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Chapitre V. Heine écrivain français ? Édition et interprétation des manuscrits littéraires

p. 297-309


Texte intégral

1Heine écrivain français : le sujet s’impose à l’attention avec un surcroît d’évidence depuis que, dans la « Säkularausgabe », les œuvres en langue française ont retrouvé une autonomie, nous dirions presque une dignité que les précédents éditeurs leur avaient souvent contestée. En ramenant l’intérêt vers des pages dans lesquelles une longue tradition avait surtout vu l’annexe ou le complément des textes allemands qui les avaient précédées, cette initiative a redonné tout son sens à une question dont on mesure mieux, désormais, l’importance mais aussi la complexité. Si considérables qu’elles soient par le nombre et la qualité, les études consacrées à la carrière de Heine en France abordent rarement ce problème au fond. Aussi notre propos aura-t-il pour objet, après avoir fait un point rapide de la question, d’essayer de montrer que l’étude des manuscrits fournit les indications les plus sûres et les repères les moins contestables pour tenter de voir clair dans cette matière embrouillée.

2Comme chacun sait, des pages fort précises des « Memoiren » et des « Geständnisse » établissent les liens particuliers, et sans doute exceptionnels ; que l’écrivain a entretenus avec le français dès l’enfance, du fait de sa naissance à Düsseldorf, de ses origines familiales et de l’éducation qu’il a reçue. C’était la langue des occupants qui avaient libéré ses coreligionnaires des servitudes ancestrales, celle de Monsieur Legrand et de Napoléon. Sans doute évoquait-elle aussi, ce que parfois on oublie, les leçons de rhétorique dont le lycéen devait garder une aversion tenace pour l’alexandrin, et la phraséologie poétique que ses professeurs l’obligeaient à pratiquer et à respecter. Le « Prussien libéré » qui se sentira à Paris comme chez lui, opposera, pour cette raison entre autres, l’incompréhension la plus obstinée au lyrisme lamartinien. Mais le français n’en reste pas moins associé à ses souvenirs les plus anciens et les plus intimes ; il ne cesse de représenter l’idiome de l’affranchissement que pour devenir, après juillet 1830, celui de la liberté. A ces divers titres, on peut admettre que le goût pour cette langue a toujours été, au long de son existence, l’une des composantes les plus constantes et les plus agissantes de sa personnalité intellectuelle, si l’on met à part son œuvre poétique. Sans doute Heine n’était-il pas parvenu, avant de quitter l’Allemagne, à l’impeccable aisance dont pouvait, dans ce domaine, se prévaloir son maître August-Wilhelm Schlegel. Sa correspondance établit toutefois la facilité avec laquelle il continue de s’exprimer en français longtemps après avoir quitté le lycée, la spontanéité aussi qui le pousse, dans une heure de découragement, à crier en français son horreur de tout ce qui est allemand : (14 avril 1822, HSA1, 20, 50) « Die deutsche Sprache zerreisst meine Ohre (sic) […] Sogar das Schreiben dieses Billets wird mir sauer, weil die deutschen Schriftzüge schmerzhaft auf meine Nerven wirken. Je n’aurais jamais cru que ces bêtes qu’on nomme allemandes, soient une race si ennuyante et malicieuse en même temps ».

