Chapitre IX. Ballanche et Lamennais
p. 177-189
Texte intégral
1Il est assez remarquable que ces deux grands esprits, qui devaient se retrouver si proches l’un de l’autre pour une brève période après 1830, se soient d’abord ignorés ou méconnus. Pendant toute la Restauration, on ne trouve pas – croyons-nous – le nom de Ballanche sous la plume de Lamennais. De son côté le philosophe se montre volontiers critique à l’endroit du système du sens commun, de son fondateur et de ses partisans. Une lettre qu’il envoie de Lyon à Madame Récamier, le 10 septembre 1820, après avoir pris connaissance du second tome de l’Essai sur l’indifférence, traduit clairement ses sentiments : « Les personnes qui s’occupent ici de ces sortes de matières ont été douloureusement affectées de la lecture de ce volume. Les aigreurs du Défenseur ne peuvent pas faire que l’ouvrage ne soit pas un triste produit de ce qu’il y a de factice dans de certaines oppositions de ce temps-ci. On n’outre que parce qu’on ne sent pas réellement. Si M. de La Mennais sentait aussi bien que moi, par exemple, l’autorité et la puissance des traditions, il ne les défendrait pas ainsi. Pour ne vouloir rien concéder au temps où nous vivons il refuse d’admettre ce qui est de tous les temps (...). Je puis vous assurer que je l’ai bien compris, et que M. de La Mennais n’a pas su où il allait »1. Et pour indiquer le bon chemin, Ballanche rappelle l’esprit plus conciliant de son propre système. Dans l’Essaz sur les institutions sociales, il s’est lui aussi fondé sur l’autorité et la puissance des traditions, mais, parce qu’il était plein d’un sentiment qu’il tient pour « juste et vrai », il s’est efforcé d’expliquer aussi « les nouvelles données sociales ». L’observation est exacte, car il accepte dès cette date d’intégrer à sa réflexion religieuse le fait révolutionnaire, que l’auteur de l’Indifférence refuse passionnément d’admettre. Ce premier jugement suggère une remarque essentielle. Face à une pensée promise à l’étonnante évolution que l’on sait, la fidèlité de Ballanche à son intuition fondamentale constitue une manière de point fixe. Les deux esprits progresseront, l’un par un incessant et fougueux dépassement, l’autre par un inlassable approfondissement. Une autre lettre à Madame Récamier, de quelques mois postérieure à la précédente (29 novembre 1820), esquisse ainsi, avec dix années d’avance, l’une des vues souvent exprimées dans l’Avenir : « Le fait est que la révolution française a trouvé la nation composée de deux peuples, l’un trop cultivé et l’autre demi barbare, ou même entièrement barbare. Mais le fait est aussi que le peuple barbare a fait de grands progrès dans la civilisation, et qu’il en fait tous les jours. Le fait est encore que le sentiment moral, et j’oserai dire le sentiment religieux, abandonne tous les jours le peuple des anciens souvenirs pour se réfugier dans le peuple des destinées nouvelles (...). Il faut bien que le sentiment moral et le sentiment religieux entrent dans ce qui est inévitablement la société actuelle, ou, si vous voulez, l’avenir de la société. Cela me paraît le jugement de Dieu ». Ce texte annonce jusque dans le vocabulaire qu’il utilise ce qu’écriront dans leur journal Lamennais et ses disciples. Mais pour l’heure l’opposition est totale, assez bien formulée du reste par Ballanche lui-même le 5 mars 1825, peu avant la parution de ce fulgurant chef-d’œuvre de l’ultramontanisme réactionnaire que sera La religion considérée dans ses rapports avec l’ordre politique et civil : « A mon retour (à Paris) nous causerons de M. de la Mennais (…). Je lui montrerai qu’il est le serviteur du Destin, et que moi je suis le libre apôtre de la providence divine »2.
