Chapitre III. Montalembert et Metternich en 1849
p. 257-276
Texte intégral
1A quiconque douterait encore que les conséquences des événements de 1848 furent psychologiques et sociales encore plus que politiques, les quelques documents que nous publions donneraient à réfléchir. Ils établissent en effet, devant l’urgence du péril couru par les gens de bien, la réconciliation de deux esprits hors du commun, que l’échec de la Restauration et l’attitude à observer devant les progrès du libéralisme semblaient avoir séparés à jamais.
2Pour avoir participé aux entreprises mennaisiennes (et sans doute à l’Agence générale pour la défense de la liberté religieuse autant qu’à l’Avenir), Montalembert avait été rangé par Metternich au nombre des sectaires1 que sa mission d’homme d’Etat lui commandait de combattre par tous les moyens. On a lieu de penser que le chancelier, s’il en avait eu la possibilité, n’aurait pas hésité à employer la force pour réduire au silence et à l’inaction ce trop éloquent propagandiste2. Du moins a-t-il multiplié contre lui les précautions policières. Lorsque Montalembert, à la fin de 1831, accompagne Lamennais à Rome, l’ambassadeur d’Autriche le fait surveiller au même titre que son maître, et sans une maladresse du chancelier de l’ambassade, ce dangereux « gazetier » n’aurait jamais obtenu, en juillet 1832, le droit de traverser le territoire impérial pour rentrer en France3. Soucieux du reste de réparer la bévue de son collaborateur, l’ambassadeur Lützow avait pris soin d’attirer l’attention des autorités du royaume lombard-vénitien sur l’indésirable voyageur, et les archives de la police locale prouvent que ses recommandations furent suivies avec exactitude.
3Si l’homme inquiétait, ses amitiés étaient pareillement suspectes. Toute puissante en Italie, la censure autrichienne avait soin d’intercepter la correspondance envoyée de Rome par les rédacteurs de l’Avenir, afin que ce compromettant dossier pût être transmis à la Secrétairerie d’Etat et au pape Grégoire XVI. Certaines lettres de Montalembert y figurent en bonne place, à des dates assez éloignées pour attester que le nom de leur signataire se trouva longtemps sur la liste des suspects. Lui-même (et Metternich y fait allusion dans le premier document) dut éprouver personnellement la rigueur des dispositions prises à son endroit : il fut, à l’automne de 1834, invité à quitter Brescia sans avoir eu le temps de soigner une blessure consécutive à une chute4 .
4La soumission à l’encyclique Mirari vos, qu’il tint à rendre publique en décembre de la même année, parut d’abord arranger les choses. A. Trannoy rapporte, d’après le Journal, qu’en 1838 ce journaliste, naguère méprisé autant que redouté, s’entretient aimablement avec un attaché de l’ambassade d’Autriche à Paris. L’année suivante, Metternich lui-même met « empressement et coquetterie » à lui accorder le visa qu’il demande5. Ce revirement s’explique : l’ancien animateur de l’Agence, qui portait la subversion jusqu’au fond de la Bavière, est devenu le pieux biographe de sainte Elisabeth, et s’il affirme, à la tribune de la Chambre des Pairs, orateur écouté, la suspicion dans laquelle il tient désormais la démocratie, les coups aussi qu’il lui arrive de porter au régime de Juillet n’ont rien pour déplaire à Vienne. La lutte contre le monopole universitaire, grande préoccupation de sa vie parlementaire, n’est-elle pas, en outre, une affaire proprement française, dont le calme intérieur de la double monarchie n’a rien à redouter ?
5Pourtant sa fidélité à la cause polonaise continue d’éveiller la défiance. On sait avec quelle généreuse ardeur l’Avenir avait approuvé et soutenu la révolte de 1830. Montalembert avait alors tenu à honneur de parler au nom de ses collègues. Son article du 17 décembre 1830, intitulé Révolution de Pologne, ne s’était pas contenté de « saluer la nouvelle aurore de la fière et généreuse nation » ; il prédisait l’anéantissement tant des rois oublieux de Dieu que de « l’œuvre impie du Congrès de Vienne ». Le 12 septembre 1831, quelques pages vigoureuses, qui célébraient l’anniversaire de la bataille du Kahlenberg, stigmatisaient au passage la perfidie autrichienne. Or, sa vie durant, Metternich fut lecteur attentif de la presse française. Il devait d’autant moins oublier ces allusions acerbes qu’elles mettaient en cause, avec son pays, les traités de 1815 et les principes sur lesquels il entendait fonder la paix européenne. L’assistance prêtée par Montalembert aux réfugiés polonais renforça encore son hostilité. Après les journalistes ou pamphlétaires libéraux, les émigrés furent en effet la principale hantise du chancelier6. Ils ne lui paraissaient nulle part mieux accueillis ni plus efficacement soutenus que dans notre pays, et nous avons évoqué ailleurs les initiatives qu’il a encouragées pour les faire surveiller, à Paris même, par des agents de confiance7. Si, pour des raisons évidentes, sa curiosité allait d’abord vers les Italiens et les Allemands, elle n’épargnait pas les Polonais, et leur protecteur fidèle s’en trouvait, à ses yeux, compromis d’autant. Au début de 1846, l’affaire de Cracovie permet de faire le point. L’occupation de cette ville libre par l’armée impériale, à la suite des troubles qui y avaient éclaté, parut à Louis-Philippe et à son ministre Guizot une péripétie mineure, difficilement évitable du reste8. Dans l’opinion, au contraire, elle provoqua une vive émotion dont Montalembert se fit l’interprète. En fait, autant que du dernier bastion de la liberté polonaise, il s’agissait ici de l’ordre établi. A l’ambassadeur Apponyi, le chancelier écrivait qu’il avait dû se résoudre à agir par souci d’humanité, pour empêcher une population paisible de « succomber sous la plus abjecte des tyrannies, celle d’un club de terroristes de l’espèce la plus réprouvée » ; et situant à Paris les véritables responsables, il dénonçait « la stupide et criminelle entreprise de l’émigration polonaise », déniant à ces « hommes sans patrie » le droit de « gouverner le monde et d’organiser les empires à leur gré »9. De ces conspirateurs, l’orateur de la Chambre des Pairs se voulait, au contraire, le défenseur et l’allié. De là vient qu’en mai 1846 Metternich ne sait voir en lui que « le champion du Polonisme le plus éhonté »10. Replacé dans son contexte, le mot implique autant de mépris que d’antipathie. Il souligne combien, peu avant la Révolution de Février, les deux hommes demeuraient éloignés l’un de l’autre.