3Faut-il, dans ces conditions, ajouter foi aux propos de l’écrivain quand il prétend avoir éprouvé d’abord, après son arrivée à Paris, quelque difficulté à pratiquer la langue du pays où il avait choisi de vivre désormais ? Les « Geständnisse », confirmés par maint témoignage contemporain, montrent qu’il s’est rapidement senti à l’aise dans tous les milieux, populaires ou cultivés, et les « Französische Zustände » établissent qu’il a pu, d’emblée, pratiquer la presse politique sans la moindre gêne, ce qui, pour un étranger, n’allait pas de soi à un moment où les journaux orléanistes dissertaient volontiers sur les fondements théoriques du nouveau pouvoir, tandis que les feuilles d’opposition multipliaient perfidies et méchancetés, que seuls les initiés étaient capables d’apprécier. Mais c’est de la part des gens de lettres parisiens que nous pouvons obtenir les indications les plus suggestives. Très vite, nous les voyons parler du nouvel arrivant comme de l’un des leurs, et l’on a le sentiment que nulle barrière due au langage n’est venue gêner leur commerce avec lui. Dès le printemps de 1833, après que Loeve-Weimars eut adapté certains fragments des « Reisebilder » dans son recueil intitulé « Népenthès », les compliments confraternels abondent. « L’Artiste » (17e livraison, p. 211) parle de « cet Allemand si Français d’esprit et de cœur » ; la « Revue de Paris » (juin 1933, p. 124) fait l’éloge de « ce Parisien de Berlin, qui paie notre hospitalité en épigrammes », « L’Europe littéraire » (n° 42 – 5 juin 1833, p. 170) évoque « Henri Heine, notre audacieux panthéiste, profond comme un Allemand qu’il est, spirituel et railleur comme un Français que nous voudrions qu’il fût [...] ». A mesure que les traductions se succèdent, les louanges s’accumulent, allant toutes dans ce même sens. Lors de la parution de « De la France », « L’Europe littéraire » du 28 juin 1833 écrit « qu’on ne saurait croire avec quelle adresse spirituelle le germanisme de la pensée se revêt dans cet ouvrage des formes du style et de l’esprit français », et « La Quotidienne » elle-même, trop obstinément légitimiste pour ne pas censurer le livre, avoue le 6 août 1833 « admirer la finesse toute française avec laquelle il est écrit ». Toujours ces compliments, dont il serait aisé d’allonger la Este, s’adressent à l’auteur par delà ses traducteurs, comme si chacun avait le sentiment que le texte français lui appartenait autant que l’original allemand. Renduel, son éditeur, semble bien résumer l’opinion générale en le présentant, dans l’avertissement mis en tête de « De la France » (1833), comme un « docteur d’érudition toute germanique » capable « de se railler, comme un tel esprit parisien, des lourds docteurs de la Germanie ». Le dernier de ces jugements est aussi le plus lourd de sens. Nous l’empruntons à la préface mise en tête de l’édition Lévy, en 1855, par Théophile Gautier, le « poète impeccable, parfait magicien des lettres françaises » auquel Baudelaire allait dédier les « Fleurs du mal », et qui précisait, d’autre part, tout ignorer de l’allemand. « Prodigue de son argent et de sa santé, Heine, écrit Gautier, le fut encore davantage de son esprit » ; causeur étincelant, sa connaissance du français était sans faille, et il ne prenait l’accent tudesque que pour provoquer d’irrésistibles effets comiques. Une semblable caution devrait suffire à lever tous les doutes.

