Chapitre X. Ballanche continuateur et contradicteur de J. de Maistre
p. 191-212
Texte intégral
1« L’homme des doctrines anciennes, le prophète du passé, vient de mourir (...). Paix à la cendre de ce grand homme de bien ! Gloire immortelle à ce beau génie ! Maintenant qu’il voit la vérité face à face, sans doute il reconnaît que ses rêves furent ceux d’une évocation brillante, mais stérile et sans puissance. Il voulut courber notre tête sous le joug d’un destin fini. La foi qui opère tant de prodiges ne peut pas faire celui-là ; elle ne peut pas faire que ce qui est progressif soit stationnaire, que le passé soit le présent »1. Ces lignes fameuses demeurent sans conteste l’un des plus dignes hommages rendus à Joseph de Maistre alors que son aventure terrestre venait de s’achever, et leur plénitude paraît à la mesure du grand disparu qu’elles honorent. Ecrivain volontiers prolixe, dont l’expression manque souvent de clarté, Ballanche a su trouver ici des mots simples et forts, dictés par le cœur autant que par l’intelligence. Même si bien d’autres témoignages ne venaient confirmer les liens privilégiés qu’il entretint avec son prédécesseur, la grave pertinence de cet éloge funèbre les donnerait à entendre : on ne parle avec tant de bonheur que d’un maître qu’on admire et qu’on respecte. Mais cet adieu – et le mot doit être entendu ici dans son sens le plus fort – s’adresse au système en même temps qu’à son créateur. Selon Ballanche celui-ci, comme Hector devant Troie, a usé ses forces dans un combat perdu d’avance, car il prétendait vainement s’opposer à « la cruelle fatalité des choses humaines » ; on voit dans son œuvre « la vie rassembler encore une fois ses forces pour échapper à la mort »2... C’est, on le sait, l’ambition contraire qui a inspiré la Palingénésie sociale dont l’auteur entend expliquer, voire devancer l’avenir. Il est piquant de noter que quelques lignes des Considérations sur la France peuvent paraître justifier ce dessein : « Toutes les fois qu’un homme se met, suivant ses forces, en rapport avec le Créateur, et qu’il produit une institution quelconque au nom de la Divinité : quelle que soit d’ailleurs sa faiblesse individuelle, son ignorance, sa pauvreté, l’obscurité de sa naissance, en un mot son dénuement absolu de tous les moyens humains, il participe en quelque manière à la toute puissance, dont il s’est fait l’instrument, il produit des œuvres dont la force et la durée étonnent la raison »3. Le penseur solitaire qui conçut la Ville des expiations aurait pu à bon droit se reconnaître dans ce texte qui, jusque dans le détail, définit avec précision son entreprise et sa condition. Il suffit du reste de le lire pour constater combien, à travers ses livres ou ses papiers, Joseph de Maistre demeure pour lui un adversaire de prédilection avec lequel il n’est jamais las de se mesurer, moins pour le contredire que pour le dépasser. L’histoire des idées permet souvent d’établir que l’hostilité représente une forme privilégiée de filiation. C’est ce qui se vérifie dans le cas qui nous occupe. L’univers maistrien, tel surtout que les Soirées de Saint-Pétersbourg permettent de le concevoir, n’a cessé de fournir à Ballanche des suggestions qui ont nourri sa réflexion personnelle, et des références à partir desquelles il a aimé se définir, surtout d’ailleurs lorsqu’elles le heurtaient.
2Cette opposition, où la colère le disputera bientôt à l’admiration, se dessine dès 1818 dans l’Essai sur les institutions sociales. A vingt années de distance, après l’apaisement de la tourmente, le livre ressemble assez à une réplique aux Considérations sur la France. Ballanche insiste lui aussi, dès son premier chapitre, sur la mission dévolue à notre pays. « Il est vrai de dire, écrit-il par exemple, que nos rois ont, dans tous les temps, marché en avant de la civilisation européenne, parce qu’ils furent, dans tous les temps, guidés par cet admirable sentiment de la magistrature éminente attribuée à la nation française sur tous les peuples de l’Europe »4. Mais pour demeurer fidèle à cette « mission mystérieuse et sacrée », le peuple et le souverain qui le guide doivent s’associer sans réticence à la marche progressive de l’esprit humain. Celui-ci va toujours sans jamais s’arrêter ni rétrograder, même lorsqu’il n’en a pas conscience. La meilleure preuve en est qu’il vient de traverser sans dommage le despotisme de Bonaparte, « le mieux conçu et le plus savant qui ait jamais existé ». La dictature impériale n’a rien détruit d’essentiel alors qu’elle aurait pu être fatale. « Dieu, en retirant à Bonaparte un pouvoir qui fut essentiellement, et par sa nature, temporaire et conditionnel, ne s’est point repenti, selon la belle expression de l’Ecriture : car Bonaparte ne fut qu’un auxiliaire du temps, pour hâter la destruction »5. Dans ces conditions le grand mérite de Louis XVIII a été, selon Ballanche, d’accepter dès son retour en France la situation que les événements avaient créée au lieu de se crisper sur le passé, et de chercher à la contrôler en prenant l’initiative de fonder des institutions nouvelles. La Charte octroyée par le roi n’est, à proprement parler, qu’une « formule pour dégager l’inconnue (…), l’expression de la force même des choses »6. Le pays était travaillé par le conflit entre les mœurs, qui tenaient aux habitudes anciennes, et les opinions marquées par les idées nouvelles. La sagesse du gouvernement royal s’est marquée d’emblée dans son désir de rétablir la paix du corps social en changeant peu à peu les traditions. Alors que la Révolution faisait imprudemment confiance aux hommes, il a su demeurer à l’écoute du temps. L’auteur de l’Essai précise expressément que « la légitimité est en France au nombre des nécessités sociales » ; dans ce pays où le christianisme a modelé la vie, le trône du roi très chrétien garantit l’existence même de la nation7. Mais la pratique constitutionnelle instaurée en 1814 marque aussi le juste équilibre entre la nécessité de l’ordre et le mouvement de l’histoire. La Charte satisfait les revendications de Voltaire, la liberté de conscience et la tolérance, et remet ainsi le passé en accord avec l’avenir.
3Dans cet ouvrage de circonstance, préoccupé de réconcilier les Français avec eux-mêmes, Ballanche ne craint pas de rappeler certaines thèses maistriennes : l’impossibilité logique d’un état primitif antérieur à la société, qui serait contraire à la nature et à la destination de l’homme, la conviction donc que tout individu voulant se soustraire à l’ordre social devient par là-même rebelle à la volonté divine parce qu’il refuse l’une des conditions auxquelles il a reçu l’existence8. Mais ces remarques, qui lui permettent de prendre ses distances par rapport aux libéraux et aux doctrinaires, lui suggèrent aussi une philosophie politique dans laquelle le théoricien du Principe générateur ne pouvait guère se reconnaître : « l’ère nouvelle, écrit-il, n’est donc point, comme on l’a cru, celle de la liberté civile, ni même celle de l’égalité devant la loi, et de l’admissibilité de tous à tous les emplois : c’est celle de l’indépendance et de l’énergie de la pensée ; celle des lois écrites substituées aux lois traditionnelles (...), celle de la raison devenue adulte (...), celle de la démonstration rigoureuse, qui repousse (...) les préjugés en politique ; celle du discrédit des faits antérieurs pris comme base convenue et incontestable »9. Et il ne craint pas de reprocher à Maistre, comme à Bonald, d’avoir méconnu les données nouvelles pour avoir trop obstinément suivi les errements de la société ancienne, de n’avoir pas pris garde « que ce qui avait été fondé au commencement continuait d’exister par son énergie propre, et non point par une énergie sans cesse renouvelée », en d’autres termes que le respect de la réalité obligeait à tenir compte du progrès dont l’histoire témoigne, au lieu de s’obstiner à maintenir par la contrainte des structures anachroniques. On pouvait lire dans l’exorde des Considérations sur la France que « ce qu’il y a de plus admirable dans l’ordre universel des choses, c’est l’action des êtres libres sous la main divine. Librement esclaves, ils opèrent tout à la fois volontairement et nécessairement : ils font réellement ce qu’ils veulent, mais sans pouvoir déranger les plans généraux »10. La conclusion de l’Essai sur les institutions sociales reprend cette idée, en la transformant de manière à l’adapter aux besoins modernes : « C’est le christianisme qui a promulgué toute vérité. Ce qu’on a appelé la force des choses constitue aussi, je le sais, une sorte de fatalité ; mais lorsque la société nouvelle sera définitivement assise sur ses véritables bases, la force des choses viendra de moins loin, aura moins d’intensité, et les rênes seront plus flottantes (...). Désormais, les opinions n’auront plus le temps de se consacrer : celles qui continueront d’exister n’existeront point par une puissance de perpétuité ; mais elles seront adoptées de nouveau, à chaque instant de la vie sociale. Continuellement renouvelées, elles subiront continuellement l’examen de la raison »11.