* * *
6Pour justifier l’occupation de Cracovie, Metternich avait fait valoir auprès de Guizot, sensible à un tel langage, que l’insurrection déclenchée en Galicie visait, en fait, au bouleversement social. « La conjuration s’avance évidemment dans les voies du communisme », écrivait-il dès le 20 février 1846 dans une dépêche que l’ambassadeur Apponyi avait mission de communiquer au président du Conseil ; étrangère à toute visée impérialiste, l’intervention autrichienne avait d’abord eu pour objet d’empêcher le pillage des propriétés et le meurtre des propriétaires11. Si fervent défenseur de la cause polonaise qu’il se soit montré, on a lieu de se demander dans quelle mesure les succès de la propagande républicaine n’amenaient pas Montalembert à redouter, pour la France elle-même, des périls identiques. En janvier 1848 en effet, il prononce à la Chambre des Pairs, à propos des affaires de Suisse, un discours où il prétend « l’ordre libéral menacé dans toute l’Europe par une nouvelle invasion de barbares »12 ; et il commence peu après, en province, une campagne contre le « radicalisme » dont la correspondance diplomatique du chancelier fait, en des termes voisins, le principal adversaire de la paix publique. Ces prises de position lui ont valu, selon Lecanuet, d’assez sérieux ennuis dès la proclamation de la République. Des signes de jacquerie apparurent autour de La Roche en Brenil, et d’aucuns conseillèrent au châtelain de gagner l’étranger, pour y attendre des jours plus paisibles13.
7C’était méconnaître son courage. Il resta, quitte à devenir le témoin attristé, encore qu’attentif, des événements. Peu ému par la chute de Louis-Philippe, il a bientôt pour principal souci d’organiser les catholiques en vue des prochaines élections et de reprendre, dès que les circonstances le permettent, son vieux combat pour la liberté de l’enseignement. La proclamation qu’il adresse, le 3 avril 1848, « aux électeurs de divers départements » afin de leur recommander sa candidature, se borne à reproduire, en termes généraux et modérés, quelques-uns des thèmes de ses interventions à la Chambre des Pairs, entre autres la revendication de la liberté en tout et pour tous, et l’affirmation du droit divin des nationalités (qui amène à refuser l’œuvre du Congrès de Vienne et à rappeler au passage « la cause de l’héroïque Pologne »)14 . La république conforme à ces vœux serait libérale, tolérante, amie du progrès mais soucieuse aussi de l’ordre. Nous sommes loin du programme proposé par l’Ere nouvelle, où écrivait Lacordaire, pour ne pas parler de Lamennais et du Peuple constituant.
8Montalembert semble avoir compris l’importance des Journées de Juin, et mesuré mieux que beaucoup d’autres la gravité des propos tenus par Proudhon devant l’Assemblée constituante le 30 juillet. Mais seule la publication de son Journal, et celle de la totalité de sa correspondance permettront de préciser l’exacte portée de ses réactions devant cette insurrection de la misère, de savoir, par exemple, dans quelle mesure il approuvait son collègue le pasteur Coquerel, d’avoir accepté de rapporter la loi de répression sur les clubs, et d’avoir affirmé sans ambage que, « pour répondre au vrai sentiment du pays, la loi n’aurait dû avoir qu’un seul article : les clubs sont interdits... » Peut-être est-on fondé, faute de mieux, à tenir cette confidence du 23 novembre 1848 pour la meilleure définition de son attitude, en cette période agitée :
« Mon parti est pris. J’ai accepté la démocratie lorsqu’elle était mitigée et contenue par la Royauté constitutionnelle. Aujourd’hui qu’elle a renversé cette digue si utile et qu’elle déborde partout, je ne l’accepte plus. Je la subis, comme on subit le choléra ou la peste, sans contester la loi sublime par laquelle Dieu se plaît à tirer le bien du mal, mais sans vouloir prendre le mal pour le bien »15.
9Quand il adressait à son ami Foisset cette profession de foi désenchantée, l’ancien rédacteur de l’Avenir n’imaginait sans doute pas rejoindre, sur un point fort important, la pensée du chancelier destitué. L’horreur de l’agitation populaire et la crainte de ses méfaits forment un principe qui leur est commun, et ne va pas tarder à leur inspirer, devant la suite des événements, des réactions quasi identiques. Le grand vaincu de mars 1848, dont la chute avait valeur de symbole et signifiait la mort de l’ordre ancien, avait accepté son destin personnel avec une relative sérénité16. Mais il était, pour son pays, profondément inquiet. Il avait conscience, depuis de longues années, de l’importance historique de son rôle, et aimait rappeler que son action politique n’intéressait pas seulement l’Autriche. Souvent revenaient, dans les instructions expédiées à ses agents, des allusions aux fondements de la société et au respect nécessaire qui leur est dû. Ce dogmatisme intransigeant et tranquille, qui se veut leçon de l’expérience17, se mêle sans gêne apparente aux habiletés manœuvrières et aux perfidies policières, qu’il justifie dans le besoin. Bien loin d’être ébranlé, il se durcit après que l’émeute a rendu le vieux cocher de l’Europe à la condition privée, et l’amène à préciser ses options personnelles avec une netteté que le mouvement quotidien des affaires altérait parfois. Dès le 31 mars (il a quitté la chancellerie le 13), Metternich écrit par exemple qu’il est « né socialiste dans le véritable sens du mot, et qu’il a toujours regardé la politique comme un objet de luxe en face des dangers sociaux »18. C’est définir l’attitude qu’il adoptera désormais face à l’actualité. Continuant de lire avec attention les journaux, autrichiens ou allemands aussi bien qu’anglais et français, de recevoir et d’être reçu19, il entend rester le spectateur privilégié des événements, et dépense à les commenter le même soin que naguère à tenter de les conduire. Plus que jamais persuadé d’avoir raison20, et enclin à voir dans sa chute le triomphe du mal, ou tout au moins de l’aveuglement, il prend fort au sérieux sa nouvelle fonction d’observateur, qu’il exerce un peu comme une mission. « Il y a une grande différence, écrira-t-il le 31 décembre 1849, entre cesser d’exister et disparaître. J’existe et n’ai fait que changer de place ; je me suis retiré de la sphère matérielle, mais personne ne peut me chasser de la sphère morale »21.
10Pour cette intelligence sur laquelle l’âge n’a pas de prise, ce qui se passe à Paris demeure essentiel. Pendant toute sa longue carrière, de la première mission diplomatique importante à la révolution qui a provoqué son départ, l’homme d’Etat a eu coutume de tenir la France pour le boutefeu de l’Europe. L’incertitude où se débat pour lors cette vieille ennemie, à laquelle tant de souvenirs le rattachent, l’incite à redoubler de vigilance à son endroit. Entre beaucoup d’autres textes, les lettres qu’il adresse à sa fille Léontine Sandor témoignent du soin avec lequel il suit les débats des Assemblées, les troubles de la rue, et la marche au pouvoir de Louis-Napoléon22.
