Chapitre XI. La théologie sociale de Gerbet
p. 213-226
Texte intégral
1Il est, à mon sens, conforme à la nature des choses de parler avec quelque détail de Gerbet dans un colloque consacré à l’examen des idées mennaisiennes. Sa place dans nos travaux me semble en effet justifiée par deux raisons décisives : la contribution importante et parfois capitale que ses écrits ont apportée à l’histoire même du mouvement, mais plus encore les problèmes que pose son aventure personnelle, et qui intéressent au premier chef l’évolution de l’Eglise catholique dans notre pays au dix-neuvième siècle. Outre qu’il s’est soumis aux décisions de Rome et qu’il a désavoué celles de ses œuvres qui avaient fait l’objet de censures, le futur évêque de Perpignan a finalement choisi de rallier un régime et des options politiques de tout point opposés aux idées qu’il avait défendues dans la première partie de sa carrière. Si l’expérience la plus commune souligne la banalité de ce genre d’évolution, le changement de front atteint, dans ce cas précis, une manière de perfection. Il est difficile de concevoir un texte plus éloigné des articles de l’Avenir et des propositions contemporaines que nous allons examiner, que l’Instruction pastorale sur diverses erreurs du temps présent, publiée par le même auteur en 1860, et dans laquelle on s’accorde à reconnaître la première esquisse du Syllabus. Cette Instruction prend du reste un relief encore plus étonnant si on la rapproche d’autres initiatives qui la préparent et l’expliquent. Traitant en 1850 des Rapports du rationalisme et du communisme, l’abbé Gerbet cherche à établir l’identité logique de ce double et, alors, pressant péril ; selon lui le rationalisme s’oppose à l’Eglise comme le communisme au droit de propriété, et tous deux ont leur racine dans la laïcisation de la pensée politique. C’est pour aider à les combattre qu’il prend publiquement position, peu après, en faveur de la candidature à la Présidence de la République de Louis-Napoléon, dans lequel cet ami de Pie IX voit, bien sûr, le défenseur de la souveraineté temporelle du Pape, mais aussi – et surtout – le meilleur rempart de la société française contre l’anarchie. Devenu évêque de Perpignan en 1854, il approuve sans réserve la politique du nouveau pouvoir, l’un des plus réactionnaires que la France ait connus, adresse aux magistrats et à la garnison de sa ville épiscopale les allocutions les plus conformistes, et ne craint pas, en octobre 1855, de célébrer dans une circulaire aux prêtres du diocèse « l’heureuse grossesse de l’impératrice » comme un bienfait du Ciel... L’antithèse est facile, avec le convoi de Lamennais traversant à l’aube le faubourg sous la protection de la police, facile mais simplificatrice et déformante. Car, en l’état actuel de nos connaissances, rien ne permet d’expliquer ce revirement par de médiocres considérations d’ambition, de prudence ou d’opportunité. Prêtre ou évêque, Gerbet semble bien avoir été d’abord un homme d’Eglise, et l’on peut sans doute avancer que cette fidèlité constitue la principale passion de sa vie ; les honneurs lui vinrent tardivement, sans qu’il les ait provoqués, ni même selon toute vraisemblance espérés. L’accord étonnant qu’il atteint pour finir avec l’ordre établi pose donc des problèmes qui dépassent sa personne, incite à prendre garde aux motivations intellectuelles et spirituelles qui l’ont rendu possible. C’est dire qu’au delà des apparences, la carrière de ce théologien engage plus que lui-même et qu’elle illustre, avec une netteté singulière, les options mêmes de l’Eglise qu’il s’était, de toute sa foi, attaché à servir.
