Chapitre VII. Remusat et le thêatre en 1825
p. 319-330
Texte intégral
1Depuis plusieurs années, l’auteur de L’Habitation de Saint-Domingue s’intéressait à l’art dramatique, comme l’attestent l’étude sur la Révolution du Théâtre parue en 1820 dans le Lycée français et son active collaboration à la publication, entreprise à partir de 1822 par le libraire-éditeur Ladvocat, des Chefs d’œuvre des théâtres étrangers. On comprend mieux, dans ces conditions, l’aisance avec laquelle il a composé ce long ouvrage : la réflexion critique avait devancé et préparé la pratique.
2Les idées qu’il expose alors frappent par leur sagesse autant que par leur clairvoyance. Avec toute sa génération, il sent le besoin de lutter contre la routine et les préjugés, afin de satisfaire un juste et universel désir de nouveauté. « Qu’il paraisse, écrit-il par exemple en 1820, une imagination indépendante et féconde, dont la puissance corresponde à ce besoin et qui trouve en elle-même les moyens de le satisfaire ; et les obstacles, les opinions, les habitudes ne pourront l’arrêter »1. Car les symptômes de la crise s’imposent avec évidence : dégoûté des pièces conçues et exécutées selon les règles, le public ne ressent d’attrait que pour celles qui s’affranchissent des traditions du genre tragique et, dans les tragédies elles-mêmes, que pour « les scènes ou les personnages qui se recommandent par quelque chose d’étrange et d’inusité »2
3Comme il le fera souvent dans la suite de sa carrière, Rémusat définit ici ses propres convictions en s’aidant de l’exemple d’autrui. C’est le Théâtre du comte de Gain de Montaignac, publié en 1820 après la mort de l’auteur, qui lui fournit une première occasion de préciser ses idées en matière dramatique. Ce typique représentant de la vieille noblesse3 ne mérite sans doute pas l’oubli dans lequel il est tombé de nos jours. Encore que chichement récompensé de sa longue fidèlité (il avait été tout juste nommé, en 1815, gouverneur du château royal de Pau), il n’en avait pas moins plaidé la cause des Bourbons avec zèle auprès des Alliés, lors de la première Restauration. Mais le théâtre l’attirait plus encore que la politique. Conscient des insuffisances de l’ancienne esthétique, il avait tenté, en janvier 1814, de faire représenter un Fouquet où les grands personnages mis en scène abandonnaient parfois le style noble. Les sifflets du public avaient empêché la pièce d’aller à son terme, et elle ne fut pas même imprimée... Toutefois, sans se décourager, Gain avait continué d’écrire, et ce sont trois drames historiques de sa composition qui, lors de leur parution en librairie, suggèrent à Rémusat ses réflexions novatrices.
4« Il était, écrit-il de l’auteur, un de ces hommes qui, placés aux époques de passage où la société et l’esprit humain semblent se renouveler, appartiennent à l’âge qui s’enfuit en même temps qu’à l’âge qui s’avance, et s’agitent entre un passé qui les retient encore et un avenir qui les entraîne »4. Aussi le mérite de ses ouvrages tient-il surtout aux marques que les événements ont laissées sur eux. Au lieu de s’asservir aux usages, il a cherché à « montrer les hommes qui ont influé sur le sort des peuples, tels qu’ils ont été en effet ». Il annonce par là une littérature « très différente de celle des gens de lettres de profession et destinée à être beaucoup mieux entendue dans le monde que dans les académies »5, parce qu’elle cherche une vérité morale dans laquelle les contemporains peuvent reconnaître leurs expériences et leurs souvenirs. Gain-Montaignac, en somme, a senti que depuis la Révolution et à cause d’elle, la fidèlité à la pompe traditionnelle était interdite sur la scène, et que les préoccupations politiques devaient trouver une place dans « l’art plus simple, plus près de la nature et de la vérité » qui s’imposait désormais. Voilà qui s’appliquerait aisément aux graves propos qu’allaient tenir dans L’Habitation de Saint-Domingue les deux Vallombre, Tendale et Timur, ce nouveau Toussaint-Louverture, au long d’une intrigue mettant en cause les décisions de l’Assemblée nationale et l’autorité de son délégué. De même le public aurait mal compris, selon Rémusat, que les petites gens dont on avait pu observer pendant tant d’années le déchaînement dans la rue, demeurassent absents de la scène. Quand il rédige pour Ladvocat, en 1822, la notice d’Egmont, le futur auteur dramatique loue Goethe d’avoir tout à tour montré dans sa pièce les diverses classes de la société avec leurs mœurs et leur langage, d’avoir même donné quelquefois la parole à la multitude. « Nous osons douter, remarque-t-il alors, que le goût le plus sévère puisse blâmer dans cette tragédie l’intervention du peuple »6. C’était annoncer le rôle que les Noirs allaient jouer dans sa pièce, et le soin qu’il a pris de peindre sous tant d’aspects l’affrontement des deux communautés, celle des esclaves et celle des maîtres.