11Ainsi s’explique le message à Sainte-Aulaire du 18 août 1849. Les deux hommes se connaissaient de longue date, et leurs relations semblent avoir été d’autant meilleures qu’ils gardaient peu d’illusions l’un sur l’autre. Du temps que Sainte-Aulaire représentait la France à Rome, le chancelier avait fait intercepter ses dépêches sans que l’intéressé s’en soit, apparemment, jamais douté23. Plus tard, quand il sera en poste à Vienne, les liens personnels du diplomate avec la famille d’Orléans empêcheront toujours Metternich de lui faire une totale confiance ; en 1850 encore, celui-ci note qu’en raison de « la teinte doctrinaire de son esprit », l’ambassadeur a souvent fait fausse route. Mais il concède que cet « honnête homme », bien que d’un jugement peu sûr et péchant volontier par optimisme, l’a toujours compris24. Saint-Aulaire, de son côté, estimait dès son installation dans la capitale autrichienne que la France de Juillet y était détestée, « personnes et choses »25 ; mais il ne s’en était pas moins attaché à demeurer en termes convenables avec le tout puissant homme d’Etat, quitte à se montrer accommodant le cas échéant. Ni les conseils prodigués un peu indiscrètement à Louis-Philippe par l’intermédiaire du seul ambassadeur d’Autriche à Paris26, ni les rebuffades essuyées par le représentant de la France lors de la tentative malheureuse pour forcer le « blocus matrimonial » n’altérèrent leurs rapports, typiques d’un temps où une communauté de culture, de goûts et d’usages mondains permettait, dans la meilleure société, d’oublier les antagonismes nationaux. Par ses origines, son mariage, ses attaches familiales, Montalembert appartenait à l’aristocratie internationale. Il était naturel que, pour renouer avec lui et lui témoigner son estime malgré leur différend du passé, Metternich ait utilisé comme intermédiaire un représentant de ce milieu où tous les trois se sentaient à l’aise27.
12Les circonstances qui ont amené sa démarche sont fort claires. Elle a été provoquée par le discours prononcé devant l’Assemblée nationale le 21 juillet 1849, lors du débat consacré au projet de loi sur la presse préparé après l’émeute du 13 juin. Pour prévenir de nouveaux troubles, Odilon Barrot, président du conseil et ministre de la justice, réclamait – entre autres précautions – l’obligation du dépôt préalable pour les brochures et celle du brevet pour les colporteurs. Ces mesures, qui rappelaient beaucoup de souvenirs, soulevèrent l’indignation de la gauche, dont Mathieu (de la Drôme) se fit l’interprète. Montalembert lui répliqua au nom de la majorité. Alors qu’après les Journées de Juin il avait parlé en isolé, n’engageant guère que lui-même, il devenait cette fois le porte-parole du parti conservateur, et son éloquence contribua au succès du gouvernement, dont le texte fut adopté par 400 voix contre 146.
13Une pareille initiative pouvait sembler inattendue de la part d’un homme qui, même après la condamnation de l’Avenir, avait fait volontiers profession de libéralisme, qui avait combattu les lois de septembre en 183528, et tout récemment encore refusé de condamner Proudhon sans nuance. L’orateur était si conscient de la singularité de sa position qu’il éprouva le besoin de s’en expliquer, avec une franchise où l’historien trouve un document :
« Je ne parle ici ni pour la République ni contre la République ; je parle pour la société. Je crois que la société peut vivre avec la République, mais je crois qu’elle ne peut pas vivre avec l’esprit de révolte, de sédition, de révolution que cette loi est destinée à combattre »29.
14C’est dire que ce discours prend la suite des mises en garde contre le « radicalisme » prononcées dans les derniers mois de la Monarchie de Juillet. Mais tant le cadre que les circonstances lui confèrent une portée que celles-ci ne possédaient pas. C’est une classe qui s’exprime ici par la voix de l’ancien collaborateur de l’Avenir, moins du reste l’aristocratie terrienne ou le grand capital que l’ensemble des possédants alarmés par le péril rouge, et jugeant, comme l’orateur, « la société tout entière à la merci d’un coup de main »30. Car celui-ci trace, entre juin 1848 et juin 1849, un parallèle à la fois impressionnant et inquiétant. L’année précédente, remarque-t-il, la province s’était montrée prête à « venir au secours de l’ordre et des lois menacées à Paris » ; cette fois, au contraire, on a pu constater que le complot s’étendait à tout le pays, où partout menaçait l’emeute. La montée du socialisme a transformé la société en place assiégée, autour de laquelle l’armée assaillante demeure prête à agir, « comme la lave du volcan qui bouillonne toujours ». Un principe mauvais ranime sans cesse son zèle, « la presse, non pas la liberté de la presse, mais les excès de la presse illimitée jusqu’à ce jour dans sa liberté »31.
15De sa malfaisance, le châtelain de La Roche en Brenil voyait les premières victimes dans les populations rurales, dont les feuilles révolutionnaires flattaient les passions et abusaient la crédulité, en évoquant le rétablissement de la dîme et le partage des terres. Il demandait à ses collègues « pitié pour les paysans simples et rustiques exposés à de tels dangers ». Mais – et ceci est plus significatif encore – il les conjurait bientôt après de travailler au rétablissement de la paix intérieure en s’abstenant de critiquer trop vivement le pouvoir. Et s’avouant pour l’heure conservateur, il montrait l’imprudence de l’opposition depuis 1815, à quelque bord qu’elle ait appartenu.
« Tous, à des degrés divers, nous avons trop présumé de la force de cette société, de la solidité de ces remparts. Nous n’avons pas apprécié, assez compris la fragilité extrême de l’abri qui nous couvrait »32.
16Pour rendre sa parole plus convaincante, l’orateur se mettait lui-même en cause, et prononçait un désaveu solennel de sa jeunesse. Le propos est instructif et, si peu qu’on ait pratiqué l’Avenir, la palinodie paraît saisissante :
« Ma voix a été trop souvent grossir cette clameur téméraire et insensée qui s’élevait de tous les points de l’Europe à la fois, et qui a fini par cette explosion où l’on a essayé de renverser tous les trônes, tous les pouvoirs, tous les gouvernements, non parce qu’ils étaient oppresseurs, comme quelques-uns l’étaient en effet ; non parce qu’ils avaient commis des fautes, ce qui est incontestable ; mais parce que c’étaient des pouvoirs, parce que c’étaient des gouvernements, parce que c’était l’autorité, pas pour d’autre raison »33.
