Véron par Mr de Montalivet15, il est entré annuellement dans la caisse de l’Opéra plus de 1 800 000 francs, et grâce aux économies faites sur le personnel de la danse et du chant, et malgré les profusions du matériel et les prodigalités insensées de la mise en scène, le Directeur a fait annuellement un bénéfice de près de quatre cent mille francs.
21Aujourd’hui, l’on va voir le revers de la médaille. Le galvanisme appliqué au cadavre de l’opéra a perdu sa puissance ; on commence à s’apercevoir que la presse parisienne fascine le public depuis quatre ans, et le mystifie au profit de Mr Véron. On a remarqué, depuis quelque temps la pauvreté du chant et la décadence du corps de ballet, dont l’éclat ne tient qu’au talent de Made Taglioni, et à l’espèce de réputation qu’on a voulu faire à Made Fanny Elssler. Rien de plus misérable que les ballets qui ont été donnés depuis quatre ans, et les Opéras qui composent le répertoire si borné et si pitoyable aujourd’hui. De toute la direction de Mr Véron, il ne restera en Opéras que Robert le Diable, et en ballets que la Sylphide 16. Le mécontentement des abonnés est tel, qu’on pense que l’année prochaine la location des loges diminuera des deux tiers. Aujourd’hui, l’existence de l’Opéra est fort compromise. Dans deux ans, Mr Véron laissera le théâtre sans répertoire et sans chanteurs, avec un corps de ballet désorganisé et un public blasé à tel point qu’il ne peut plus supporter la représentation entière d’un opéra, et à qui il faut des spectacles coupés, mélange bizarre de fragments de danse et de chant, macédoine ridicule de lambeaux d’opéras et de ballets, où le bal de Gustave vient servir de divertissement à la conspiration de Guillaume Tell, et où l’enfer de la tentation sert d’introduction aux amours aériennes de la Sylphide.
22Le personnel du chant serait assez brillant en femmes si la prétention de l’Opéra n’était pas de rivaliser avec le Théâtre-Italien. Dès lors, la comparaison devient désastreuse. Made Damoreau 17 le talent le plus pur et le plus correct de l’Opéra, commence à entrer dans la catégorie des chanteuses usées ; Made Damoreau a près de 40 ans ; sa voix, encore timbrée et moelleuse, perd chaque jour de son éclat ; et la virtuose ayant le sentiment de l’affaiblissement de ses moyens, les ménage avec tant de soin et de sollicitude, qu’elle n’ose plus se livrer aux moindres mouvements de force et aux accents les plus simples de l’expression : c’est encore une serinette merveilleusement organisée, mais ce n’est plus une actrice. Depuis quelques temps, par un concours de circonstances fatales pour elle, elle a été éloignée de toutes les créations nouvelles, et tous les grands rôles du nouveau répertoire lui ont échappé. Elle est, dit-on, tombée dans la disgrâce de Mr Véron, qui a décidé de se priver de ses talents. En attendant, elle profite de congés qui lui sont accordés ave d’autant plus de facilité, que le répertoire marche sans elle, et que le public de Paris, le plus oublieux et le plus insouciant des publics de l’Europe, n’a pas l’air de s’apercevoir de son absence. Des circonstances particulières ont aussi contribué à l’espèce d’oubli dans lequel est tombée Made Damoreau. Quoiqu’en général on soit peu scrupuleux à Paris sur la vie privée des actrices, cependant la conduite qu’a tenue Made Damoreau envers son mari, la manière dont elle l’a quitté, les scènes scandaleuses qui ont été la suite de cette séparation, et le duel qui a mis aux prises son mari et son amant, ont porté une rude atteinte à la considération de cette actrice, et la faveur dont elle jouissait s’est tout-à-coup refroidie ; depuis ce moment on ne s’est plus occupé d’elle. On croit qu’après l’expiration de son engagement à l’Opéra, elle se propose de parcourir l’Italie, et d’aller disputer les couronnes à MadeMalibran.
23Les deux chanteuses qui soutiennent la gloire de l’Opéra sont Madelle Falcon et Madame Dorus-Gras. La première vise à la réputation de chanteuse d’âme et d’expression ; elle essaye de ramener à l’Opéra la tragédie lyrique. Sa voix, un peu dure, a de l’étendue et de la puissance, et conviendrait aux rôles forts et passionnés de l’ancien genre, si l’ancien genre pouvait reprendre faveur. Ce serait l’actrice de Spontini et de Gluck. Sa figure est expressive, ses traits caractérisés, et sa physionomie vive et animée comme son jeu. Madelle Falcon est jeune et sage, elle ambitionne la position d’un ménage d’artiste.
24Depuis que le Vicomte de la Rochefoucauld18 a administré l’Opéra, il y a semé des germes de vertu et d’honnêteté qui poussent de toutes parts. On ne voit que femmes vertueuses dans le chant, et la vertu commence même à envahir la danse, quoique ce soit là où se retrouvent encore les vestiges des vices aimables de l’ancien régime de l’Opéra... Le bonheur dont jouit le couple Dabadie a tourné la tête de Madelle Dorus qui a voulu à toute force épouser un musicien de l’orchestre, et embourgeoiser son nom moyen-âge de celui de Mr Gras, l’un des premiers violons de l’orchestre. Madelle Dorus ou Made Gras, est une jeune femme blonde et froide comme une hollandaise, qui a une voix assez flexible, d’un timbre agréable, et qui a fait de bonnes études musicales. C’est la sœur d’un des flûtistes les plus distingués de Paris. Elle avait été chanteuse de concert avant de débuter à l’Opéra, où le rôle d’Alice de Robert a commencé sa réputation ; depuis, elle a créé avec succès celui du Page de Gustave ; aujourd’hui, elle est un des premiers sujets de l’Opéra, et une épouse fort honnête, peut-être trop honnête, car il est à remarquer que la poésie de l’art ne s’accorde guères avec la réalité du pot-au-feu.
25On ne fera pas le même reproche à Madelle Jawureck. L’hymen n’a jamais été une de ses ambitions ; elle a voulu rester actrice de l’Opéra dans toute l’étendue du mot, et vivre de la vie d’artiste. Madelle Jawureck qui dépasse la trentaine est encore aujourd’hui une belle fille qui possède une voix glapissante, qui domine par éclats dans tous les forte. Elle a ce qu’on appelait autrefois – une belle voix –. Madelle Jawureck a le grand avantage d’être sans amour-propre, et de n’avoir pas de réputation à compromettre ; elle sait tout le répertoire, et est toujours prête à tout jouer, depuis la diablesse de la Tentation, jusqu’à la Princesse de Robert : c’est la providence de la direction et le cauchemar des abonnés.
26Nous ne parlerons pas de Madelle Mori, qui est aussi Made Gosselin, et qui n’est à l’Opéra que pour jouer la dame Ragonde du Comte Ory.
27Parmi les hommes, il n’y a qu’un chanteur, c’est Levasseur, qui serait une basse remarquable dans un pays où l’on aurait jamais entendu Tamburini ni Lablanche. Nourrit a une grande réputation, qui s’étend depuis la rue de Provence jusqu’au boulevard de Tortini, en passant par la rue Lepelletier. Il passe pour un très habile chanteur auprès des dilettanti, qui s’accommodent d’une voix de gorge, d’un son nasillard, et d’un fausset aigre et pénétrant ; mais tout cela est mis en jeu avec assez d’habileté, de goût et de méthode pour passer pour du talent ; avec ses défauts, il faut s’arranger aussi du physique de Nourrit, de sa grosse tête, de son cou court, de son gros ventre et de ses jambes gorgées, et faire de tout cela un héros, un Cortez, un Orphée, un Robert et un comte Ory. Nourrit est bien placé dans le rôle d’Eliazar de La Juive. Il est du reste adopté tel qu’il est, et ce serait une cruauté que de désenchanter les Parisiens qui le trouvent charmant.
28Auprès de Lafont, Nourrit est à la fois un Adonis et un Amphyon. Lafont est le plus beau garçon boucher qui ait jamais paru sur les planches de l’Opéra ; ses formes athlétiques lui ont valu la réputation d’un bel homme ; quant à son mérite comme chanteur, on est encore à le chercher ailleurs que dans une voix assez agréable, quand on ne lui demande ni force ni expression. C’est à Lafond que l’on a vu faire l’action la plus audacieuse que jamais ait tentée un chanteur : il a chanté, après Rubini, dans Dom Juan, l’air il mio tesoro !… On a donné la croix d’honneur pour des traits de courage beaucoup moins étonnants.