2Cette boutade mérite quelque attention parce qu’elle aide à situer les deux responsabilités au moment où nous sommes, et à mieux comprendre ce qui les sépare. Cruellement marqués l’un comme l’autre par la Terreur jacobine, ils avaient les meilleures raisons de ne conserver de cette expérience que les plus tristes souvenirs. Par la suite, après la bref intermède du Consulat, la gloire impériale les avait laissés pareillement indifférents, si bien qu’ils n’avaient vu dans la fin de l’épopée que la chute du tyran et le terme logique du cataclysme déclenché par son ambition. Pour ces intelligences nourries de catholicisme, de tels événements, assortis de si sanglantes épreuves, appelaient tout naturellement une interprétation religieuse. Mais c’est dans cette recherche que leurs voies divergent. Pour Lamennais, le devoir s’impose d’emblée de combattre avec acharnement ce détestable héritage, et son ardeur à lutter sera d’autant plus grande que l’ordination ne lui aura guère valu la paix intérieure. La foi dont son apologétique prétend imposer l’obligation comme la seule conclusion raisonnable de la réflexion de l’homme sur lui-même, n’entend pas seulement rejeter le legs de la philosophie des lumières, et des saturnales de 93, ses dignes héritières ; à l’auteur tourmenté de l’Essai sur l’indifférence, elle offre la sécurité d’un refuge, garantie par la plus haute autorité qui se puisse concevoir. Sensiblement plus complexe, la réaction de Ballanche échappe à ce besoin de rigoureuse et rassurante orthodoxie. On ne saurait certes parler à son propos de mysticisme sans abus de langage, et rien, dans ses manuscrits ni dans ses ouvrages, ne laisse supposer qu’il ait entretenu des relations de quelque conséquence avec les cercles maçonniques de sa ville natale. Mais il serait étonnant qu’il n’ait point recueilli un écho des célèbres et importants travaux poursuivis à l’instigation de Willermoz par les Frères lyonnais. D’autre part, les lettres de Bredin qu’a publiées Auguste Viatte montrent que cet ami fidèle s’employait à lui faire partager ses sympathies pour les spéculations religieuses des Romantiques allemands, et aussi pour Jakob Boehme dont il était grand admirateur. Nous inclinons à penser que Ballanche n’a pas été sans profiter de ces suggestions, que son tour d’esprit devait lui rendre attirantes. La lecture de ses livres et plus encore de ses notes personnelles incite, dans tous les cas, à reconnaître en lui certains traits de ce piétisme diffus dont Georges Gusdorf a décelé la présence dans la pensée européenne à l’aube du Romantisme3. L’un des familiers de Bredin, Jacques Roux-Bordier, se languissait vers 1816, après force lectures germaniques, « d’une religion éclectique, une sorte de théosophie chrétienne, épurée de toutes les erreurs, de toutes les fables ou superstitions qui la gâtent »4. L’œuvre de Ballanche suppose souvent un fondement de cet ordre. On y relève, et plus encore dans les inédits, une relative indifférence à l’enseignement religieux dogmatique, voire à la théologie officielle, qui se manifeste par la préférence quasi exclusive accordée à la Bible et à l’Ecriture Sainte. Cette disposition d’esprit devient particulièrement apparente dans la Ville des expiations, où le christianisme que cette grandiose utopie veut illustrer se résume dans l’adhésion au Christ et au message évangélique5. Dans cette cité du repentir, la qualité de la vie intérieure et la réfection de l’âme elle-même comptent plus que la pratique des sacrements, et les habitants doivent d’abord transformer leur existence quotidienne en un hommage incessant aux valeurs chrétiennes. Il va de soi qu’une telle religion, plus soucieuse d’adhésion personnelle que de respect pour le catéchisme, n’implique aucun attachement pour un régime politique particulier. En permettant de découvrir le véritable sens de la vie, elle aide seulement à mieux comprendre l’évolution de la société, dont la révélation chrétienne, suprême éducatrice du genre humain, détermine le rythme et le progrès. Dans la Ville des expiations, Ballanche expliquera comment le collège des sages de la cité ésotérique, non content de veiller sur les reclus qu’on lui envoie ou qui viennent se confier à lui, s’emploie discrètement à inspirer les gouvernements pour les ramener dans les voies de la charité. Il n’a pas craint du reste de revendiquer pour lui-même, dans la réalité, cette prérogative ambitieuse. « Une entreprise immense pèse sur moi, sans m’effrayer, lit-on dans l’un de ses manuscrits. Ce n’est pas en mes forces que je me confie (...). Je me crois investi d’une grande et noble mission ; je me sens pressé d’en instruire le public, pour qu’il se dispose à vouloir bien m’entendre avec quelque faveur »6. La justification de cette étrange profession de foi tient à l’obligation, pour celui qui possède la vérité, d’aider au bonheur de tous en la faisant connaître ; il intervient auprès de ses semblables comme une voix de l’au-delà. Mais il ne saurait se mêler aux querelles des partis, qui sont étrangères à son univers7. Point n’est besoin de souligner combien cette vision irénique tranche sur l’attitude de Lamennais, telle que, par exemple, le livre sur La religion permet de la saisir. Encore qu’ils soient également persuadés des fondements religieux de la vie politique, les deux écrivains s’opposent dans la pratique comme un polémiste à un contemplateur.