17On conçoit qu’après un tel aveu, Montalembert n’ait éprouvé nul embarras à admettre quelle révélation fut pour lui « l’abîme entr’ouvert sous ses pieds le lendemain du 24 février », et qu’il ait tenu, dans sa conclusion, à prêcher le retour du respect, ciment d’une société fondée sur la religion, la famille et la propriété34. Ce respect n’est du reste, selon lui, que la condition de la vraie liberté. On sait le rôle que cette dernière notion jouait, depuis longtemps, dans sa pensée politique. Devant l’Assemblée, il se croit tenu d’en fournir une nouvelle définition, qui doit beaucoup aux circonstances et constitue, elle aussi, un signe de l’époque. Au Heu du chétif peuplier que les démocrates de Février aimaient « planter avec des rubans au miheu des pavés », le porte-parole des conservateurs prétend l’identifier à « un chêne aux profondes racines, qui croît lentement, mais qui, quand une fois il est enraciné, étend au loin ses branches, et sert d’abri, de consolation, d’honneur à de nombreuses générations ». Cette liberté-là, parce qu’elle est sage, commence par tuer l’esprit révolutionnaire. C’est elle qui, depuis juin 1848, empêche la France de périr, et que la loi proposée par le gouvernement prétend servir35.
18Jules Favre répliqua vivement à un discours inspiré, selon lui, par la passion et par la peur. Thiers, au contraire, en approuva les termes. Nous nous contenterons d’y voir un document de premier ordre pour l’intelligence de la vie publique dans notre pays, et l’expression de craintes – ou d’espoirs – appelés à dominer la fin du siècle. Mais on imagine avec quelle satisfaction Metternich a pu noter que le fidèle lieutenant de Lamennais, l’auxiliaire des « sectaires », était devenu son allié. Pour l’essentiel, l’analyse de la situation présentée à la tribune de l’Assemblée rejoignait la sienne ; la responsabilité de la presse dans les troubles récents demeurait, notamment, l’une de ses convictions les plus fermes. On ne saurait s’étonner, dans ces conditions, qu’il ait rangé l’auteur parmi les « défenseurs des vérités étemelles », entendons : ceux qui pensaient comme lui, et semblaient en mesure d’aider au triomphe des idées que l’ingratitude de sa patrie l’empêchait désormais de servir.
19La réponse qu’il reçut de France lui prouva combien il avait eu raison. Dans les archives de La Roche en Brenil, la lettre du 18 août a été classée avec cette mention autographe : « Lettre précieuse du Prince de Metternich au Comte de Sainte-Aulaire sur moi ». C’est dire l’intérêt que le véritable destinataire attachait à un texte qui, selon ses propres termes, l’avait « touché plus encore que flatté ». Dans ses remerciements, il pousse la reconnaissance jusqu’à corriger un jugement de 1840 sur l’administration autrichienne. Sur le moment, son opinion avait été réservée, et non sans clairvoyance ; mais, en 1849, l’urgence et la gravité des périls incitaient les défenseurs de l’ordre à serrer les rangs36.
20La seule question polonaise le trouve intraitable, et ses observations, qui mettaient en cause la « catholique et aristocratique Autriche » sur ce point précis, semblent avoir particulièrement touché Metternich. N’intéressaient-elles pas les principes mêmes au nom desquels les anciens adversaires s’étaient réconciliés ? Il est dommage que la dissertation du 19 novembre (car la lettre du vieil homme d’Etat relève, semble-t-il, de ce genre plus que de la correspondance privée) nous soit parvenue inachevée. Ce que nous en pouvons lire reprend l’une des démarches les plus constantes de sa pensée : la distinction du droit et du fait, ce qu’il appelle le « sentiment moral » et les « conditions matérielles ». En d’autres occasions, le même raisonnement avait justifié, au plan des principes, l’intervention dans les affaires intérieures des Etats souverains d’Italie ou la collaboration de la censure impériale avec la Secrétairerie d’Etat. En soi, le partage de la Pologne fut « une grande faute et un malheur » ; mais dès lors qu’il était acquis, l’intérêt supérieur de l’Empire et le souci de la paix publique exigeaient que le gouvernement de Vienne tirât les conséquences de la situation ainsi créée. Croyant lutter pour la renaissance de leur pays, les patriotes polonais devenaient, en fait, les représentants, en Europe centrale, des idées de la Révolution française ; à ce titre les véritables politiques, c’est-à-dire les amis de l’ordre, devaient les tenir pour leurs ennemis.
21Vers la fin du texte, le ton prend de la hauteur, et l’on a un peu le sentiment d’une leçon, dispensée par un vieux maître à un disciple dont l’expérience n’égale pas encore la bonne volonté. Nous ne savons pas comment Montalembert réagit à cette mise au point, qui touchait une cause pour lui si chère. On a lieu de penser, cependant, qu’il ne s’en formalisa pas. Un billet du 11 septembre 1850, conservé aux Archives de Prague, établit qu’il a profité d’un séjour à Bruxelles pour demander une audience au chancelier. Nous savons, par le Journal de la princesse Mélanie37, que celle-ci lui fut accordée, mais nous ignorons ce qui s’y est dit, et c’est grand dommage. Du moins sommes-nous fondés à penser que l’accueil réservé au visiteur fut courtois, voire empressé. Metternich avait une excellente mémoire, et possédait assez d’esprit pour apprécier le piquant de la situation... Comment, du reste, imaginer pour lui une plus complète revanche ? A la tribune de l’Assemblée, Montalembert avait abjuré ses erreurs de jeunesse ; son désir d’être reçu par l’homme d’Etat qui personnifiait tout ce que l’Avenir avait abhorré, consacrait son retour parmi les gens de bien.
Annexe
Annexes
Les documents qui suivent ont deux origines :
– la lettre de Metternich au comte de Sainte-Aulaire du 18 août 1849 et une copie de la lettre de Montalembert du 12 octobre proviennent des archives de La Roche en Brenil. Ces textes nous ont été communiquées par notre collègue et ami Jacques Gadille, à qui vont nos vifs remerciements ;
– l’original de la lettre du 12 octobre, une copie de la lettre de Metternich au comte de Sainte-Aulaire du 10 novembre 1849 et le billet de Montalembert du 11 septembre 1850 sont conservés à Prague, avec les papiers personnels du chancelier : nous avons pu en avoir connaissance grâce à une mission du C.N.R.S.
1. Lettre de Metternich au comte de Sainte-Aulaire (communiquée à Montalembert par le comte de Sainte-Aulaire le 5 octobre 1849)
– Archives de La Roche en Brenil, dossier n° 631.
Note de la main de Montalembert, en tête de la lettre :
« Lettre précieuse du Prince de Metternich au Cte de Saint-Aulaire sur moi ».
Richmond, ce 18 août 1849.
Mon cher Comte !
Je vous prie d’attacher à la présente lettre la valeur d’un acquit de conscience38. Je vous reconnais le droit de me demander ce que j’entends par ce mot39. Vous allez le comprendre.
