Chapitre VI. Joseph de Maistre et Lamennais
p. 121-138
Texte intégral
1Joseph de Maistre et Lamennais : dans la France de 1820 ces deux noms sont aussi naturellement associés l’un à l’autre que, cinquante ans plus tard, ceux de Renan et de Taine. Si, dans les controverses politiques, Bonald leur est souvent adjoint, c’est l’auteur du Pape et celui de l’Essai sur l’indifférence qui sont tenus pour les nouveaux Pères de l’Eglise. Ils ont conquis cet honneur de haute lutte, en imposant à l’opinion la discussion de questions qui pouvaient passer pour n’intéresser que les théologiens, et en menant ces débats avec une rigueur fort éloignée des poétiques élégances de Chateaubriand. Chacun certes conserve sa manière, et un adversaire aussi scrupuleusement attentif que Damiron se garde de les confondre1. Mais l’extrême droite catholique s’embarrassait peu de ces nuances. Parce qu’ils s’employaient également à combattre la philosophie du dix-huitième siècle et les traditions gallicanes, le Savoyard et le Breton lui paraissaient les champions prédestinés d’une même cause, la sienne, et elle les unissait en un même hommage : En mai 1824, par exemple, le Mémorial catholique célébrait « l’imposante unité de leurs doctrines », et les tenait l’un comme l’autre pour « envoyés de Dieu, chargés de la mission de porter la lumière partout où l’erreur a porté ses ténèbres »2. Ce dithyrambe n’est pas isolé3.
2La réalité, on s’en doute, est moins simple, et cette étude a pour but de chercher à la préciser. Mais on ne saurait méconnaître qu’avant de diverger au point, quelque dix années plus tard, de s’exclure, leurs deux attitudes ont d’abord présenté de nombreuses ressemblances, et que, dans un premier moment, ils se sont pour ainsi dire prêté assistance. Il y a lieu de rappeler, d’autre part, qu’entre 1817, date du premier volume de l’Essai sur l’indifférence, et 1821, où Joseph de Maistre est mort, les deux hommes ont entretenu une correspondance qui témoignait d’une vive et réciproque estime. Non contents de se lire mutuellement, ils se sont décerné des compliments prouvant qu’ils ressentaient vivement ce qui les rapprochait.
3A vrai dire, leurs préoccupations comme leur état d’esprit les portaient l’un vers l’autre, et ils s’étaient rencontrés avant même de constater qu’ils combattaient côte à côte. Lamennais avait, de longue date, voué une tenace hostilité à la Révolution qui avait tant assombri sa jeunesse. Or, même s’il ne semble pas avoir accordé sur le moment une attention particulière aux Considérations sur la France, lors de leur réimpression à Paris sous la première Restauration, il avait pu en retrouver les principales idées dans les conférences prononcées par Frayssinous à Saint-Sulpice en novembre 18144. L’orateur avait décidé de reprendre, avec l’appui de l’autorité royale, la prédication que le gouvernement impérial avait interdite cinq ans auparavant en raison de son trop grand succès, et on a lieu de penser que cette initiative ne passa pas inaperçue de l’auteur de la Tradition de l’ Eglise sur l’institution des évêques, venu de sa province dans la capitale pour surveiller l’impression de son ouvrage. Frayssinous avait une juste conscience de ses forces, et se sentait peu capable de traiter avec ses seules ressources le grand sujet que les circonstances imposaient : juger la Révolution de 1789 dans ses causes, son déroulement et ses résultats. Aussi avait-il demandé le secours de l’écrivain qui, dès 1796 et à peu près seul parmi ses confrères de langue française, avait sur mesurer l’ampleur de l’événement, et entrevoir l’action de la Providence derrière des bouleversements qui laissaient tant de bons esprits hébétés et meurtris. Il lui avait donc emprunté ses vues sur le caractère satanique de la Révolution, conçue comme l’affrontement de la philosophie et de la religion. C’était confirmer la vision que Lamennais avait déjà des choses. Mais inversement la Tradition de l’Eglise sur l’institution des évêques, dont les soucis de l’heure rendaient, en août 1814, la publication assez inopportune et qui eut de ce fait un maigre succès, compta parmi ses premiers lecteurs le Lyonnais Deplace, qui devait bientôt aider Joseph de Maistre à mettre au point le texte du Pape 5. Avec un grand luxe d’érudition, les frères Lamennais exposaient les fondements historiques et théologiques de l’ultramontanisme : malgré certaines divergences doctrinales touchant les relations entre papes et souverains, leur travail rejoignait celui que s’apprêtait à livrer au public l’ambassadeur en Russie de S.M. le Roi de Sardaigne, sitôt rentré dans sa patrie6.