2Un premier élément, fort important, tient à coup sûr à la formation initiale. En théologie, Lamennais demeure malgré tout son génie un autodidacte, dont le frère fut le seul maître. Gerbet avait fait au contraire, au séminaire de Besançon puis à Saint-Sulpice, des études aussi fortes que l’époque le permettait. Quand il fut ordonné prêtre par Monseigneur de Quélen le 1er juin 1822 (il était né le 5 février 1798), la réputation que lui avaient value ses succès, notamment l’éclat revêtu par la soutenance de sa thèse latine, incita ses maîtres à lui confier malgré son jeune âge la suppléance de la chaire de théologie morale à la Sorbonne. A cet acquis s’ajoute l’ampleur d’une culture philosophique, voire profane, dont ses œuvres portent témoignage. La qualité du style, par exemple, y supporte – avantageusement selon nous – la comparaison avec celui de son compatriote et adversaire Jouffroy. C’est dire que lorsque le jeune prêtre s’engagea dans la mêlée en 1824, avec la fondation du Mémorial catholique, il disposait d’une somme de connaissances dont bien peu de ses contemporains pouvaient se prévaloir. Grand travailleur malgré sa mauvaise santé, il ne cessera jusqu’à la fin de sa vie de l’étendre, et par exemple, quand paraîtra La vie de Jésus, il n’aura qu’à puiser dans son arsenal personnel pour analyser et dénoncer ce qu’il nommera La stratégie de M. Renan. Nous devons noter, toutefois, qu’entre toutes les disciplines auxquelles il s’est intéressé, la patristique eut toujours sa particulière faveur. On est frappé, quand on le lit, de la richesse comme de la variété des références qu’il lui emprunte. Cette prédilection explique l’une des caractéristiques de sa démarche intellectuelle : l’appel incessant à la tradition autant qu’aux Ecritures, le besoin de s’abriter derrière elles moins pour orner son propos (comme faisaient à l’époque tant d’orateurs sacrés) que pour affermir sa pensée, et l’habitude de chercher dans les Pères la justification de ce qu’il avance. Rien de plus significatif, de ce point de vue, que le Coup d’œil sur la controverse chrétienne, publié en 1831. Ce titre modeste recouvre un ample traité d’esprit tout mennaisien, mais la doctrine d’autorité (dont Gerbet a du reste fourni un exposé bien supérieur à celui que nous offre l’Essai sur l’indifférence) y est soigneusement justifiée par l’opinion des Pères.
3Nous n’avons pas à retracer ici comment Gerbet a rejoint l’école de la Chesnaie. Il suffit de rappeler que le prestige intellectuel et la chaleur humaine du maître provoquèrent cette décision, doù procéda une étroite amitié. Mais on ne saurait trop souligner que, parmi les disciples, cet esprit subtil et profond occupa toujours une place particulière, et qu’il sut, pour le profit de la communauté, conserver toute son originalité. Comme l’attestent ses œuvres d’alors (le traité Des doctrines philosophiques sur la certitude dans leurs rapports avec les fondements de la théologie de 1826, les Considérations sur le Dogme générateur de la piété catholique de 1829, le Coup d’œil sur la controverse déjà cité de 1831), il devient rapidement le théologien quasi officiel du groupe, et l’on doit vivement regretter que les événements l’aient empêché de composer l’ensemble des études dont il avait conçu l’idée sur les différents sacrements. Seules les Vues sur la pénitence paraîtront en 1836, dans l’Université catholique. La totale réalisation de ce projet nous aurait valu une somme certainement comparable à la Symbolique de Möhler, et sans doute une synthèse éclairante sur la religion romantique. A ce propos une remarque s’impose, que je verse au débat car elle suggère une question dont je cherche vainement, depuis des années, la réponse. Tant le Dogme générateur que les Vues sur la pénitence font état de notions globales sur l’histoire religieuse de l’humanité qui tiennent, de toute évidence, à la philosophie de l’histoire dont s’inspirait la réflexion mennaisienne. Le Dogme générateur est, de ce point de vue, particulièrement caractéristique. Or, après la liquidation de l’école, ces deux ouvrages ont continué à faire l’objet des éloges les plus mérités. Il y aurait certainement intérêt à connaître les raisons dogmatiques de cette distinction.