3Ils devaient pourtant se rejoindre après 1830. Si attaché qu’il ait été à la Restauration, dont il a su parler avec beaucoup de pertinence8 , Ballanche ne fut nullement surpris par la chute des Bourbons : c’était pour lui une évidence qu’une dynastie perdait sa légitimité dès qu’elle ne représentait plus les idées de ses sujets, ni celles du temps où elle était appelée à les administrer9. Par ses implications sociales, l’événement lui apparaissait plutôt comme la confirmation de son système. Il représentait une étape importante dans l’évolution du pays, et marquait par là une manière de seuil, au delà duquel ne pouvait que s’ouvrir une ère nouvelle. Mais il posait de graves questions, auxquelles le programme de l’Avenir fournissait des réponses que le théoricien de la palingénésie devait trouver séduisantes, et assez proches du reste de ses convictions personnelles. Pas plus que Lamennais et ses amis, il ne croyait au droit divin ; de plus la revendication des libertés démocratiques n’avait rien pour l’effrayer, persuadé qu’il était que le christianisme, c’est-à-dire le règne de la charité, détenait le dernier mot de l’histoire humaine et qu’il finirait par rassembler autour de lui les individus et les peuples enfin réconciliés. On a lieu de penser qu’il suivit avec compréhension et sympathie la campagne du journal, bien qu’il se soit apparemment abstenu d’une approbation publique que son isolement ne permettait guère et qui, du reste, n’était ni dans ses principes ni dans sa manière. Ce fut la publication de l’encyclique Mirari vos qui, dans l’été 1832, l’amena à sortir de sa réserve, pour constater d’abord l’incapacité de la suprême autorité catholique à maîtriser les problèmes avec lesquels se débattait la société. Il écrit en ce sens, le 15 septembre 1832, à Madame Récamier : « Vous avez pu voir par les journaux que M. de Lamennais et ses amis, pour ne pas être en opposition avec le pape et en contradiction avec eux-mêmes se retirent de la polémique qu’ils avaient entreprise. Ils renoncent en même temps au journal l’Avenir et à l’association pour la liberté religieuse. Ceci est, à mes yeux, un grand événement, sous le rapport que le catholicisme semble de plus en plus se séparer de nous (...). Vous savez que j’étais assez disposé à croire à la possibilité de la reconstruction d’une unité catholique. M. de Lamennais vient d’y échouer. Il ne reste donc plus que la Palingénésie de votre pauvre ami. Il m’est bien démontré à présent que c’est à la société religieuse à se constituer elle-même, et une fois constituée elle produira son autorité et son symbole ». Ce texte concerne notre propos à plus d’un titre. En même temps qu’il confirme l’extrême intérêt porté par Ballanche aux thèses mennaisiennes, il montre l’importance que la condamnation de celles-ci a revêtue pour son évolution personnelle. La décision de Rome, si évidemment opposée aux besoins de l’époque, va à contre-courant de l’histoire et par là confrère un regain d’importance et d’actualité à son propre système. Mais la conformité de leurs points de vue respectifs l’incite aussi à imaginer une manière de coopération avec ceux que l’encyclique vient de frapper, et qu’elle a rendus disponibles pour de plus hauts devoirs en les écartant du combat politique. A Madame Récamier, 4 octobre 1832 : « Un mouvement religieux s’opère dans le sein même et dans les entrailles de la société. Ce mouvement n’est encore que dans le fond des esprits, mais il paraîtra bientôt à la surface. Il faut à ce mouvement des directeurs et des organes. Par la lettre encyclique du Pape, l’abbé de La Mennais et toute son école ont été jetés en dehors de l’action. Voilà que cette noble école, au lieu de consumer ses forces dans les discussions de chaque jour, va se donner tout entière à la haute spéculation. C’est-à-dire qu’elle passera de la sphère des faits dans la sphère des idées. Croyez-moi, c’est dans cette sphère des idées que toutes les intelligences doivent à présent se donner un solennel rendez-vous ». Cet espoir séduit si fort Ballanche qu’il y revient quelques jours plus tard : A Madame Récamier (13 octobre 1832) : Villemain et Cousin, qui viennent d’être nommés Pairs de France, ont fait le mauvais choix ; « ils se sont mis au service des choses, transitoires par leur nature, au lieu de se mettre au service des idées qui sont immuables (…). L’Avenir ne se publiera plus. Mais M. de Lamennais et sa noble école ne se retirent pas de ce monde. Ils s’élèvent à une philosophie générale complètement indépendante des circonstances ».