4Ces textes laissent entrevoir une divergence fondamentale, que les années mettront en pleine lumière. En 1818 cependant, l’opposition demeure en partie masquée par une certaine identité de principes, à laquelle s’ajoutent beaucoup de déférence d’un côté et, de l’autre, une réelle sympathie. Au moment où paraît l’Essai, Ballanche n’était pas pour Joseph de Maistre un inconnu. Celui-ci avait accueilli, quelques années auparavant, Antigone avec sympathie, et ce que Sainte-Beuve nous apprend de sa réaction devant ce singulier poème en prose incite à penser que l’auteur avait dû d’abord lui paraître assez proche12. Ce Lyonnais, dont il connaissait peut-être de réputation la famille, avait fait lui aussi l’expérience des violences révolutionnaires, et dans l’Essai lui-même, plus d’une page attestait, sur des points importants, la communauté de leurs vues. Ils prétendaient tous deux interpréter l’histoire récente à partir et en fonction de la Révélation. Plus profondément, la célèbre formule des Considérations selon laquelle la Providence n’efface que pour écrire résumait assez bien, dans l’abstrait, l’idée générale de l’ouvrage. Mais ces ressemblances rendaient plus sensible encore la différence de leur réaction devant l’actualité, que l’un jugeait prometteuse et l’autre plus qu’inquiétante. Ainsi s’explique sans doute le compliment ambigu adressé de Turin à l’auteur : « Votre livre, monsieur, est excellent en détail ; en gros, c’est autre chose. L’esprit révolutionnaire, en pénétrant un esprit très bien fait et un cœur excellent, a produit un ouvrage hybride (…). C’est (...) une chose excessivement curieuse que l’illusion que vous a faite cet esprit que je nommais tout à l’heure, au point de vous faire prendre l’agonie pour une phase de la santé ; car c’est ce que signifie au fond votre théorie de l’émancipation de la pensée (...). Enfin, monsieur, je ne saurais trop vous exhorter à continuer vos études. Je ne crois pas, comme je vous l’ai dit franchement, que vous soyez tout à fait dans la bonne voie, mais vous y tenez un pied, et vous marcherez gauchement jusqu’à ce qu’ils y soient tous les deux »13. C’était formuler avec esprit un espoir dont peut-être, au fond de lui-même, Maistre n’était pas tellement pénétré ; mais son conseil pouvait s’autoriser de la lettre dont Ballanche avait accompagné l’hommage de son volume, et dans laquelle il jouait l’écolier émancipé avec un curieux mélange d’assurance et de timidité : « Cet écrit vous prouvera que j’ai fait quelques voyages dans une région qui est votre séjour habituel. J’eusse eu besoin, pour ce dernier ouvrage, de votre haute intelligence ; mais j’y ai mis ce qu’il y a en moi. Je crains que quelques-unes de mes idées ne reçoivent pas tout votre assentiment, ce qui serait une grande preuve contre elles ; mais j’espère que vous trouverez dans toutes une extrême bonne foi, et que vous voudrez bien m’excuser sur l’intention »14. La correspondance ne semble pas avoir été poursuivie, mais ce bref échange inaugure assez bien les relations, toutes spirituelles, qui ont suivi et que la belle page évoquée au début a consacrées. Combattu autant qu’admiré, le philosophe des Soirées paraît dans la Palingénésie et, plus encore, dans les dossiers de la Ville des expiations comme un grand aîné à la fois redoutable et fraternel, dont les idées sont réfutées avec une vigueur croissante et une obstination qui tient de l’exorcisme.
5Car les compliments que Ballanche lui adressait en 1818 ne sont pas de circonstance. Peu de gens sans doute, à l’époque, l’ont lu plus attentivement, et cette lecture a fortement marqué son univers intellectuel. La pratique de Joseph de Maistre apparaît par exemple, chez lui, beaucoup plus évidente que celle de Bonald, qu’il cite peu et presque toujours pour lui emprunter sa théorie du langage. C’est que ce froid raisonneur témoigne de trop peu d’élan pour lui plaire. Au contraire la démarche maistrienne, qui concilie si bien l’envolée et la rigueur, rehausse d’éclat la logique et met de la chaleur dans les idées, a tout pour séduire un esprit comme le sien, naturellement porté aux spéculations les plus hardies. Car le « doux » Ballanche, le discret adorateur de Madame Récamier, ce personnage bizarre et un peu falot que trop souvent l’histoire littéraire a retenu pour sa commodité, fut en réalité un étonnant aventurier spirituel, dont l’ambition visait moins, sans doute, à définir après maint contemporain une philosophie de l’histoire qu’à aider la naissance d’un avenir que les autres se contenteraient de subir. Ainsi s’expliquent, à la fois, la fidélité qu’il garde à Joseph de Maistre et l’hostilité de plus en plus marquée qu’il manifeste à ses idées. Tous deux, si l’on peut ainsi parler, se meuvent dans la même sphère, pareillement convaincus que la Providence mène le monde et que l’esprit finit toujours par vaincre la matière. Mais ils se forment, de cette victoire, une représentation de tout point opposée.