5Cette dimension sociale de l’action exige qu’on élimine la convention ou l’artifice. Dès 1820, Rémusat souligne fortement l’importance de l’exactitude historique. Il félicite Gain – Montaignac de « s’être attaché à présenter tous les objets sous leurs véritables couleurs », et surtout de « s’être fait une loi de conserver à toutes les opinions comme à tous les sentiments leur bonne foi, souvent même leur innocence, quelquefois leur charme »7. La lecture de L’Habitation montre tout le profit qu’il a tiré de cette leçon, et les notes établiront – nous l’espérons du moins – la richesse comme la précision de la documentation qu’il avait eu soin de rassembler. Ce souci de respecter la vérité l’amène du reste à catégoriquement rejeter « l’extrême liberté des théâtres étrangers, ce mépris de toute vraisemblance, qui nuit à la clarté et à l’effet de l’action comme au développement et à la vivacité des sentiments »8. Au lieu de s’abandonner à sa propre fantaisie, le dramaturge doit chercher à reproduire fidèlement la réalité. S’il a le droit de négliger les usages reçus, c’est pour mieux peindre les faiblesses ou les incohérences que l’étude du passé lui a permis de découvrir, pour retracer, comme Rémusat le recommande en propres termes, « les effets composés de la volonté et des circonstances, du conseil et du hasard, bien connus de quiconque a considéré les affaires de ce monde ailleurs que dans les livres »9. Dans sa pièce, les relations entre maîtres et serviteurs puis la révolte des Noirs seront présentées selon ces principes, qui permettront d’analyser en détail une situation complexe, curieuse pour le politique et inédite sur la scène française. Car si l’action présente certaines faiblesses dues par exemple à la grandiloquence du dénouement ou au caractère trop conventionnel de l’intrigue amoureuse, elle n’en permet pas moins une peinture singulièrement évocatrice de la société coloniale, des tares qu’elle porte en elle et des troubles qui les sanctionnent. On a lieu, croyons-nous, d’admirer que, si peu d’années après Paul et Virginie et alors que les horreurs provoquées par les événements de Saint-Domingue n’étaient pas oubliées, un jeune mondain, qui ne connaissait les îles que par ses lectures, ait su trouver un ton aussi juste pour évoquer ces terres lointaines et leurs divers habitants.
6Ce goût de l’étude sociale et de l’exactitude psychologique explique pour une part la qualité d’un dialogue qui, dans les quatre premiers actes au moins, s’adapte aux situations successives avec beaucoup de naturel. Qu’il s’agisse de la conversation des maîtres dans leur salon ou des propos échangés par les Noirs devant leur ajoupa, l’accent demeure presque toujours convaincant et la réalité semble judicieusement reproduite. Mais les traductions publiées par Ladvocat pourraient avoir, elles aussi, contribué à cette réussite, en invitant l’auteur à réfléchir sur les caractéristiques véritables du langage dramatique. Son collègue Merville avait abordé la question, non sans finesse, en présentant au public français Minna de Bamhelm : « La langue anglaise et la langue allemande, graves, sonores, accentuées, sont essentiellement poétiques, écrivait-il à ce propos ; l’entassement des images, la redondance, les néologismes y sont souvent des beautés ; la nôtre, simple et philosophique, ne saurait se prêter à tant d’éclat et de hardiesse ; toute méthodique, elle n’est propre qu’à produire les ouvrages dont la méthode et la clarté sont d’abord le mérite »10. Sans doute le verbe d’Hemani n’allait-il pas tarder à faire appel de cette opinion. Mais on a lieu de penser que Rémusat n’était pas loin de la partager, quand il écrivit sa pièce. En 1822, il fait compliment à la prose d’Egmont d’être « simple, élégante, animée », avant d’ajouter comme un éloge : « C’est presque toujours le ton de la conversation, parfois de la conversation populaire »11. Son propre texte manifeste souvent les mêmes qualités. Les meilleures scènes y fixent assez bien le moment où, pour la jeune littérature, l’aisance, le naturel, et plus encore la crainte de l’excès constituaient les premières caractéristiques de la langue dans laquelle devait s’exprimer le bon théâtre.