29Nous ne dirons rien de Dabadie ; c’est un honnête homme qui demande des égards ; et ce qui prouve avec quel discernement on encourage les talents à Paris, c’est que Dabadie et sa femme se retireront de l’Opéra avec quinze mille livres de rentes.
30Les Ballets de l’Opéra ne sont plus ce qu’ils étaient ; le corps diplomatique les a abandonnés, la Cour ne s’en occupe plus19 ; ils sont tombés dans le domaine de la finance de bourse. Deux ou trois agents de change sont aujourd’hui les Soubises de deux ou trois de nos Guimards modernes : tout cela est bien digne de l’époque où nous vivons ; la danseuse la mieux partagée de tout l’Opéra ne se fait pas mille francs par mois en dehors de ses talents. Made Montessu voit chaque mois remettre en question les bontés d’un agent de change émérite, qui a plus de deux cents mille livres de rentes. Où est le temps où la belle Clothilde ruinait trois banquiers par an, et où la Bigottini n’avait pas assez de Duroc et du Prince Pignatelli pour fournir à ses dépenses ?
31Deux danseuses se partagent la vogue, dans ce moment, ou pour mieux dire, l’une a cédé généreusement à l’autre une partie de ses admirateurs. Taglioni, cette danseuses sans égale, ce prodige de l’Opéra ; cette créatrice d’une nouvelle danse, d’une danse dont rien n’avait donné l’idée, depuis le premier pas que le Sr Balon, fit danser à Madelle Lionnès en 1680 ; Madelle Taglioni, toujours la Reine de l’Opéra, n’a paru que plus merveilleuse et plus admirable depuis l’arrivée de Madelle Fanny Elssler. Cependant, le Balcon s’est partagé dans son admiration, et aujourd’hui, dans les rangs de cet aréopage à gants jaunes, on compte autant d’Elssléristes que de Taglionistes.
32Les incidents d’une vie mêlée d’aventures fort extraordinaires sont venus jeter un nouvel intérêt sur Madelle Taglioni. Séduite et dominée par les grâces fashionnables d’un jeune fils de Pair de France, les idées aristocratiques sont montées à la tête de la danseuse ; elle a rêvé l’alliance des gloires de l’Opéra et de l’illustration du faubourg St Germain ; elle a offert à son amant son cœur, ses vingt ans, ses succès, sa main, et un revenu de cent mille francs par an, hypothéqué sur ses pirouettes, et sur ses entrechats européens, et n’a demandé en échange que de l’amour et un titre de Comtesse. Le marché a été conclu, d’abord en Angleterre, et ensuite ratifié en France, et pour présent de noces, la danseuse a payé pour 300 000 f. de dettes à son noble époux. Aujourd’hui, de nouveaux créanciers avides sont venus porter la désolation dans le jeune ménage, et un voyage nécessaire du mari pour éviter la dure contrainte du Garde du commerce, laisse la Sylphide dans les angoisses d’un veuvage de quelques mois. Une aventure récente, qui s’est terminée au bois de Vincennes, a prouvé que si Madelle Taglioni a trouvé un cœur sensible disposé à la consoler des rigueurs de l’absence, le mari, de son côté, a laissé à Paris des amis qui veillent aux intérêts de son honneur.
33Madelle Elssler est arrivée de Vienne, au contraire, pour se soustraire, dit-on, au souvenir douloureux d’une grande passion20 ; une mort prématurée venait, à ce que l’on assurait, de lui ravir un illustre amant, et le nom de cet amant a été un précédent des plus heureux pour Madelle Elssler. Aujourd’hui, c’est une danseuse du premier ordre, brillante dans l’exécution de ses pas, élégante dans ses poses, éblouissante dans l’éclat de ses pirouettes, mais qui est réduite aux simples hommages de quelques journalistes et de quelques agents de change.
34Il y a peu de chose à dire de sa sœur Thérèse, dont les débuts ont été accueillis à la faveur des succès de sa sœur Fanny. Le seul service qu’elle aura rendu à l’Opéra, ce sera d’avoir prouvé qu’on pouvait se passer d’hommes dans la danse. Sa taille, ses formes, sa vigueur, suppléent à la fois Perrot, Montjoye et Mérante.
35Les autres Danseuses de l’Opéra ne figurent aujourd’hui que pour mémoire ; ce ne sont que des satellites qui gravitent autour de Mesdelles Elssler et Taglioni, et qui reflètent d’une manière plus ou moins brillante, l’éclat des deux astres. Dans ce nombre, il est juste cependant de distinguer Made Alexis Dupont et la jeune et jolie Madelle Duvernay, danseuses élégantes et gracieuses. Madelle Duvemay après deux ans d’une lutte aussi honorable que surprenante, vient enfin de subir les influences du théâtre. Mirande qui avait résisté à Londres à un Lord de la Chambre haute, vient de céder à un Marquis français, et aujourd’hui elle est en train de méditer la ruine d’un de nos plus riches financiers ; les paris sont ouverts pour que l’exécution de ce projet se réalise avant l’expiration du bail de Mr Véron.
36Quand on aura cité Madelle Fitz-James, à qui il ne manque que des jambes, des bras et un corps pour être une danseuse agréable, et Made Montessu qui survit à la brillante réputation dont elle jouissait dans les premières années de la Restauration, et dont la danse appartient à un genre passé de mode depuis le congrès de Vérone, dès que l’on aura dit que Madelle Noblet, qui ne danse plus que pour son plaisir s’obstine à perpétuer ses pas d’école et sa danse noble à près de huit lustres, on aura passé en revue tout le personnel de l’Opéra de quelque valeur. Quant aux Legallois, aux Julia et aux Pauline Leroux, c’est ce qu’on appelle le vieux garde-meuble de l’Opéra ; ceci ne rappelle plus que le Maréchal Lauriston dans toutes ses pompes et le Duc de Valmy dans ses bonnes fortunes.
37Les appointements des Danseuses de l’Opéra (il n’est question que de ceux que leur paye Mr Véron), varient, depuis les danseuses du corps de ballet à 700 f. par an, jusques aux premiers sujets qui reçoivent 12, 14, 18 et 20 mille francs par an, et 50, 100 et 200 f. de feux par soirée. Ce chiffre est à peu près aussi celui des artistes du chant. Madelle Taglioni reçoit 30 000 f. sans feux, mais elle a des congés qui lui rapportent 60 000 f., et des représentations à bénéfice. Sa dernière lui a valu 27 000 f. Les Delles Elssler ont, à elles deux, 40 000 f. MadeMontessu, qui avait avec ses feux 20 000 f. a été réduire d’un tiers, et dans ce moment, elle plaide avec son Directeur. Quant à Madelle Noblet, elle reçoit 15 000 f. et payerait pour qu’on la laissât danser à l’Opéra, elle n’a pas renoncé à retrouver un second Lord Fife, qui lui assure 15 000 f. de rentes ; elle semble avoir oublié qu’il y a 18 ans qu’on faisait de pareilles folies.
38Les dépenses de l’Opéra, avec la mise en scène s’élèvent, à ce que l’on assure, à plus de 10 000 f. par soirée, ce qui les porterait, pour 160 représentations par an à 1 600 mille francs, sur lesquels la subvention entrait, pendant les premières années de la direction de Mr Véron, pour 850 000 f., et aujourd’hui pour 710 000 f. L’année prochaine elle ne fera que 650 000 f. Ce qui n’empêche pas qu’on ne donne à Mr Véron, avec une générosité toute parisienne plus de 800 000 f. de fortune. Il paraît certain que se méfiant de son avenir, il a voulu se mettre à l’abri des éventualités et qu’il a vendu pour 150 000 f. à MM Loeve-Weimar et Duponchel les trois quarts de sa direction21.