Vous vous souvenez sans doute que j’ai eu le déplaisir de refuser il y a des années, un permis de voyage dans l’intérieur de l’Empire d’Autriche à M. le Comte de Montalembert40. J’ai été engagé alors par la voix de ma conscience à ne point satisfaire au désir de votre ami et à votre pressante sollicitation, par des raisons que je ne vous ai point cachées et qui ne tiraient pas leur motif d’un manque de justice que je me suis toujours plu à rendre aux qualités eminentes du noble voyageur41.
En satisfaisant alors à la voix de ma conscience, j’en agis de même aujourd’hui, en vous priant d’être près de M. de Comte de Montalembert l’interprète de mon admiration pour le discours que naguère il a tenu dans le Corps Législatif dont il fait partie. Jamais manifestation plus noble, plus honorable pour celui qui s’est senti le courage de l’émettre et plus digne du suffrage des amis de l’ordre, n’a honoré une tribune. Mon suffrage peut n’avoir qu’une faible valeur aux yeux du noble défenseur de la vérité ; aussi n’est-ce pas cette considération qui pourrait amoindrir la valeur d’une déclaration que je confie à un ami et que je me sens le besoin de déposer entre ses mains. Si je n’avais de longue main été convaincu que M. de Montalembert était animé du sentiment du bien, le discours dont je parle me l’eût fait connaître comme l’un des défenseurs les plus éclairés et les plus courageux des principes que vous m’avez vu défendre sans déviation dans le cours de ma longue vie publique et que je vous ai toujours vu partager avec moi42 et les soutiens de l’ordre social ! Si ce fait peut engager M. de Montalembert à attacher quelque prix à ma démarche envers lui, c’est à l’organe par lequel je la lui fais arriver que j’en attribuerai le mérite.
Une incommodité43 qui m’a tenu éloigné de mon bureau m’a empêché de suivre plus tôt l’élan de ma conscience. Je m’en voudrais si aujourd’hui que je dispose d’une occasion sûre pour Paris, je me refusais à une démarche que je remplis avec un sentiment de bonheur !
La marche des événements, mon cher Comte, ne dorme pas un démenti à ce que notre commune pensée a toujours reconnu comme utile ou comme dangereux.
Le monde est fort malade ; c’est à des hommes doués de grandes facultés morales à le sauver de la suite des grandes erreurs qui causent ses souffrances. J’ai été en scène pendant un demi-siècle ; mes efforts ne comptent plus que devant le tribunal de l’histoire. Aussi est-ce à son jugement que je me soumets en entier. Il doit m’être permis d’éprouver du bonheur, en voyant surgir des défenseurs des vérités étemelles, doués des facultés de l’homme auquel je vous prie d’offrir l’hommage de mon respect.
Veuillez me nommer à Made de St Aulaire et à tous les vôtres et recevoir l’assurance de ma constante amitié.
Metternich
Made de M. qui me surprend à mon bureau veut que j’ajoute l’expression de ses sentiments aux miens pour vous et votre famille.
2. – Lettre de montalembert au comte de Sainte-Aulaire
Acta Clementina M-R-A- 19-C-2
(autographe)
Archives de La Roche en Brenil, dossier n° 631.
(copie identique à l’original)
Paris, ce 12 octobre 1849
Monsieur le Comte,
J’ai reçu avec autant d’intérêt que de reconnaissance, des mains de M. le Comte d’Estourme44, la précieuse communication que vous l’aviez chargé de me faire. En la différant jusqu’à mon retour de nos trop courtes vacances, vous m’avez procuré une satisfaction bien douce et bien imprévue au milieu des préoccupations et des anxiétés de notre situation politique45. Depuis notre catastrophe de Février, j’ai souvent pensé et éprouvé que les révolutions, si fécondes en angoisses et en mécomptes de tout genre, offraient au moins une consolation. Elles servent à rapprocher des hommes qui se prenaient à tort pour des ennemis : elles les éclairent et leur enseignent à se rendre entr’eux une justice tardive mais complète. J’éprouvais déjà ce sentiment pour M. le Prince de Metternich, sans avoir la moindre prévision de la démarche qu’il veut bien qualifier d’acquit de conscience : et sous ce rapport du moins il me permettra, j’espère, de me placer sur la même ligne que lui, malgré la différence si considérable de rang, de mérite et d’âge qui nous sépare.
Veuillez, Monsieur le Comte, lui dire, avec cette bonne grâce dont vous avez le secret, tout l’intérêt et toute la reconnaissance que sa lettre du 18 août m’a inspirés. Elle m’a touché encore plus qu’elle ne m’a flatté ; et c’est beaucoup dire. Je suis seulement affligé de voir qu’il attache encore quelque importance au souvenir de ce qui s’est passé au sujet de mes passeports en 1834, d’autant plus que depuis lors il m’a permis de visiter Vienne et de juger par moi-même de la prospérité et de la sécurité dont jouissait, sous son administration, le vaste empire autrichien46. Je serais surtout désolé si le Prince de Metternich pouvait croire que le souvenir de cette contrariété de jeunesse avait exercé la moindre influence sur le langage que ma conscience m’a dicté plus tard que les affaires de Pologne.
C’est la question polonaise qui m’a toujours empêché de témoigner l’ancienne et instinctive sympathie dont je suis depuis longtemps pénétré pour l’Autriche et la maison de Habsbourg. J’en ai toujours voulu à cette catholique et aristocratique Autriche de n’avoir pas su se mettre à part de ses deux alliés schismatiques et parvenus, dans cette œuvre d’iniquité. Je crois encore que la suppression violente d’une vieille et glorieuse nationalité a été l’une des causes de la révolution qui nous dévore. Mais à part cette question, je reconnais que j’ai rendu trop peu de justice à la sagesse et à l’énergie qu’ont déployées divers gouvernements Européens, et notamment celui du Prince de Metternich, pour réprimer l’esprit diabolique qui a fait explosion en 1848. Ce n’est pas, Dieu le sait, la popularité que je recherchais : si j’avais eu cette faiblesse, je l’expierais aujourd’hui, en combattant pour l’ordre, pour l’autorité et la vraie liberté, celle du bien, contre mes anciens amis et élèves 4. Je n’ai pas le moindre espoir dans l’avenir d’un pays comme le nôtre, que le malheur ne corrige pas, et qui a toujours plus peur du remède que du mal. Mais tant que j’aurai le malheur d’être condamné à la vie politique, je ferai tout ce qui dépendra de moi pour que le remède reste visible et pour que nul ne le confonde avec le mal. Des suffrages comme le vôtre, Monsieur le Comte, me soutiendront dans cette tâche laborieuse, et me fortifieront contre l’orage, qui gronde contre moi, au sein même de l’armée que j’ai formée.