4Mais, dès l’abord, il y avait mieux encore entre les deux hommes que cette communauté de sentiments et d’intérêts. Ils semblent bien, en effet, avoir appartenu à la même famille d’esprits, et l’on peut se demander, au moment où nous sommes, si cette ressemblance dans la démarche intellectuelle n’explique pas, pour une part, l’hésitation de l’autorité romaine à trop ouvertement approuver ces défenseurs hors du commun. Peu à l’aise dans les salons du noble faubourg, tous deux se sentent provinciaux – ou étrangers – à Paris, où pourtant leur réputation est grande. C’est que ces parfaits honnêtes gens ne savent guère ménager l’adversaire, ni jouer le jeu de l’urbanité dès qu’il s’agit de défendre leurs idées. Persuadés de la justesse de leur cause, qu’ils confondent avec les chances de survie de la société, ils abandonnent alors toute mesure, et leur passion dans la discussion ne répugne pas à l’invective. « Il y a, dit le Comte des Soirées pour sa propre défense, une certaine colère rationnelle qui s’accorde fort bien la sagesse ; l’Esprit Saint lui-même l’a déclarée formellement exempte de péché »7. Lamennais aurait eu, lui aussi, les meilleurs motifs d’invoquer cette excuse, ou cette garantie... Egalement portés aux vastes envolées, intrépides devant les conséquences de ce qu’ils tiennent pour la vérité, tous deux asservissent volontiers les détails aux ensembles, et leur pensée ne connaît guère d’autre discipline que son propre mouvement. Ainsi s’expliquent sans doute leur goût pour les citations brusquées, apprêtées ou tronquées, et leur dédain pour les servitudes de la critique historique, d’autant plus surprenant à première vue qu’ils inclinent par conviction à chercher dans le passé l’explication du présent. Mais ils se soucient plus de plier les faits aux besoins de leurs démontrations que de les comprendre, voire de les justement apprécier. Leur érudition semble à la fois immense et courte : malgré quelques pointes vers l’Orient ou les recherches asiatiques, ils réfèrent d’abord, outre la patristique et les Ecritures, à leur fonds humaniste et à la littérature du dix-huitième siècle. Celle-ci demeure, à la fois, leur ennemie de prédilection et leur compagne la plus fidèle. Les invectives des Soirées contre Voltaire sont fameuses, et Camille Latreille a montré l’incessant usage que le livre Du Pape fait de l’Essai sur les mœurs, tout ensemble repoussoir et arsenal8. Nous avons nous-même rappelé ailleurs que ce grand répertoire de faits, à travers lequel le public de 1820 continuait d’apprendre l’histoire, joue dans l’Essai sur l’indifférence un rôle à peu près comparable9. Ou pourrait multiplier ces ressemblances, qui tiennent à l’époque et à la pente des deux esprits. Il n’est pas inutile de souligner l’une des plus notables, qui mériterait un long développement : la conscience que la France a reçu de la Providence une mission dans le monde des intelligences. Sur ce sujet, l’« Avenir » et d’autres publications mennaisiennes reprendront à leur compte, après 1830, les vues exposées dès les Considérations et si vigoureusement développées dans les Soirées. Tant de similitudes ne pouvaient que donner le sentiment d’une manière d’harmonie préétablie, et susciter d’emblée la confiance. Chacun des deux écrivains, pratiquant l’autre, avait chance de se sentir à l’aise, et un peu comme chez lui.