* * *
7De cette jeune école, Mérimée était l’un des espoirts au moment où nous sommes. L’Habitation de Saint-Domingue fut lue chez Dubois le 22 février 1825, et le 14 mars suivant, les habitués du salon de Délécluze avaient la primeur des Espagnols en Danemark 12. En. apparence, rien de plus dissemblable que ces deux ouvrages. Mais les auteurs se connaissaient, fréquentaient les mêmes compagnies où les discussions sur l’art dramatique constituaient un thème de prédilection. Ces rencontres invitent à situer leurs œuvres l’une par rapport à l’autre, afin de mieux cerner l’originalité de chacune.
8De fait, certaines ressemblances apparaissent dès le premier abord, qui tiennent au genre et aux circonstances. Il s’agit, ici et là, de pièces historiques telles que les partisans du changement les aimaient, parce qu’ils les tenaient pour les productions contemporaines les plus intéressantes, et les plus riches d’avenir13. L’attention que suscitent en 1826 Les Barricades de Vitet, puis Les Etats de Blois (1827) et La Mort d’Henri III (1829) du même auteur, soulignent la constance et la force de cette conviction, sans parler du Cromwell de Victor Hugo et des premiers drames d’Alexandre Dumas. C’est que, explique Le Globe à propos des Etats de Blois, ces évocations du passé proposent des leçons de haute psychologie ; « il y a dans chaque drame historique un personnage qui est de tous les temps et de tous les lieux : l’esprit humain. Il se reconnaît lui-même sous les divers travestissements qu’il a pris. Ses formes varient, mais sont toujours en rapport avec son essence... L’auteur qui, de bonne foi, s’éloignant de l’idéal, se met à épier dans l’histoire le mouvement naïf et spontané de la réalité, lors même qu’il la manque, en saisit, si j’ose dire, la manière, et fait naître une réalité idéale »14. Encore qu’utilisant des techniques différentes et reflétant des tempéraments littéraires fort dissemblables, L’Habitation de Saint-Domingue et Les Espagnols en Danemark justifient assez bien ces observations.
9Egalement fondée sur des emprunts à l’histoire récente, ces deux pièces entretiennent d’autre part d’évidentes relations avec l’actualité. Il s’agit, pour Mérimée, de l’expédition d’Espagne dont l’annonce, à l’ouverture de la session parlementaire de janvier 1823, avait provoqué sur le champ les remous les plus vifs dans l’opinion libérale : inspirée par la doctrine de la Sainte-Alliance, l’entreprise paraissait mettre la puissance française au service de l’absolutisme. Mais, peu après, la droite se scandalisait à son tour de la politique menée par Villèle lors de la liquidation de l’affaire de Saint-Domingue, et qui devait aboutir à l’ordonnance d’émancipation d’avril 1825. Contre, des avantages commerciaux et le versement de cent cinquante millions d’indemnités aux colons, la France reconnaissait aux habitants de l’île « l’indépendance pleine et entière de leur gouvernement ». L’arrangement ne manquait pas de réalisme. Les ultras, cependant, y virent l’abandon d’une partie du territoire de la couronne et la reconnaissance des droits de la rébellion, c’est-à-dire le reniement des principes sur lesquels reposait, selon eux, la société française. Des considérations économiques et humanitaires avivaient encore les polémiques. Le règlement du contentieux avec Saint-Domingue relançait la discussion relative à la taxe sur les sucres et au rétablissement du pacte colonial, qui se poursuivait depuis 1815 ; il donnait enfin un regain d’actualité aux campagnes contre la traite évoquées plus haut.