4Or ceux-ci n’en existent pas moins, et il est aisé de les justifier par le rapprochement des deux textes suivants. Nous empruntons le premier, qui date de mars 1833, à l’article bien connu donné par Philarète Chasles à la « Revue de Paris » : « Brillant, étourdissant, admiré, haï, recherché, imité (c’est bien sûr de Heine qu’il s’agit) ; comme il triomphait au milieu des beaux esprits parisiens ! et le vin de champagne pétillait avec sa verve ! » Le second (de vingt ans postérieur, et à ce titre d’autant plus intéressant) sur lequel Ehrard Weidl est, à notre connaissance, le premier à avoir attiré l’attention2, est inclus dans une lettre adressée à l’écrivain par son secrétaire Richard Reinhardt le 27 mai 1855, au terme d’une collaboration devenue impossible après avoir été fort étroite (HSA 27, 324) : « Als ich Sie vor sechs Jahren zum ersten mal besuchte, und Ihnen einen meiner frühesten Versuche französischer Übersetzungen vorlas, über den Sie mir zu meiner Freude viel Ermuthigendes sagten, gestanden Sie mir zugleich aus freien Stücken, daβ Sie selbst es nie dahin gebracht hätten, französisch zu schreiben. Damais war ich, wie ich es Ihnen nicht verschwieg, im höchsten Grad erstaunt über diese Mittheilung. Jetzt aber, wo ich inzwischen so häufig die thatsächlichsten Beweise davon hatte, wie sehr Sie aller wesentlichen Elemente zur selbstständigen Ausübung dieser Kunst unwieder bringlich ermangeln […] : was soll ich jetzt dazu sagen, wenn Sie nicht nur vor allen und jeden dritten Personen, sondern auch vor mir selbst, sich den Anschein geben wollen, als sei der Styl ihrer neuesten französischen Publicationen Ihr eignes Werk und nicht vielmehr das meinige ? ». La réponse à la question formulée au début de cet exposé tient dans le fait que ces deux témoignages ne sont contradictoires qu’en apparence. Sans aucune exception à notre connaissance, la virtuosité avec laquelle Heine maniait le français a été célébrée par des gens qui avaient soit personnellement apprécié, soit entendu louer la qualité de ses propos ou l’éclat de ses réparties. Nous avons rappelé plus haut l’hostilité de Heine pour le langage noble, tel que le pratiquaient les émules de Delille. Mais sans doute avait-il aussi appris au lycée la langue du XVIIIe siècle, celle de Voltaire et de Chamfort, si bien faite pour la conversation et dont la vivacité convenait à merveille à son humeur. Son usage, de la part d’un étranger, d’un Allemand de surcroît, devait d’autant mieux éblouir les Parisiens que la génération romantique en avait quelque peu oublié les mérites. Cependant, au fil des années, les esprits hostiles à l’écrivain, ceux qui n’appréciaient ni son ironie ni son caractère, avaient contesté la maîtrise que le concert de ses amis s’accordait à lui reconnaître. Un érudit bibliophile, Léopold Derôme, à vrai dire connu pour sa méchante humeur, a résumé leurs griefs à la fin du siècle (1886)3 : ce gladiateur de plume, cet aventurier littéraire, écrit-il à peu près, fêté à Paris comme une nouveauté exotique, « n’a jamais eu que des succès de salon ou de presse, n’a été connu, admiré, prôné que dans les cercles, les cafés du boulevard, les coulisses des théâtres, les bureaux de rédaction des journaux [...]. Ses livres n’appartiennent d’ailleurs pas à notre langue », il a fallu aider l’auteur à les traduire ; Saint-René Taillandier, Loeve-Weimars, Gérard de Nerval les ont « rabotés, appropriés ou adaptés ». Il est toutefois significatif qu’aussitôt après cet éreintement, Derôme juge équitable de citer, de Heine, certains mots à l’emporte-pièce de nature, selon lui, à justifier le jugement prêté à Thiers : Cet Allemand est le Français le plus spirituel depuis Voltaire [...]. En 1896 enfin, le commentaire dont l’auteur de « Heine in Frankreich », Louis P. Betz, assortit la publication d’une lettre écrite par l’écrivain le 11 mars 1841 à son éditeur Renduel, vient confirmer en quelque manière sur pièces les propos de Reinhardt que nous avons rappelés4 : après dix ans de séjour à Paris, Heine demeure « en très mauvais termes avec l’orthographe et la grammaire » ; il représente le cas singulier, et sans doute unique, d’un étranger qui a conquis droit de cité dans la France littéraire sans « savoir écrire quatre lignes sans faute ». Cette sévérité est certainement excessive, et la simple lecture de l’ensemble des textes français de la correspondance invite aujourd’hui à davantage de nuance. Mais ces billets, le plus souvent de médiocre importance, ne sauraient autoriser la conclusion définitive que seul permettra l’examen de l’ensemble des manuscrits concernant les œuvres éditées à Paris. Après avoir pratiqué ceux, particulièrement nombreux, des « Aveux de l’auteur » au second tome de « De l’Allemagne » dans l’édition de 1855, nous voudrions maintenant résumer les observations qu’ils paraissent autoriser. Un incident semble devoir leur attacher une valeur spéciale. Heine avait été vivement irrité que, sans son accord, la « Revue des deux Mondes » eût publié, le 15 septembre 1854, un extrait des « Geständnisse » mis en français par Taillandier. Il avait jugé ce travail exécrable et il a pris, de toute évidence, un soin particulier pour que, dans l’édition Lévy parue en février 1855, sa pensée ne fût plus défigurée.