6Leurs conclusions procèdent cependant des mêmes prémisses. Les ressemblances que nous avons marquées plus haut entre les Considérations sur la France et certains des principes sur lesquels se fondait l’Essai sur les institutions sociales se retrouvent dans la Ville des expiations 15 qui constitue, sous plus d’un rapport, une réplique aux Soirées et à l’Eclaircissement sur les sacrifices. On en jugera par ce texte du Livre I : « Le Christianisme, entendu dans le sens le plus général, est en même temps le centre, le sommet, la preuve de toutes les traditions, le flambeau qui éclaire la destinée humaine, le lien logique du mythe et de l’histoire. C’est sur lui que repose la grande unité du genre humain ». C’est pour avoir méconnu cette évidence que les philosophes du siècle précédent se sont condamnés à l’impuissance. Ballanche comme Maistre leur reproche notamment d’avoir oublié le péché originel. « La société du genre humain, écrit-il, (...) a commencé par un état de déchéance ; toutes les traditions primordiales sont unanimes sur ce point (...). La nouvelle société de l’Europe, celle qui a manifesté tout à coup son existence par le tocsin terrible de 89 (...) n’a point échappé à la rigoureuse loi que nous venons de signaler, loi si vivement empreinte de l’anathème dont nous devons travailler à nous relever ». La diffusion des lumières n’a pu préserver la France des sanglantes saturnales de 93, et leurs partisans, hommés de critique sans doctrine, n’ont su que détruire. Mais une pensée comme la leur, totalement coupée du surnaturel, est-elle encore en état de créer ? Pour Ballanche aussi, la vérité tient toujours à la Révélation par quelque côté, et les voies ordinaires du raisonnement ne suffisent pas à rendre compte d’une vision pleinement satisfaisante de l’histoire, qui doit dépasser les simples vues humaines. Les Soirées de Saint-Pétersbourg, dans le onzième entretien, avaient considéré l’illuminisme convenablement entendu comme une démarche légitime pour découvrir le vrai sens de l’Ecriture, et « creuser (les) abîmes de la grâce et de la bonté divine »16. De même, la Ville des expiations comprend une cité ésotérique où un collège de sages, qui ne sont plus, nous le verrons, de simples prêtres, observent la marche du monde et dispensent leur enseignement à des disciples choisis. Cette sympathie pour l’ésotérisme est à coup sûr l’un des points où ces deux esprits également religieux s’accordent avec le moins de réticence. Le sénateur des Soirées résume « tout ce qu’on peut savoir dans la philosophie rationnelle », par le mot de Saint Paul : « ce monde est un système de choses invisibles manifestées visiblement »17 ; et Ballanche lui fait pour ainsi dire écho : « Le monde des esprits, écrit-il, nous est trop inconnu ; seulement il n’est point permis de douter que ce ne soit lui qui gouverne le monde des corps »18. Pour lui aussi, l’énergie spirituelle est partout à l’œuvre dans l’univers ; « le fait est à la pensée ce que le corps est à l’âme : il la constate, il la manifeste, il la rend sensible. La pensée est une essence qui veut devenir une substance »19. C’est en observant et en contrôlant ce mouvement que le théosophe chrétien peut, aussi efficacement que l’homme d’Etat, hâter la réalisation des intentions de la Providence.
7Mais là s’arrêtent les similitudes. Théoricien de l’expiation régénératrice, l’auteur de la Palingénésie a pu, à bon droit, confier à une note glissée dans l’un de ses dossiers : « J’ai les croyances de M. de Maistre et je n’ai pas ses opinions », mot profond que justifient tant l’étude de ses écrits que le mouvement spontané de sa pensée. Autant que son prédécesseur, il est comme fasciné par le problème du mal, mais en aborde l’examen dans un esprit fort différent. Maistre y voit un fait qu’il serait vain d’ignorer, et dont toujours le législateur a dû tenir compte. Le premier entretien des Soirées rappelle que déjà, dans l’Inde, le code de Menu (« peut-être antérieur au Pentateuque, et certainement au moins antérieur à tous les législateurs de la Grèce ») enseignait que le châtiment gouvernait l’humanité entière et qu’il était la perfection de la justice20. C’est ici que s’insère le portrait du bourreau, mystérieux instrument « d’une loi divine et visible pour la punition du crime (...), l’horreur et le lien de l’association humaine »21. Ballanche admet ce constat, mais proteste de toute la force de son intelligence et de sa sensibilité contre la nécessité du meurtre légal. Sans nier bien sûr la réalité du crime, il met d’emblée l’accent sur le repentir, et la punition n’a pour lui de sens que si elle devient une expiation que le coupable s’impose à lui-même, après s’être persuadé de l’horreur de son forfait. De même le quatrième entretien des Soirées exposait une manière de thérapeutique spirituelle selon laquelle tout mal, parce qu’il est un châtiment, peut être prévenu par la prière : « on prie Dieu, explique le texte, comme on prie un souverain, et la prière a, dans l’ordre supérieur comme dans l’autre, le pouvoir d’obtenir des grâces et de prévenir des maux : ce qui peut encore resserrer l’empire du mal jusqu’à des bornes également inassignables »22. L’expérience la plus commune confirme cette observation : toujours et partout les hommes ont prié, forts de cette intime conviction. Ballanche est beaucoup plus hardi, car c’est au foyer même du christianisme qu’il découvre le remède, dans l’union du mystère de la déchéance avec celui de la réhabilitation telle que l’a manifestée le sacrifice du Dieu-homme : « Le Christ, qui a racheté la nature humaine, n’aurait pu la racheter s’il ne se fût identifié à elle »23. Une telle certitude implique qu’au lieu de contraindre la volonté du coupable, il importe de parvenir à la changer.
8Cette conviction se rattache à une interprétation du christianisme très personnelle, et bien plus optimiste que celle de Joseph de Maistre. Diffuse dans les livres antérieurs, elle atteint dans la Ville des expiations sa formulation définitive et, pourrait-on dire, son ambition entière. Parvenu au terme de ses travaux (ce dernier ouvrage, qui restera inachevé, devait couronner l’ensemble de son œuvre), l’auteur ne craint pas de se comparer au « solitaire de Patmos », et de se donner pour « l’interprète des pensées et des sentiments d’une tribu dispersée dans le monde, qui est en ce moment l’élite du genre humain »24. Au contraire de son prédécesseur, dont l’obéissance au magistère contenait les audaces et qui avait mis d’abord les ressources de son intelligence au service de l’orthodoxie, il s’estime fondé à prendre avec le dogme les libertés qu’il tient pour justifiées. S’il constate lui aussi l’éternité des « traditions générales dont l’inaltérable empreinte se trouve chez tous les peuples, dans toutes les langues », s’il souligne à son tour l’unité du christianisme avant et après sa manifestation temporelle et la fondamentale importance, depuis la venue du Christ, du dogme de la présence réelle, il affirme d’autre part, pour reprendre son langage, que « toutes les heures de cette merveilleuse horloge de l’univers sont des heures théologiques et cosmogoniques, palingénésiques et apocalyptiques »25. Pour parler plus simplement, au contraire des individus et des sociétés particulières, promis les uns comme les autres à la décrépitude et à la mort, la « société générale du genre humain » doit toujours aller en se perfectionnant. Bien loin de heurter l’ordre du monde, le progrès se confond pour Ballanche avec l’enseignement révélé qui permet de le comprendre. Ainsi s’explique l’optimisme du nouveau prophète, chez lequel rien ne subsiste de l’insistance avec laquelle Joseph de Maistre aimait souligner la misère humaine. C’est que, pour ce dernier, la créature était d’abord pécheresse, alors que pour son successeur, si elle a conscience de sa déchéance, elle se sait aussi obscurément promise à une condition meilleure, dont elle porte en elle la promesse et la nostalgie : « Nous sentons trop vivement et ce qui nous manque, et ce que nous avons sans pouvoir en user, et ce qui est en nous en quelque sorte à notre insu, pour que nous ne sentions pas le besoin du développement et la perfection. Le doute ne peut donc porter que sur la forme de l’évolution. Quant à la nécessité, elle est admirablement démontrée par l’inconcevable certitude où nous sommes qu’il y a en nous des choses, et ce sont les plus intimes, qui sommeillent à présent, et qui doivent se réveiller un jour ». Ce texte du septième livre de la Ville des expiations peut à bon droit être tenu pour essentiel. Il définit, en des termes pour une fois clairs, l’idée fondamentale d’un système dont l’exposé manque trop souvent de rigueur. Il résume le sens que l’auteur attache à l’aventure humaine et précise ce que représente pour lui le gouvernement temporel de la Providence. A mesure que s’écoule la durée, le mal, quoi que nous en pensions, diminue dans le monde. Certes la mort continue de nourrir la vie, et la décadence le progrès. Mais les épreuves imposées aux individus ont un autre sens que celui de l’ascèse personnelle. Elles représentent à la fois le signe et le prix de l’évolution qui mène l’humanité vers la perfection dont elle est capable. A partir du moment où l’on a compris que déchéance et réhabilitation constituent les aspects indissociables du mystère chrétien fondamental, l’histoire apparaît comme une expiation universelle dont la Révélation garantit qu’elle ne se poursuit pas en vain.