5Aussi bien est-on frappé du zèle avec lequel, en juin 1820, Lamennais décide, malgré la besogne qui l’accable, de consacrer une longue étude au livre Du Pape 10. Maistre, on le sait, avait demandé à Lamartine de faire hommage de son traité au confrère dont il se disait le « très grand admirateur », et qu’il appelait « l’honneur de notre parti, dont le superbe lever annonce un midi que je ne verrai pas mais qui enchantera les contemporains »11 . L’abbé n’était pas demeuré en reste, soulignant à son tour, dans une lettre à Joseph de Maistre, « l’impatience que doit avoir de connaître une nouvelle production de votre génie tout homme qui s’intéresse à la religion et à la société »12. Quelques mois plus tard, sa correspondance témoigne d’une lecture attentive de l’ouvrage, et annonce le compte-rendu auquel il attachait beaucoup d’importance. Car, écrivait-il avec sa vigueur coutumière, « ce serait aujourd’hui, non seulement un crime, mais un ridicule, de venir parler des libertés dans l’Êglise »13. C’était laisser entendre combien il appréciait la doctrine du livre et son opportunité, allant jusqu’à recommander de le faire connaître en Allemagne14 .
6L’ample recension publiée dans le « Défenseur » et reprise dans les Nouveaux mélanges 15 ne dément pas ces promesses. Rédigée sur un ton collégial encore que déférent, elle est d’un ami et d’un allié, qui pousse la bienveillance jusqu’à excuser Joseph de Maistre des reproches d’aigreur dans la discussion qui, non sans fondement, lui avaient été adressés. D’un bout à l’autre, l’adhésion est sans réserve ni nuance, et le critique livre d’emblée son sentiment, avec une ardeur où il entre peut-être quelque défi à l’endroit de l’adversaire : « Le pape et le christianisme c’est tout un, si l’on tient que le christianisme est une société qui ait sa constitution, ses lois, sa hiérarchie, sa police ». Cependant ; non content de suivre la pensée maistrienne dans son cheminement, Lamennais tend à la réduire à son armature logique : il cherche, conformément à la méthode utilisée pour son propre compte dans la Défense de l’Essai, à la traduire en un réseau de propositions si rigoureusement agencées que le lecteur n’ait d’autre choix que de les admettre ou, en les refusant, d’avouer sa propre sottise. Ce dogmatisme s’accompagne du reste d’une parfaite bonne conscience car, pour l’abbé, le livre Du Pape a le mérite de poser une question d’intérêt général, et concerne la politique au même titre que la théologie : « Le temps est venu, écrit-il, où il faut que toute vérité soit dite, parce qu’il faut que toute vérité soit crue... Il n’existe pour aucune Eglise, comme pour aucun peuple, de privilège de raison, et la véritable liberté n’est pour tous qu’une parfaite obéissance ». Une telle remarque montre comment, à mainte reprise, le compte-rendu devient profession de foi. Lamennais s’autorise de la thèse exposée dans l’ouvrage pour livrer ses propres idées au public, quitte à durcir la pensée de l’auteur et à lui donner une allure plus tranchante encore que dans l’original. N’avait-il pas avoué, quelques mois auparavant, qu’il entendait rédiger sa critique « en présence de Dieu », parce qu’elle représentait pour lui un devoir de conscience ?16. Autant que du livre Du Pape, ces pages véhémentes et sévères nous entretiennent de ce qu’il croit et tient, en toute occasion, à rappeler. A ce titre, elles fixent le moment où, entre les deux ultramontains, l’alliance a été la plus étroite. Mais les circonstances seules lui donnaient une allure aussi parfaite. D’accord pour reconnaître toute l’extension possible aux prérogatives du Saint-Siège, les deux défenseurs de la foi concevaient chacun à sa manière le service de la vérité qui les unissait.