5Les différents états du texte établissent d’abord qu’il s’agit bien ici, en fin de compte, d’une traduction plus encore que d’une adaptation ou même d’une transposition de l’original. Dans les ébauches, les divergences de détail sont parfois importantes et se présentent le plus souvent comme des digressions ; elles demeurent nombreuses dans la version finalement retenue, mais elles ont moins d’ampleur et respectent davantage le mouvement du texte allemand. Quand on les passe en revue, on constate qu’elles semblent surtout destinées à satisfaire le nouveau public auquel l’ouvrage s’adresse. Heine ajoute par exemple à la rédaction primitive des railleries contre Villemain et l’Académie (HSA, 17, 159, 160), une malice relative au Panthéon « énorme édifice plein de vide » (ibid., 160), développe l’évocation du bal populaire à la Grande Chaumière (ibid., à sa discrétion.

6Quoi qu’en ait pensé Louis Betz, il semble bien que Heine n’ait guère pris plus de libertés avec l’orthographe, l’accentuation ou la ponctuation que bon nombre de ses contemporains les plus illustres. Ce seul trait ne suffirait donc pas à disqualifier sa langue si, même dans ces pages écrites après un séjour de plus de vingt années à Paris, certaines négligences ou incorrections caractéristiques ne trahissaient encore ses origines étrangères. Il s’agit d’abord de germanismes : utilisation systématique des virgules pour séparer les propositions et non pour soutenir le rythme de la phrase ; francisation négligée ou fautive de certains noms propres tombés, si l’on peut dire, dans le domaine public : Eumenus pour Eumée le porcher d’Ulysse, Phariséens pour Pharisiens, Latéran pour Latran : et même, à l’occasion, transposition directe de l’allemand en français. L’exemple suivant est d’autant plus surprenant qu’il est plus simple : sur un manuscrit autographe, ein solcher Gelehrter was der fürtreffliche Reuchlinus est rendu par un tel savant était le docteur Reuchlinus . Il faudra, selon toute vraisemblance, l’intervention de Reinhardt pour qu’on lise dans la version définitive une traduction à peu près convenable, où cependant le nom propre demeure non francisé : Un de ces savants, et le plus illustre, était le docteur Reuchlinus (ibid., 181).

7Ailleurs, ce sont des défaillances de vocabulaires qui surprennent, de la part d’un causeur réputé : expectence pour espoir, de plus confondu avec en outre, un goût bizarre pour l’adjectif sus-mentionné, transfuge de la langue administrative et aussi lourd que mal sonnant, dans cette qualité (in dieser Eigenscheft !) employé pour à ce titre, et même, ce qui se conçoit mal pour un observateur averti de la vie politique, Napoleonisme pour Bonapartisme. Que dire enfin de ce soulier comme symbole d’émancipations dont l’écrivain décore la bannière des insurgés, lors de la Guerre des paysans, et du fait que l’hypothèse de son retour à la foi luthérienne soit par lui qualifiée de bonasse ?