4On sait, depuis la publication de la biographie due à l’abbé de Ladoue, la part prépondérante que Gerbet a prise à la fondation de Y Avenir. Il suffit du reste de feuilleter la collection du journal pour constater qu’il en fut l’un des rédacteurs les plus actifs et les plus profonds. S’ils n’atteignent pas toujours l’éclat des grandes études publiées par Lamennais lui-même, et d’abord de l’admirable synthèse du 29 juin 1831 sur l’Avenir de la société, ses articles n’en offrent pas moins une riche matière, que nous voudrions maintenant examiner. Et d’abord l’un des premiers, du 20 octobre 1830 (l’Avenir avait commencé à paraître le 16) intitulé De la légitimité et de la légalité. De telles notions étaient, au moment précis, redoutables à manier et les esprits s’échauffaient vite dès lors qu’il s’agissait de les définir, qu’on songe à Chateaubriand. L’habileté de Gerbet consiste à négliger les questions de dynasties ou de personnes pour poser le problème au seul plan des principes, et offrir à son lecteur une analyse de la situation aussi claire dans ses éléments que hardie dans sa conclusion. Après avoir distingué ce que les partis s’obstinaient à confondre pour les besoins de leur cause, l’ordre légitime et l’ordre légal, il montre leurs caractéristiques desquelles procède leur hiérarchie naturelle. L’ordre légitime a sa source dans la justice, qui est la légitimité même, et tout pouvoir n’est légitime que dans la mesure où il est en union avec elle. A ce titre il est immuable. L’ordre légal, au contraire, est soumis aux variations des gouvernements et, plus généralement, aux vicissitudes humaines. C’est dire que, pour devenir légitime, il doit se fonder sur la justice, qui seule lui confère la légitimité. Les querelles dynastiques ne peuvent rien contre cette évidence, qui installe la discussion sur son véritable terrain. Mais la révolution récente illustre d’autre part les désordres provoqués par tout bouleversement de l’ordre légal, qui procèdent de la conception partisane que chaque fraction de l’opinion se fait de la justice. Au terme de son analyse, sans hausser le ton, Gerbet propose cette ligne de conduite qui résume l’une des thèses maîtresses du journal : « Il y a dans l’histoire des sociétés, des époques où tout un ancien ordre légal se disloque, chancelle et s’écroule, en même temps que l’époque est encore loin où un nouvel ordre pourra être solidement établi. Dans ces grandes crises, on repasse sous l’empire de l’ordre légitime seul. Alors il ne s’agit pas d’examiner en quelles mains devrait se trouver la force sociale, selon l’ordre légal précédemment établi ; on doit se demander seulement quelles sont les forces qui s’exercent conformément à la loi de justice, ou qui protègent la vie, les propriétés, la liberté de tous, quelles sont celles qui agissent en sens contraire ; et s’il s’établit une force prépondérante, qui cherche à se légitimer par le respect des droits de tous, toutes les forces individuelles doivent se grouper autour d’elle pour maintenir la loi de justice ou l’ordre éternellement établi ». Le propos est aussi ferme que discret, et semble bien, malgré sa généralité, préserver les chances d’une république raisonnable auprès des catholiques.
5Les articles concernant plus directement les matières d’Eglise appellent des remarques identiques. Gerbet s’était rallié dès le premier jour aux thèses exposées par son maître et ami dans Des progrès de la révolution, et tout donne à penser qu’il était l’auteur du Sommaire d’un système des connaissances humaines, publié à la suite de l’ouvrage pour fixer le programme de la science catholique dont l’école voulait hâter la naissance. Il utilise, dans l’Avenir, son érudition théologique pour montrer comment l’enseignement traditionnel de l’Eglise se concilie parfaitement avec les points qui, dans le programme défini par le journal, suscitaient inquiétude ou scandale. Tel est l’objet de son étude sur La liberté de l’Eglise. On y trouve le développement de cette fière affirmation liminaire : « L’histoire de l’Eglise n’est qu’un long combat pour sa liberté ». La démonstration est conduite à l’aide d’un vigoureux raccourci d’histoire ecclésiastique cherchant à établir que, soucieux d’exercer un pouvoir absolu et illimité, les princes ont généralement contesté à l’Eglise ses libertés fondamentales concernant la foi, la morale et la discipline, si bien, observe l’auteur, que « le droit actuel de ce qui fut la chrétienté n’est qu’une immense servitude spirituelle ». D’où cette ambitieuse et catégorique conclusion : « de là il résulte, avec la dernière évidence, qu’un grand changement dans l’ordre social dégénéré de la vieille Europe est inévitable. Il faut nécessairement ou que la liberté catholique périsse et l’Eglise avec elle, ou que ce vaste échafaudage de servitude s’écroule, pour que le catholicisme ressaisisse son indépendance entière. Tel est l’arrêt sévère, mais juste, de la Providence ». Et, dans une seconde partie, saint Thomas est requis