4Cette inébranlable confiance de Ballanche dans la puissance des idées, et singulièrement des siennes, venait de recevoir dans cet été 1832 la confirmation la plus inattendue. L’anecdote est significative du désarroi comme des besoins spirituels de l’époque. Par l’intermédiaire de son ami Nodier, il avait été introduit dans un cercle d’ouvriers d’abord saint-simoniens puis fouriéristes, devant lesquels il avait exposé, pour reprendre ses propres termes, « son système historique fondé sur le dogme chrétien de la déchéance et de la réhabilitation ». Il affirme avoir été parfaitement compris, « mieux – tient-il à préciser – que je ne l’aurais été dans le sein de l’académie française »10. Pour un esprit comme le sien toujours en quête des clins d’œil de la Providence, ce succès prend valeur de symbole. A Madame Récamier, 28 août 1832 : « Tout cela est dû à la sève religieuse qui est dans mes écrits, et tout cela me montre la soif qu’on a d’une direction religieuse (...). Je crois que nous allons passer quelque temps sous le régime des idées. Nous nous préparons à une nouvelle initiation (...). Le progrès se fera par les idées au Heu de se faire par les émeutes. Lorsque les idées seront mûres, elles produiront tout naturellement des faits qui en seront l’expression. Vous savez que c’est en effet, selon moi, la marche vraie de l’humanité »11.
5La suite des événements devait cruellement démentir ces rêves généreux. Après la période de calme relatif due à la poigne de Casimir Périer, l’histoire de la Monarchie de Juillet se confondit derechef, pendant des années, avec une longue suite de violences, de procès poétiques et de désordres. Ceux de Lyon touchèrent particulièrement Ballanche, qui était resté fort attaché à sa ville natale où il comptait des amis fidèles. L’analyse qu’il en fait dans ses lettres à Madame d’Hautefeuille d’avril 1834 ne manque pas de clairvoyance ; elle met en évidence les causes économiques du soulèvement populaire, et souligne la responsabilité de la bourgeoisie qui, à Lyon, « s’est délaissée elle-même. A Paris, poursuit-il, elle tient encore, mais elle se lasse. D’ailleurs tous sentent qu’il n’y a de possible qu’un provisoire disputé et angoisseux (sic) »12. Ainsi cet homme de cabinet prenait-il conscience de la gravité de la question sociale. Mais il continuait de détester les saint-simoniens13 et, à travers eux sans doute, les réformateurs socialistes, restant plus que jamais persuadé que seul le retour aux valeurs chrétiennes pouvait ramener la paix entre les hommes. C’est dans ces dispositions d’esprit qu’il reçut les Paroles d’un Croyant dès leur sortie des presses, puisqu’elles lui furent adressées en hommage de l’auteur.