8On pourrait sans peine allonger cette revue inattendue. Mieux vaut peut-être la clore par ces trois remarques, que le concert des éloges rappelés dans la première partie de cet exposé ne laissait guère prévoir : 1) Heine commet, au moins dans sa première rédaction, certaines fautes d’orthographe que la seule négligence ne suffit guère à expliquer, et qu’une pratique quotidienne aussi prolongée du français aurait dû interdire : lettres omises (vatour pour vautour, vengait pour vengeait, peu pour peut), fautes d’accord grossières (était pour étaient). 2) il manque de sûreté dans l’emploi des modes de certaines formes verbales élémentaires : il écrit je serai, au futur, alors que le sens de la phrase requiert manifestement le conditionnel, et transforme, ce qui peut paraître un comble, je naquis en je fus né. 3) en plus d’un endroit, la maladresse de ses propos ressemble à celle d’un apprenti incapable de s’exprimer avec simplicité et clarté, ou d’un amateur peu soucieux d’éviter le galimatias. En voici des exemples, qui réfèrent à différents endroits du texte, (ce que j’ai fait et souffert pendant la Restauration) je le communiquerai aussi à une époque où les intentions désintéressées de pareilles communications ne pourront plus faire l’objet d’un doute, membre de phrase que Reinhardt, trop discret peut-être, a imparfaitement amélioré en : je le dirai aussi dans une publication qui paraîtra à une époque où […] ; Quant à une conviction véritable par rapport au Hegelianisme ; (en m’appelant) un parent d’esprit de Voltaire. Il semble d’autant plus difficile d’admettre que l’isolement et la maladie suffisent à rendre compte de pareilles faiblesses que, la correspondance avec Campe le prouve, l’auteur a toujours manifesté l’attention la plus vive pour la correction de ses œuvres, et que d’autres passages, écrits vers la même époque et dans les mêmes conditions, se recommandent par l’aisance des tournures et la propriété des termes. On est tenté d’expliquer ces relâchements surprenants par la certitude que Reinhardt remettrait les choses en ordre. Les assez nombreux brouillons joints aux manuscrits des « Aveux » ne seraient que des ébauches proposées à l’habile secrétaire, pour que ses interventions les améliorent. Si même on ne retient pas cette hypothèse, les exemples que nous venons de donner suggèrent qu’au moment où nous sommes, ce précieux collaborateur ressemblait fort à la conscience linguistique de son patron.

9Mais une autre constatation ici s’impose, sur laquelle nous voudrions terminer. L’examen des manuscrits prouve que, lors de la préparation de l’édition française des « Geständnisse », Heine n’a pas adopté la même attitude d’un bout à l’autre de son texte. Il a davantage travaillé certains endroits, soit que leur mise au point lui ait paru plus délicate, soit qu’ils l’aient alors touché de plus près. A ne considérer que les pages retenues dans l’édition Lévy, c’est-à-dire en négligeant plusieurs passages importants dont le fragment sur Waterloo, les développements privilégiés semblent avoir été les suivants. D’abord, au début, tout ce qui concerne sa vieille ennemie Mme de Staël. En marge du texte allemand, que la version définitive suit assez fidèlement, l’écrivain a d’abord laissé courir sa plume, non sans bonheur comme on en jugera par cet extrait (à vrai dire revu par Reinhardt) : « Je ne suis pas impartial tant s’en faut ; mais en avouant que je suis mu par des sentiments de parti, je rends à la vérité un plus grand service que ne font ces égoïstes tièdes et incolores, qui se vantent toujours de leur impartialité. Je prie de faire attention à cette remarque, car j’ai tout d’abord à parler d’une personne qui excite tout particulièrement mes antipathies. C’est Mme de Staël-Holstein, l’illustre auteur du beau poème de Corinne et du roman de Delphine, mais en même temps aussi de ce méchant livre de l’Allemagne, que l’esprit de parti a dicté, et qui a provoqué de ma part les rectifications les plus sévères dans le livre auquel j’ai donné le même titre ».