pour justifier, du point de vue de la foi, le combat mené à l’époque par les Belges contre le despotisme hollandais. Cette rencontre de l’enseignement dogmatique et des bouleversements sociaux apparaît plus évidente encore dans l’étude à peu près contemporaine consacrée à l’Abolition des concordats. Le début emprunte des accents quasi prophétiques pour proposer l’émancipation du catholicisme à tous les hommes, « au moment où le bras de Dieu frappe à coups redoublés sur le monde, pour briser partout nos fers. Quelque chose nous dit, poursuit l’auteur, que nous assistons au jugement dernier des gouvernements qui se crurent des dieux. Notre âme porte tout le poids d’une grande époque. Fasse le Ciel qu’il ne nous échappe aucune parole qui n’ait la conscience de tout ce qu’il y a de divin dans l’affranchissement qui s’opère, et dans la liberté même échue à notre faible voix ». Dans la suite le texte développe l’esquisse de ce qu’on pourrait presque nommer une théologie de la révolution : « Comme catholiques, nous possédons nécessairement le principe d’ordre et de stabilité. Mais, par suite de circonstances sur lesquelles il est inutile de revenir en ce moment (entendons la collusion, suscitée par le gallicanisme, entre le clergé de la Restauration et la monarchie restaurée), nous semblions avoir abandonné le principe d’activité et de progrès. Nul appel à l’opinion, à la liberté, à la conscience des peuples : la langue que nous parlions avait oublié tous ces noms qui remuent le monde ». Cette censure du passé est assortie d’un appel à la propagande pour le futur. « Réunissons enfin ces deux forces. Pour la première (le principe d’ordre et de stabilité), nous nous en reposons sur Rome avec une foi imperturbable. Mais elle nous laisse aujourd’hui le soin d’user de la seconde. C’est la grande mission de tous les écrivains catholiques » (la condamnation du journal trouvera dans ce propos l’une de ses justifications). Peu après Gerbet s’avance davantage encore, assez sûr de son fait pour vouloir ouvrir les yeux de ses contemporains. Nous entendons alors le théologien, à tout le moins le philosophe catholique de l’histoire, plus que le polémiste : « Deux forces luttent dans le monde, les gouvernements qui se tourmentent pour retarder la chute de l’ordre ancien, les peuples qui travaillent à établir partout, ici par le seul progrès de l’opinion, là par des résistances violentes, un autre ordre social, dont ils sentent universellement le besoin, bien plus qu’ils n’en conçoivent encore, d’une manière parfaitement nette, les conditions nécessaires ». L’une des missions de l’Avenir consiste justement à déterminer celles-ci. Pour y parvenir, Gerbet ne craint pas de censurer le gouvernement représentatif, tel qu’il a été conçu jusqu’alors : « L’omnipotence parlementaire, qui en a été le dogme politique fondamental, écrit-il, n’est qu’une traduction du mot célèbre : l’Etat c’est moi », formule qui, par parenthèse, rappelle l’hostilité témoignée par le Contrat social à toute forme de représentation nationale. Mais, au contraire de Rousseau, Gerbet ne se prononce pas pour la démocratie directe, ni même en faveur d’une organisation politique précise. Il lui suffit de constater l’identité profonde de la cause de l’Eglise et de celle des peuples, et de noter que ce rapprochement entre les intérêts catholiques et les intérêts populaires « est ce qui effraye le plus les gouvernements absolus ». Au contraire du libéralisme laïque, qui – faute de faire leur place aux valeurs spirituelles – méconnaît les véritables conditions de la vie sociale, le libéralisme catholique satisfait tous les besoins à la fois, et c’est cette efficacité qui suscite partout la défiance. L’administration piémontaise, par exemple, fait arrêter l’Avenir à la frontière. « S’il ne parlait que de liberté, remarque Gerbet, on pourrait peut-être le faire passer pour jacobin : mais le moyen de persuader aux peuples que Dieu porte le bonnet rouge ! » Nous touchons ici la raison pour laquelle le journal dénonce la malfaisance des concordats : ils représentent, pour les gouvernements, le meilleur moyen d’asservir l’Eglise et, par là, de combattre la liberté religieuse qui est, de toutes, la plus haute et la plus féconde, c’est-à-dire la plus redoutable pour la puissance civile. L’exemple de la France de Charles X est sur ce point particulièrement significatif. Examinant les Nominations des évêques par le gouvernement, Gerbet ne craint pas de dénoncer la pratique des mandements électoraux, des missions politiques, l’ensemble des usages qui transformaient le premier pasteur du diocèse en homme de la Cour, et peu de pamphlétaires libéraux ont à leur actif une observation aussi cruellement lucide que celle-ci : « La croix aux fleurs de lys, la croix politique, imposée à nos temples, proclama que le Fils de Dieu était descendu, il y a dix-huit cent ans, sur la terre pour rendre à la monarchie de Louis XIV quelques petits services au commencement du dix-neuvième siècle ».