10 L’Habitation va davantage au fond des choses, et ignore l’ironie souvent acide qui vaut aux Espagnols en Danemark, de demeurer plus proches de notre goût moderne. Mais les deux auteurs repoussent avec une égale décision les unités comme les bienséances. Ils choisissent l’un et l’autre une action chargée d’épisodes violents et colorés, qui s’organisent selon deux registres à la fois distincts et étroitement imbriqués : une chronique historique reprenant des faits réels et une intrigue amoureuse où la passion ne craint pas les excès. Cette libre reconstitution d’épisodes que le public n’avait pas oubliés permet de bousculer les idées reçues, et d’aborder en toute indépendance certaines questions délicates. Les Espagnols en Danemark offrent un tableau sans complaisance de la vie quotidienne dans les territoires occupés au moment du Blocus continental, l’envers – en quelque sorte – du glorieux décor impérial. La puissance française y est représentée par un contingent étranger dont le loyalisme est si douteux que des agents venus de Paris doivent sans cesse le surveiller ; mais ces derniers, à leur tour, sont peints comme des carriéristes médiocres ou des mouchards sans scrupules. Impatients des contraintes qui pèsent sur eux, fifèles au souvenir de leur patrie, les officiers espagnols ont d’un bout à l’autre le beau rôle. Même si la pièce se donne volontiers l’apparence d’une fantaisie sans conséquence, pour la première fois sans doute depuis 1815 elle évoque sans complaisance le despotisme dont les Français avaient eux aussi souffert, et montre des patriotes se jouant de la police. Dans L’Habitation de Saint-Domingue, ce sont de même les droits de l’homme et le bon usage de la liberté qui se trouvent en cause. Le propos est, cette fois, plus construit et plus mesuré, car Rémusat répugne à grossir le trait. Mais il n’en poursuit pas moins sous nos yeux une étude de politique expérimentale bien faite pour retenir l’attention des contemporains, et d’abord des intellectuels libéraux, ses amis : comment une société esclavagiste, forte de sa bonne conscience et de sa prospérité, réagit face aux principes selon lesquels l’Assemblée constituante avait réorganisé la France, et qui, plus récemment, avaient inspiré la Charte.
11Reste que, plus hardi et moins attentif aux servitudes de la représentation, Mérimée joue davantage avec son texte. Il installe le personnage à la fois grotesque et vraisemblable du Résident, détenteur de l’autorité du maître, au centre d’une trame proche du roman-feuilleton, et ne craint pas d’émailler les trois journées, entre lesquelles il distribue l’action, de péripéties trop convenues pour paraître vraisemblables : un sauvetage réussi contre toute attente, le revirement d’une aventurière qu’une soudaine passion arrache aux besognes de basse police. Il mêle ainsi à son intrigue un romanesque facile qui ressemble à une parodie anticipée du drame romantique. De là résulte, outre un rythme plus vif, une impression de gratuité dont l’œuvre de Rémusat, plus rigoureusement construite, apparaît complètement démunie. D’un bout à l’autre de L’Habitation de Saint-Domingue, l’atmosphère demeure sérieuse, avant de devenir, au dernier acte, tragique. Même s’il rejette les anciens usages dramatiques, l’auteur s’interdit toute fantaisie : cette liberté-là n’était guère dans son caractère.
* * *
12Ce dédain de la gratuité ne trahirait-il pas, en outre, quelque influence du mélodrame ? Dès 1820, l’étude publiée dans le Lycée français en soulignait la fortune. Le jeune critique redoutait alors que le succès populaire ne consacrât définitivement « cet empire illégitime, mais mieux approprié aux besoins nouveaux ». « Craignons le mélodrame, écrivait-il encore, comme un pouvoir de fait », et il conseillait aux écrivains de théâtre de ménager sa puissance en composant avec elle15. Il semble bien, le premier, avoir tenté d’utiliser dans sa pièce quelques-unes des composantes auxquelles ce genre habile à séduire avait dû son audience.
13Depuis longtemps, par exemple, Pixérécourt avait compris et utilisé les ressources de l’exotisme. Son Christophe Colomb ou la découverte de-l’Amérique (septembre 1815), sa Fille de l’exilé (mars 1819) qui se passait en Sibérie, avaient fait courir au Théâtre de la Gaîté les mêmes foules qui devaient bientôt assurer les beaux soirs du Théâtre Saint-Martin, sous la direction d’Harel. C’est que la Révolution avait complètement renouvelé le public. Peu soucieux des règles ou de la qualité littéraire des œuvres, d’abord sensibles à l’agencement des intrigues, à la péripétie et au tour de main, les nouveaux spectateurs attachaient une particulière importance à la mise en scène, et Pixérécourt les comblait grâce à la maîtrise qu’il possédait des aspects matériels de son art. Ses artifices, du reste, ne séduisaient pas que le populaire. Rendant compte de La fille de l’exilé dans Le Journal des Débats, le grave Duviquet s’extasiait devant la perfection de la machinerie, et ne craignait pas de prédire brillante carrière à « un ouvrage où le talent de l’auteur était secondé par des accessoires aussi bien entendus »16.