10Vient en second lieu la revue, de Blücher à Eckstein, des célébrités allemandes que la défaite de Napoléon avait amenées à la suite des Alliés à Paris. Chacun sait combien les portraits composant cette galerie sont féroces. Or, l’étude des manuscrits montre que le détail comme l’ensemble de ce véritable jeu de massacre ont fait l’objet d’une mise au point attentive. La colère de l’auteur s’était ravivée à mesure qu’il retrouvait le souvenir de ces vieux adversaires, et l’on peut certes regretter que, par fidélité à l’original, le texte finalement retenu pour l’édition Lévy ait négligé, entre plusieurs autres, ces éreintements pleins de verve : « On vit aussi venir à Paris avec elle (c’est de Mme de Staël qu’il s’agit, considérée bien à tort comme responsable de cette invasion littéraire) Frédéric Schlegel, ce pieux ascète, dont le seul dieu était son ventre, et à ses côtés se tenait comme Thusnèlde à côté d’Arminius, Dorothée Mendelsohn, cette échapée du toit de son mari Veit, une image touchante de chasteté et de fidèlité conjugale. Dans la suite de Mme de Staël se trouvait encore le tribun allemand Joseph Goerres, ce chien enragé, qui cependant dans toute sa rage gardait encore assez de connaissance servile pour ménager les mollets des souverains de sa patrie ».

11Cette partie du dossier constitue sans conteste, dans l’ensemble de la production de Heine, l’un des endroits où l’on est le mieux à même d’observer comment, quand la colère l’inspire, la caricature devient pour lui une forme redoutable et privilégiée de la polémique. Un peu plus loin, le départ d’Allemagne et l’arrivée à Paris marquent un autre temps fort. La relation de l’épisode est trois fois reprise, en des états à travers lesquels l’exacte formulation se cherche. Ces redites, qu’il faudrait comparer dans le détail, confirment s’il en était besoin l’importance que l’écrivain reconnaissait, au soir de sa vie, à la décision qu’il avait prise en 1831. Les commentaires successifs qu’il en donne comportent de précieuses indications, partiellement écartées de la version définitive, sur son humeur de l’époque. A la recherche de lui-même, et vraisemblablement conscient d’évoquer l’épisode décisif de son existence, Heine recompose ici son passé sous nos yeux5.

12Nous voudrions enfin insister sur un dernier passage, également très remanié, relatif aux relations de l’auteur avec Hegel ou, plus exactement, à l’influence que le système de ce philosophe, dont il avait reçu l’enseignement et qu’il avait personnellement connu, avait pu avoir sur la conduite de sa propre vie. Le sujet était d’autant plus digne de le retenir, lors de la rédaction des « Aveux », qu’il passait à bon droit en France pour le meilleur interprète de la métaphysique de son pays. En 1835, lors de la publication de son livre « De l’Allemagne », la critique avait vivement loué son aptitude à rendre accessibles des notions souvent tenues pour obscures ou peu intelligibles, ce que « Le Temps » (19 mai 1835) avait nommé, sous la plume de Toussenel, son « langage clair et facile » mis au service d’un « rare talent d’exposition ». Le compliment était de circonstance. Heine avoue en effet, dans les « Geständnisse », que les efforts dépensés naguère pour exposer le système hégélien en français, qu’il appelle à cette occasion « die Muttersprache des gesunden Verstandes und der allgemeinen Verständlichkeit », lui avaient permis d’en mesurer les difficultés et aussi d’en comprendre les dangers. C’est, dans la version française, pour mieux mettre ceux-ci en évidence qu’il s’est donné tant de peine.