6Depuis la disparition de l’Avenir, il entretenait avec celui-ci des relations personnelles assez étroites, dont la correspondance de Lamennais porte témoignage. Sainte-Beuve a évoqué ce « faible » de Ballanche pour l’abbé, en ajoutant qu’« il ne voyait pas sans une satisfaction personnelle celui qui avait paru longtemps représenter le système immobile du passé (...) se mettre en marche dans une direction qui le rapprochait de lui... »14. Les réactions du philosophe après Mirari vos montrent surtout qu’il s’était réjoui de constater que le groupe mennaisien et son chef abandonnaient les combats du journalisme pour de plus sérieuses études, et qu’il attendait beaucoup de leurs travaux. Ces circonstances expliquent l’intérêt particulier qu’il porta au nouvel écrit de celui qui était devenu pour lui un ami très proche et, croyait-il, un allié15.
7De cet ouvrage dont il est, de nos jours, assez malaisé de comprendre le retentissement immense, d’un bout à l’autre de l’Europe et dans toutes les classes de la société. Ballanche demeure l’un des critiques les plus attentifs et les plus perspicaces. D’abord, peut-être, parce qu’il s’y retrouvait, dans la forme comme dans le fond. L’auteur avait lu ses œuvres, et ne le cachait guère. Dans son édition16, Yves Le Hir a dressé le bilan de ces réminiscences, qui sont nombreuses ; elles apparaissent dans le détail du texte, dans les sources et dans ce qu’on pourrait nommer la présentation générale du livre. Mais à lui seul le choix du titre de nature à susciter, de la part de Ballanche, une curiosité pleine de sympathie. Il avait en effet appris chez Bonald, et plus encore dans la Bible, à révérer la parole, premier don de Dieu à l’homme, véhicule de la Révélation, créatrice d’idées, et à ces divers titres puissance entre toutes bénéfique ou redoutable. De même le nom prestigieux et vague de croyant confïrmait, pour le père d’Antigone et d’Orphée, l’importance de la foi dans la conduite de la vie et la confiance due par l’homme à son Créateur. Ces notions familières ne pouvaient que donner à entendre au philosophe qu’il allait se retrouver en terrain connu.
8De fait, parmi les nombreuses réactions provoquées par l’ouvrage et dont les traits les plus communs sont la stupeur, le scandale ou l’enthousiasme, l’important article qu’il confie à la Revue européenne dès mai 1834 se distingue par la mesure et la sympathie. Ce doit être par exemple l’un des tout premiers commentaires qui soulignent le rôle joué, lors de la rédaction des Paroles, par les affaires de Pologne. Elles avaient grandement ému l’opinion française, et provoqué à la Chambre comme dans la presse des discussions passionnées. Ballanche rappelle à bon droit la durable influence de ces événements, dont le succès de la traduction par Montalembert du Livre des Pélerins polonais entretenait le souvenir dans le public lettré : « Alors, écrit-il avec quelque emphase mais non sans justesse, l’expression de douleur profonde pour les malheurs immérités de notre sœur glorieuse, la Pologne, est devenue l’expression générale d’une terreur incroyable sur nos propres destinées. Alors toutes les libertés en puissance ou en expansion se sont alarmées et la première de toutes, la liberté religieuse, a jeté un cri de détresse. Alors enfin les peuples sont entrés dans une sorte de méfiance fébrile à l’égard de leurs gouvernements, et on voulu essayer de se sauver eux-mêmes ». Autant que le rappel des épreuves personnelles subies par Lamennais depuis 1832, ces précisions aident à situer l’ouvrage. Mais quand il en vient à l’examen ce celui-ci, le critique paraît moins soucieux de l’analyser objectivement que de l’apprécier en fonction de ses catégories personnelles et par rapport à son propre système. Il avait déjà utilisé cette méthode pour présenter aux lecteurs de la Revue européenne les Mémoires de M. de Chateaubriand 17, qui devenaient sous sa plume un tableau de la lutte entre le passé et l’avenir, « l’antagonisme des mœurs stables et des opinions progressives », avant de prendre place – à titre de document sur l’époque – dans le VIIe livre de la Ville des expiations. Chateaubriand, toutefois, n’était qu’un témoin, alors que Lamennais est un acteur. « Génie puissamment assimilatif », qui perçoit mieux que le commun des hommes les inquiétudes et les besoins du temps, il se dresse face à ses contemporains pour leur faire la leçon.
