Chapitre I. Le prince de Ligne lecteur de Chateaubriand (deux billets inédits à Metternich)
p. 229-234
Texte intégral
1D’un bout à l’autre de sa longue carrière, Metternich a manifesté aux lettres françaises un intérêt dont ses papiers intimes, le témoignage de ses proches et la richesse de sa bibliothèque attestent, à la fois, la diversité et la constance1. S’il ne se crut jamais dispensé par les soucis du pouvoir de demeurer grand amateur de livres et de journaux, ceux qui paraissaient dans notre pays méritèrent toujours à ses yeux une attention particulière. En 1825, les Parisiens admis à l’honneur de converser avec lui admirèrent sa connaissance de nos classiques et la sagacité des jugements qu’il portait sur les contemporains2. C’est à cette curiosité que le prince de Ligne dut de lire l’Itinéraire de Paris à Jérusalem. Car, bien qu’ils ne soient ni datés ni très explicites, les deux billets de lui conservés dans les Acta Clementina3 semblent bien relatifs à cet ouvrage, dont les Mémoires d’outre tombe soulignent à bon droit le complet succès4. Les quelques lignes adressées au « Clementissime Comes » pour lui rappeler, avec une familiarité étudiée et non exempte de préciosité, une promesse oubliée, ont chance de concerner le troisième tome ; qui ramenait le voyageur de Jérusalem en France. Le ton en parut-il, à la réflexion, trop cavalier au rédacteur ? La lettre suivante, écrite aux heures matinales que le vieux gentilhomme consacrait pour lors aux travaux de l’esprit, renouvelle la demande, et, peut-être pour faire excuser l’insistance, l’associe à un jugement d’ensemble sur le livre et sur l’écrivain.
2Vers 1811, Metternich et son correspondant se connaissaient de longue date. Leurs relations avaient même failli devenir familiales une dizaine d’années auparavant, lorsque le prince avait pensée marier l’une de ses filles à ce jeune aristocrate séduisant et de bel avenir. Le projet n’avait pas eu de suite, sinon que le père s’en autorisait dans l’intimité pour nommer l’homme d’Etat son gendre5. Le détail prouve qu’il y avait eu là plus que l’ébauche d’un arrangement mondain. Typiques représentants du dix-huitième siècle et de l’Europe française, le vieux soldat et le jeune ministre professaient nombre d’opinions semblables sur les sujets les plus importants, et pouvaient surtout se réclamer d’un identique art de vivre. Ils savaient l’un comme l’autre mêler l’esprit à la politesse, et Metternich devait apprécier en connaisseur la désinvolture élégante avec laquelle son ami excellait à tempérer les raideurs de l’étiquette. Si l’âge les séparait, leurs goûts demeuraient assez proches pour effacer l’écart des générations, ou des fortunes. Contraint depuis 1794 à une retraite qu’il supportait mal malgré les honneurs qui n’avaient pas trop tardé à en adoucir la rigueur,6 le prince avait peut-être souhaité que son « gendre », comme il disait, usât du crédit dont il disposait pour lui obtenir quelque fonction d’état-major ; ce vieux capitaine souffrait mal de voir l’histoire se faire sans lui, et l’armée autrichienne subir des défaites qu’il aurait su, jugeait-il, éviter. Mais il avait assez de finesse et d’usage pour ne pas laisser paraître son impatience ou sa déception. Et, fût-ce dans le secret du cabinet, il rendait justice au « nouveau Kaunitz », habile défenseur des intérêts impériaux mais aussi agréable convive « qui ne faisait jamais le ministre »7. Pratiques mondaines et cérémonies de cour devaient rendre leurs rencontres fréquentes. Les deux textes que nous publions attestent, à la fois, la cordialité de leurs rapports et la place que la littérature du pays ennemi continuait d’occuper dans leurs entretiens, dont ces lignes constituent comme un écho.
RAM -8-25-3 feuillet 56
Clementissime Comes !
Vous m’abandonnez. Vous faites aller Chateaubriand, je crois, encore plus loin que Jérusalem. Comme il faut vous aimer, ainsi qu’on en a souvent l’exemple, malgré vos infidélités, envoyez-moi ce 3ème tome, et je vous le pardonnerai.
RAM – 8 – 25 – 3 feuillet 57
A son Excellence Monsieur le Comte de Metternich
Ministre d’Etat etc...
N’est-ce pas, Cher Comte, que nous sommes du même avis sur M. de Chateaubriand ?8 il n’a fait et ne fera jamais qu’un seul ouvrage moitié payen, moitié chrétien. Il est homme à placer un Priape à côté de Jésus-Christ, et Laïs à côté de la Vierge.
Un capucin avec le demi-quart de son esprit, aurait mieux rempli le but qu’il a l’air de s’être proposé. Mais il est plus bel esprit que catholique.