13D’après les documents dont nous disposons, le texte présente plusieurs états. La version retenue par l’édition Lévy reprend, avec quelques coupures, une mise au net de la main de Reinhardt qui suit l’original allemand d’assez près. Mais différentes esquisses contenues dans un manuscrit indépendant et autographe, constituent des approches intéressantes6. Comme vous pouvez en juger par les extraits que vous avez sous les yeux, elles ressemblent à une suite de variations, dont l’abondance n’exclut pas la facilité, sur le thème autour duquel l’ensemble du développement s’organise, celui du disciple trop docile et dépourvu d’esprit critique à qui l’enseignement dispensé par le maître a donné l’illusion qu’il était un dieu. Avec le recul des années, ce souvenir – ou cette déformation malicieuse – excitent la verve de l’écrivain, en fournissant à son ironie un motif à la fois piquant et profond. La formulation, vous le constatez, n’est pas impeccable, et illustre les remarques avancées plus haut sur les négligences auxquelles Heine, de toute évidence, n’a guère attaché d’importance. La composition, d’autre part, procède par juxtaposition plutôt que par enchaînement logique ; le second extrait multiplie les exemples plutôt qu’il n’enrichit ou affine le contenu du premier. Mais on devine que ces imperfections, sensibles dès qu’on se livre à un examen critique, n’auraient en rien compromis la séduction d’une improvisation parlée sur le sujet. Tenus dans un salon, ces propos auraient certainement charmé l’auditoire. L’effet d’accumulation, sur lequel ces deux fragments sont construits, évoque assez les paradoxes un peu trop appuyés qui permettent à un convive réputé pour son esprit de briller dans le monde. Tout se passe comme si, l’espace d’un moment et le crayon à la main, le malade cloué sur son lit par la paralysie retrouvait l’abondance railleuse qui avait fait sa réputation. L’un de ses derniers visiteurs, le journaliste Emile Montégut qui l’a rencontré en novembre 1855, quelques mois avant sa mort, assure qu’en l’écoutant il lui semblait « lire le brouillon non corrigé de quelqu’une de ses étincelantes fantaisies »7. La remarque caractérise à merveille ces deux extraits. C’est le persifleur de Schlegel et du baron d’Eckstein que ces lignes nous restituent, tel que l’appréciaient tant ses amis français et tel qu’il semble être, au fond de lui-même, demeuré jusqu’à la fin.

14Un autre état, vraisemblablement postérieur aux précédents, semble moins suggestif. Il a cependant, si on le compare au texte reproduit dans l’édition Lévy, le mérite de bien mettre en évidence le rôle de Reinhardt. Le manuscrit du texte donné par Lévy est de la main du secrétaire et, circonstance assez exceptionnelle, ne comporte aucune intervention de Heine, ce qui permet de conclure à l’entier accord de celui-ci. Or, du point de vue de la langue, cette version définitive est nettement meilleure que les autres. A propos de l’immense amour pour toute la Création qui l’habitait du fait de sa prétendue divinité, l’écrivain s’était d’abord laissé aller à un inutile étalage d’érudition :

J’aimais de haut en bas, comme la Divinité dans la Légende de Goëte le Dieu et la Bayadère […] j’étais le Adam Kadmon des Cabalistes, le Knepf des Egyptiens, le Om des Indiens, le logos des Grecs, – j’étais tout en tout et tout était en moi, j’étais complètement fou.

15La copie due à Reinhardt ne reprend pas ce passage. De même elle améliore, à propos des faux grands hommes de février 1848, la traduction de heruntergekommene Götter, remplaçant dieux dégommés par dieux déconfits. Plus opportunément encore, elle donne favantage de relief à la fin du texte :

O ! (avait écrit Heine) Quelle cruauté est celle de ces dialecticiens froids et bien portants qui s’évertuent d’enlever sa dernière consolation à l’humanité souffrante, de sorte que le monde serait désormais un Hôtel de Dieu sans Dieu !

16Ce qui devient, grâce à Reinhardt :

Qu’ils sont sots et cruels ces philosophes athées, ces dialecticiens froids et bien portants, qui s’évertuent à enlever aux hommes souffrants leur consolation divine, le seul calmant qui leur reste. On a dit que l’humanité est malade, que le monde est un grand hopital. Ce sera encore plus effroyable quand on devra dire que le monde est un Hotel-Dieu sans Dieu.