7De fait, derrière les témoignages d’admiration et d’estime, la correspondance échangée entre Turin et La Chênaie laisse bientôt apparaître certaines dissonances. Intelligence rigoureuse encore que portée aux intuitions fulgurantes, Joseph de Maistre ne tarde pas à montrer quelque réticence devant la hardiesse simplificatrice de la pensée mennaisienne. La rencontre est curieuse, de l’écrivain laïque donnant, à propos d’apologétique, une discrète mais précise leçon de prudence – et de méthode – au théologien. C’est qu’il avait compris, dès l’apparition du second volume de l’Essai sur l’indifférence en septembre 1820, la dangereuse fragilité de la théorie de la certitude sur laquelle tout reposait désormais dans le système du sens commun. Bien que le passage soit connu, il n’est pas inutile de le citer, parce qu’il aide à situer les deux hommes l’un par rapport à l’autre ; la clairvoyance du philosophe, qui dissimule son avertissement sous les éloges, et laisse entendre plus qu’il n’exprime, n’a pas, à notre connaissance, d’équivalent à cette date : « Qu’est-ce que la vérité, Monsieur l’abbé ? Le seul qui pouvait répondre ne le voulut pas (...). Si j’avais un conseil à vous donner, ce serait celui-ci, avec votre permission : Ne laissez pas dissiper votre talent. Vous avez reçu de la nature un boulet, n’en faites pas de la dragée, qui ne pourrait tirer que des moineaux, tandis que nous avons des tigres en tête. On s’empresse d’attacher votre nom à une foule de sujets, ce qui est bien naturel ; mais, croyez-moi, n’en faites rien. Recueillez vos forces et votre talent, et donnez-nous quelque chose de grand »17. Ce quelque chose de grand, c’était précisément, pour Lamennais, la théorie de la certitude dans laquelle il s’obstinait à voir l’arme absolue de la pensée contre les hérétiques et les incroyants. Aussi, le 2 janvier 1821, présente-t-il dans sa réponse la défense de ses idées non sans un regain d’assurance : « Depuis que la raison s’est déclarée souveraine, écrit-il avec une vigueur qui tranche, à dessein sans doute, sur les formules plus enveloppées de son correspondant, il faut aller droit à elle, la saisir sur son trône, et la forcer, sous peine de mort, de se prosterner devant la raison de Dieu ». Car l’époque interdit la prudence ou le compromis : « Tout est extrême aujourd’hui ; il n’y a plus de demeure mitoyenne, il n’y a plus de terre. Oh ! Monsieur, que le spectacle que nous avons sous les yeux est grand »18. Un tel langage avait de quoi séduire le hardi penseur des Soirées. Celui-ci, néanmoins, était trop lucide, et peut-être trop inquiet, pour lâcher prise si vite. Le 24 février 1821, à la veille de l’agonie et déjà sur son lit de mort, il crut de son devoir de répondre à ce plaidoyer. Est-ce le fait des circonstances, ou l’importance qu’après avoir deviné Lamennais il attachait à l’affaire ? Cette ultime mise au point est empreinte d’une singulière gravité. Ce qu’on a coutume d’appeler le drame mennaisien s’ouvre ainsi par un appel à la prudence venu des confins de l’éternité ; dans cette histoire si fertile en rebondissements et si riche en passions de tous ordres, il est peu d’épisodes aussi imposants : « Je voudrais bien pouvoir répondre en détail à votre belle lettre du 2 janvier, mais je n’en ai pas la force (...). Je voudrais cependant, Monsieur l’abbé, vous dire un mot essentiel : vous voulez saisir la raison sur son trône et la forcer de faire une belle révérence, mais avec quelle main saisirons-nous cette insolente ? Avec celle de l’autorité sans doute, je n’en connais pas d’autre que nous puissions employer : nous voilà donc à Rome, réduits au système Romain et à ces mêmes arguments qui ne vous semblent plus rien (...). Prenez garde, Monsieur l’abbé, allons doucement, j’ai peur, et c’est tout ce que je puis vous dire »19.
8La mort, nous venons de le rappeler, interrompit ce dialogue, et l’on ne peut que rêver à ses possibles développements. Il n’en reste pas moins que, dans le premier tome de Y Essai sur l’indifférence déjà, Joseph de Maistre avait découvert, pour reprendre ses propres termes, « plus d’une preuve que l’auteur lui avait fait l’honneur de le lire très attentivement »20 . De fait, jusque vers la fin de la Restauration, la pensée des deux écrivains continue d’offrir plus d’un trait commun ; dans toute la première partie de sa carrière, et sans renoncer à son indépendance, Lamennais a largement profité des suggestions de son grand devancier.