2. Théâtre français
39Ce théâtre qu’on est convenu d’appeler depuis plus d’un siècle une des gloires de la France, est aujourd’hui tombé au dernier degré de médiocrité. Corneille, Racine et Molière y sont toujours les divinités du temple, mais il n’y aura bientôt plus personne pour parler leur langue. Talma a emporté avec lui le secret de la Tragédie, comme Madelle Mars emportera avec elle le secret de la Comédie ; il ne restera plus après sa retraite que quelques comédiens routiniers, sans talent, sans intelligence, qui n’auront plus même le mérite de connaître et de conserver les traditions, et alors sera venu le moment où on lira les chefs d’œuvre de la scène française et où l’on n’ira plus les voir défigurer par des interprètes maladroits. Alors le drame moderne se présentera fort, puissant et vigoureux, avec ses idées nouvelles et ses formes énergiques, et ce sera fini de la littérature du 18e siècle et de l’Empire. Une nouvelle génération de poètes se prépare qui abandonnera les bannières de Racine et de Voltaire, de Marivaux et de Gresset, et qui plantera l’étendart de Shakespeare, de Schiller et de Goethe sur l’ancien domaine de la Comédie française, et tout cela arrivera malgré les vieux sociétaires, malgré l’Académie, malgré le Gouvernement, par la volonté seule du public et la force dramatique de quelques jeunes poètes et de quelques jeunes auteurs, qui sentent qu’il faut une nouvelle littérature à un peuple qui a cru au besoin de nouvelles institutions. Des Monarchies sont tombées ; des trônes se sont écroulés, des dynasties ont été changées, et la poétique d’Aristote resterait immuable ! c’est une chose à laquelle la raison se refuse à souscrire. La comédie française aura ses glorieuses, et ce moment approche ; l’art dramatique subira à son tour l’influence du siècle révolutionnaire où nous vivons.
40La Comédie Française, telle qu’elle est, coûte 250 000 f. par an, au Gouvernement, pour conserver un répertoire qui se joue devant 150 francs de recette, quand Madelle Mars n’est pas sur l’affiche, et pour se mettre en garde contre les envahissements de l’école moderne, la seule qui puisse offrir au théâtre avenir et prospérité. Le vieux donjon classique est encore défendu par quelques sociétaires surannés sans talent et qui défigurent Corneille, Racine et Molière, trois fois par semaine, en attendant le moment de leur retraite et le règlement de leur pension, pour aller finir leurs jours avec six mille livres de rentes, fruit de vingt ans de médiocrité. Pendant ce temps, le drame moderne se fait jour, à travers les brèches faites aux remparts du classique ; et bientôt, par la force des choses, quelques jeunes talents dans les idées romantiques s’élèveront sur les ruines de la vieille Comédie Française. Déjà depuis deux ans, un coup terrible a été porté à la gothique société de la rue de Richelieu. L’état des dettes de ce théâtre a nécessité le joug d’un Directeur, imposé par le Ministère ; et les sociétaires, ce tribunal plus redoutable à l’art dramatique, que le conseil des dix de Venise aux peuples de l’Adriatique, a résigné ses pouvoirs administratifs entre les mains de Mr Jouslin de la Salle 22, qui est parvenu, par l’amélioration des recettes et la faveur du Ministère, à payer plus de 200 000 f. de dettes. La comédie française ne doit aujourd’hui que 220 000 f. de loyers arriérés à Sa Majesté Louis-Philippe, qui la loge gratis, comme Figaro, moyennant 40 000 f. de loyers, qu’elle lui promet gratis aussi.
41Les parts des sociétaires sont garanties à 6 000 f. par an par l’autorité ; plusieurs reçoivent quelques bribes de la subvention, à titre de feux. Melle Mars, retirée de droit depuis trois ans, ne joue qu’à raison de 300 f. par repésentation ; la Comédie lui en garantit dix par mois, ce qui lui fait des appointements de 36 000 f. Madelle Mars, qui compte aujourd’hui 58 ans et qui est née le 19 Décembre 1778, ne joue plus la comédie que pour soutenir un train de maison auquel elle a de la peine à renoncer. La brillante fortune qu’elle avait acquise a été fort compromise depuis quelques années par de mauvaises spéculations sur les terrains et des opérations malheureuses à la Bourse. Madelle Mars, habituée à vivre avec tous les agréments de l’opulence, ne pourrait guères réaliser à sa retraite du théâtre avec sa pension et la vente de ses diamants et de son hôtel plus de vingt mille livres de rentes.
42Aujourd’hui, Madelle Mars est la seule actrice de la Comédie Française qui ait voiture, il y a vingt ans qu’à l’heure des répétitions, la rue de Richelieu, autour des avenues du théâtre, était encombré des équipages élégants de ces Dames ; là brillaient les livrées de Madelle Contat, de Made Mézeray, de Melle Duchesnoy, de Melle Georges, de Madelle Bourgoin, de Melle Volnays, de Madelle Mars, de Madelle Dupont, de Melle Leverd. Aujourd’hui les premiers sujets de la Comédie se rendent au théâtre à pied, avec le socque et le parapluie de la bourgeoisie ; il n’y a plus à la comédie française de Reines et de Princesses que sur la scène ; les anciennes mœurs des coulisses sont perdues, la vertu et l’Hymen y ont fait des ravages effrayants de pudeur et d’honnêteté, la manie du mariage s’est emparée des comédiens, et aujourd’hui, on ne voit au théâtre que de bons maris et des respectables mères de famille, il n’y a plus à marier que les vieilles actrices et les jeunes débutantes. Madelle Rose Dupuis est restée fille, mais elle a marié ses enfants, et aujourd’hui les jeunes comédiennes cherchent des maris avec autant de zèle qu’elles cherchaient autrefois des amants23.
43Depuis six mois le drame moderne a fait de grands progrès à la Comédie Française ; deux ou trois chûtes classiques, consécutives, ont porté un coup fatal à la vieille comédie, et Chaterton et Angelo ont profité de la circonstance pour se produire avec éclat. La lutte des deux actrices qui représentent les deux écoles, et que Mr Victor Hugo a mises en présence dans son drame24 , excitent un intérêt et une curiosité qui tournent au profit du théâtre.
44Cependant on assure que le projet de liquider l’ancienne société de la Comédie Française et reconstruire ce théâtre sur de nouvelles bases, occupe le Ministre de l’Intérieur, qui n’attend que le moment où la Chambre sera moins préoccupée d’affaires politiques, pour lui demander un crédit de 600 000 f. qu’il faudrait pour cette opération dramatico-financière.
3. Théâtre de l’opéra-comique
45Ce théâtre a éprouvé depuis dix ans de nombreuses vicissitudes : la liste civile de Charles X s’est ruinée pour l’enrichir sans pouvoir y parvenir. Les catastrophes s’y sont succédées au milieu de recettes énormes. En vain on a liquidé l’ancienne société pour en refaire une nouvelle ; au bout de quelques années de nouvelles dettes sont venues de nouveau mettre l’entreprise en péril. Avec plus d’un million de recettes, faites en 1826, le théâtre était endetté de plus de 200 000 f. quand le Directeur Guilbert de Pixérécourt fut obligé de céder la direction à Mr Ducis, officier de cavalerie, neveu du poète tragique, qui en moins de trois ans, avec de prodigieux succès, et les avantages d’une salle neuve qui avait coûté sept millions à la liste civile, y perdit toute sa fortune et celle de deux de ses amis. Les propriétaires de la salle obtinrent le privilège, et l’un des plus fort actionnaires du théâtre. Mr Boursault, ancien Conventionnel, enrichi dans les jeux et dans les boues de Paris, y dévora comme Directeur plus de 300 000 f. en deux ans ; après lui Mr Lubbert ancien Directeur de l’Opéra vint y faire une faillite qui fut bientôt après suivie de celle de Mr Laurent ancien Directeur du Théâtre Italien. Enfin, après une clôture de plusieurs mois, les anciens sociétaires de l’Opéra comique, réclamèrent leur ancien privilège et la faveur de l’exploiter dans une salle moins malheureuse que la salle Ventadour ; ils l’obtinrent et furent ouvrir de nouveau l’Opéra-comique, sous la direction de leur ancien camarade Paul au théâtre des nouveautés, place de la Bourse. Cette société n’a tenu que dix-huit mois, et est venue se briser contre le nouveau privilège accordé à Mr Crosnier, ancien Directeur du théâtre de la porte St Martin et chef de Bataillon de la Garde Nationale de Pantin, ce qui lui a valu une subvention de 180 000 f.