14Chez Rémusat, ces « accessoires » sont à coup sûr plus discrets, et c’est d’abord le dialogue qui permet de situer l’action. Il est parsemé d’allusions à la récolte des cannes, à la préparation du sucre, aux dangers de ce travail souvent inhumain, et prend soin de nous montrer en antithèse les plaisirs coloniaux, le dîner dont nous apprenons en partie le menu, ou la fête créole organisée en l’honneur du délégué venu de France. Mais les décors aussi suggèrent l’exotisme : la terrasse du premier acte, avec sa tente, ses stores, ses canapés recouverts de percale, ses chaises de jonc ; au second l’ensemble de « l’habitation », avec l’atelier d’un côté et de l’autre l’ajoupa ; le paysage, surtout, dans lequel se déroule le cinquième, qui rassemble sur le bord d’une côte escarpée les ruines fumantes d’une maison incendiée et les vestiges de plantations dévastées. Si rien de tout cela n’offre l’équivalent des prouesses visuelles dont les machinistes de Pixérécourt étaient coutumiers, on n’y sent pas moins la volonté de dépaysement dont le mélodrame avait supérieurement compris l’intérêt scénique.
15Sa seconde caractéristique tenait à la fidèlité avec laquelle il maintenait la tradition du drame bourgeois, « hors de laquelle, assurait Pixérécourt, les succès sont éphémères et sans aucun fruit »17. Or le souvenir de ce genre désuet ne semble pas non plus totalement absent de L’Habitation de Saint-Domingue. En deux endroits par exemple (scènes première et cinquième du quatrième acte), Rémusat a indiqué comment il entendait que les personnages fussent groupés, et défini l’attitude de chacun d’entre eux avec une précision qui n’est pas sans rappeler les célèbres propos de Dorval dans le Troisième entretien sur le Fils naturel ; devant le soin avec lequel il a composé ces tableaux d’intimité familiale, le premier surtout, le souvenir de Greuze vient naturellement à l’esprit. Il en va de même pour la façon dont la pièce décrit la société coloniale, en passant pour ainsi dire en revue chacun des types qui la composent. Le planteur et les siens, l’économe, l’homme de couleur César Julien, les nègres de la maison et ceux du jardin représentent autant de portraits dont les témoignages de l’époque soulignent la ressemblance, si bien que l’ensemble réalise avec bonheur la peinture des conditions réclamée par Diderot.
16Pixérécourt, bien sûr, n’a jamais fait aussi bien. Dans ses productions innombrables, il s’est contenté de forcer le succès en combinant, suivant le mot de Nodier, « l’entente merveilleuse des effets avec un sentiment profond de bienséance et de moralité ». Mais, ici encore, Rémusat semble avoir retenu pour son propre usage certains éléments de cette habile synthèse. Sa pièce retrace en un enchaînement rigoureux les funestes conséquences de passions violentes ; en même temps qu’elle dénonce la malfaisance de l’esclavage pour ceux qui en profitent comme pour ceux qui le subissent, elle décrit la ruine d’une famille, assortie de meurtres et de désastres. Toutefois, l’auteur s’est interdit les simplifications édifiantes et naïves dont Pixérécourt était coutumier. Il a cherché, au contraire, à sauvegarder la dignité littéraire de son texte en veillant à tout dire sans jamais tomber dans l’excès, ni prendre ouvertement parti.