9Leur point de départ, d’abord, semble identique. Comme leur allié Bonald, tous deux font de l’homme un être social, instruit par Dieu et qui, marqué par le péché, doit être gouverné selon les principes que la Révélation a posés. Les formules péremptoires de l’Essai reprennent certaines remarques des Considérations sur la France et du Principe générateur des constitutions politiques, en leur ajoutant peut-être ce supplément de rigueur que nous avons relevé dans le compte-rendu du livre Du Pape : « La Religion, la morale, la société, sont des faits généraux comme la pesanteur, des lois générales et indépendantes de nos idées comme les lois de l’équilibre. Dès qu’on les considère comme de pures abstractions tout est perdu »21. Déjà on avait pu lire dans les Considérations sur la France (chapitre V) que « l’oubli seul du grand Etre (je ne dis pas le mépris) est un anathème irrévocable sur les ouvrages humains qui en sont flétris... Qu’on rie des idées religieuses ou qu’on les vénère, n’importe, elles ne forment pas moins, vraies ou fausses, la base unique de toutes les institutions durables ». Dans les deux analyses, le problème de la vérité est présenté comme étroitement lié à celui de l’autorité surnaturelle, et l’on est même conduit à penser que la fréquentation de Joseph de Maistre a porté, sur ce point, Lamennais à davantage d’intransigeance. L’une des Pensées publiées en 1826 dans les Nouveaux mélanges corrige vivement la formule de Voltaire selon laquelle « la vraie liberté consiste à n’obéir qu’aux lois ». « Rien, réplique l’abbé, ne montre mieux que cette espèce d’apophtegme philosophique avec quelle facilité les hommes se contentent d^une apparence de sens. Les lois ne commandent point ; elles sont la chose commandée... Etre libre, c’est n’obéir qu’à un pouvoir légitime dont les volontés sont justes, (en d’autres termes) au pouvoir établi de Dieu, et qui gouverne selon la loi de Dieu... La vraie politique, aussi bien que la vraie philosophie, commence et finit dans le catéchisme »22. Certes, dans les derniers volumes de l’Essai sur l’indifférence, Joseph de Maistre n’apparaît que discrètement : le seul Eclaircissement sur les sacrifices est cité, quand il s’agit d’établir l’universalité de la croyance à la vertu expiatoire du sang23. Mais Lamennais manifesta dès 1821 l’intention d’utiliser les Soirées de Saint-Pétersbourg pour sa documentation, et l’allure générale de la démonstration prouve assez qu’il n’a pas dédaigné ce modèle24.
10On ne saurait pour autant oublier les réserves qu’à la veille même de sa mort, le philosophe de Turin avait tenu à formuler contre l’apologétique dont l’Essai sur l’indifférence se donnait pour la conséquence. Réduit à l’essentiel, ce système consistait à opposer l’impuissance du sens privé à l’infaillibilité de la raison générale : celle-ci, qui reposait en dernière analyse sur la révélation primitive, attestée puis conservée par la tradition de tous les peuples, prêtait aux individus la lumière qu’elle avait reçue de Dieu. Ainsi, dans l’ordre de la connaissance comme en matière religieuse, la foi précédait le raisonnement, qui ne parvenait à la certitude qu’en se laissant guider par elle. Dès lors, l’opposition que les incroyants se jugeaient fondés à dénoncer entre le dogme et la raison n’avait plus de sens : au heu de faire violence à l’intelligence, la soumission du catholique à l’Eglise symbolisait la condition générale de l’humanité, contrainte depuis les origines, et dans tous les domaines, de se référer à l’enseignement surnaturel pour atteindre le vrai. Joseph de Maistre était métaphysicien trop averti pour admettre cette construction sommaire. Certes, à la fin du VIIIème chapitre des Considérations sur la France, il avait lui aussi durement censuré l’orgueil intellectuel : « Que sommes-nous, faibles et aveugles humains ? et qu’est-ce que cette lumière tremblotante que nous appelons Raison ? Quand nous avons réuni toutes les probabilités, interrogé l’histoire, discuté tous les doutes et tous les intérêts, nous pouvons encore n’embrasser qu’une vue trompeuse au heu de la vérité ». Mais ce sont, en 1796, les circonstances politiques qui inspirent ces propos désenchantés, destinés à maintenir les droits de « l’inexorable Providence » face au naïf optimisme des faiseurs de constitutions. Il suffit de lire les Soirées pour comprendre que l’auteur, même s’il répudie le rationalisme des Lumières, ne songe nullement à grandir la foi en humiliant la raison. Il avait noté, dans l’Examen de la philosophie de Bacon, que l’Êcriture Sainte qui ne révèle nulle part l’existence de Dieu, semble l’assimiler à une vérité antérieurement connue : pour recevoir une vérité nouvelle, l’homme doit porter en lui-même une vérité primitive qui le met en état de juger l’autre. Mais il avait eu soin d’ajouter aussitôt que, si l’on séparait la raison de la foi, la révélation ne prouvait plus rien parce qu’elle ne pouvait plus être