Soyez auprès du Prince de Metternich l’interprète de tous ces sentiments, et veuillez agréer pour vous même l’assurance de ma plus haute considération.
Le Cte de Montalembert.
3. – Lettre de Metternich au comte de Sainte-Aulaire
Acta Clementina. M.R.A. – 19 – B – 2
Lettre du pce de Metternich à M. de St Aulaire 47
Bruxelles, ce 10 nov. 1849
Mon cher Comte,
J’ai reçu le 2 de ce mois, votre lettre du 30 octobre. C’est avec une véritable satisfaction que j’ai puisé dans la lettre de M. de Montalembert la preuve qu’il a saisi la démarche que je m’étais senti le besoin de faire envers lui, dans l’esprit qui m’a dicté cette démarche, et que les mots « d’un acquit de conscience » rendent seuls dans leur vérité.
Ce n’est pas vis-à-vis de vous, mon cher Comte, que je me sens le besoin de me placer sous des réserves pour me mettre à l’abri du risque de ne point être compris. Vous savez ce que j’ai toujours voulu et ce qui a été repoussé par moi48. Placé durant plus d’un demi-siècle dans des positions avancées, je suis dévolu, corps et biens, au tribunal de l’histoire49. Si je n’entends pas réunir, à l’égard de ce qui me regarde personnellement, en moi les qualités inconciliables de juge et de partie, je me reconnais le droit de juger d’autres individualités. Le sentiment de ce droit m’a engagé à formuler un verdict à l’égard de M. de Montalembert, tout en réservant à celui-ci le droit de récuser ma compétence de juge. M. de M. a usé de son droit, dans un sens qui, ainsi qu’il l’a dit lui-même, nous place sur une même ligne et me met ainsi à l’aise envers lui. Aussi me permettrai-je de revenir envers vous, et, si vous le voulez, envers M. de M. lui-même, sur la question qui, en 1834, s’est trouvée placée entre le jeune voyageur et le vieux Ministre.
M. de M. dit, « que c’est la question polonaise qui l’a toujours empêché de témoigner l’ancienne et instinctive sympathie dont il a toujours été pénétré pour l’Autriche et la maison de Habsbourg ». Il ajoute, « qu’il en a toujours voulu à la catholique et aristocratique Autriche de ne point avoir su se mettre à part de ses alliés schismatiques et parvenus, dans cette œuvre d’iniquité ; il croit que la suppression violente d’une vieille et glorieuse nationalité a été l’une des causes de la révolution qui nous dévore ».
Ces aveux me rendent facile d’éclaircir la vérité dans la question Austropolonaise. Je commencerai par séparer deux éléments qui, entremêlés et confondus entr’eux, enchevêtrent la question polonaise, comme toutes celles dans lesquelles elles se rencontrent, au point de les rendre insolubles. Ces éléments se présentent dans la question de droit et dans celle de fait50 ; dans celles qui font un appel au sentiment moral ou à des conditions matérielles ; ces éléments sont, en un mot, ceux qui se rencontrent et se heurtent si facilement dans les situations politiques, gouvernementales et administratives et qui, dans leur réunion, composent la vie des Empires.
En prenant en considération la question polonaise sous le premier de ces points de vue, je n’hésite pas d’émettre l’aveu, que le sentiment de la Cour impériale, celui des Empereurs et le mien en son particulier, ne se sont jamais trouvés en opposition avec celui de M. de M. Oui, mille fois oui, le partage de la Pologne entre les trois puissances limitrophes, a été une grande faute et un malheur. Aussi la peine n’a-t-elle point manqué de conduire à des embarras plus ou moins sérieux selon les circonstances, mais toujours regrettables au sein même de la paix politique. Ce fait concédé et établi, la question se trouve enfermée dans l’autre élément ci-dessus qualifié, et ce n’est qu’en lui qu’a pu se trouver le sujet d’un dissentiment entre M. de M. et le Cabinet de Vienne, entre lui, jouissant de l’entière indépendance de sa pensée, et moi, gardien des intérêts de l’Empire et de la paix générale51.
Prise en considération sous le point de vue historique, la Pologne a péri comme périssent seuls les corps politiques assis sur la base de l’histoire, – par ses propres fautes. Ce ne fut pas le soulèvement dont Koscziusko a porté le nom, qui aurait pu servir la cause polonaise ; entaché des erreurs qui depuis 1789 ont abîmé l’Europe, ce n’est pas au milieu de leurs propres domaines que les Puissances auraient pu permettre le triomphe de la révolution sociale ; le foyer de l’incendie a dû être éteint par elles, et le partage des derniers restes de la Pologne, a été la conséquence voulue de l’événement ; à partir de là, la reconstitution « d’une Pologne » est demeurée impossible jusqu’à l’époque de la paix générale. En appelant à la vie une création bâtarde, en créant une Pologne aristocratique et libérale, l’Empereur Alexandre a évoqué les conséquences voulues d’une entreprise dans toutes ses directions mal calculée.
M. de Montalembert n’a point vu en 1834 ce qu’il m’eût été impossible alors (et bien antérieurement à cette année) de ne point voir ; il s’est trouvé placé sous un charme qui n’a point pu m’atteindre. J’ai alors regretté de ne pas voir le noble voyageur placé sous mes impressions, sans en être étonné. Aujourd’hui je me sens à l’aise à son égard, et s’il me reste un regret, c’est celui que la rencontre entre nos impressions sur un aussi grave sujet, n’ait eu lieu que dans une époque sans pareille dans les fastes de l’histoire, et dans laquelle la paix promise aux hommes de bonne volonté, les seuls capables d’en jouir, a la valeur d’un problème insoluble pour les esprits droits et impartiaux ! Privés de la faculté de former ce qui aurait la valeur d’un calcul, renfermé dans les limites de l’avenir le plus prochain, l’esprit de ces hommes doit nécessairement s’arrêter. Aussi, mon cher Comte, me suis-je voué à un état de Halte duquel je rte me reconnais pas la possibilité de sortir52.
L’aspect de la situation de l’Europe est éminemment pénible, et celui que vous offre votre patrie n’est point plus consolant. La pire des positions sociales est celle où les calculs deviennent impossibles, dans laquelle l’imprévu tourne en une règle.
4. – Billet de montalembert
Acta Clementina M.R.A. 29 – A – 2
Le Comte de Montalembert présente ses compliments à M. le Prince de Metternich. Il désirerait vivement avoir l’honneur de lui rendre visite, et prend la liberté de demander au Prince de vouloir bien lui indiquer une heure dans la journée de demain jeudi, parce qu’il est obligé de quitter Bruxelles demain soir.
Hôtel de Mérode
ce 11 septembre 1850.