17C’est ainsi qu’il estompe les épisodes que, de toute évidence, le mélodrame aurait privilégiés : les affrontements physiques, la mort du curé, la folie de Célestine. Il n’hésite pas, en revanche, à montrer les châtiments corporels devant lesquels la pudibonderie de la scène populaire aurait reculé. Cette pratique constituait en effet l’un des aspects les plus significatifs de la cruelle réalité qu’il avait entrepris de décrire. Il l’évoque pour ainsi dire froidement, sans indignation ni complaisance, comme une donnée dont l’observateur ne doit ni taire l’existence ni dissimuler les conséquences. Elle devient sous sa plume d’autant plus odieuse qu’elle paraît banale, et acceptée par tout le monde y compris certains de ceux qui la subissent. Ce désir d’objectivité caractérise l’ensemble de la peinture. A l’exception du curé et de la naïve Célestine, nul n’est, dans cette société coloniale, absolument pervers ni parfaitement vertueux. Sans doute le jeune dramaturge, qui ne maîtrise pas complètement son art, laisse-t-il parfois ses personnages s’abandonner à des mouvements excessifs qu’il prend trop peu la peine de justifier, et qui ressemblent de ce fait à des faiblesses ; le trouble soudain de Léon devant l’esclave dont il vient d’abuser, la surprenante force d’âme dont son ennemi Timur témoigne au dénouement demeurent les plus évidentes. Mais ces défaillances sont compensées par de notables réussites, au premier rang desquelles figure le portrait du ménage Valombre, l’homme endurci par les usages de son milieu et raisonnant comme ses pareils tout en valant mieux, peut-être, que nombre d’entre eux, la femme brave mère de famille que sa médiocrité même rend vraisemblable. Et que dire de M. de Tendale ! Servi par son expérience et ses relations, Rémusat a réussi à faire de ce parlementaire en mission sa création la mieux venue. Ce n’est pas le moindre intérêt de la pièce que l’apparition dans l’île en effervescence de ce pâle disciple des philosophes, qui parle chez ses hôtes comme à la tribune de l’Assemblée, et s’efforce tant bien que mal de concilier ses principes et ce qu’il découvre.
18Parce qu’il montre comment naît une insurrection servile, on aurait pu attendre de l’auteur qu’il se fit le censeur des abus et exposât une thèse. Après tout, suivant le mot de Taine, dans la France de 1825 « écrire, c’était combattre ». Mais s’il ne dissimule rien de ce qu’il croit utile de montrer, Rémusat se garde de conclure. Il lui suffit de dresser une manière de constat. L’intrigue qu’il a imaginée lui permet d’étudier l’ensemble des problèmes posés par l’esclavage, et d’en traiter tous les aspects, de la soumission à la révolte, de la morale à l’économie et à la politique. La lucidité et la mesure de l’observateur font la force du dramaturge car, au-delà des violences dont nous percevons clairement les causes, l’action conserve le plus souvent l’ambiguïté propre à la vie. A force de ne rien cacher, l’auteur retient le spectateur de juger trop vite ; il parvient à solliciter sa réflexion tout en éveillant son intérêt. Et son principal mérite consiste peut-être à poser certaines questions qui nous préoccupent encore. Cet homme de bonne compagnie ne craint pas, par exemple, d’évoquer l’érotisme colonial, ne nous laissant rien ignorer des formes qu’il revêt, des ravages qu’il provoque ou de l’indulgence qui l’entoure. Dans un tout autre registre, il nous invite à nous demander ce que deviennent les plus nobles maximes, quand l’intérêt d’une classe commande de les oublier ; de ce point de vue, les entretiens du planteur et du député conservent une troublante actualité...
19C’était plus, sans doute, qu’aurait pu supporter la bonne société à laquelle il appartenait. En 1825, Rémusat avait sa carrière à faire, et on comprend qu’il ait redouté la douteuse réputation que risquait de lui valoir une œuvre aussi audacieuse. Ce ne fut pas, peut-être, sans quelque regret. Rendant compte dans Le Globe, en 1828, de La Jaquerie de Mérimée, il fait compliment à son confrère d’avoir traité un sujet qui installe sur le théâtre « les vilains, ces nourriciers de la société, et dont elle ne tient guère plus compte que de ses bêtes de somme ». Il lui plaît, d’autre part, que cette œuvre écrite en marge de l’histoire invente avec hardiesse et imite avec fidélité, qu’elle satisfasse ainsi l’imagination et l’intelligence, et qu’elle peigne successivement toutes les classes de la nation18. On aime à penser qu’en louant de la sorte ces scènes féodales 19, le critique songeait à la pièce que, trois ans auparavant, il avait si heureusement composée, et qui, à sa manière, témoignait de mérites identiques. Mais, sous le ministère Martignac, ce futur ministre pouvait nourrir d’autres ambitions que dramatiques, et la Révolution de 1830 allait bientôt lui permettre de les réaliser.
Notes de bas de page
1 Révolution du Théâtre, repris in Critiques et études littéraires ou passé et présent, Paris, 1859, p. 137.
2 Ibid., p. 133.
3 Janvier 1778 – janvier 1819. Les renseignements les plus complets dont nous disposons sur lui sont rassemblés dans la Biographie Michaud.