Je crois qu’Athènes fera tomber Jérusalem et que ce que vous m’enverrez sera trop maigre, ou boursouflé de religion.
Mais sa grâce quoique trop uniforme, sa palette quoique avec la même couleur, son éloquence, son harmonie et sa manière de raconter, quand il veut bien être simple, doivent faire dire beaucoup de bien de lui.
Ses défauts mêmes sont séduisants, et il n’y a que son trop d’érudition et de géographie qui rendent la lecture un peu moins agréable.
Je me recommande à vous, Cher Comte, pour la continuation et à votre amitié pour la continuation du retour que vous devez à mon tendre attachement. Ce mercredi matin.
3Ce n’était pas, à vrai dire, la première rencontre du prince de Ligne avec l’écrivain que, bien des années auparavant, les fourgons de son corps d’armée avaient recueilli sur le bord d’une route belge, soldat désemparé de l’armée des Princes9. Comme tous les contemporains, il avait pratiqué le Génie du christianisme mais, semble-t-il, sans en apprécier justement la nouveauté ni mesurer la rupture que l’ouvrage impliquait avec la tradition du dix-huitième siècle. Il précise, dans ses souvenirs, avoir particulièrement goûté les pages relatives à Voltaire, dans lesquelles il prétend découvrir les éléments d’un livre de prières !10 Est-ce à dire qu’il est demeuré, en dépit des années, l’indifférent sceptique de sa jeunesse ? D’autres confidences suggèrent que, après n’avoir compris que sur le tard les mérites de la croyance (voire de la superstition) il en est venu, au moment où nous sommes, à considérer le catholicisme avec un intérêt mêlé de sympathie. « Je sais bien, note-t-il quelque part, que j’ai dit que la vie est un rondeau... La meilleure chose du rondeau, c’est que les idées de religion reviennent. On se lève et on se couche dévot. On s’est égaré dans l’intervalle, par air, mauvais respect humain, mauvaise compagnie ou sot abus de l’esprit. Mais on pense à son salut à près de quatre-vingt ans, comme on y pensait à dix ou douze »11. Rien n’autorise, bien sûr, à parler ici de conversion ; quand les circonstances s’y prêtent, l’auteur de cette médiocre profession de foi s’arrange pour faire ses Pâques au meilleur compte, et trouve piquant de s’en vanter12. Mais il n’en loue pas moins la « bonne, pure et simple morale de l’Evangile », et, « de toutes les religions, la catholique (lui) paraît la meilleure à suivre ». En ces matières sa conclusion pourrait bien être que « de toutes les ivresses celle de la religion, si toutefois c’en est une, peut contribuer le plus au bonheur »13.
4Or, dans l’Itinéraire, la relation du Voyage à Jérusalem ne participe guère à cette ivresse, que ni l’érudition ni la rhétorique dépensées par l’auteur ne sauraient remplacer. Nulle part la description minutieuse de Béthléem ou du Saint Sépulcre ne laisse éclater le cri du cœur qu’on aurait attendu de l’auteur du Génie sur de pareils sujets. Le prince de Ligne semble avoir senti avec beaucoup de finesse ce qu’avait d’ambigu l’attitude de ce faux pélerin tenu de jouer le rôle que lui assignaient son œuvre et son personnage, mais hors d’état, avec tout son savoir et tout son art, de découvrir les mots où les âmes simples et pieuses se seraient reconnues, – et par exemple ce capucin que la lettre à Metternich évoque sans excessive bienveillance. « Il est plus bel esprit que catholique... Ce que vous m’enverrez sera trop maigre, ou boursoufflé de religion ». Fort de son génie critique, et instruit des véritables motifs du périple de Chateaubriand en Orient, Sainte-Beuve ne dira guère autre chose. « La seconde moitié, qui offre encore de belles pages, est selon moi, d’un intérêt médiocre, fatigante à lire, et le tout est plus surchargé d’érudition que je ne le voudrais... Il n’y a pas un accord parfait, que dis-je ? Il y a un vide et un abîme entre ses buts avoués et ses buts secrets... Le côté faible, le creux de l’inspiration nous est révélé »14.