Notes de bas de page
1 Cf. la lettre du 28 décembre 1832, citée dans notre Metternich et Lamennais (Paris, 1963), p. 137 : « Les adeptes de l’abbé de La Mennais sont des sectaires véritables... » Dans le langage du chancelier, le mot signifie à la fois libéral et conspirateur, à la façon des carbonari. Le 19 mai 1832, sous la même plume, les amis de Lamennais deviennent des énergumènes (ibid., p. 95).
2 Il a – sérieusement – regretté, à propos des Paroles d’un croyant, que « la mode de brûler les hérétiques fût passée » (ibid., p. 156).
3 Cf. ibid., p. 43-44.
4 Cf. ibid., p. 66, note 5.
5 Le romantisme politique de Montalembert avant 1843 (Paris, 1942), p. 310-311. Saint-Aulaire, qui connaissait l’incident de 1834, était, selon toute vraisemblance, personnellement intervenu pour que Montalembert obtînt satisfaction.
6 Les renseignements les concernant forment une partie notable de la correspondance diplomatique autrichienne, tant qu’il fut à la tête des affaires.
7 Cf. Metternich et Lamennais, p. 57 sq.
8 L’épisode a été – et demeure – diversement apprécié. La meilleure mise au point semble, à notre avis, celle de Srbik, Mettemich, der Staatsmann und der Mensch (Munich, 1925), t. II, p. 149 sq.
9 Cf. Mémoires, documents et écrits divers, laissés par le prince de Metternich (Paris, 1883), t. VII, p. 168 (20 février 1846), 173 (18 mars).
10 Cf. la dépêche à Lützow du 16 mai 1846 et le billet au nonce apostolique de Vienne du 5 mai (Archives d’État d’Autriche). Voici ce que Metternich entendait par ce terme : « Le polonisme n’est qu’une formule, un mot derrière lequel se cache la Révolution elle-même, et non pas une fraction de celle-ci ; c’est ce que prouvent les manifestations connues de l’émigration polonaise » ; il ajoutait, non sans quelque apparence de raison, que les Français en soutenaient la cause pour des motifs qui n’étaient pas tous de pur idéalisme, l’influence de leur pays en Europe centrale devant y trouver son compte (ibid., p. 211-212).
11 Ibid., p. 194.
12 Cf. Lecanuet, Montalembert, t. II (Paris, 1899), p. 365.
13 Ibid., p. 375-376.
14 Pour répondre à un défi de V. Hugo, cette proclamation a été reproduite après les discours prononcés à propos de la réforme électorale les 22 et 23 mai 1850, dans une brochure, Discours de M. de Montalembert, représentant du Doubs (éditée par Lecoffre, Paris, 1850).
15 Archives de la Roche-en-Brenil, dossier n° 447.
16 Cf. ce témoignage de la princesse Mélanie : « Clemens a la conscience d’avoir bien agi ». (Mémoires, t. VIII, p. 2).
17 Metternich a toujours critiqué avec vivacité ceux qui lui prêtaient un système, prétendant jusqu’à la fin que les principes qui avaient guidé son action formaient tout simplement « la base de la vie sociale, de cette vie dont les systèmes sont la ruine ! » (ibid., p. 209, 26 décembre 1848) ; de même p. 175 (28 juin 1848).
18 Ibid., p. 12 (lettre à l’archiduchesse Sophie). A quoi l’on peut ajouter ces lignes du 26 septembre 1848, qui sont un exposé de méthode : « Mes prédictions dérivent de calculs qui ont d’autres bases que celles sur lesquelles la plupart des penseurs fondent les leurs. Je pars d’une calme observation des choses de ce monde-ci ; quand à celles de l’autre monde, je n’en sais rien, et c’est précisément pour cela qu’elles sont pour moi l’objet d’une foi diamétralement opposée au savoir. Il n’en est pas de même des phénomènes sociaux ; on ne doit pas s’en mêler, ou bien il faut les juger froidement après les avoir étudiés de près, les suivre sans haine et sans prévention, et s’efforcer d’asseoir son jugement sur des observations faites sans parti pris. Le roman n’a sa place que dans la littérature ; il n’existe pas dans la marche des choses qui forme l’histoire. Je suis né historien et non romancier, et si je devine, c’est uniquement parce que je sais » (ibid., p. 192).
19 Cf. cette note du 19 avril 1849 : « Je souhaite que les hommes qui dirigent actuellement les affaires politiques en apprennent aussi long que j’en sais sans avoir à quitter mon fauteuil, ce fauteuil qui ressemble presque à un confessionnal vers lequel accourent des pécheurs repentants et prêts à faire pénitence » (ibid., p. 264-265). Ailleurs, Metternich se plaint que les visiteurs lui laissent trop peu de loisir (p. 158), et que les gens l’abordent dans la rue (p. 163). Il en tire d’ailleurs une vive satisfaction personnelle (cf. p. 162, 28 mai 1848). Louis Blanc lui-même a cherché, sans succès, à le rencontrer à Londres (p. 187).
20 Cf. ce texte du 17 décembre 1849 : « Le coup d’œil rétrospectif que je jette sur ma vie porte le calme dans mon âme » (p. 240).
21 Ibid., p. 243. Il écrivait déjà peu après sa chute : « Je connais le monde et le monde me connaît ; je n’ai pas à retirer une seule des paroles prononcées ou écrites par moi à n’importe quelle époque. J’ai donc le droit de m’avancer hardiment sur le terrain de la vérité. Aujourd’hui, ce droit devient pour moi un devoir, que je saurai remplir sans faiblesse » (p. 5), et le 31 décembre 1849 encore : « Je regarde comme m’appartenant ces deux domaines : le domaine historique dans le passé, et le domaine moral dans le présent » (p. 299).
22 Cf. notamment, lettres des 26 et 28 juin, 2 et 12 juillet 1848 (ibid., p. 172- 178). Face aux événements parisiens, Metternich s’emploie à garder la froide objectivité du clinicien.
23 Cf. Metternich et Lamennais, p. 117. Faut-il voir une explication de cette infortune dans ce compliment, un peu ambigu, de Thureau-Dangin, Histoire de la monarchie de Juillet, t. III (Paris, 1886), p. 78 : « M. de Sainte-Aulaire était un parfait diplomate, si, comme on l’a écrit un jour, la diplomatie est le savoir-vivre » ? Au reste Srbik et Thureau-Dangin lui-même louent ses qualités d’esprit.
24 Mémoires, t. VIII, p. 311 ; à quoi l’on peut joindre cet aphorisme conservé dans les Acta clementina (R.A.M. 8-19-2) : « Le caractère véritable du Juste Milieu français c’est celui de défendre les principes de la révolution et d’en arrêter les conséquences ».