4 Op. cit., p. 139.
5 Ibid.
6 Chefs d’œuvre des théâtres étrangers, troisième livraison, Paris, 1822, p. 4.
7 Op. cit., p. 143.
8 Op. cit., p. 138.
9 Ibid.
10 Chefs d’œuvre des théâtres étrangers, sixième livraison, Paris, 1822, p. 365-366.
11 Ibid., troisième livraison, p. 516.
12 Cf. P. Trahard, La jeunesse de Prosper Mérimée, Paris, 1924, p. 157, 160.
13 Cf. sur cette importante question l’article de Claude Duchet, Théâtre, histoire et politique sous la Restauration, in Romantisme et politique, 1815-1851, Colloque de l’Ecole Normale Supérieure de Saint-Cloud (1966), Paris, 1969.
14 L’article est de Desclozeaux, dans le numéro du 9 janvier 1827.
15 Op. cit., p. 132.
16 Pixérécourt, Théâtre choisi, Genève, Slatkine, 1971, t. IV, p. 12.
17 Ibid., p. 495. Pixérécourt se réclamait de « l’école de Sedaine perfectionnée ».
18 Le Globe, t. VI, n° 71, samedi 28 juin 1828.
19 C’est le sous-titre de La Jaquerie. Il n’est pas sûr, du reste, que d’autres considérations n’aient pas ici joué leur rôle : en même temps qu’il fait l’éloge de La Jaquerie, Rémusat se montre fort sévère pour La famille de Carvajal, autre drame de Mérimée dont il réprouve l’horrible sujet, et croit devoir adresser à la nouvelle école dramatique cet avertissement qu’elle était peu disposée à entendre : « On n’établit pas plus une école littéraire par des exagérations que l’on ne sauve un empire par des coups d’état. Sans doute il faut briser la chaîne des étroites bienséances qui gênent notre théâtre, et secouer le joug de l’étiquette des belles manières et du beau langage ; mais c’est pour revenir à la simplicité et au naturel, c’est pour retrouver et des sentiments et des expressions qui pénètrent dans tous les cœurs, et substituer à la dignité de convention, non la bizarrerie factice, mais, s’il se peut, la vérité naïve. Le plus grand écueil dont se doive garder la nouvelle école, c’est la recherche de l’ignoble et l’affectation du laid... ».
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Littérature et politique dans l’Europe du XIXe siècle
Ce livre est cité par
- (2012) Théâtre et politique. DOI: 10.4000/books.pur.53287
- Eckart, Wolfgang Uwe. Behringer, Wolfgang. Breul, Wolfgang. Waczkat, Andreas. Schneider, Johann. Herbers, Klaus. Reichmuth, Stefan. Kempe, Michael. Langer, Daniela. Rode-Breymann, Susanne. Petri, Grischka. Kanz, Roland. Pelc, Milan. Häberlein, Mark. Bergemann, Lutz. Sonne, Wolfgang. Lüsebrink, Hans-Jürgen. Wiesenfeldt, Gerhard. Leven, Karl-Heinz. Stockhorst, Stefanie. Gierl, Martin. Hein-Kircher, Heidi. Weber, Wolfgang E. J.. Gebhardt, Jürgen. Brandt, Hartwig. Stöckmann, Ingo. Herold-Schmidt, Hedwig. Voigt, Friedemann. Zimmermann, Clemens. Härter, Karl. Pahlow, Louis. Scholz-Löhnig, Cordula. Häseler, Jens. Gladigow, Burkhard. Sokoll, Thomas. Kretschmann, Carsten. Popplow, Marcus. Lehmann-Brauns, Sicco. Spehr, Christopher. Ehmer, Josef. Eder, Franz X.. Reith, Reinhold. Antonin, Daniela. Ducheyne, Steffen. Allousch, Jasmin. Beyrer, Klaus. Didczuneit, Veit. Sparn, Walter. Czeguhn, Ignacio. Schwerhoff, Gerd. Rudersdorf, Tina. Asch, Ronald G.. Weller, Thomas. Chihaia, Matei. Walter, Peter. Straßberger, Andres. Felmy, Karl Christian. Engel, Alexander. Denzel, Markus