9La grande ambition de Ballanche a été de le prouver en quelque manière sur pièces, et vers la fin de la Ville des expiations, dans le Dernier épilogue, il s’efforce de montrer que cette démonstration a été poursuivie à travers l’ensemble de son œuvre. Mais il était également persuadé qu’une analogie fondamentale existait entre l’homme individuel et l’homme collectif, si bien que l’histoire d’un homme devenait pour lui celle d’un peuple, de tous les peuples, et finalement se confondait avec celle genre humain26. Cette obsession de découvrir partout dans le passé des symboles susceptibles de confirmer ses idées, l’a conduit à composer le singulier traité intitulé Formule générale de l’histoire de tous les peuples appliquée à l’histoire du peuple romain. La lutte du patriciat et de la plèbe y est présentée comme figurant l’histoire de l’humanité avant l’apparition du Christ. Le progrès se manifestait alors sous forme d’antagonisme. Depuis l’ère chrétienne au contraire, il se réalise selon Ballanche sous forme harmonique. C’est en ce sens, la Ville des expiations y insiste, que le christianisme a été la véritable émancipation de l’humanité. En confondant la solidarité et la charité, il a suscité à la fois la transformation de l’être moral qui a provoqué la naissance del’homme nouveau, et l’unité du genre humain, devenue une harmonie après n’avoir été qu’un destin.
10C’est fort de cette certitude que le philosophe ne tarde pas à se retourner contre son vieil adversaire. « L’erreur de M. de Maistre est de vouloir nous replacer sous les dures lois de la solidarité antique (...), sous les lois traditionnelles, absolues, immobiles de l’Orient. La société qu’il voudrait rétablir, cette société est condamnée par celui qui a établi, dans un temps, la loi de la terreur et de la chair, et qui, dans un autre temps, a établi la loi de l’amour et de l’esprit »27. Déjà, dans les prolégomènes pour la Ville des expiations, on avait pu lire des propos du même ordre visant plus directement les Soirées : « M. de Maistre a voulu justifier la Providence sous le rapport temporel. Cette forme de justification, que maintenant j’oserais presque nommer impie, tient (...) à l’ensemble d’une doctrine qui a dû s’atténuer à mesure que le sentiment moral s’est perfectionné (...). Je dirais volontiers à M. de Maistre et à ses disciples : Vous êtes les Juifs de l’ancienne loi et nous sommes les chrétiens de la loi de grâce »28. Cet affrontement de deux attitudes inconciliables ne tarde pas à se préciser au long d’une discussion sur la légitimité de la peine de mort.
11De cruels souvenirs personnels et aussi des raisons de circonstance invitaient Ballanche à aborder ce sujet. Il avait été dans sa jeunesse témoin des massacres de Lyon, dont son père avait failli devenir la victime, et plus récemment, sous la Restauration, certaines scènes scandaleuses dont des exécutions capitales avaient donné l’occasion, avaient grandement ému l’opinion. Nous devons, entre autres, Le dernier jour d’un condamné aux protestations qu’elles avaient provoquées et dont les traces furent durables29. Après la révolution de 1830, note Louis Blanc, « le mouvement de la guillotine avait été arrêté sur toute la surface de la France »30, et Louis-Philippe, partisan lui-même de sa suppression, avait fait son possible pour que cet arrêt devînt définitif. C’est grâce à ces dispositions que les anciens ministres de Charles X avaient sauvé leur tête, et que la Chambre avait voté, à une forte majorité, une adresse proposant au roi l’abolition de la peine capitale en matière politique ainsi que pour certains crimes de droit commun.
12On doit remarquer cependant que, dans l’examen proposé par Ballanche de la question, la sensibilité a moins de part que la réflexion. A s’en tenir aux termes dans lesquels il résume le débat, il semble bien persuadé lui aussi qu’il s’agit, dans cette affaire, de philosophie sociale plus que de considérations humanitaires. Il rappelle certes que la suppression du châtiment capital va dans le sens de l’humanisation de la justice réclamée depuis le dix-huitième siècle, et cite à l’occasion Beccaria31. Mais ce serait selon lui mal poser le problème que de se demander simplement si l’échafaud a encore sa place dans le monde moderne. Il a manifestement reconnu l’importance du phénomène sur lequel la célèbre page des Soirées avait eu le courage d’attirer l’attention, le terrifiant mystère que propose à l’intelligence l’existence de l’exécuteur des hautes œuvres, cet être inexplicable qui tue sans être criminel et suscite l’horreur chez ceux-là même qui le chargent d’exécuter la sentence qu’ils viennent de rendre. Pour Ballanche comme pour Joseph de Maistre, l’étrange statut que le droit et l’opinion lui reconnaissent mérite que la pensée s’y arrête : « Ce n’est pas une chose d’ordre ou de police qu’il est bon de régler ; nous avons à choisir entre dénouer et trancher le nœud social »32.
13Autant qu’on en puisse juger, car le désordre des manuscrits rend malaisé d’établir une chronologie sûre, le philosophe n’avait pas attendu la lecture des Soirées de Saint-Pétersbourg pour parvenir à cette conclusion. Il avait composé à l’intention de Louis XVIII, après l’assassinat du duc de Berry, un mémoire qui, non content d’insister sur la fonction européenne de la dynastie, s’achevait par un appel qu’on pourrait nommer dogmatique à la clémence pour le meurtrier : « Si le jour où l’infâme Louvel serait condamné comme parricide, si ce jour là-même, le roi faisait entendre sa voix de législateur suprême, pour abolir la peine de mort ! Ah ! la prière magnanime du duc de Berry serait exaucée. Mais ce ne serait pas en faveur d’un excécrable assassin (...), ce serait en faveur de l’humanité tout entière »33. On se souvient que les Considérations sur la France stigmatisaient avec d’autres accents les attentats perpétrés contre les princes34. Dès 1820 donc, Ballanche s’oppose à Joseph de Maistre comme le partisan de la clémence à celui de la rigueur, pour des raisons qui tiennent à ce qu’il estime irréversible le mouvement du monde contemporain35. Une note de cette époque y insiste : « La suppression de la peine de mort n’est-elle pas dans toutes les données de l’état social actuel ? (...) Il est bon de remarquer qu’on ne soumet point à la discussion la question de savoir si la société a le droit de punir de mort, mais qu’on établit comme point de fait que le temps ne peut tarder d’arriver où la peine capitale ne pourra plus être infligée »36.