6Si l’indépendance du pouvoir spirituel est la condition première de la régénération sociale, la liberté de conscience qu’elle implique risque de paraître, au premier abord, dangereuse ou suspecte. Logicien habitué à examiner sans dérobade les conséquences des principes qu’il a posés, Gerbet n’élude pas ce débat, abordé dans des Eclaircissements sur la liberté de conscience que le journal publie en juillet 1831. C’est pour établir que si « l’idée d’une loi divine, prescrivant des croyances, et en général de toute loi intellectuelle et morale, est radicalement indépendante de toute sanction civile », la tolérance ainsi instituée ne se confond nullement avec l’indifférence religieuse et n’implique pas davantage la négation de croyances morales obligatoires. L’Eglise en effet a toujours maintenu l’obligation de croire, mais cette obligation, considérée en elle-même, ne saurait fournir le titre sur lequel se fonderait l’intolérance civile, si bien qu’« il faudrait chercher ce titre dans quelque chose d’extérieur à la notion propre de la foi ». Et si même l’autorité ecclésiastique possède sur tous ceux qui sont soumis de droit à sa juridiction un pouvoir disciplinaire, celui-ci ne peut s’exercer que sous forme de contrainte morale car, rappelle Gerbet – et les âpres débats provoqués en 1825 par la loi sur le sacrilège permettent de mesurer la tranquille hardiesse de son propos – « il est de doctrine catholique que des peines civiles ne sauraient émaner du pouvoir spirituel ». Ces références posées, la situation présente du pays suggère l’obligation, dans une France où les croyances sont divisées et le régime constitutionnel établi, de la liberté des opinions accompagnées de toutes les autres libertés sans lesquelles celle-ci ne serait qu’un mot. Mais si l’ensemble du peuple redevenait catholique en totalité, la liberté religieuse n’en subsisterait pas moins. En douter serait commettre l’un des plus grands crimes qui se puissent concevoir contre la religion elle-même. Car la foi, qui ne peut renaître que par la liberté, en suppose l’exercice dans le monde moderne où toujours les résultats de la contrainte sont diamétralement opposés à ceux qu’on cherche à atteindre. « Partout où un nouvel ordre social s’établit et devient, par la force même des choses, l’expression de l’état des esprits divisés de croyances, toute atteinte portée à la liberté de conscience attaque les conditions premières et les fondements mêmes de ce nouvel ordre social ». En fait, les partisans de la contrainte se conduisent comme des athées, qui croient plus à la divinité de la force brute qu’à la force de Dieu et de la vérité. De nouveau, la philosophie de l’histoire vient soutenir et éclairer ici le débat dogmatique. Comme Lamennais, Gerbet juge que l’évolution des sociétés fait apparaître cette pédagogie surnaturelle dont le protestant Lessing avait formulé l’idée à la fin du dix-huitième siècle. Il le dit explicitement dans l’Avenir du 11 janvier 1831 : « La chrétienté fut un grand collège à l’usage des peuples... Aujourd’hui, pour plusieurs d’entre eux, le temps de la jeunesse finit. Chez les peuples aînés (au premier rang desquels il place bien sûr la France, qu’il appelle d’ailleurs – 28 décembre 1830 – « le foyer de l’activité intellectuelle de l’Europe ») se manifeste une raison plus calme et plus grave, qui corrigera graduellement les suites de leurs premiers écarts... Les siècles qui ont précédé le christianisme sont l’enfance de l’humanité. Avec les croyances, la morale, le culte imparfait des temps primitifs, elle eût été incapable de supporter la liberté immense avec laquelle joueront les peuples chrétiens... Du christianisme date l’ère de l’émancipation du monde. Mais elle a plusieurs périodes, et vraisemblablement nous ne