25 Cf. Thureau-Dangin, op. cit., t. II, p. 366 (20 mars 1833).
26 Cf. ibid., t. III, p. 271.
27 D’autant que, nous l’avons rappelé plus haut, l’ambassadeur avait déjà eu dans le passé à intervenir entre Montalembert et le chancelier.
28 Thureau-Dangin, op. cit., t. III, p. 412 souligne que ce fut l’occasion de son premier discours, et Montalembert lui-même rappelle cette précision dans son exorde.
29 Discours de M. le Comte de Montalembert (Paris, 1860), t. III, p. 204.
30 Ibid., p. 207.
31 Ibid., p. 209 ; cf. ce qu’écrivait Metternich à Apponyi le 15 mars 1845 (Mémoires, t. VII, p. 90-91) : « La difficulté de la situation est renforcée par la presse, cet élément nouveau dont les produits et l’influence sur le corps de perturbation n’existât pas, à quoi se trouverait réduit le mouvement social ? Si je ne me trompe, il avancerait dans la voie du progrès rationnel, en suivant son cours naturel. C’est la presse qui pousse le monde dans une espèce de steeple-chase, et Dieu sait vers quels clochers ». De même, dans une communication au ministre prussien Canitz, le chancelier avait pris position, en avril 1846, contre la liberté de la presse qui, « d’après sa nature, ne pouvait être que la licence pure et simple » (ibid., p. 221).
32 Discours, p. 218.
33 Ibid., p. 220.
34 Cf. ces lignes du prince de Schwarzenberg, nouveau ministre des Affaires Etrangères d’Autriche à Metternich, en date du 16 février 1849 : « L’ennemi qui nous presse et que nous avons à combattre, c’est la démocratie avec ses conséquences extrêmes ; comme un contre-poids nous fait défaut et qu’une aristocratie fonctionnant comme corps politique actif ne peut se créer du jour au lendemain, nous ne pouvons opposer à la révolution qu’une seule digue conservatrice, et cette digue, c’est la propriété... ».
35 Si on veut bien les réduire à l’essentiel, ces considérations sur la liberté, sage et non plus folle ou criminelle, rappellent étrangement certaines réflexions de Metternich à la fin de sa vie (Mémoires, t. VIII, p. 639-640 – mai 1859) : « La lutte – et une lutte à mort – est engagée aujourd’hui entre la vérité et le mensonge, entre le droit et la négation, entre les conditions faute desquelles la paix morale et la paix matérielle avec ses conséquences naturelles, l’ordre et la liberté (la véritable et non la fausse), deviennent une impossibilité ».
36 Cf. Lecanuet, op. cit., p. 118-119.
37 Cf. Mémoires, p. 89 (Bruxelles, septembre 1850) : « Le Comte de Montalembert a passé un jour ici pour voir mon mari ».
38 La pratique de sa correspondance diplomatique montre que Metternich fait volontiers intervenir sa conscience, dès que les circonstances deviennent, pour lui, moralement délicates. C’était, par exemple, pour obéir à un devoir de conscience qu’il avait demandé à Lützow, le 2 décembre 1831, d’attirer l’attention de Grégoire XVI sur les dangers de la doctrine mennaisienne.
39 Metternich était trop sûr de posséder la vérité pour qu’il faille chercher dans cette phrase la moindre ironie.
40 Cf. notre introduction.
41 Ce que nous avons rapporté plus haut des réactions de Metternich aux discours de Montalembert sur l’affaire de Cracovie montre ce que vaut cette « conviction ».
42 Même remarque.
43 C’est la maladie à laquelle fait allusion le Journal de la princesse Mélanie en juin et juillet 1840 (Mémoires..., op. cit., t. VII, p. 59, 60, 63) ; elle avait été assez grave pour que le jeune empereur François-Joseph s’inquiétât de la santé du prince.
44 Il doit s’agir du comte Alexandre d’Estournel, ancien ministre de France à Washington, et donc collègue de Sainte-Aulaire.
45 Nous sommes au moment des discussions provoquées par la conduite de l’expédition de Rome. Montalembert devait, le 16 octobre, rencontrer le prince-président à l’Elysée, pour lui faire part de l’inquiétude des catholiques touchant le sort réservé au pape (cf. Lecanuet, op. cit., p. 446-447).
46 C’est à l’occasion de ce voyage de 1840 que Montalembert avait estimé que « partout en Europe les choses que M. de Metternich a créées ou défendues ont été détruites ou violemment ébranlées… », ajoutant que « son œuvre sociale, si tant est qu’elle mérite ce nom, a été criblée d’atteintes... » (ibid., p. 119).
47 Mention marginale. Bien qu’il trahisse parfois l’âge du rédacteur, le style de la lettre rappelle de tout point le français maniéré qu’utilisait la chancellerie de Vienne.
48 Nous avons brièvement rappelé plus haut quelles furent, en réalité, les relations des deux hommes.
49 Cf. Mémoires, t. VIII, 213-214 (17 janvier 1849) : « Comme je ne demande plus rien dans ce monde, le monde ne saurait non plus rien m’offrir. Le passé m’appartient avec sa force et ses faiblesses. L’histoire ne peut pas se soustraire à l’obligation de faire une juste répartition de ces éléments entre ceux qui ont joué un rôle actif dans le drame ; je me soumets à son arrêt sans le craindre aucunement ». L’idée revient souvent dans la correspondance de l’époque.
50 Metternich, nous l’avons dit, s’est toujours voulu réaliste, quitte, bien sûr, à juger les « faits » en fonction de ses propres principes politiques.
51 La formule ne doit rien aux circonstances. Nous avons rappelé combien, à partir de 1815, le chancelier fut conscient de l’importance historique de sa mission. Il était pareillement persuadé de sa supériorité sur des partenaires moins lucides que lui, et le jugement porté sur la politique polonaise du tsar Alexandre illustre cette conviction.
52 Du moins, malgré cette passagère démission, Metternich demeurait-il certain d’avoir vu plus clair que les autres ; cf. ces propos d’anniversaire (ibid., p. 227-228, 15 mai 1849) : « J’achève aujourd’hui la première année qui suit trois quarts de siècle. Heureusement, ce n’est pas l’âge qui me pèse ; ce qui m’accable, ce sont les soixante années de révolution sociale pendant lesquelles il m’a fallu consacrer ma vie au service d’une cause dont la victoire ne dépend pas d’efforts individuels, mais de l’action du temps. Mes sentiments n’ont point changé durant cette longue période ; dès son commencement j’ai vu venir ce que le lendemain devait amener. Je devinai par instinct, à l’âge de dix-sept ans, ce que l’expérience m’a fait reconnaître comme vrai ou comme faux ; mais le sort d’un homme dans ma situation est celui d’un homme qui prêche dans le désert... ».
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