9De celle-ci, Ballanche approuve sans réserve l’idée maîtresse, qui était déjà la sienne : c’est dans le christianisme que réside « la seule loi réalisable de liberté et d’émancipation des hommes et des peuples ». Mais il juge nécessaire d’en estomper les outrances en transposant, pour ainsi dire, la prédication mennaisienne dans son propre registre. Sous sa plume, les Paroles d’un Croyant deviennent « une peinture mystagogique dont les emblêmes quelquefois doux, plus souvent terribles, ne doivent point être pris au pied de la lettre (...). Tout doit être apprécié, en dépouillant chaque chose des proportions gigantesques, exagérées, indéfinies d’une séance d’initiation »18. Ainsi considéré, le livre n’est plus que le tableau d’un enfantement, celui du siècle futur, une œuvre typiquement palingénésique où l’on voit l’avenir se dégager du passé en le détruisant. Vers la même époque (18 mai 1834), Ballanche précise à la Comtesse d’Hautefeuille : « Les Paroles d’un Croyant et la catastrophe de Lyon ne sont pour moi que le même événement, dans l’idée et dans le fait ; en d’autres termes, l’abstrait et le concret, qui se sont produits en même temps. Les morts vont vite, et il faut bien que le mystère de la mort finisse de s’accomplir pour que le mystère de la résurrection puisse se produire à son tour »19.
10C’était là langage d’initié, mais sans illusion sur les hommes. Après avoir justifié et approuvé Lamennais, le critique de la Revue européenne annonce les abus qu’on ne manquera pas de faire de son livre, prétexte pour les gouvernements à restreindre encore la liberté et pour les démagogues à durcir leurs exigences. Il n’est, selon lui, qu’un moyen de prévenir ces erreurs : se souvenir que l’auteur des Paroles, qui est prêtre, a délibérément placé ses audacieuses visions dans un cadre chrétien. Pour mieux souligner ce point, à ses yeux essentiel, Ballanche prend soin de reproduire à la fin de son article le premier et le dernier chapitres, qui montrent comment l’œuvre commence et s’achève par une invocation à la Trinité. Il a auparavant conjuré les puissants de prendre au sérieux les avertissements qui leur sont adressés au nom de Dieu, mais parallèlement averti la multitude que « toute émancipation en dehors du dogme chrétien est fausse, irréalisable, ne fait que replacer l’homme dans les conditions de la chute primitive, et retarder la réhabilitation de l’humanité »20. Ces commentaires sont significatifs. Ballanche s’accorde mieux avec Lamennais sur l’analyse du mal social que sur les moyens propres à le guérir. En définitive, les Paroles d’un Croyant ont d’abord représenté pour lui, comme il écrit à Madame d’Hautefeuille, « la déchirante et chrétienne expression d’un malaise incurable » ; elles transformaient leur auteur en prophète « non de l’avenir, mais du présent » (18 mai 1834)21.
11Leurs relations n’en continuèrent pas moins, pour un temps, à demeurer cordiales. En septembre 1834, après que l’encyclique Singulari nos eût condamné et les Paroles et la théologie mennaisienne dans son ensemble, le philosophe déplore à l’intention de son ami qu’à l’exemple des pouvoirs temporels, les pouvoirs spirituels « repoussent ceux-là qui seuls ont le sentiment de la transformation (et) ne veuillent conserver autour d’eux que les adorateurs de la lettre stéréotypée »22. Mais, à mesure que le Croyant s’engageait davantage dans la lutte politique au côté des démocrates, l’accord entre eux ne pouvait que se défaire. Le dédain de principe que Ballanche professait pour l’action pesait manifestement à Lamennais, et l’on sent quelque agacement de sa part dans cette mise au point du 5 décembre 1835, postérieure par conséquent au procès d’avril et au vote des lois répressives qui avaient suivi l’attentat de Fieschi : « J’admets entièrement avec vous que le christianisme est la dernière loi de l’humanité, qu’il renferme le principe de tous les perfectionnements dont l’homme est susceptible dans son état terrestre, qu’il suffit, pour satisfaire à tous les vrais besoins des peuples, de comprendre l’Évangile et de l’appliquer. Mais je vois à cela, d’un certain côté, plus d’obstacles que vous ne paraissez en attendre ». Si le ton demeure courtois, la rupture paraît presque acquise entre le militant et le visionnaire. « Je