connaissons encore que la première... La période propre de l’intelligence s’ouvre devant nous. Destitué de tout appui étranger, (le christianisme) régnera désormais par sa pure lumière. Ce développement de l’intelligence dilatant la sphère d’activité de l’amour, le principe de la charité universelle recevra une application proportionnée à l’agrandissement même de la raison, et l’unité humaine sera consommée, autant qu’elle peut l’être dans les limites de l’ordre terrestre ». Ce texte précède largement les pages justement célèbres dans lesquelles Lamennais évoque en juin 1831 l’Avenir de la société. Mais la substance doctrinale en est la même. Le théologien-philosophe de l’histoire a devancé le visionnaire et, le premier, esquissé les vastes perspectives de ce que nous avons appelé ailleurs l’œcuménisme mennaisien. Nulle rencontre ne paraît plus instructive que celle de ces deux esprits de nature si différente. Elle illustre parfaitement la véritable ambition d’un mouvement trop longtemps considéré comme ayant surtout défini une première ébauche de démocratie chrétienne. S’il fallait du reste expliquer comment Gerbet, si prudent d’habitude, se laisse emporter par un tel élan, nous inclinerions à y voir, plus encore que l’allégresse d’une intelligence conquérante, l’exaltation de la foi au spectacle de la rencontre entre l’évolution de la société et les promesses de la Révélation. L’un des textes les plus suggestifs que nous ait laissés cet homme qui a fort peu parlé de lui demeure la profession de charité publiée dans l’Avenir du 31 janvier 1831, où on trouve ces lignes révélatrices : « Nous vivons dans une lutte quotidienne, et nous ne nous en plaignons pas. Nous bénissons au contraire la Providence de nous avoir jetés au milieu d’une époque, où quiconque sent couler dans ses veines quelques gouttes de sang chrétien, aurait besoin d’un grand effort pour rester oisif. Ces combats sont notre repos, parce qu’ils sont la joie de notre conscience ». Et l’on rencontre un peu plus loin cet avertissement prémonitoire : « Quand le christianisme et la philosophie athée se rencontreront face à face dans les ateliers et sur les places publiques, le peuple reconnaîtra vite le vieil ami des opprimés et des pauvres ». C’est annoncer ce qui se passera en 1848, quand les curés béniront dans la liesse populaire les arbres de la liberté. De cette exigence démocratique du catholicisme, Gerbet devait donner du reste une illustration peu connue, mais significative, dans une Lettre qu’il adressa à l’Ami de la Religion à peu près au même moment (23 janvier 1831). Il avait jugé calomnieux le compte rendu publié par ce journal du discours de Lacordaire devant la Cour royale, à l’occasion du procès provoqué par l’article Aux évêques de France, et estimé nécessaire de rétablir la vérité en ces termes : « Nous sommes las du christianisme captif que l’on nous a fait, et qui doit, disent nos oppresseurs, se renfermer dans les temples. Nous voulons le christianisme romain, le christianisme qui se mêle partout aux peuples, qui puisse leur parler partout où nous avons droit de faire entendre notre voix à nos concitoyens, qui est libre et à l’aise sur la place publique, et non pas seulement un christianisme de chapelle, avec une dévotion froide et systématique, qui a peur de donner à Dieu le nom de l’homme. Le nom de l’homme est sacré sous toutes ses formes : père, fils, époux, frère, citoyen, esclave, Dieu a pris tous nos noms, Dieu les a tous aimés, Dieu les a tous bénis, il les a tous emportés dans le Ciel, au Heu où la grande Cité est bâtie, au lieu où les saints s’appellent des citoyens ! » Il fallait à cette date une singulière force de conviction, pour annexer avec tant d’audace la Jérusalem céleste à un programme de rénovation sociale.