46Mr Crosnier associé à la famille du Juif Cerfberr, qui exploite aussi le Gymnase dramatique, n’a pas apporté dans sa direction des idées administratives bien arrêtées. Il tâtonne son système entre l’ancien genre et le nouveau ; il hésite entre l’Opéra-comique du vieux genre, connu sous le nom de comédie à ariettes, et le nouvel opéra-comique à la manière italienne ; il consume ses efforts en reprises de vieux ouvrages du répertoire que ses acteurs ne savent plus jouer, et des pièces à grande musique qu’ils ne savent pas chanter. La marche la plus certaine que ce Directeur ait suivie depuis un an a été de se débarrasser des anciens sociétaires de Feydeau. Il les a peu à peu éliminés de sa troupe, sans avoir songé à trouver mieux ; ainsi Baptiste, Ponchard, Lemonnier ont été remerciés, de même que Made Ponchard et Made Boulanger qui, dans l’emploi des Duègnes, a été un des talents les plus remarquables, dans ce genre, après Made Gonthier.
47On aurait de la peine à calculer tout ce que Mr Crosnier a dépensé d’argent en essais malheureux, depuis les débuts de Mr Jansenne chanteur de romances dans les salons de Paris, jusqu’à la basse Inchindi, débris de la troupe allemande, qui donna quelques représentations il y a cinq ans. Inchindi, Belge d’origine qui ne parle aucune langue et ne chante aucune musique. La Province a été mise à contribution pour remonter l’Opéra-comique, et il n’est arrivé des Départements aucun acteur supportable ; cependant, les appointements de 12, 15 et 20 000 f. sont prodigués sans discernement.
48Les débuts de femmes n’ont guère été plus heureux ; la liste serait longue. Madelle Peignat, fille d’un coutelier, élève du Conservatoire, qui possède une belle voix et les éléments d’une bonne méthode, et qui n’est qu’une écolière, qui devrait consacrer à étudier le chant, à marcher, à parler et à dire la comédie, le temps qu’elle pert à tenir l’emploi de Prima Donna, en double de MadeCasimir, la chanteuse la plus extravagante qui ait paru sur un théâtre et l’actrice la moins comédienne qui ait jamais abordé un rôle, jolie femme sans charme et sans grâce, et chanteuse brillante sans art et sans goût. Melle Lebrun petite fille qui a porté sur le théâtre de l’Opéra-comique les réminiscences de chant italien qu’elle a apprises dans les coulisses des Bouffes. Madelle Hanchon et Madelle Camoin arrivées avec de grandes réputations de Province ; ajoutez à cela Madelle Fargueil, jeune et jolie personne, (fille de l’acteur de ce nom), et on aura la liste à peu près complète des nouvelles revues de l’Opéra-comique.
49De l’ancien Opéra-comique il ne restera bientôt plus que Made Pradher, qui a conservé à 40 ans toute la pruderie minaudière d’une jeune fille de quinze ans, actrice parfaite pour représenter les bergères du trumeau, et les Babet et les Colette qu’on jouait il y a soixante ans, expression vivante de la grâce de Watteau, et de la musique de Duny, ce qui ne l’empêche pas de faire payer son talent suranné 15 000 f. par an.
50La seule mesure administrative digne d’éloges, depuis la direction de Mr Crosnier c’est l’engagement de Cholet et de Madelle Prévost, qui arrivent de Hollande au secours d’un théâtre qui a si grand besoin de chanteurs et de comédiens : à eux deux, ils augmenteront le budget de l’Opéra-comique de 40 000 f. Il vont faire leur rentrée dans une pièce qu’on peut considérer comme l’ancre de salut du théâtre : c’est un poème de Mr Scribe, et une partition d’un compositeur espagnol, nommé Gomis25.
51Si l’on en croit les bruits qui circulent, Mr Crosnier serait en marché pour céder une entreprise dont il commence à voir tout le péril. Près de soixante mille francs de pertes depuis un an, une subvention engagée pour garantie des loyers, et un budget de plus de 2 000 f. de frais par jour, donnent sérieusement à penser à des juifs qui savent compter, et à Mr Crosnier qui compte aussi bien qu’un juif.
4. Théâtre royal italien26
52Ce théâtre qui a obtenu depuis deux ans une faveur sans exemple à Paris, en est arrivé à ces succès qui suscitent l’envie la plus passionnée. Objet des faveurs de la meilleure compagnie jalousies chagrines et hargneuses des autres théâtres lyriques, qui n’employent pas contre lui les armes courtoises d’une loyale rivalité, mais qui témoignent leur humeur par des attaques de Paris, asile fashionnable du faubourg St Germain, le Théâtre Italien est en butte aux détournées et une malveillance à laquelle quelques organes de la presse se prêtent trop complaisamment.
53A la grande satisfaction des dilettantes, MM. Robert et Severini viennent de renouveler avec le Ministère un traité pour six années, à la suite de celui qui expirait avec l’année 1836. Ce traité, quoiqu’on en ait dit, n’a rien d’onéreux pour l’Etat, quand on considère les frais d’une entreprise où les appointements des premiers sujets sont au dessus des plus forts appointements de l’Opéra, où la dépense seule de l’orchestre est plus chère que la plupart des troupes de plusieurs théâtres de Paris, et que les directeurs qu’ont que 80 représentations environ pour couvrir une dépense de plus de 500 000 francs. On sent aisément qu’une subvention de 70 000 f. et une salle gratuite, ne sont pas trop pour compenser les chances énormes de pertes, provenant de deux mauvaises saisons, au milieu des éventualités de la politique, qui peuvent anéantir d’un seul coup la recette la plus productive de l’entreprise, celle de la location des loges. Le Théâtre Italien a un public spécial, un public aristocratique, qu’une foule d’événements plus ou moins probables peut éloigner du spectacle. C’est ce qui nous fait penser qu’il est à la fois maladroit et injuste d’attaquer par des dénonciations l’existence d’un théâtm que les intérêts de l’art, du goût, de la musique et de la bonne compagnie doivent protéger.
54Le succès de l’Opéra Italien de Paris est aujourd’hui européen, depuis que MM. Robert et Severini ont eu l’heureuse idée de réunir à tout prix à leur théâtre, tout ce que l’Italie possède de talents de premier ordre, excepté MadeMalibran, qui a rendu par l’exagération de ses prétentions sa présence impossible à Paris ; il n’y a pas en Europe un seul talent dans le chant qui puisse rivaliser avec ce que nous possédons. L’ensemble de Rubini, de Lablache, de Tamburini et de Madelle Grisi dans une même troupe, sont de ces bonnes fortunes de dilettanti qui tiennent du prodige ; aussi voyons-nous accourir de toutes parts à Paris, des compositeurs, qui ne trouvant plus en Italie de voix pour exécuter leur musique, viennent en France écrire leurs partitions. Bellini, Donizetti, Marliani ont sollicité la faveur d’écrire des Opéras pour notre Théâtre Italien, et les deux premiers nous ont dotés de deux Opéras qui ont enrichi la saison dernière, et qui feront la fortune de la saison prochaine.
55Il y a peu de choses à dire sur la chronique scandaleuse d’une troupe qui a plutôt l’air d’une famille honorable que d’une réunion de comédiens. Lablache, Tamburini et Rubini, hors la scène, sont d’honnêtes gens, qui mettent leur gloire à bien faire leur devoir d’acteurs et leur bonheur dans les charmes de leur ménage. Ils thésaurisent leurs riches appointements, pour s’assurer une existence douce et heureuse dans leur belle patrie ; il n’est pas un d’eux qui ne gagne près de cent mille francs, tant à Paris qu’à Londres, et qui en dépense plus du dixième, en vivant même honorablement. Les Donne du Théâtre Italien fournissent aussi très peu de sujets aux propos médisants des habitués de nos foyers ; et si la beauté de Madelle Grisi fixe sur elle touts les regards, sa conduite privée éveille peu l’attention, ses amours sont honnêtes comme son ambition. La belle Madelle Amigo, depuis la brillante existence dont elle jouit pendant les dernières années de la Restauration, avec le ministre le plus spirituel qu’ait eu Charles X, se contente aujourd’hui d’une médiocrité en harmonie avec son talent. Quant à Made Raimbeaux, qui n’a fait qu’apparaître à la fin de la dernière saison, on sait qu’elle n’a pris le théâtre que par probité, et qu’elle a reçu une trop bonne éducation pour vouloir compromettre la croix de Saint-Louis de son mari. Nous ne dirons rien de Made Brambilla, qui nous a paru posséder toutes les qualités physiques et morales d’un véritable contr’alto. Ce sont de ces réputations de femmes que les hommes n’attaquent pas, tout en leur gardant rancune.