ne partage pas, précise Lamennais dans la suite, votre opinion sur l’avantage qui résulterait de ce que la politique soit réduite au silence. D’abord ce silence imposé à quelques-uns ne l’est pas à tous et, en toutes choses, je crois la discussion utile. Puis, qu’est-ce que la politique, si ce n’est l’ensemble des moyens par lesquels on peut réaliser, dans l’ordre pratique, les idées véritablement sociales ? »23. On imagine mal que Ballanche ait senti le besoin de poursuivre le débat sur ce terrain. Les conséquences pratiques de ses principes n’avaient jamais occupé durablement sa pensée ni commandé sa réflexion, qu’il situait lui-même, délibérément, en dehors de la triviale réalité. « Les hommes que leur situation dans le monde de l’humanité devrait rendre les initiateurs de cette époque, lit-on dans un fragment de la Ville des expiations, ou la méconnaissent, ou sont peu en sympathie avec elle (...). Quant à moi, je n’ai point reçu de mission pour redresser les voies de ceux qui sont faits pour gouverner la société ; l’œuvre qui s’accomplit chaque jour m’est étrangère »24. D’autre part, si les scrupules d’orthodoxie ne le tourmentaient guère, il demeurait trop catholique au fond de lui-même pour que les attaques de Lamennais contre la papauté, et le spiritualisme laïcisé qu’il professait désormais, ne le gênassent pas. Il confie par exemple à Madame d’Hautefeuille (22 décembre 1837) avoir renoncé à faire un article sur les Affaires de Rome : « (L’ouvrage), explique-t-il, est trop nul philosophiquement et logiquement. C’est pour moi une trop grande affliction pour que j’en entretienne le public ». Mais sa chaleureuse sympathie demeure acquise à l’auteur : « C’est un deuil affreux. En outre, sa situation est triste comme santé et comme fortune. Je ne le vois point, et il ne me sort pas de devant les yeux »25. Des remarques analogues ponctuent jusqu’à la fin sa correspondance, comme celle-ci (du 24 mai 1841) à propos des Discussions critiques : « Je viens de lire le nouvel écrit de M. de Lamennais. C’est un des plus tristes symptômes de ce temps. Toutefois, je trouve qu’on a bien tort de le retenir en prison... »26.
12A l’automne de 1834, Ballanche avait annoncé son intention de « faire comparaître » son ami dans la Ville des expiations, et d’examiner à cette occasion la philosophie du sens commun « qui aboutit aux traditions générales de l’humanité », les Paroles d’un Croyant alors considérées comme « l’annonce du règne du Christ sur la terre », et la métaphysique catholique dont les conférences de Juilly avaient fourni l’esquisse27. Ce projet consacrait la sympathie qu’il portait alors à l’œuvre mennaisienne. Mais la promesse n’a pas été tenue : dans la cité du repentir et de la réhabilitation, utopie toute chrétienne, le déiste démocrate d’après 1835 n’avait plus sa place. Son absence consacre une rupture que la nature des deux esprits rendait prévisible et qui résume finalement le mouvement des deux vies. Ballanche et Lamennais furent pareillement préoccupés de rechercher le sens de l’histoire, c’est-à-dire les voies du progrès. Mais l’un, tel l’hiérophante qu’il met en scène, se contentait d’en exposer les formules tandis que l’autre, toujours au cœur de la mêlée, usait sa vie à y travailler.
Notes de bas de page
1 Les raisons de cette opposition apparaissent dès 1818, dans un passage de l’Essai sur les institutions sociales où Ballanche définit en ces termes la tâche qui incombe désormais, selon lui, à l’apologétique : « Ne défendons plus la religion sous le rapport de l’utilité dont elle est, soit à l’homme, soit à la société ; c’est un vrai blasphème qui a été trop souvent reproduit. Ne demandons point pour elle l’appui des institutions politiques ; ce serait avoir des doutes impies sur sa stabilité. N’exigeons point non plus qu’elle vienne au secours de ces institutions, parce que nous pourrions l’accuser de leur chute lorsque le moment de la caducité serait venu. Le mouvement des esprits, qui est l’opinion, peut soulever la société, mais il faut que la religion reste immobile comme Dieu même » (Œuvres, Paris, 1833, t. II, p. 366 – Slatkine-Reprints, Genève, 1967, p. 194) – Les lettres à Madame Récamier sont citées d’après les originaux (B.N. Manuscrits Fr. Nouv. Acq. 14070).