7Ces idées, dont l’apparition dans l’Avenir était commandée par les suggestions de l’actualité, se retrouvent combinées en système dans le Coup d’œil sur la controverse de 1831 et les Conférences de philosophie catholique. Introduction à la philosophie de l’histoire prononcées de janvier à juillet 1833. Nous ne retiendrons de ces ouvrages que certaines propositions concernant plus particulièrement nos actuels débats. Et d’abord, à propos du Coup d’œil, le soin que prend l’auteur de se retrancher en quelque manière derrière l’autorité des Pères et singulièrement de Saint Augustin. Il a un manifeste plaisir à rappeler que, dans son traité Sur l’Utilité de la foi, le grand Docteur a établi combien il était salutaire que la foi précédât la raison, car sans elle les intelligences n’auraient aucun moyen de parvenir au salut. C’est pourquoi elle peut être définie la santé de l’âme. Ainsi Gerbet est-il fondé à se présenter comme le simple continuateur de cet illustre devancier et de la tradition qu’il a fondée. La conclusion du long développement consacré au combat des Pères contre les philosophes et les hérétiques est caractéristique à cet égard : « Les bases de la doctrine d’autorité forment le principe générateur de la polémique des Pères. Cherchez, dans l’ordre logique, la formule générale à laquelle cette polémique correspond : vous n’en trouverez pas d’autre que cette doctrine même. Elle ne s’y présente pas sous la forme d’une thèse, elle n’y fut pas développée dans toute son étendue comme théorie de l’esprit humain ; mais elle en était à la fois la raison et l’âme : Mens agitat molem et magno se corpore miscet ». Nous rappellerons en second lieu la définition que dorme le livre de l’enseignement de l’Eglise au titre de la loi naturelle : naturelle parce qu’au contraire de la loi mosaïque ou de la loi évangélique, elle est nécessaire à l’existence même du genre humain ; parce qu’elle est manifestée par des faits perpétuels et universels ; parce qu’elle est immédiatement connue de l’intelligence ; parce que l’homme ne peut que par son intermédiaire devenir un être intelligent et moral. C’est attribuer un brevet d’orthodoxie à la fameuse révélation primitive qui constitue le fondement de la théologie et de la philosophie de l’histoire mennaisiennes. Il n’est sans doute pas inutile, enfin, de noter que, pour l’auteur du Coup d’œil, l’union naturelle entre l’intelligence humaine et le Verbe divin a pour conséquence que, du fait des révélations successives, tout se développe dans l’esprit humain comme dans la création, si bien que l’idée même de progrès – dont on sait l’importance polémique à l’époque – devient une notion essentiellement chrétienne. Elle a pour origine, écrit Gerbet, « l’énergie intime du catholicisme, qui repousse, dans tous les ordres de choses, toute espèce de limites arbitraires, (car) l’universalité est son élément naturel, sa vie, son être même ».
8L’Introduction à la philosophie de l’histoire est un peu l’illustration de ce propos. Cette réflexion ambitieuse et optimiste sur la vie de l’humanité depuis les origines dépasse aussi bien les vues ésotériques de Joseph de Maistre sur le gouvernement temporel de la Providence que les conclusions désabusées de l’Essai sur les mœurs pour montrer comment, sous la conduite de la Révélation, le genre humain s’est efforcé d’affranchir l’esprit du joug de la chair et la liberté du carcan de la fatalité. Si les sources allemandes de cette reconstruction idéale du passé sont évidentes – Gerbet se réfère explicitement à Creuzer, Frédéric Schlegel et Görres –, l’ouvrage reste profondément marqué par les sympathies démocratiques qui caractérisent toute sa production d’alors. Telle formule du début les rappelle : « Si la société s’avance, à l’époque actuelle, à travers les tempêtes et les écueils, c’est pour doubler enfin le cap de Bonne Espérance du monde politique ». Mais, parce que l’énergie et l’universalité propres au christianisme l’ont seules provoqué, ce progrès doit s’entendre aussi dans l’ordre de la charité. Saluant la naissance d’une économie politique catholique à travers les travaux de De Coux, l’auteur lui assigne comme mission d’assurer l’intime union des idées morales ou religieuses et des questions relatives à la prospérité et à la richesse publiques. De même, la liberté suppose pour lui « non seulement les droits politiques et civils, mais, avant tout, le droit d’être et de vivre, le droit de participer aux avantages sociaux », et c’est un devoir pour ceux qui détiennent le pouvoir de déterminer dès leur installation la classe dont la condition doit être améliorée parce qu’elle est la plus défavorisée. Certes Gerbet refuse d’aller jusqu’au socialisme. Le maintien de la propriété lui paraît nécessaire pour garantir la liberté spirituelle des individus, dont elle représente à ses yeux le support ou la manifestation extérieure. Mais cette réserve ne doit pas prêter à équivoque. Ce défenseur du droit de posséder souligne très fermement l’obligation de lutter contre les formes