5. Petits théâtres
56Les petits théâtres ne nous fourniront de faits curieux, ni pour l’amateur de l’art dramatique ni pour l’observateur moraliste ; parce que tous rongés par les deux lèpres, celle du Vaudeville qui a tout envahi, qui a gâté la comédie, comme il a ruiné l’Opéra-comique, et la lèpre des billets donnés 27, vendus d’abord à la porte des spectacles à vil prix, et admis ensuite au bureau, au moyen d’une rétribution ; ils voyent leur répertoire tué par la monotonité des genres, et leurs recettes détruites d’avance par les vendeurs de billets.
57Huit ou dix théâtres à Paris chantent le Vaudeville, et presqu’autant jouent le drame, nous avons le Drame-vaudeville au Gymnase, aux Variétés, au Vaudeville, au Palais Royal, et le Drame-mélodrame à la Porte St Martin, à l’Ambigu, au Cirque, à l’Odéon et à la Gaité avant son incendie. Tous ces Drames-vaudevilles et tous ces Vaudevilles-drames se ressemblent. Ils sont souvent pris aux mêmes sources, et quand un théâtre les refuse, un autre les accepte. Le public n’en est jamais quitte, il est toujours menacé de les voir quelque part, et souvent à trois ou quatre théâtres à la fois. C’est la paresse d’esprit ou la stérilité d’imagination de nos auteurs modernes, c’est la facilité qu’ils ont de puiser leurs sujets dans les recueils de contes dont nous sommes inondés, depuis que la littérature s’est faite conteuse, c’est tout cela qui nous vaut cette uniformité fatigante d’idées et de sujets, dont nous sommes poursuivis de théâtre en théâtre.
58De tous les petits spectacles, celui qui est tombé le plus bas c’est le théâtre des Variétés, jadis le théâtre le plus brillant de Paris. Il excita à tel point l’envie des grands théâtres, qu’il fut souvent mis en question auparavant, si on devait le fermer. C’était le rendez-vous de la meilleure société de Paris et chaque soir la salle était pleine. Acteurs et répertoire, tout était alors dans les goûts du public ; les acteurs y étaient excellents : Brunet, Potier, Tiercelin étaient dans tout l’éclat de leur vogue ; les actrices y étaient jolies et en grande réputation auprès des Etrangers, depuis 1815, et la réputation de Mesdelles Pauline, Cuizot et Aldegonde était européenne ; aujourd’hui, gloire, fortune, tout a disparu de ce théâtre ; les acteurs sont vieux, les actrices sans charme. Le comique d’Odry passe de mode, celui de Vernet se perd dans le drame et dans le sérieux, le reste de la troupe est d’une obscurité et d’un terne désespérants. Une seule actrice fixe encore l’attention : Madelle Jenny Colon 28 est une jolie femme, plus fameuse par de nombreuses aventures que par une assez jolie voix d’Opéra-Comique, dont elle a la singulière ambition de vouloir faire une voix de Prima Donna. Elle rêve un voyage en Italie et un début aux Italiens, et a abandonné les affaires d’argent, pour les intérêts de cœur ; elle s’est attachée au Compositeur Marliani, qui lui a fait croire qu’il lui donnerait le talent de Madelle Grisi. Après elle, rien de plus insignifiant que les autres actrices. On peut citer cependant Rose Pougaud dont la figure piquante a séduit Jules Janin, le plus spirituel de nos vaudevillistes, qui a consenti à lui donner quelque réputation, en s’occupant d’elle pendant quinze jours. Quand on aura parlé d’une petite Dupont, qui a la grâce et la fraîcheur d’une jeune fille de 15 ans, et de Madelle Atala Beauchêne qui a eu l’éclat éphémère de quelques mois, on n’aura plus rien à dire sur les actrices des Variétés.
59Les recettes des Variétés sont les plus faibles de celles de tous les théâtres de Paris, et c’est à grande peine si elles peuvent balancer les dépenses qui sont réglées sur une base assez modérée ; on assure que les frais ne s’élèvent pas à plus de 900 francs par soirée.
60Le Gymnase 29 est, dans l’ordre des théâtres qui déclinent, celui qu’il faut placer après les Variétés. Madame la Duchesse de Berry semble avoir emporté avec elle en exil, ses succès et sa faveur. Son public d’élite a disparu, et la bourse et la finance même l’abandonnent ; la vogue de Mr Scribe baisse chaque jour30, et il semble avoir perdu le secret de ces pièces qui ne lassaient pas de six mois la curiosité parisienne. Son Directeur, Mr Poirson a bien pris son temps pour faire sa fortune ; il aurait de la peine à trouver aujourd’hui dans les bénéfices de son théâtre les 40 000 f. de rentes qu’il a gagnés en dix ans sur ses actionnaires.
61Ce théâtre a fait de grandes pertes en acteurs. Gonthier en se retirant l’a laissé sans premiers rôles, et avec lui est passée la mode de ces colonels mauvais sujets, de ces Lovelaces de l’Empire, qui épousaient toujours de riches veuves. Le seul acteur qui soutienne encore le Gymnase, c’est Bouffé, talent vrai, plein d’étude, d’intelligence, et qui promet de devenir le plus grand comédien de l’époque, depuis que Potier et Perlet ont quitté le théâtre. Made Volnys bien plus connue sous le nom de Madelle Léontine Fay, va porter aux Français son talent et son ambition de grande coquette. Elle aspire à l’héritage de Madelle Mars, et se propose de soutenir au Théâtre Français l’ancienne gloire des Célimène, des Araminte et des Céliante. Made Carmouche qui est aussi plus connue sous le nom de Jenny-Vertpré, est devenue une actrice nomade ; elle promène en France, en Prusse et en Angleterre une grâce et une gentillesse qui commencent à vieillir. Madelle Despréaux dont le mariage a aussi défiguré le nom et qui s’appelle Made Allan (du nom d’un très médiocre acteur de la troupe du Gymnase), est aujourd’hui la seule actrice qui soutienne le poids du répertoire de Mr Scribe, car on ne fera pas à Made Grassot, et à Madelle Habeneck, plus inconnue encore, l’honneur de dire d’elles plus que leurs noms. Cependant, on signalera comme une bonne acquisition, qui n’est pas sans avenir, Melle Eugénie Sauvage. Elle s’est réfugiée au Gymnase en se sauvant de l’incendie de la Gaité ; quelques rôles joués avec âme lui ont valu une espèce de réputation dramatique au Boulevard, où son plus grand titre de célébrité fut longtemps d’avoir été la maîtresse et d’avoir eu la dernière pensée du jeune Escousse, fameux par son suicide31.
62Mr Poirson qui prévoit un triste avenir pour son théâtre, voudrait par une retraite habile, mettre sa fortune à l’abri des orages administratifs. Mais retenu par ses traités, comme Agamemnon, il se plaint du joug superbe où il est attaché.
63Le Vaudeville, conduit par de joyeux Directeurs qui font de l’administration dramatique au vin de champagne frappé, prospère depuis quelque temps. Après avoir exploité pendant plusieurs années le drame de Mr Ancelot, en poudre et en paniers, avec Made Albert qui a délabré sa santé à jouer avec ses nerfs, et qui est obligée d’aller sous le ciel du midi chercher à calmer les émotions de ses rôles, ce théâtre en revient aux pièces plus gaies et à la farce d’Arnal. Arnal, le type des rôles Pourceaugnac modernes, qui a l’emploi des amants bernés, et des jeunes gens ridicules et sots. C’est aujourd’hui un des comiques de Paris qui font le plus rire. A côté de lui se place naturellement Lepeintre jeune, le meilleur père ganache qu’ait eu le Vaudeville depuis le vieux Chapelle. Lafond, excellent acteur de genre, qui s’est constitué le successeur de Gonthier dans les rôles de Stanilas, dans les roués et dans les dandys. Quant à Lepeintre aîné, dont la verve et la chaleur commencent à passer, il ne paraît pas de force à faire oublier la perte de Volnys, que l’ambition de la Comédie Française a saisi, et qui pourrait bien aller y perdre dans les grandes comédies classiques la réputation qu’il s’était faite dans les premiers rôles de Vaudeville.
64En femmes après Made Thénard et Madelle Brohan, ce théâtre ne compte aucun talent dans le nombre de médiocrités qui le composent et qui commencent à Made Doche, si fameuse par sa beauté sous le nom de Madelle Dussert, jusques à Madelle Balthazar, dont la célébrité se borne à avoir tourner la tête au Docteur Blanche, le plus fameux médecin de fous de Paris.