prouvée elle-même25. Cette remarque, antérieure à l’Essai sur l’indifférence, semble établir que Joseph de Maistre avait d’avance refusé la radicale impuissance du sens privé qui constitue, pour Lamennais, une fondamentale évidence. C’est finalement dans les Soirées qu’apparaît le mieux sa position personnelle sur ce point si important. Dans le second entretien, le Comte soutient que, la raison étant peu apte à conduire les hommes, « en général il est bon, quoi qu’on en dise, de commencer par l’autorité ». Toutefois, la conséquence qu’il tire de cette observation se limite à la défense des idées innées. Il aime à rappeler que l’existence de celles-ci a été admise par « les plus grands, les plus nobles, les plus vertueux génies de l’univers », tandis que l’opinion contraire, à ses yeux « la plus grossière et la plus vile des erreurs », était professée par Locke et Condillac... Sans doute le péché originel a-t-il rendu plus malaisée la contemplation de ces idées innées, mais elles n’en continuent pas moins de nous guider et de permettre au chrétien une première approche de la vérité. Dans le troisième entretien, le Comte recourt à l’image pour préciser comment, dans la pratique, la certitude de la croyance se concilie avec la liberté de la pensée : « J’accorde à la raison tout ce que je lui dois. L’homme ne l’a reçue que pour s’en servir, et nous avons assez bien prouvé, je pense, qu’elle n’est pas fort embarrassée par les difficultés qu’on lui oppose contre la Providence. Toutefois, ne comptons point exclusivement sur une lumière trop sujette à se trouver éclipsée par ces ténèbres du cœur, toujours prêtes à s’élever entre la vérité et nous. Entrons dans le sanctuaire ! c’est là que tous les scrupules, que tous les scandales s’évanouissent. Le doute ressemble à ces mouches importunes qu’on chasse, et qui reviennent toujours. Il s’envole sans doute au premier geste de la raison ; mais la Religion le tue, et franchement c’est un peu mieux ». Ce parti somme toute mesuré est fort éloigné des outrances mennaisiennes. Il permet de réserver à côté de la foi la juste part de la philosophie, et n’empêche nullement, par ailleurs, de faire l’apologie du sens commun, entendu comme la somme de toutes les vérités apprises de Dieu à l’origine, et qui peut se prévaloir du consentement unanime des sages.
11De Joseph de Maistre à Lamennais s’opère donc une manière de glissement : si l’économie générale des deux systèmes demeure comparable, les concepts essentiels n’y recouvrent plus le même contenu. Mais, en définitive, la majesté du dogme semble mieux préservée dans les Soirées de Saint-Pétersbourg où la réflexion individuelle conserve son autonomie, que dans l’Essai sur l’indifférence, où elle est étroitement asservie à l’enseignement révélé. Il y a, dans la pensée maistrienne, une volonté d’équilibre et une ouverture vers la métaphysique qui manquent totalement à Lamennais. Cette différence tient, selon toute vraisemblance, à des dispositions personnelles : la confiance que le Comte continue de manifester à l’intelligence s’explique par sa longue expérience de la méditation solitaire. Certes, nous l’avons rappelé en commençant, pour les deux écrivains la pensée implique toujours un engagement, et chacun de leurs écrits ressemble à un combat, au long duquel l’adversaire est vivement pressé. Mais, au cœur même de la mêlée, Joseph de Maistre reste l’homme des spéculations les plus ambitieuses ; il cherche sans cesse à prendre du champ, afin de gagner les hautes régions où sa pensée se sent à l’aise. Ses commentateurs ont eu raison de souligner l’importance qu’a revêtue pour lui le mot de Saint-Paul selon lequel « le monde est un ensemble de choses invisibles manifestées visiblement ». Ce propos, que cite avec tant de faveur le dixième entretien des Soirées, fournit le meilleur exergue de toute son œuvre. C’est ainsi que le combat qu’il mène contre le sensualisme vise d’abord à sauver la spiritualité de l’âme, et que ses observations critiques sur nos moyens de connaître, même s’il ne les organise jamais en système, paraissent avoir pour objet de justifier la hardiesse des vues que lui inspire le mouvement même de son intelligence. Obéissant à des impulsions différentes, et poursuivant des fins plus immédiates, Lamennais se situe dans l’Essai sur un tout autre plan. Préoccupé d’agir sur son lecteur autant et plus que de lui donner à penser, à la fois dogmatique et véhément, fort étranger du reste au mysticisme qui a si profondément marqué son vis-à-vis, il est d’abord soucieux d’attaquer ou de défendre, et semble toujours craindre de ne pas faire assez belle la part du dogme qu’il a décidé de servir. On comprend dès lors pourquoi, dans l’abondante production maistrienne, le seul livre Du Pape a suscité son adhésion explicite : ce traité de l’ultramontanisme, où il retrouvait nombre de ses thèses les plus chères, prenait tout naturellement place dans son propre univers.