14La réflexion se développe dans la troisième partie de la Palingénésie sociale, à la suite du bel hommage rendu au « prophète du passé », et le soin que prend l’auteur de rappeler avec respect les idées de « ce noble théosophe, ce vertueux citoyen d’une cité envahie par la solitude »37, montre assez l’importance qu’il leur attache. A l’évidence, sa pensée personnelle se définit en réaction contre elles et n’atteint sa complète ampleur que pour les combattre. Car l’opposition s’avoue catégorique et touche des points essentiels : « Depuis la promulgation de la loi de grâce, M. de Maistre a continué à ne connaître pour le monde d’autre salut que le salut par le sang (...). Il n’a nulle pitié des hommes. Il est inexorable à l’égal de la destinée, et point miséricordieux comme la Providence (...). On retrouve toujours (chez lui) ce dédain superbe et naïf pour l’humanité... »38. Resté patricien au fond de lui-même, prisonnier de « souvenirs qu’il prenait pour des prévisions », il n’a pas su discerner l’avenir parce que ses habitudes de pensée l’empêchaient de saisir dans son ampleur la signification sociale du christianisme. Il a ignoré, au bénéfice du droit divin des rois, « la seule loi qui pût fonder, la loi de l’émancipation de l’Evangile, de l’affranchissement de la tutelle, prêchée par saint Paul lui-même (...). Il a dit, l’apôtre du passé, que l’échafaud est un autel élevé sur les places publiques. Cela fut vrai avant la promulgation de la loi de démence et de grâce ; cela est encore vrai, tant que cette loi n’aura pas reçu son accomplissement tout entier, tant que la peine de mort n’aura pas été abolie par toutes les nations chrétiennes ; cela est encore vrai, disons-nous, mais plutôt n’est-ce point déjà une horrible impiété ? »39
15Dans toute la Palingénésie, cet endroit semble le seul où l’auteur, plus volontiers rêveur que véhément, s’abandonne à la passion. Celle-ci le conduit à l’occasion à durcir ou, plus exactement, à simplifier la pensée contre laquelle il tempête. Du moins cette déformation a-t-elle pour heureuse conséquence de l’amener à définir sa position personnelle avec une netteté chez lui inhabituelle. Car cette surprenante allégation d’impiété est essentielle, et l’argumentation de Ballanche en procède. Elle consiste, en définitive, à reprocher à Joseph de Maistre d’avoir méconnu la véritable valeur du sacrifice du Christ. « Il n’avait qu’une pensée de plus à acquérir, qu’un sentiment intime à écouter, pour savoir que le sang sacré dont furent arrosés les sommets du Golgotha avait aboli la loi du salut par le sang, que la grande rançon du genre humain avait été acquitée »40. C’est la Croix qui interdit, pour un chrétien, le recours à l’échafaud. Qu’est-ce, en effet, que la peine de mort dans son principe ? Le transfert à la société du « droit de défense naturelle ». Il convient donc d’en examiner non pas l’exercice mais la nécessité. Or, celle-ci semble bien mise en question par le cours même de l’histoire qui montre l’humanité soumise, sous la tutelle de la Providence, à la loi de progrès. L’évolution des esprits et des mœurs atteste un mouvement qui tend à adoucir la rigueur des législations et à bannir la cruauté des codes. Toute société qui se veut chrétienne a le devoir, quand il lui incombe de châtier un criminel, de considérer moins son utilité immédiate que la réintégration du coupable, et de refuser de « river les fers d’un mauvais destin ».
16Dans le cours de son plaidoyer, Ballanche met à l’occasion l’accent sur la déplorable influence que les exécutions capitales risquent d’avoir sur les mœurs en réveillant les bas instincts, mais c’est d’abord en chrétien qu’il raisonne. Dieu seul, rappelle-t-il, a le droit de limiter le temps de la vie, parce qu’il « connaît l’instant où il est bon que l’âme soit soumise à une nouvelle série d’épreuves ». La société ne saurait donc, en bonne logique, se prévaloir d’une prérogative qui n’est pas la sienne. Ballanche – nous l’avons vu – s’accorde avec Joseph de Maistre pour lui assigner la mission d’éduquer ses membres. Mais cette fonction pédagogique implique qu’infliger la mort apparaisse comme une défaite, et une calamité à laquelle il importe de mettre un terme. Ce devoir requiert tous les concours. Dans sa haine de Voltaire, l’auteur des Soirées allait jusqu’à douter de l’innocence des Calas41. Son adversaire loue au contraire leur défenseur d’avoir su effacer le « rire sardonique » qui lui était habituel pour soulever l’opinion en leur faveur, et placer ainsi toutes les ressources de son génie au service des « sympathies généreuses de l’humanité »42. La discussion s’achève par cette étrange formule, à laquelle l’ordinaire urbanité de Ballanche donne un singulier relief : « Tranquillisons-nous, Dieu, qui en sait plus que M. de Maistre, a permis successivement la désuétude des lois rigoureuses, à mesure que le sentiment moral s’est perfectionné »43. De ce perfectionnement, le théoricien de la Palingénésie est persuadé d’avoir défini la formule. Le débat sur la légitimité de la peine de mort se transforme sous les yeux du lecteur en un affrontement essentiel : la fonction que l’interprétation chrétienne de l’histoire permet de reconnaître à la société moderne, et la signification même de la vie humaine.
17C’est l’une des questions traitées dans la Ville des expiations. Loin de se borner à présenter les plans et règlements d’un établissement pénitentiaire idéal, comme le titre pourrait le suggérer, l’ouvrage mérite sans conteste d’être tenu, avec Pierre Emmanuel, pour « l’un des mythes les plus sublimes que l’âge romantique nous ait légués »44. Il s’agit pour l’auteur, à la fois, d’assurer la réinsertion sociale des criminels grâce à un régime habile à tempérer la rigueur par la générosité, et d’esquisser l’organisation d’une communauté capable de garantir à chacun de ses membres, qu’il soit innocent ou coupable, la possibilité d’une nouvelle naissance.
18Maistre ne cesse d’être présent tandis que se poursuit la réalisation de cet ambitieux dessein. Ici encore, c’est souvent en le réfutant que l’analyse progresse. Ballanche reprend par exemple les réflexions des Soirées sur le bourreau pour les appliquer à cet autre « opprobe de l’ordre social » que constituent à ses yeux les amours vénales. « Des hommes qui parlent de mœurs comme M. de Maistre parle de justice, écrit-il, ne sont-ils pas accoutumés à décider du haut de leur cruelle sagesse que la prostitution est la garantie de la sûreté du mariage ? »45. Dans les deux cas, en effet, c’est une fausse idée de la nécessité sociale qui est en cause, l’oubli de la solidarité et de la charité. Au lieu de chercher à justifier « les choses ignobles » de la société, le chrétien doit s’attacher à les faire disparaître. Le visionnaire de la Ville des expiations abandonne à l’occasion son langage d’initié pour des accents quasi-révolutionnaires, qui expliquent l’attention et la sympathie que les Saint-Simoniens ne lui ont pas ménagées. « Vous prétendez (et derrière ce pluriel c’est certainement Joseph de Maistre qui est visé) que de telles dégradations sont un produit nécessaire de la force des choses, et moi je prétends que ce sont des barbares qu’il faut civiliser, que cette lie deviendra un vin généreux lorsque la société sera égale pour tous »46. La réforme pénale ne constitue qu’un cas particulier d’un devoir beaucoup plus général : l’amélioration des conditions par la diffusion de l’instruction, le refus de toute inégalité qui ne serait pas fondée sur les aptitudes personnelles (qui, elles, ont été voulues par Dieu) et le respect de la dignité des individus. Comme « la société continuera de marcher malgré les menaces de M. de Maistre »47, et parce que ce mouvement est inconciliable avec le maintien de châtiments irrévocables, une saine administration de la justice consiste à « recommencer l’éducation sociale de ceux à qui elle n’a pas réussi jusqu’à présent »48. Telle est l’ambition profonde et la justification de la cité idéale. Mais la Ville créée pour la régénération des déchus et des coupables accueille aussi des reclus volontaires venus, comme dit l’auteur, « se soumettre au baptême douloureux de la pénitence », c’est-à-dire « rétrograder volontairement de la charité à la solidarité »49. Autant que son devancier, Ballanche aime à rappeler que, du fait même de leur condition, tous les hommes sont coupables, et que « la terre entière n’est que la grande cité de l’expiation »50. Mais il souligne d’autre part que « le christianisme n’expie que par le repentir, qu’en faisant l’homme nouveau », grâce à ce qu’il appelle « une palingénésie anticipée »51. De pareilles maximes laissent entrevoir le vrai dessein du fondateur de la Ville : se faire l’instrument de la Providence en collaborant à l’épanouissement de la Révélation.