65Voici maintenant parmi les théâtres du second ordre, le plus heureux et le plus riche de Paris. En trois ans, il a fait la fortune de son Directeur : c’est le théâtre du Palais Royal, qui occupe l’ancien emplacement du fameux théâtre Montansier, si connu de tous les Etrangers. Ce théâtre du Palais Royal dirigé par l’acteur Dormeuil, est une succursale du Gymnase ; c’est une des fermes dramatiques de Mr Poirson, qui en est le principal propriétaire. Ce théâtre, qui ne cesse d’attirer la foule, qui est toujours plein quand tant d’autres sont vides, se résume presqu’en entier dans Madelle Déjazet, l’actrice la plus populaire de Paris, jouant avec le même succès un homme ou une femme, et qu’on applaudit avec le même plaisir sous les traits de Louis XV que sous ceux de Frétillon, avec l’habit vert-pomme de Vert-vert comme avec le modeste costume de la Grisette. Madelle Déjazet a eu depuis quelque temps deux aventures qui ont ajouté à sa célébrité théâtrale : une discussion avec Mgr le Duc d’Orléans, qui avait pris la liberté de donner son nom à une jument de son haras de Meudon, et son refus d’épouser le jeune Napoléon Bertrand 32, filleul de Bonaparte, enfant né sur le rocher de Ste Hélène. Ces deux aventures lui ont fait un grand honneur à des titres différents.
66Autour de Madelle Déjazet gravitent quelques acteurs subalternes qui lui servent de satellites, tels que Achard, Sainville, Alcide Touzez, Derval. Quant aux femmes, on n’en remarque aucune auprès de Madelle Déjazet qui éclipse toutes les gloires. Sans le voisinage des rayons de cet astre, on remarquerait partout ailleurs Melle Emma, jeune et gentille ingénuité, Made Pernon, piquante amoureuse et Made Léménil, femme du comique dont elle porte le nom.
67Il ne reste plus à parler que des théâtres du Boulevard, qui méritent à peine une mention par le peu d’éclat qu’ils jettent et par l’état précaire dans lequel ils se trouvent. Le théâtre de la Porte saint Martin lutte avec une persévérance et un courage dignes d’un meilleur sort, contre la mauvaise fortune constante de son directeur qui se débat sous les chûtes de ses drames, (et quelquefois même sous les succès) de leur stérilité dont il est accablé. Vainement tous les coryphées du Romantisme se sont cotisés pour l’enrichir, leurs chefs d’œuvre ont à peine suffi pour payer les frais d’un théâtre écrasé sous le poids d’un arriéré dont il ne sortira jamais, malgré les secours ministériels que MrHarel se procure en exploitant les souvenirs de ses proscriptions sous la Restauration, et ses services présents comme chef de bataillon dans la Garde Nationale. L’ancien Préfet de l’Empereur, avec une activité sans exemple, un esprit des plus distingués, une aptitude prodigieuse aux affaires, n’est pas plus heureux dans son administration théâtrale que dans la préfecture des Landes. Il a auprès de lui un principe absorbant de toute prospérité ; c’est Melle Georges qui pèse de tout son poids sur sa troupe, sur son avenir, sur son théâtre, sur sa caisse. Madelle Georges, derniers débris des gloires dramatiques de l’Empire, qui reste debout au milieu des ruines de la Porte Saint-Martin, comme la grande pyramide au milieu du désert33.
68Quant aux autres théâtres du boulevard, ils ont perdu leur physionomie en perdant le mélodrame classique, qui fit longtemps leur gloire et leur fortune. Ils sont éclipsés par une seule pièce et un seul acteur, Frédéric Lemaitre dans Robert Macaire 34, qui sont à eux deux la seule réputation et le seul chef d’œuvre, qui caractériseront l’époque dramatique où nous vivons.
Pièces annexes
69Mademoiselle George avait eu des bontés pour Metternich quand il était ambassadeur à Paris, et un billet conservé dans les Acta Clementina établit qu’elle n’hésita pas à lui demander audience et assistance alors qu’elle méditait de quitter une première fois la France, sous l’Empire.
Monsieur l’Ambassadeur,
70D’après le voyage que je me propose de faire des renseignements me sont indispensables, oserai-je espérer de votre aimable obligeance que vous voudrez bien me consacrer un de vos moments.
71Si ma demande vous paraît indiscrète, je vous prie de l’oublier, et de ne l’attribuer qu’au désir que j’ai d’être honoré de votre protection.
72J’ai l’honneur d’être, Monsieur l’ambassadeur, Votre très humble servante,
signé : George-Weimer,
artiste du Théâtre Français
Paris, ce 26 mai 180735
73A Moscou, le représentant de l’Autriche, Lebzeltem, avait suivi sa carrière, et le post-scriptum d’une longue dépêche diplomatique fait état des intentions manifestés par l’actrice d’abandonner la Russie, et de la possibilité de la retenir à Vienne.
74Lettre rapport de Lebzeltem à Monsieur le Comte de Metternich
20/8 Avril 1811
Petersbourg
P.S. Melle Georges va bientôt revenir de Moscou et si ses dettes le lui permettent, elle retournera au plutôt à Paris, par la route de Vienne, où elle s’arrêterait volontiers quelques semaines, si le Cte Palfy le désire. Elle est si mal dans ses affaires, qu’il pourrait la fixer quelque temps chez nous, sans de trop coûteux sacrifices. Elle a été particulièrement sensible au souvenir de Votre Excellence, et se fait une véritable fête de la revoir à son passage. Ennuyée de ce Pays et de mille tracasseries qu’elle prétend y avoir éprouvées, ennuyée de Duport, qui la tirannisoit, elle se plaint beaucoup de son séjour ici36.
75Mais ce sont surtout les deux lettres suivantes qui présentent pour nous de l’intérêt. Il s’agit d’abord, pour reprendre les termes mêmes de l’artiste, d’un placet manifestant le désir de créer une seconde Comédie Française dans la capitale des Habsbourg37.
76Placet adressé à Sa Majesté l’impératrice d’Autriche par Mademoiselle George première actrice tragique du Théâtre Français à Paris.
Madame,
77L’Immortelle Marie-Thérèse dont vous occupez l’auguste trône et sur les traces glorieuses de laquelle vous marchez, protégea les arts et voulut les placer dans la capitale de son Empire.
78Un Théâtre Français, à l’instar de celui de Paris, fut élevé à Vienne, comme le vient d’élever à Saint-Pétersbourg Sa Majesté l’Empereur Alexandre.
79Je viens mettre aux pieds de Votre Majesté le fruit de dix-sept ans de soins et de travaux et lui demande son auguste autorisation pour établir à Vienne sous son ineffable protection un Théâtre Français digne de lui être présenté.
80Votre Majesté sait que les arts n’ont qu’une patrie, celle où ils sont accueillis et encouragés.
81La capitale de votre Empire les reçut toujours avec bienveillance. Enhardie par cette vérité, par les hautes et éminentes qualités de Votre Majesté, je viens lui demander les pouvoirs d’exercer à Vienne un art où quelque célébrité peut-être me présage l’assurance d’offrir, avec quelques succès quelques heures de délassement à une princesse aux pieds du trône de laquelle je dépose l’hommage d’une admiration proportionnée aux hautes destinées qui veillent sur une tête si chère à tous ses sujets.
82J’ai l’honneur d’être, avec le plus profond respect, Madame, de Votre Majesté la très humble et très obéissante servante.
signé : George-Weimer
Rue Richepanse n° 5, Paris
Paris, 25 juillet 1819
83Et, par une lettre personnelle, l’actrice demande à son ancien amant devenu le tout puissant chancelier, de favoriser son dessein. C’était oublier que ses relations avec Napoléon qui, autant que ses caprices, avaient indisposé contre elle l’administration royale en France, ne constituaient pas une meilleure recommandation auprès des autorités de Vienne. La requête de Mademoiselle George ne semble pas avoir reçu de réponse. Et c’est Harel, non Metternich, qui devait présider à la dernière partie de sa carrière, en lui témoignant l’étonnant et pittoresque dévouement qui a souvent diverti les contemporains.
Mon prince,
84Je viens prendre la liberté de me rappeler au souvenir de Votre Altesse pour réclamer de son obligeance un service bien important pour moi et à l’exécution duquel je puis devoir l’avenir le plus heureux.