5Mais le mérite proprement littéraire du texte invite à nuancer cette condamnation. Le prince a l’ouie assez fine pour sentir que, dans les meilleurs endroits et par exemple dans les pages relatives à la Grèce, une voix se fait entendre, dont le timbre ne ressemble à nul autre. Même s’il déplore que la personnalité du peintre envahisse tout et ne respecte pas assez la diversité des contrées ou des paysages, il perçoit ce que l’art de Chateaubriand offre d’original et de fort. En quelques lignes catégoriques et hautaines, il délimite ce que la postérité retiendra ; grand voyageur lui-même, il a su apprécier à leur juste prix les extraits promis aux anthologies. Pourquoi faut-il que, d’entrée de jeu, le rapprochement que rien n’appelait de Priape et du Christ, de Laïs et de la Vierge, vienne gâter le plaisir que nous vaut tant de clairvoyance ? Peut-être convient-il de voir ici, plutôt qu’une allusion difficilement explicable à l’Itinéraire, un souvenir des Martyrs. Les aventures d’Eudore, aimé de Velléda avant d’émouvoir et de convertir Cymodocée, formeraient alors l’original de cet « ouvrage moitié payen, moitié chrétien » que le nouveau livre est censé reproduire. Ne s’agit-il pas là de raconter le voyage à la faveur duquel l’auteur avait rassemblé la documentation dont il avait besoin, pour dignement illustrer le triomphe de la vraie foi ? Quoi qu’il en soit des raisons, le propos est aussi peu justifié que choquant. Il dépare un jugement que recommandent, d’autre part, la fermeté du propos et la sûreté du goût, et que la fidélité du prince de Ligne à l’ancienne esthétique ne laissait guère prévoir. Car ce lecteur, que la manière de Chateaubriand séduit, conserve ailleurs toute sa faveur à La Harpe15, et loue grandement Esmenard16. Sévère aux nouvelles tendances de la littérature, il tient qu’en France les bonnes lettres n’ont pas plus survécu à la Révolution que la douceur de vivre. « Le goût dit, comme Lusignan,
6Mais à revoir Paris, je ne doit plus prétendre »17.
7Le mérite n’en est que plus grand, pour cet amant d’un passé qui se confondait avec les triomphes de sa jeunesse, d’avoir su honorer en termes convenables un art si différent de ce qu’il avait coutume d’apprécier.
Notes de bas de page
1 Cf. Srbik, Mettemich, der Staatsmann und der Mensch, Munich, 1957, T.I.
2 Ibid., p. 279.
3 Ces papiers personnels du chancelier sont conservés à Prague, où nous avons pu les consulter grâce à une mission du Centre National de la Recherche Scientifique.
4 Mémoires d’outre tombe, éd. Levaillant-Moulinier, Pléiade, T. I, p. 644.
5 Metternich, Mémoires, Paris, 1879, T. I, p. 35.
6 Il avait été nommé en 1807 capitaine des trabans de la garde impériale, importante charge de cour bien pourvue d’appointements (cf. Dumont-Wilden, La vie de Charles Joseph de Ligne, Paris, 1927, p. 349).
7 Cf. Prince de Ligne, Fragments de l’histoire de ma vie, Paris, 1928, T. II, pp. 237, 267, 297.
8 Sic.
9 Mémoires d’outre tombe, op. cit., p. 341.
10 Œuvres choisies du Maréchal prince de Ligne, Paris, 1809, p. 419.
11 Fragments de l’histoire de ma vie. T. II, pp. 306-307. Et ibid., pp. 311-12 : « J’ai quelquefois du plaisir à être superstitieux... C’est, je crois, un besoin de l’âme, et c’est peut-être une preuve de son immortalité ». A peu près au même moment, B. Constant avance une remarque du même ordre dans la préface de son adaptation du Wallenstein de Schiller (1809). Cette réhabilitation dit assez où vont les sympathies de l’époque.
12 Ibid., T. I, p. 302 (le texte est d’environ 1811) ; de même ibid., p. 22 : « J’ai toujours eu assez d’imagination pour être dévot de temps en temps, à l’article près des devoirs à remplir, pieux, chrétien sans être assez catholique, mais près de le devenir ».
13 Mélanges anecdotiques, littéraires et politiques, Paris, 1833, pp. 251-52. De même ibid., p. 344 : « Si même la religion catholique n’était pas la véritable, c’est au moins la plus rassurante ».
14 Chateaubriand et son groupe littéraire sous l’Empire, éd. Allem, Paris, 1948. T. II, p. 60.
15 Cf. in Œuvres choisies, op. cit., les Remarques sur La Harpe et, in Fragments de l’histoire de ma vie, op. cit., T. II, p. 266 : « Ce qui augmente ma reconnaissance pour Mme de Staël (…), c’est d’avoir remarqué que j’avais l’esprit sérieux. Il faut l’avoir pour soi et ne pas le communiquer. Il n’y a pas le mot pour rire dans les réflexions que l’on fait et dont on voudrait faire part, mais je n’aime pas la mélancolie à la mode, ou le trop d’imagination pour le peu d’esprit qu’on a souvent. C’est faute d’en avoir qu’on se donne l’air de penser ; et on est pensif au lieu d’être penseur ».
16 Auquel, du reste, les notes de l’Itinéraire rendent un hommage qu’expliquent peut-être les hautes fonctions administratives de ce médiocre poète, chef de division à la police générale et censeur (cf. Monglond, La France révolutionnaire et impériale, Paris, 1963, T. IX, p. 407).
17 Remarques sur La Harpe, op. cit., p. 108.
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