2 A Mme Récamier, de Pise. La phrase omise semble préciser : « Nous le coulerons à fond », mais la lecture est incertaine.
3 In Naissance de la conscience romantique au siècle des lumières, Paris, 1976, p. 273 sq.
4 Viatte, Un ami de Ballanche, Claude Julien Bredin, Paris, 1928, p. 31.
5 L’Equipe de recherche associée au CNRS n° 447 en achève une édition critique.
6 Fonds Ballanche de la Bibliothèque Municipale de Lyon.
7 Sensible dès les premières publications, cet éloignement deviendra l’un des traits caractéristiques de sa personnalité.
8 Cf. notamment Œuvres, op. cit., t. I, p. 381 sq (Slatkine-Reprints, p. 101) et Post-Scriptum, ibid., t. VI, p. 356 sq (Slatkine-Reprints, p. 569).
9 Cf. Le Vieillard et le Jeune Homme, in Œuvres, op. cit., t. III, p. 37 (Slatkine-Reprints, p. 22). Ballanche est souvent revenu sur cette idée.
10 Lettre à Mme Récamier que, malgré une lecture incertaine, son contenu permet de dater du 1er septembre 1832.
11 C’est dans cette lettre pleine d’optimisme que Ballanche évoque pour la première fois le cercle ouvrier où il devait être invité.
12 A. Marquiset, Ballanche et Mme d’Hautefeuille, Paris, 1912, p. 21 (25 avril) ; le 18, Ballanche avait avoué son désarroi : « Je comptais sur un temps de transition, et voilà que nous nous précipitons vers un dénouement pour lequel nous sommes loin d’être préparés... ».
13 Ils sont vivement pris à partie dans les inédits conservés à Lyon.
14 Chateaubriand et son groupe littéraire sous l’Empire, éd. Allem, Paris, 1948, p. 316.
15 C’est, semble-t-il, de cette époque aussi que datent le Prospectus et le Discours préliminaire conservés dans le fonds Ballanche, composés par l’écrivain en vue de la publication d’une revue intitulée La France religieuse et poétique, que certains disciples de Lamennais songeaient à créer pour diffuser la pensée du maître. Le projet n’eut pas de suite. Ces textes seront publiés dans l’édition de la Ville des Expiations annoncée plus haut.
16 Paris, 1949.
17 Avril 1834, t. VIII, p. 227-241.
18 Revue européenne, mai 1834, t. VIII, p. 346.
19 Op. cit., p. 27.
20 Op. cit., p. 348.
21 Op. cit., p. 26.
22 Cf. A.J.L. Busst, An unpublished letter from Ballanche to Lamennais, in The Modern Language Review, avril 1968, p. 361. On peut du reste se demander si ce texte, dont l’original est conservé dans le fonds Ballanche restitue la véritable teneur de la lettre à Lamennais à laquelle Ballanche fait allusion dans sa lettre à Mme d’Hautefeuille du 24 septembre 1834 (cf. op. cit., p. 32).
23 Correspondance générale, Paris, 1977, t. VI, p. 523.
24 Manuscrit du fonds Ballanche.
25 Op. cit., p. 115.
26 Ibid., p. 185.
27 Cf. A.J.L. Busst, op. cit.
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Aux origines du socialisme français
Pierre Leroux et ses premiers écrits (1824-1830)
Jean-Jacques Goblot
1977
L'Instrument périodique
La fonction de la presse au xviiie siècle
Claude Labrosse et Pierre Retat
1985
La Suite à l'ordinaire prochain
La représentation du monde dans les gazettes
Chantal Thomas et Denis Reynaud (dir.)
1999
Élire domicile
La construction sociale des choix résidentiels
Jean-Yves Authier, Catherine Bonvalet et Jean-Pierre Lévy (dir.)
2010