19Car l’opposition avec la pensée maistrienne est d’autant plus nette que cette utopie se veut d’inspiration toute chrétienne. Dans les cérémonies religieuses qui rythment la vie des habitants, l’autorité qui administre la cité privilégie les textes liturgiques dans lesquels Dieu est considéré comme le fondateur et le conservateur des sociétés humaines52. Elle veille à ce que prières, litanies, textes de l’Ecriture encadrent les occupations de chaque jour. Mais ces exercices religieux s’inspirent d’un esprit nouveau. Ils commémorent par exemple chaque mois l’abolition de la peine de mort comme la date où « la société, avertie par Dieu même (...). a cessé de croire à la loi du salut par l’effusion du sang ». De même, si les résidants ne peuvent ignorer l’existence de la guerre, ils ne prient jamais que pour implorer la paix et s’interdisent toute action de grâces après une victoire53. Et l’un des endroits les plus significatifs de tout l’ouvrage demeure .sans doute la page où, abandonnant Maistre pour Lamennais, l’auteur laisse entendre que le dernier développement de la charité marquera la fin des sociétés telles que nous les connaissons, parce qu’elles auront rempli leur mission en permettant à leurs membres, qui auront appris à régler l’usage de leur liberté, d’entrer dans une sphère nouvelle de développement et d’activité54.
20Le gouvernement de la Ville des expiations se préoccupe évidemment de hâter ce moment. Constitué par un collège dont les membres aiment se mêler au monde pour y répandre leurs idées et connaître celles qui circulent, il ne prétend agir sur les hommes que pour leur permettre de se dépasser. Au contraire de Joseph de Maistre que la pratique diplomatique ou administrative maintenait au contact des problèmes concrets, Ballanche fut l’un de ces esprits pour lesquels la spéculation s’inscrivait naturellement en marge de la réalité. A partir du septième livre, son ouvrage abandonne l’exament des questions liées à l’exercice de la justice pénale et à la réhabilitation individuelle au profit d’un enseignement plus général. L’un de ceux qu’il nomme les « chefs de l’avenir », mélange d’hiérophantes et de prêtres habitant le temple situé au centre de la cité, définit en un long discours initiatique ce qu’on pourrait nommer un christianisme rénové. L’intention en est de découvrir dans la Révélation – fut-ce en malmenant l’orthodoxie – un ensemble de certitudes propres à justifier l’évolution du siècle et aussi à rassembler tous les esprits dans l’amour de la vérité. Délibérément œcuménique, cette religion prétend unir les traditions générales du genre humain à « la manifestation qu’il a plu à Dieu de nous donner dans le temps ». C’est dire qu’elle se soucie assez peu du catéchisme55 . Si elle considère la messe comme la cérémonie la plus auguste, le plus haut mystère de la régénération de l’homme, elle enseigne aussi que, depuis les origines, la Médiation est demeurée continue comme la création. Le dogme de la présence réelle reste le centre autour duquel l’unité de la foi doit se reconstruire, mais cette prééminence semble tenir à des raisons qui procèdent moins de l’autorité des textes sacrés ou des conciles que de la nature humaine : seule l’eucharistie satisfait l’attente que, depuis la chute, la créature ressent obscurément en elle. Ballanche ne craint pas de censurer au passage l’ignorance qui est venue « saisir un trop grand nombre de prêtres au milieu de leur foi privée de science et de vie universelle ». C’est que, pour lui, « l’infinie magnificence du dogme eucharistique » suppose que « chaque homme se sente devenir le Christ, c’est-à-dire l’humanité à sa plus haute expression, idéalisée, en quelque sorte, par la vertu assimilatrice du Médiateur ». Là réside, à son avis, la preuve de l’universalité du christianisme, qui représente pour les peuples modernes l’équivalent de ce que fut l’initiation pour l’antiquité. Mais il faut savoir se mettre en état de l’accueillir. « Les incrédules de ce temps-ci, lit-on dans la Ville des expiations, ont refusé de s’initier eux-mêmes ; la véritable initiation est toujours en soi »56.
21De tels propos font bon marché de l’autorité de l’Eglise. L’hiérophante n’en affirme pas moins que ses confrères et lui-même sont « de vrais catholiques », parce qu’ils se sont placés au sommet de toutes les opinions religieuses, et qu’ils habitent la région des vérités universelles57. Ils continuent chaque jour d’y faire de nouvelles découvertes, qui leur servent à répandre le sentiment religieux et à établir le règne de la Providence. Mais ces enquêtes leur montrent aussi « la nécessité qu’un nouveau voile soit levé pour l’esprit humain ». En d’autres termes, leur attitude pose le problème de la prérogative pontificale ou, comme dit le texte, « de l’autorité dépositaire des traditions chrétiennes ». Ballanche ne craint pas de l’aborder de front, avec la tranquille hardiesse du visionnaire. Il admet que seul le pape possède « le pouvoir de satisfaire les justes curiosités produites par le développement du dogme et par la découverte de la science » – ce qui devance l’attitude moderniste – mais il ajoute que « ce devoir lui est imposé », et que du reste il y satisfera « le moment venu »... C’est que, pour lui qui ne s’intéresse guère à l’institution ecclésiastique, l’Esprit habite tous ceux qui ont su s’en rendre dignes. En eux s’opère l’assimilation de la pensée humaine et de la pensée divine, assez puissante pour leur permettre de devenir les moteurs du progrès inscrit dans la Révélation. La fonction de la hiérarchie consiste dès lors à consacrer cette évolution, et dans le besoin à la contenir sans jamais manquer à la charité58. Il convient du reste de justement apprécier ces hardiesses. Jusqu’à la fin de sa vie, Ballanche est demeuré fidèle à la foi de son enfance, et plein de déférence envers ses ministres. Mais il croyait sincèrement que l’esprit de prophétie n’avait pas disparu, et qu’on devait prendre garde à ses manifestations dès lors qu’elles méritaient d’être tenues pour authentiques. « Toute vaticination véritable, écrit-il par exemple, est une preuve du brisement de la révélation universelle, dont le genre humain tout entier est toujours resté dépositaire »59.
22On mesure la distance qui sépare ces idées des analyses maistriennes, auxquelles la dernière partie de la Ville des expiations cesse de se référer, qu’il s’agisse des notes de travail ou du texte. C’est que l’affrontement longtemps poursuivi n’a désormais plus de sens. D’abord unis par un même enracinement historique, puis rapprochés par un antagonisme dont la rigueur demeurait un lien, les deux systèmes de pensée ont fini par ne plus rien conserver de commun, sauf une égale sympathie pour l’illuminisme et la conviction de la magistrature que la France exerçait sur l’Europe. Pour l’auteur des Soirées et plus encore du livre du Pape, le catholicisme tel que l’Eglise de son temps le définissait demeurait, au temporel comme au spirituel, la seule explication convenable de l’aventure humaine. Il lui paraissait aussi déraisonnable que scandaleux de discuter cet enseignement, et la grande ambition de la fin de sa vie fut de démontrer que la prérogative romaine ne pouvait, en bonne logique, recevoir trop d’extension. Car, non contente de détenir toute la vérité, cette forme religieuse garantissait le droit divin des rois tout en en contrôlant l’exercice, et justifiait par là la subordination des peuples. Instrument du salut, elle devenait aussi facteur d’ordre et de paix sociale. Dans l’univers maistrien, la Révélation sert de caution à la stabilité, et l’intelligence s’emploie à justifier l’existence du mal plus encore qu’à le combattre ; le sacrifice volontaire de l’innocence et la réversibilité des mérites demeurent, avec la prière, les seules ressources offertes à la misère humaine.