d’excommunication civile et politique que représentent à ses yeux l’esclavage, l’ilotisme, le servage et le prolétariat. La Passion du Christ, qui domine toute l’histoire, enseigne selon lui que l’opulence doit renoncer à elle-même afin de hâter la naissance d’un ordre social reposant, pour reprendre son langage, « sur une répartition plus fraternelle de l’héritage de ce monde ». La hardiesse de son propos dépasse alors, largement, les exhortations traditionnelles des sermonaires. La cinquième conférence, prononcée le 19 juin 1833, c’est-à-dire dix mois après la promulgation de l’encyclique Mirari vos, comporte des affirmations qui ne laissent aucun doute sur les sentiments profonds de l’auteur : « lorsqu’une révolution brise une forme sociale, elle est, dans les décrets de la Providence, le châtiment dû à un affaiblissement antérieur de la charité et de la justice envers les classes pauvres. La privation des droits politiques n’étant qu’une continuation de l’esclavage, sous la seule forme qu’il puisse revêtir dans la société moderne, ce sentiment profond, universel qui repousse les castes politiques et avec elles le monopole des avantages sociaux, n’est donc lui-même au fond que le développement des sentiments et des idées dont le christianisme s’est servi pour détruire l’esclavage ». Surtout, l’orateur instruit devant son auditoire une condamnation du juste milieu qui ne doit rien à la polémique mais tout à la logique. Opposant à l’aristocratie le principe de liberté et les droits que les institutions reconnaissent au pays légal, cette ambitieuse bourgeoisie prétend, quand elle se retourne vers le peuple, que la nation se confond avec elle. « Les lois par lesquelles la Providence gouverne le genre humain auraient failli, condut Gerbet, si la société pouvait vivre de ce mensonge ». On ne saurait trop souligner que ce propos est d’un théologien, non d’un tribun, d’un esprit certes généreux et clairvoyant mais d’abord nourri de l’Ecriture et des Pères. Cette cinquième conférence, si hardiment politique, se termine par une citation des Actes des Apôtres évoquant la communauté des biens pratiquée par les premiers chrétiens.
9On sait avec quelle promptitude Gerbet adressa une lettre de soumission à l’archevêque de Paris dès qu’il eut connaissance de l’encyclique Singulari nos, avec quelle dignité douloureuse il rédigea ses Réflexions sur la chute de M. de Lamennais en réponse aux Affaires de Rome. Nous n’évoquerons pas l’aspect personnel de ce débat, si émouvant qu’il soit. Un point de doctrine doit en revanche, comme nous l’annoncions au début, nous retenir parce qu’il touche à la raison même de notre réunion. L’argumentation des Réflexions glose pour l’essentiel un paragraphe de Singulari nos, où l’auteur des Paroles d’un croyant était accusé de mettre partout en avant les Ecritures saintes pour affranchir les peuples de l’obéissance, de détourner de son vrai sens le texte révélé et de forger un Evangile nouveau. Ce faisant, le document pontifical confirmait la censure de Toulouse qui, dans sa proposition L, condamnait comme « fausse, téméraire, scandaleuse » l’interprétation donnée par l’Avenir de la formule fameuse de l’Epître aux Galates : Christus nos libera vit, et dans sa proposition LV tenait pareillement les libertés revendiquées par le journal pour « opposées à la doctrine de l’Evangile et des Apôtres ». On conçoit qu’une telle critique ait vivement ému un prêtre pénétré de ses devoirs. Mais si l’on veut bien se souvenir du soin mis par Gerbet à justifier ses propositions les plus novatrices par des références scripturaires ou patristiques, force est de reconnaître qu’elle met d’autre part en question le sens même des textes qui avaient guidé ou soutenu sa démarche. Quand il affirme par exemple, dans les Réflexions, que l’inégalité entre les hommes, si elle demeure une maladie, doit être acceptée comme une donnée de fait, qui sert à « contenir dans leurs limites respectives l’influence salutaire de la civilisation et l’influence aveugle et perturbatrice de l’ignorance », il semble bien contredire, à la fois, toute une partie de son œuvre récente et l’interprétation du message divin qui l’avait inspirée. On a lieu de penser que cette apparente inconséquence procède d’une absolue soumission à l’Eglise, de ce même sentiment qui poussera l’évêque de Perpignan à mettre au-dessus de tout le service de l’institution ecclésiastique, dût celui-ci passer par l’acceptation des pratiques les plus autoritaires du second Empire. Il n’en reste pas moins que la conclusion conservatrice finalement donnée par ce novateur au vieux débat sur les relations entre la religion romaine et le pouvoir soulève certains problèmes essentiels. Au même titre que la rupture de Lamennais, elle illustre le malaise du catholicisme français au dix-neuvième siècle. Mais on le sait de reste, de nos jours encore et malgré le récent Concile, la situation ne semble pas avoir – sur ce point précis – fondamentalement changé...
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