12Sans doute, sur certains points fort importants, les Considérations sur la France, l’Essai sur le principe générateur des constitutions politiques et, plus encore, les Soirées de Saint-Pétersbourg devancent l’Essai sur l’indifférence. Quand il cherche les traces de la révélation primitive dans les traditions religieuses de tous les peuples, Lamennais reprend et précise une enquête largement commencée par son prédécesseur, qui n’avait pas craint de présenter le catholicisme comme l’expression divinisée des lois générales du monde. Mais si, à première vue, la démarche est comparable, les intentions qui l’inspirent sont assez différentes. Préoccupé d’établir le gouvernement temporel de la Providence, Maistre privilégie tout ce qui concerne le problème du mal au point, comme on l’a dit, de voir d’abord dans le déroulement de l’histoire la manisfestation extérieure du dogme de l’expiation26. Attaché à démontrer que la doctrine de l’Eglise se confond avec « la raison des hommes et des siècles », Lamennais considère surtout l’enchaînement des révélations successives, et les effets de cet enseignement surnaturel sur la vie religieuse et intellectuelle de l’humanité. « Le genre humain, écrit-il par exemple à la fin de l’Essai, a trois évangiles qui, parfaitement semblables pour le fond, ne diffèrent les uns des autres que par de plus grands développements : l’Evangile de la tradition patriarcale, l’Evangile des prophètes, l’Evangile enfin de Jésus-Christ. Si on en rejette un, il faut les rejeter tous ; il faut abjurer non seulement la foi des Chrétiens, la foi des Juifs, mais la foi de toutes les nations »27. Une telle proposition donne une forme catégorique et quasi dogmatique à ce que les Soirées, pour ne prendre qu’elles, se bornaient à suggérer. Nous retrouvons, une fois de plus, la constante différence de préoccupations et d’accent qui sépare les deux esprits.