23A cette vision d’où la vie lui paraît absente, Ballanche oppose le dynamisme de l’histoire. Il conçoit la puissance que conquiert la pensée à s’enfermer ainsi dans une sphère immobile, sans prêter attention au mouvement qui emporte tout ce qui l’entoure. Mais cette attitude lui semble en contradiction à la fois avec la leçon qu’il a retirée de ses longues méditations sur le passé et avec le spectacle qu’offre l’époque. On trouve dans la Ville des expiations des formules qui évoquent l’assurance conquérante et les espoirs de la jeune pensée romantique, par exemple Jouffroy : « Une génération nouvelle (...), d’un bout de l’Europe à l’autre, a respiré en naissant la pensée de l’avenir (...), les peuples naguère enfants s’éveillent »60. Le progrès dont la Palingénésie cherche à fixer la marche relève de l’évidence, et ce chrétien s’enthousiasme à y reconnaître des intentions surnaturelles. Avant de s’inscrire dans les lois ou dans les usages, il fut celui du sentiment moral, et nul ne saurait prévoir son terme. Dans l’Elégie qui termine la Ville des expiations, ces quelques lignes résument la grande idée de sa vie ; « L’éducation sociale du genre humain tout-à-l’heure sera près d’être achevée. L’âge de l’émancipation s’annonce de toutes parts. La loi de mansuétude et de grâce régnera seule ». Il en est si bien convaincu qu’il présente son texte comme « le chant funèbre d’une société qui meurt » – et tout indique que c’est l’ensemble des institutions dont Joseph de Maistre s’était constitué le défenseur qu’il a alors dans l’esprit61.
24Reste que – nous venons de le rappeler – cette confiance quasi prophétique dans l’avenir se fonde sur une interprétation du christianisme que la rigoureuse orthodoxie de son prédécesseur n’aurait pu admettre. Par la logique de sa pensée, Ballanche était amené à témoigner une singulière confiance à la nature humaine : dans son système, la régénération par l’expiation volontaire permet en quelque manière à chacun des reclus de devenir le fils de lui-même. A mesure qu’il avance, il atténue l’importance et les effets du péché originel, fermement rappelés au début, mais dont le poids paraît beaucoup moins évident dans les derniers chapitres*. Il ne parle guère de la Grâce, semblant la considérer comme toujours présente et perpétuellement agissante à travers la cité idéale. Et il ne craint pas d’affirmer que, « la rédemption étant le mystère du rachat de la nature humaine, et non de tel peuple ou de tel homme, le dogme des peines éternelles n’est pas un dogme essentiellement chrétien... »62. « Dieu, se demande-t-il quelque part, a-t-il pu former des êtres qui fussent destinés à finir par déplorer éternellement leur existence ? »63 Ailleurs, il glisse dans ses dossiers cet extrait de la permière Epître de Paul à Thimothée : « Dieu veut que tous les hommes soient sauvés, et parviennent à la connaissance de la vérité »64. Cette question, et cette réponse, expliquent son attitude et justifient son immense et parfois obscure entreprise. Mais c’est sans doute la lecture de Joseph de Maistre qui l’a conduit à vouloir si obstinément, comme il dit, « briser le joug de l’antique destin »…65
Notes de bas de page
1 Les citations de Ballanche renvoient aux Œuvres de M. Ballanche, de l’Académie de Lyon, à Paris, Bureau de l’encyclopédie des connaissances utiles, 1833, reproduites par Slatkine (Slatkine – Reprints – Genève, 1967). Le chiffre entre parenthèses donne la référence de cette reproduction.
Celles de Joseph de Maistre renvoient aux Œuvres du comte J. de Maistre, Lyon, J.B. Pélagaud et Cle, Paris, Poussielgue, 1853.
Op. cit., t. IV, p. 289 (374). « Prophète du passé » : cette formule souvent reprise n’a pas toujours été bien entendue. Mme de Staël l’avait employée après l’avoir empruntée à Frédéric Schlegel (cf. A. Counson, Deux mots de Corinne : « La Muraille de Chine » et « Le Prophète du Passé » R.H.L.F., 1914), mais Ballanche semble lui avoir donné un sens particulier : cf. sa lettre à Madame Récamier, de Florence, mars 1825 : « Je parcours, mais sans trop pouvoir m’en occuper, quelques livres que j’ai achetés ici. J’entrevois des choses qui étendront encore le champ de mes recherches. Je suis confondu d’étonnement lorsque je viens à penser qu’une histoire si souvent examinée, si souvent discutée, reste encore complètement à faire. Le véritable historien est donc, dans toute la force du terme, un prophète du passé. Le don de prophétie ou de devination s’applique donc en effet au passé comme à l’avenir. Si vous étiez métaphysicienne, je vous dirais que, dans ce cas, la prophétie est une synthèse » (extrait cité d’après le manuscrit conservé à la B.N.).
2 Ibid., p. 290 (374).
3 Op. cit., t. I, p. 70.
4 Op. cit., t. II, p. 24 (108). Ballanche revient souvent sur cette idée dans la suite, par exemple p. 125 (134) : « … que les timides se rassurent, la société ne peut périr ; et la France est restée à la tête de la civilisation de l’Europe, malgré toutes les vicissitudes de la fortune. Il faut donc que la France soit sauvée, sous peine d’entraîner tous les autres états de la vieille Europe dans une vaste ruine ». Pour lui comme pour Joseph de Maistre, cette prééminence est notamment attestée par l’universalité de la langue française ; cf. ibid., p. 322 (183).
5 Ibid., p. 46 (114) et 68 (119).
6 Ibid., ?. 74 (121).
7 Ibid., p. 157 et 158 (142).
8 Ibid., ?. 289 (175).
9 Ibid., p. 303 (178).
10 Op. cit., t. I, p. 1.
11 Op. cit., t. II, p. 415-416 (206).
12 Cf. M. Ballanche (1834) in Portraits contemporains, Paris, Lévy, 1870, t. II.
13 Ibid., p. 27-29.
14 Nous devons la communication de cette lettre inédite à l’obligeance de M. Jacques de Maistre, que nous sommes heureux de remercier très vivement ici.
15 Les citations du texte de la Pille des expiations, et des dossiers s’y rapportant, sont empruntées aux manuscrits conservés à la Bibliothèque Municipale de Lyon, à partir desquels a été établie une édition critique de cet ouvrage, à paraître aux éditions du C.N.R.S.
16 Op. cit., Œuvres posthumes, t. II, p. 269.
17 Ibid., p. 210 (dixième entretien).
18 Ville des expiations, début du livre VII.
19 Ibid.
20 Op. cit., Œuvres posthumes, t. I, pp. 35, 37.
21 Ibid., p. 41.
22 Ibid., ?. 234.
23 Ville des expiations, début du livre I.
24 Ibid., début du livre VIL
25 Ibid., livre VII (discours de l’hiérophante).
26 Ibid.
27 Ibid., livre I. Dans un autre passage, Ballanche écrit, plus rudement encore : « L’individualité est un progrès ; la solidarité rigoureuse, telle que l’entend M. de Maistre, est une sorte de panthéisme qui anéantit le moi moral ».