A.. Metz, Rainer. Schennach, Martin. Freudenberg, Matthias. Olechowski, Thomas. Lucassen, Jan. Lucassen, Leo. Bley, Helmut. Meine, Sabine. Simon, Thomas. Kühner, Christian. North, Michael. Rasche, Ulrich. Eisfeld, Jens. Gestrich, Andreas. Gryska, Peter. Hofer, Sibylle. Mohnhaupt, Heinz. Marquardt, Bernd. Bartels, Christoph. Eisenberg, Christiane. Pfister, Ulrich. Windorf, Wiebke. Hübner, Marita. Kümmerle, Julian. Mader, Eric-Oliver. Stanitzek, Georg. Tischer, Anuschka. Mai, Ekkehard. Müller, Jan-Dirk. Ulbrich, Claudia. Torp, Cornelius. Neu, Tim. Köster, Roman. Albrecht, Christian. Graf, Friedrich Wilhelm. Bahlcke, Joachim. Keiser, Thorsten. Wodianka, Stephanie. Matthias, Markus. Schneider, Ute. Greve, Ylva. Klippel, Diethelm. Walther, Gerrit. Requate, Jörg. Beck, Michael. Weber, Alexander. Schäufele, Wolf-Friedrich. Dlugaiczyk, Martina. Martin, Lucinda. Rammer, Gerhard. Steinle, Friedrich. Weitensfelder, Hubert. Rosenke, Stephan. Zimmermann, Margarete. Kosman, Admiel. Mährle, Wolfgang. Müller-Wille, Staffan. Torres, Max Sebastián Hering. Isenmann, Eberhard. Albrecht, Stephan. Miller, Jon. Wohlleben, Doren. Mörke, Olaf. Rau, Susanne. Berg, Sebastian. Beuttler, Ulrich. Pulte, Helmut. Büttner, Nils. Töpfer, Thomas. Epple, Moritz. Schneider, Konrad. Gorißen, Stefan. Christophersen, Alf. Habermeyer, Helen. Ohst, Martin. Avenarius, Martin. Ruppert, Stefan. Schäfer, Frank L.. Otto, Martin. Zwanzger, Michael. Pállinger, Zoltán Tibor. Luig, Klaus. Ellmers, Detlev. Gerber, Stefan. Schilling, Lothar. Demel, Walter. Wendebourg, Dorothea. Schilling, Johannes. Strohm, Christoph. Null, Ashley. Friedrich, Martin. Bremer, Kai. Talkner, Katharina. Hecht, Christian. Cordes, Harm. Haußig, Hans-Michael. Knopp, Katrin Simona. Kolk, Caroline Zum. Kühn, Sebastian. Stauber, Reinhard. Brendecke, Arndt. Wendehorst, Stephan. Kuhn, Thomas Konrad. Hufeld, Ulrich. Buschmann, Arno. Winzen, Kristina. Auer, Leopold. Ortlieb, Eva. Schnettger, Matthias. Mally, Anton Karl. Pelizaeus, Ludolf. Brandt, Robert. Liebmann, Edgar. Ago, Renata. Gareis, Iris. Lafuente, Gloria Sanz. König, Hans-Joachim. Eggert, Marion. Mathias, Regine. Dharampal-Frick, Gita. Martini, Marco. Brenner, Peter J.. Tresp, Uwe. Pröve, Ralf. Wallentin, Stefan. Bergunder, Michael. von Stuckrad, Kocku. Whaley, Joachim. Brockmann, Thomas. de Mortanges, René Pahud. Vogel, Lothar. Beiderbeck, Friedrich. Mulsow, Martin. Großhans, Hans-Peter. Kuße, Holger. dem Knesebeek, Harald Wolter-von. Warland, Rainer. Strohmaier-Wiederanders, Gerlinde. Rüther, Kirsten. Czapla, Ralf Georg. (2009) Enzyklopädie der Neuzeit. DOI: 10.1007/978-3-476-00059-0_1
- Bouyssy, Maïté. (2012) L’urgence, l’horreur, la démocratie. DOI: 10.4000/books.psorbonne.58882
Littérature et politique dans l’Europe du XIXe siècle
Ce livre est diffusé en accès ouvert freemium. L’accès à la lecture en ligne est disponible. L’accès aux versions PDF et ePub est réservé aux bibliothèques l’ayant acquis. Vous pouvez vous connecter à votre bibliothèque à l’adresse suivante : https://0-freemium-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/oebooks
Si vous avez des questions, vous pouvez nous écrire à access[at]openedition.org
Référence numérique du chapitre
Format
Référence numérique du livre
Format
1 / 3