85J’ai, mon prince, conçu le projet de venir exercer en Allemagne une profession qui cesse de m’offrir en France les avantages que j’étais appelée à en recueillir ; par une fatalité attachée sans doute à des souvenirs qui ne peuvent me faire oublier la reconnaissance. Il s’élève dans le moment à St Pétersbourg un théâtre français sous la protection spéciale de l’empereur : j’ai pensé que la capitale de l’Autriche voudrait peut-être posséder dans son sein un théâtre français tel que l’avait protégé Marie-Thérèse.
86En conséquence je me suis déterminée, Mon prince, à présenter à Sa Majesté l’Impératrice un placet dont je confie le Duplicata à l’intérêt dont j’espère que vous m’honorerez encore.
87L’existence de ma famille, l’achèvement de ma fortune sont entièrement entre vos mains : d’un seul mot vous pouvez fixer un avenir dont ma patrie ne m’offre plus la perspective.
88C’est donc la puissante protection de Votre Altesse que je viens solliciter aujourd’hui une simple autorisation de votre part peut couronner du plus heureux succès le projet que je désire exécuter, n’obtins-je de Votre Altesse que la permission ou la faculté d’exercer en Allemagne et en Italie la profession à laquelle je dois peut-être quelque célébrité.
89Veuillez, Mon prince, m’honorer d’une réponse favorable : les services glorieux rendus à votre pays doivent vous rendre tout facile et je place avec confiance mon sort dans les mains de Votre Altesse encouragée par des souvenirs de sa bienveillance et soutenue par la conviction du bien qu’elle aime à faire à ceux qui, comme moi, lui sont sincèrement démeurés attachés.
90Agréez, Mon prince, avec l’expression de ma reconnaissance l’hommage du respectueux dévouement avec lequel j’ai l’honneur d’être très parfaitement de Votre Altesse Sérénissime la très humble servante.
signé : George-Weimer
Rue Richepanse n° 5, Paris
Paris, le 25 juillet 1819
Notes de bas de page
1 Elle y est conservée dans un cahier sans cote particulière, dont les feuillets sont simplement numérotés.
2 Histoire anecdotique du théâtre, de la littérature et des diverses impressions contemporaines tirée du coffre d’un journaliste avec sa vie à tort et à travers, Paris, 1856, t. I, p. 188.
3 La capitale impériale possédait un imprimeur spécialisé dans l’édition des œuvres dramatiques françaises, Jean Pierre van Ghelen.
4 C’est devant la cour de Russie qu’elle créa Un caprice, avant de reprendre la pièce à Paris.
5 Cf. E. Kalkschmidt, Biedermeier’s Glück und Ende, Munich, 1957, p. 124 sq.
6 La Revue des Théâtres de Paris n’est pas sans rappeler une première étude sur l’Académie royale de musique, de Castil-Blaze, que la Revue de Paris publie vers la même époque : l’auteur insiste de même sur les questions budgétaires, rappelant par exemple les appointements prévus pour chaque emploi pat le réglement royal de janvier 1713 (T. XVIII, 1835, p. 5-50). Mais on ne voit pas que Castil-Blaze, critique musical apprécié, ait eu la même compétence en matière de théâtre, et du reste son nom n’apparaît nulle part dans les Acta Clementina.
7 Cf. Th. Gautier, Histoire de l’art dramatique en France depuis vingt-cinq ans, 1ère série, Paris 1858, p. 85, 230 etc…
8 Ch. Maurice lui-même (op. cit., t. I, p. 381) regrette en 1827 que le Théâtre Français ait renoncé aux ballets « dont, à titre d’Intermèdes ou de spectacle lié à l’action on tirerait encore grand parti », et rappelle que, sous Louis XV, les Comédiens français en avaient réclamé et obtenu le maintien sur leur scène...
9 Cf. op. cit., p. 15, à la fin de la saison de 1836-1837, la protestation, suivie de beaucoup d’autres, contre « le flot incessant de vaudevilles et de mélodrames qui inonde ordinairement les théâtres jusqu’aux frises ».
10 Allusion, vraisemblablement, au violent réquisitoire contre les plaisirs dramatiques que Luigi Riccoboni avait publié en 1743 sous le titre De la réformation du théâtre.
11 Ce furent, en réalité, plusieurs décrets pris entre juin 1806 et novembre 1807 qui réduisirent à huit le nombre des théâtres parisiens : quatre « grands théâtres », Théâtre Français, Opéra, Opéra Comique et Odéon (baptisé Théâtre de l’Impératrice) et quatre « théâtres secondaires », Gaieté, Ambigu, Variétés et Vaudeville. Tous les autres avaient reçu ordre de fermer – sans indemnité – à la date du 15 août 1807.
12 C’était le 13 février 1820 que le duc de Berry avait été assassiné à la porte de l’Opéra, alors installé rue Le Peletier. Le bâtiment avait mauvaise apparence, et Heine (Lutèce, cité par Th. Marix-Spire, George Sand et la musique, Paris, 1955, p. 209) lui trouvait encore, vers 1850, « l’extérieur d’une écurie fort convenable ».
13 Le chiffre se retrouve, comme montant de la subvention votée par les Chambres au bénéfice des théâtres royaux, dans Véron, Mémoires d’un bourgeois de Paris, Paris, 1856, t. III, p. 100.
14 Ce n’est pas le moindre intérêt de cette Revue que d’offrir un jugement aussi tranché sur son action à la tête de l’Opéra. Ses Mémoires permettent d’en suivre tous les détails et de comprendre quels principes l’inspiraient ; cf. t. III, p. 104 : « Après réflexion, je m’étais dit : « La révolution de Juillet est le triomphe de la bourgeoisie : cette bourgeoisie victorieuse tiendra à trôner, à s’amuser ; l’Opéra deviendra son Versailles, elle y accourra en foule prendre la place des grands seigneurs et de la cour exilés ». A ces spéculations personnelles qui, par leur justesse, permirent à Véron d’amasser en quelques années une belle fortune, s’ajoutaient des calculs politiques propres à satisfaire le gouvernement : la réputation de l’Opéra devait attirer les étrangers « qui trouveraient les loges remplies par une société élégante et rassurée », et donnerait ainsi « un démenti aux émeutes »» (ibid., p. 105). Ajoutons que Véron était fort soutenu par la presse où, fondateur de la « Revue de Paris », il comptait des amitiés agissantes et dévouées.
15 Ministre de l’Intérieur, il avait installé Véron, qui le traite fort bien dans ses Mémoires où l’on trouvera, t. III, p. 109, le détail financier du cahier des charges.
16 La Sylphide, qui établit la réputation de Mademoiselle Taglioni, datait de mars 1832 ; Robert le Diable avait été créé, avec un immense succès, le 21 novembre 1831. En revanche, au propre témoignage de Véron, le Don Juan de Mozart « n’avait pas attiré la foule » (ibid., p. 180).
17 Elle « enchantait » Chopin, qui préférait sa voix à celle de la Malibran (cf. Th. Marix-Spire, op. cit., p. 209, note 9). Il est souvent question d’elle, et des autres artistes cités ici, dans les Mémoires de Véron, qui abondent en précisions sur les intrigues et arrangements matériels ayant marqué la vie de l’Opéra pendant sa direction. Le duel auquel il est fait allusion plus bas avait défrayé la chronique (cf. Ch. Maurice, op. cit., t. II, p. 91).
18 Il s’agit du célèbre Sosthène qui, aide de camp du compte d’Artois, s’était fait remarquer dès 1814 par son zèle légitimiste. Il avait été nommé, par faveur, directeur des Beaux-Arts en 1824, et on le tenait généralement pour ridicule et agité. Son souci de moralité avait été aussi notoire que son incompétence.