28 Op. czt., t. IV, p. 222 (357).
29 La préface de Hugo datée du 15 mars 1832 reprend explicitement les idées de Ballanche : « L’ordre ne disparaîtra pas avec le bourreau (...). La voûte de la société future ne croulera pas pour n’avoir point cette clef hideuse. La civilisation n’est autre chose qu’une série de transformations successives. (...) La douce loi du Christ pénétrera enfin le code et rayonnera à travers. (...) On traitera par la charité ce mal qu’on traitait par la colère. Ce sera simple et sublime. La croix remplacera le gibet. Voilà tout ». (Le dernier jour d’un condamné, Ed. Rencontre, Lausanne, 1959, p. 274).
30 Histoire de dix ans, Paris, Pagnerre, 1846, t. II. p. 116.
31 Ville des expiations, livre II. Ballanche ajoute que si ses « éloquentes réclamations en faveur de l’humanité », comme celles de l’avocat général Servan, ne sont pas oubliées, c’est qu’elles « étaient en sympathies avec les opinions générales, avec l’avenir de la société ». Il cite encore Beccaria au livre III, pour lui reprocher de « n’avoir pas assez secoué le joug des préjugés qui de son temps pesait de tout son poids sur la jurisprudence criminelle ».
32 Ibid., début du livre I.
33 Manuscrits de la Bibliothèque Municipale de Lyon.
34 Op. cit., p. 12-15 : « Un des plus grands crimes qu’on puisse commettre, c’est sans doute l’attentat contre la souveraineté (…). Chaque goutte du sang de Louis XVI en coûtera des torrents à la France... ».
35 Cf. cette formule du livre I de la Ville des expiations : « Le progrès est en fait, il ne s’agit plus que de le transformer en droit ».
36 Manuscrits de la Bibliothèque Municipale de Lyon.
37 Op. cit., t. IV, p. 296 (375).
38 Ibid., p. 298 (376).
39 Ibid., p. 301 (377). Joseph de Maistre dit précisément (Dixième entretien, op. cit., t. II, p. 196 : « L’échafaud est un autel : il ne peut donc être placé ni déplacé que par l’autorité ».
40 Op. cit., t. IV, p. 300-301 (376-377).
41 Op. cit., t. I, p. 43 (Premier entretien).
42 Op. cit., t. IV, p. 316 (380).
43 Ibid., p. 317 (381).
44 Avec Ballanche dans la ville des expiations in Le monde est intérieur, Paris, Le Seuil, 1967, p. 211.
45 Ville des expiations, livre II. Ballanche estime qu’il pourrait lui consacrer un développement parallèle à la page sur le bourreau « s’il ne craignait pas d’outrager la pudeur comme M. de Maistre a fait baisser les yeux à la sainte humanité ».
46 Ibid., fin du livre II. Ballanche continue ainsi : « Ne prenez point pour prétexte de votre inhumanité et de votre insouciance le résultat de l’inégalité des rangs, des hiérarchies sociales (…). Si vous persistez à admettre des classes naturellement dégradées, vous ne pouvez tarder à les multiplier ».
47 Ibid., livre III.
48 Ibid.
49 Ibid.
50 Ibid., « Nous sommes tous pêcheurs, et nous avons tous besoin de pardon. (...) Qui appréciera la peine attribuée à notre nature, ou plutôt la durée et l’intensité de notre expiation ? ».
51 Ibid.
52 Ibid., livre VI.
53 Ibid. On sait au contraire l’importance de la guerre dans la pensée maistr̄ienne, et notamment dans les Soirées (septième entretien). Une note de travail, datée de 1821, définit en ces termes la position de Ballanche : « Examiner comment la guerre a été un moyen de civilisation et de perfectionnement pour le genre humain. Faire sortir de cet examen l’assertion que la guerre n’a plus ce genre d’utilité. La question se réduit donc à savoir s’il n’est pas permis d’espérer la cessation prochaine du fléau de la guerre ; s’il n’y aurait pas un moyen de terminer les différens qui peuvent s’élever entre les gouvememens par une institution de droit public, des moyens qui ne coûtassent pas le sacrifice du sang humain ; et, dans ce cas, quel serait le droit public ? » L’opposition avec l’attitude maistrienne est caractéristique.
54 Ibid., Ballanche justifie cette hypothèse par une référence à Saint Augustin selon lequel « l’espèce humaine serait partagée en deux grandes familles, l’une dont Abel est le chef, et l’autre qui a Caïn pour premier ancêtre. (…) Lorsque les deux familles du genre humain n’en formeront plus qu’une seule, ce sera sans doute le temps de l’accomplissement de cette prophétie apocalyptique, sujet de tant d’explications et de tant de conjectures, de ce retour à l’unité, de ce règne de mille ans, où la terre doit présenter une image de la justice fixe et immuable, être un emblème de nos destinées définitives ».
55 Ibid., livre VII. On en jugera par cet extrait : « Les sages enfermés dans cette enceinte (...) vont souvent dans la ville exotérique pour y assister aux cérémonies d’un culte qui est le leur quoiqu’ils n’en suivent pas toutes les pratiques, quoiqu’ils n’y croient pas tous de la même manière, quoiqu’enfin ces cérémonies ne soient pour quelques-uns d’entre nous qu’un signe extérieur, un signe semblable au signe contenu dans une langue... ». La Ville des expiations admet d’autre part sur son territoire la présence du culte protestant.
56 Ibid., Cette conviction amène Ballanche à juger assez sévèrement la Maçonnerie. On lit dans une note de travail : « Les francs-maçons n’ont conservé que la forme tout à fait extérieure de l’initiation, car le fond est dans toutes les populations, plus ou moins ».
57 Ibid.,
58 Ibid. « Entre les intervalles des époques palingénésiques, une orthodoxie progressive va jusqu’à pardonner l’erreur qui tient à un ardent amour de la vérité ». Est-ce une discrète allusion à la condamnation de Lamennais ? La quasi impossibilité d’établir la chronologie des manuscrits rend la réponse difficile. Ballanche n’avait suivi que de loin, encore qu’avec sympathie, les campagnes de l’Avenir ; il avait été déçu, après la publication de Mirari vos, que le maître et ses disciples ne poursuivent pas leur combat à l’intérieur du catholicisme ; décontenancé par les Paroles d’un croyant puis scandalisé par les Affaires de Rome, il paraît s’être détaché de l’auteur après la rupture de celui-ci avec l’Eglise (cf. notre communication dans les Actes du colloque Romantisme et religion en France, Metz, octobre 1978).
59 Ibid., livre IX. Maistre est beaucoup plus circonspect : « L’esprit prophétique est naturel à l’homme, et ne cessera de s’agiter dans le monde. L’homme, en essayant, à toutes les époques et dans tous les lieux, de pénétrer dans l’avenir, déclare qu’il n’est pas fait pour le temps... » (Soirées, onzième entretien, op. cit., t. II, p. 275-276).
60 Ibid., Elégie, première partie.
61 Ibid.
62 Note de travail.
63 Idem.
64 Idem. Première épître de Paul à Thimothée, II, 4.
65 Il existe un curieux témoignage de l’intérêt que Ballanche n’a cessé de porter à Joseph de Maistre jusqu’à la fin de sa vie : une lettre de son ami Bredin conservée à Lyon, au musée Gadagne, établit qu’il songeait, en février 1837, à publier les manuscrits inédits de son grand adversaire.
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La représentation du monde dans les gazettes
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1999
Élire domicile
La construction sociale des choix résidentiels
Jean-Yves Authier, Catherine Bonvalet et Jean-Pierre Lévy (dir.)
2010