17Dans une réédition toute récente de quelques chapitres de « De l’Allemagne » (Patris, 1979), l’Avertissement rappelle que des « omissions, variantes et imprécisions » distinguent la version française de l’original allemand. « Mais, ajoute l’éditeur, il est à peu près certain que plusieurs de ces omissions et de ces variantes sont volontaires [...] Enfin, il existe une particularité on peut-être plutôt une singularité du français de Heine » (p. 25-26). Si justifiées que soient ces remarques, elles ne nous paraissent toucher qu’un côté de la question, et nous inclinerions à penser que, dans le cas des « Aveux de l’auteur », comme dans celui des « Dieux en exil » ou des commentaires à la « Légende de Faust », elles négligent presque l’essentiel. Certes, l’examen des manuscrits apporte d’indiscutables précisions sur les dédains ou les manques qui, chez l’écrivain, s’associent à un sens indéniable des ressources propres à la prose française. Mais, pour ne prendre que lui, le dossier des « Aveux de l’auteur » que nous avons seul examiné ici, invite à dépasser ces questions de forme. Il est riche de retours sur soi, de repentirs ou de mouvements d’humeur qui valent souvent des confidences. L’appareil de la version française justifie le prix que Heine attachait à ses « Geständnisse ». Il contribue à en faire l’un de ces textes privilégiés autour desquels esquisses et variantes composent, pour le connaisseur, un ensemble presque aussi attachant que l’œuvre elle-même.

Annexe

Annexe

« [...] possible. Je faisais des actions bonnes, même sublimes mais non pas comme les autres par le sentiment du devoir ou de la morale, mais par magnanimité divine. Je ne me vengeais pas de mes ennemis, non par charité mais parce que j’étais un Dieu miséricordieux ; parfois pourtant je les punissais, parce que leur inimité était aussi de l’impiété et que les injures qu’ils proféraient contre moi étaient autant de blasphèmes. Je pardonnais plutôt à ceux qui me volaient, car ce méfait ».

« Dès lors mon charactère ne se détériorât pas, au contraire mes actions devinrent plus belles et meilleures que celles des autres dont la source était la morale et le devoir tandis que les miennes découlaient du sentiment de ma sainteté.-Je ne haissais plus mes ennemis, car dans mon idée à mon égard je n’admettais plus des ennemis mais bien des mécréants, dont le mal qu’ils me faisaient était de l’impiété comme les injures contre ma sacrée personne étaient autant de blasphèmes ; il me fallait bien punir de temps à d’autre de pareils péchés, et ma colère frappait fort, mais ce n’était pas de la vengeance, c’était ma justice divine. Je ne cherchais pas des amis, mais des fièles pour qui mes paroles étaient des oracles et qui m’encencèrent avec grande dévotion. Les jeunes femmes m’adoraient et les vieilles m’idolatraient. Je vouais un culte à moi-même et exerçais toutes les vertus pour être digne de mon propre respect, de ma propre vénération ».

Notes de bas de page

1 Les citations de la correspondance et de l’œuvre française de Heine sont empruntées à la Heine Säkularausgabe ; le premier chiffre indique le volume, le second la page.

2 Erhard Weidl, Heinrich Heines Arbeitsweise, Kreativität der Veränderung, Hamburg, 1974, p. 84.

3 Leopold Derôme. De la connaissance des livres. Causeries d’un ami des livres. Les éditions originales des Romantiques, Paris, 1886, p. 149 sq.

4 Heine et Eugène Renduel in : Revue d’histoire littéraire de la France, 1896, p. 451-452.

5 Op. cit., p. 85.

6 Nous les donnons en annexe.

7 Heinrich Heine, in : Revue des deux mondes, t. 63, 1884, pp. 242 – 245 cité in H.H. Houben : Gespräche mit Heine, Potsdam 1948, pp. 1052-1053. Ce texte est cité par Paul Laveau, Un cas-limite de traduction : l’autotraduction, in : La traduction, Actes du 11e congrès de l’Association des Germanistes de l’enseignement supérieur, Nancy, 1979, p. 264.

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