19 A en croire Ch. Maurice, op. cit., t. I, p. 217, le duc de Berry s’était fort intéressé, vers 1816, à une certaine Mademoiselle Virginie... On trouvera dans les souvenirs de Véron d’amples développements sur le sujet, d’un ton – on le devine – assez différent, et aussi maint détail concernant les sœurs Elssler comme Mademoiselle Taglioni. On sait l’impression que ces artistes firent sur les contemporains ; qu’il suffise de rappeler l’opinion de Th. Gautier, op. cit., p. 38 (septembre 1837) : « La danse de Fanny Elssler (…) a un caractère particulier qui la sépare des autres danseuses ; ce n’est pas la grâce aérienne et virginale de Taglioni, c’est quelque chose de beaucoup plus humain, qui s’adresse plus vivement aux sens. Mademoiselle Taglioni est une danseuse chrétienne (...) elle ressemble à une âme heureuse qui fait ployer a peine du bout de ses pieds roses la pointe des fleurs célestes. Fanny Elssler est une danseuse tout à fait païenne ; elle rappelle la muse Terpsichore avec son tambour de basque et sa tunique fendue sur la cuisse et relevée par des agrafes d’or... ». Tout récemment, au témoignage du Corsaire (24 avril 1835) les deux sœurs Elssler venaient de permettre à l’Opéra de « braver le chômage ordinaire de la quinzaine de Pâques ».
20 Le duc de Reichstadt était mort le 22 juillet 1832. Voici, sur cette affaire, qui passionne encore la petite histoire, le témoignage de Véron (op. cit., p. 183) : « Le bruit se répandit par quelques journaux allemands que Mademoiselle Fanny Elssler avait inspiré une grande passion au duc de Reichstadt ; J’interrogeai à ce propos l’ex-danseuse de Vienne avec une vive curiosité ; Je l’ai toujours trouvée sincère, sans pruderie, et elle m’assura que cette passion du fils de l’empereur pour elle n’était qu’un conte fait à plaisir ».
21 Cf. sur cette affaire, les commentaires de Véron, op. cit., p. 132 sq.
22 Il était directeur-gérant depuis juin 1832 (cf. Descotes, Le drame romantique et ses grands créateurs (1827-1939), s.l.n.d., p. 267, où l’on trouvera d’autre part une histoire de la Comédie Française pendant ces années pour elle difficiles, et des renseignements sur les différents acteurs cités, notamment Mademoiselle Mars).
23 Th. Gauthier, op. cit., p. 49 fait en octobre 1837 des remarques identiques : « Aujourd’hui, les choses sont bien changées ! Les comédiens ne prennent plus de sobriquets ; ils ne répondent qu’à leur véritable nom de famille ; ils se marient, font des enfants, payent leurs dettes, montent la garde, achètent des châteaux, obtiennent la croix d’honneur, et vivent de la vie la plus prosaïque du monde ; Célimène spécule sur la rente ; Alceste intrigue pour être nommé sergent dans sa compagnie (...). O sainte morale ! frotte de joie tes mains jaunies aux ongles noirs ! mais, avec ces façons, que deviennent l’éclat de rire insolent, la gaieté hardie, la verve et l’entrain endiablé des comédiens d’autrefois ?... ».
24 Cf. Descotes, op. cit., p. 284 sq. Créé le 28 avril 1835, Angelo avait reçu un accueil mêlé, mais la présence dans la distribution de Mademoiselle Mars et de Madame Dorval avait suscité dans le public une vive curiosité qui permit à la pièce de se soutenir quelque temps. Pour la septième représentation, le Corsaire (14 mai) note que la recette s’est élevée à 5.500 frcs et que « Mesdames Mars et Dorval ont encore été redemandées et couvertes d’applaudissements ».
25 Il s’agit du Portefaix, défini en ces termes par le Corsaire du 18 juin 1835 : opéra comique en trois actes, musique de M. Gomis, paroles de la maison Scribe et compagnie.
26 Il jouissait, parmi les mélomanes, d’une grande réputation due aux efforts de Robert, son directeur, qui, aidé par Rossini, avait su recruter les plus belles voix d’Europe. Cependant Th. Gautier note en octobre 1837 (op. cit., p. 184) que les représentations y deviennent souvent ennuyeuses, parce que les chanteurs jouent mal et que les décors sont trop négligés, voire ridicules.
27 Ce problème est traité à l’époque par tous ceux qui s’intéressent au théâtre. Charles Maurice (op. cit., t. I, p. 24) rapelle que ce trafic a été dénoncé par la direction de l’Opéra dès juin 1791, et Véron raconte en détail les difficultés que les revendeurs de billets valurent à son administration (op. cit., p. 238 sq.). Les théâtres cités figurent parmi ceux dont le Courrier des théâtres publie régulièrement les programmes ; il est notable que, pour la plupart des œuvres annoncées, par exemple, pour ce même jeudi 18 juin 1835, le nom de l’auteur est omis. Th. Gautier (cf. op. cit., p. 206-207) protestera contre cette importance exagérée donnée aux comédiens, « ces masques derrière lesquels agissent et palpitent les fantaisies des poètes ». Il est vrai que les fournisseurs du boulevard méritaient bien rarement ce beau nom.
Les indications fournies par le Dictionnaire des Comédiens Français d’Henry Lionnet recoupent assez exactement les renseignements donnés ici à propos de chaque troupe.
28 Plus indulgent, Th. Gautier fait d’elle, peu après, un vif et gracieux éloge, cette « excellente comédienne et ravissante chanteuse » ayant de quoi se faire deux réputations (op. cit., p. 66, novembre 1837).
29 Th. Gautier (op. cit., p. 71) note en novembre 1837 que « ce théâtre est maintenant le plus désert de Paris » au point que, selon lui, l’herbe pousse dans les couloirs...
30 La facilité de ce « fournisseur breveté de toute espèce de denrée dramatique », comme l’appelle Gautier dans son feuilleton du 12 mars 1838, commençait à lasser certains, et le Corsaire (18 juin 1835) voyait dans le livret qu’il avait composé pour le Portefaix un « poème vieux, paralytique et poussif...).
31 Né en 1813, Escousse avait commencé fort jeune d’écrire pour le théâtre, en collaboration avec un ami d’enfance. Leur suicide après un échec avait ému le petit monde des lettres, et inspiré à Béranger les strophes que termine le vers célèbre : Ils sont partis en se donnant la main (Le suicide).
32 En fait, le fils du général Bertrand s’appelait Alexandre-Arthur, et était né en 1811.
33 Plus poétiquement, Th. Gautier voit, en elle, interprète de la Sémiramis de Voltaire, « la reine colossale d’un monde démesuré » (op. cit., p. 75). Il regrette, il est vrai, que sa réputation et son talent aient incité à déterrer dans l’histoire trop de « grosses reines et d’impératrices démesurées », parce que seuls les « rôles énormes » lui conviennent (ibid., p. 50).
34 Vers la même époque, dans un article remarqué de la « Revue de Paris », t. XIX, p. 118-29, Léon Gozlan devait protester contre « le scandaleux succès » de cette œuvre qui bafouait toute moralité.
35 Acta Clementina, M.R.A. 179. A-3. C’est finalement en mai 1808 que l’actrice disparut de Paris, en compagnie du danseur de l’Opéra Duport, mais avec un passeport établi par l’ambassade de Russie grâce à un autre de ses amants, le comte de Benckendorff, frère de la comtesse de Lieven et pour lors collaborateur de l’ambassadeur Tolstoï. On a prétendu que la plus haute politique n’était pas étrangère à cette fugue : la beauté de Mademoiselle George aurait servi à détacher le tsar d’une autre liaison, et à le ramener par ce détour imprévu vers l’impératrice... La date du billet semble, dans tous les cas, suggérer que la fugue qui, sur le moment, fit scandale, avait été préparée de longue main. Au cours de son voyage, Mademoiselle George s’arrêta à Vienne, où elle se produisit dans le salon de la princesse Bagration.
36 M.R.A. 45. A-4. Lebzeltern était un homme d’esprit qui savait plaire, et sans doute est-ce à dessein qu’il termine par ce post-scriptum inattendu un long rapport riche de nouvelles ou de rumeurs politiques. En fait l’actrice ne quitta la Russie que beaucoup plus tard, et, après être passée à Stockholm et dans le nord de l’Allemagne, retrouva à Dresde en juin 1813 ses camarades de la Comédie Française, où Napoléon la fit réintégrer.
Le comte Ferdinand Palffy (1774-1840) était pour lors directeur des théâtres de la Cour, auxquels son administration avait donné un vif éclat.
37 Après de nombreux démêlés avec l’administration, dus à ses caprices autant qu’aux sympathies bonapartistes qu’on lui prêtait, Mademoiselle George avait décidé de se retirer du Théâtre Français au 1er janvier 1818. C’est en juillet de la même année qu’elle avait rencontré Harel à Bruxelles.
Ces deux documents sont sans cote particulière.
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