13Le seul endroit où, en ces matières, ils se rencontrent parce que la logique de leur pensée y conduisait pareillement, semble être ce qu’on pourrait nommer une certaine laïcisation du dogme, ou du moins une conception tout humaine de la rédemption. Certes la sincérité de leur croyance ne saurait faire de doute, ni le souci d’orthodoxie dont témoigne leur conduite. Il n’en reste pas moins que, ni dans les Soirées de Saint-Pétersbourg ni dans l’Essaz sur l’indifférence, le mystère de l’Eglise n’est véritablement mis en lumière. On sait par exemple l’importance attachée par Joseph de Maistre au sacrifice volontaire de l’innocence, qui constitue l’un de ses thèmes de réflexion privilégiés dès les Considérations sur la France. Or, à le lire, l’impression naît souvent qu’un tel acte vaut par les dispositions personnelles de celui qui le consent, au lieu de tenir son efficacité, comme l’enseigne la théologie, de la Passion dont il est l’image. Un de ses commentateurs le notait dès le siècle dernier : « Croyant avoir éclairci la théorie chrétienne, il en a réellement suggéré une autre. On pourrait très bien, d’après lui, se représenter tous les souffrants et méritants comme rachetant l’humanité, en vertu de l’unité d’où elle sort et vers laquelle elle tend ; tous les Saints seraient des Christs, et le Christ Jésus n’en serait que la figure première, éminente, idéalisée par le culte public »28. De même vers la fin de l’Essai sur l’indifférence, venant après les développements trop sagement traditionnels consacrés aux prophéties et aux miracles, le chapitre intitulé Jésus-Christ déçoit : dans un ouvrage dont l’ambition consiste à imposer la foi en Dieu comme la source de toute vérité, il aurait dû constituer l’un des sommets, et l’on attendait mieux de l’auteur sur ce grand sujet que la reprise des Evangiles et de Saint-Paul. C’est que, ici et là, prévaut le point de vue historique. Désireux de considérer dans son ensemble l’évolution de l’humanité, chacun des deux auteurs s’attache à en marquer à la fois la continuité et le progrès, dont le Calvaire constitue à leurs yeux une étape essentielle mais non pas ultime. A la fin des Soirées, le Sénateur le rappelle explicitement dans un propos célèbre : « Tout annonce, dit-il au Comte, et vos propres observations mêmes le démontrent, je ne sais quelle grande unité vers laquelle nous marchons à grands pas », et il dénonce peu après « l’étrange raisonnement » selon lequel Dieu s’interdirait toute manifestation nouvelle. Lamennais, quant à lui, soulignait dès la préface de l’Essai « l’espace immense que le christianisme avait fait parcourir à l’esprit humain », ce qui pouvait laisser entendre que la révélation évangélique n’avait pas encore livré toutes ses richesses. Cette impatience de l’avenir et de ses promesses semble, chez l’un comme chez l’autre, plus volontiers mise en valeur que la communion des saints.
14C’est un théologien trop oublié, l’abbé Gerbet, qui procèdera sur ce point aux corrections nécessaires. Ce disciple de Lamennais, qui restera le compagnon fidèle de son maître jusqu’aux Paroles d’un croyant, a estimé assez Joseph de Maistre pour, en hommage à cet illustre devancier, nommer Considérations sur le dogme générateur de la piété catholique un traité sur l’eucharistie composé par ses soins. Malgré la part prise par l’auteur à l’aventure de l’« Avenir », le livre n’a jamais encouru de censure de la part de l’autorité ecclésiastique. Il présente pour nous cet intérêt de réconcilier certaines propositions maistriennes avec l’orthodoxie. Car les emprunts aux Soirées y sont fort apparents, et plus encore à l’Eclaircissement sur les sacrifices. Mais les mêmes constatations changent désormais de sens, les réflexions sur la prière en fournissent un premier exemple. « Toutes les religions sont plus ou moins fécondes en prières... ordonnez à vos cœurs d’être attentifs, et lisez (les) toutes... : vous verrez la véritable Religion comme vous voyez le soleil »29. Gerbet approuve cette opinion du Comte, qui constitue l’un des fondements de son propre travail. Mais, demande aussi le même interlocuteur, quelle créature a jamais pu croire en conscience sa prière digne d’être exaucée ? S’agit-il de prières publiques ? « Au milieu de ces chants pompeux et de ces rites augustes, parmi cette foule d’hommes rassemblés, combien y a-t-il qui, par leur foi et par leur œuvres, aient le droit de prier, et l’espérance fondée de prier avec efficaité ? »30 Rien n’est plus significatif des préoccupations de Joseph de Maistre que cette grave question. Or le théologien mennaisien se dispense de la poser. Il lui suffit de réfléchir sur la vertu d’un acte qui place le fidèle dans un rapport de soumission, mais aussi de confiance et d’amour avec Dieu31, et de montrer comment la puissance du catholicisme sur les âmes est justifiée par l’universelle charité qu’il professe. L’interprétation de la valeur rédemptrice du sacrifice témoigne d’un changement du même ordre. Selon Joseph de Maistre, aux temps de l’idolâtrie la crainte avait toujours tempéré la joie dans le cœur des hommes : « Les Dieux sont bons... ; nous leur devons la louange et l’action de grâces. Mais les Dieux sont justes et nous sommes coupables : il faut les apaiser... »32, la pratique universelle du sacrifice trouve son explication dans cette « opinion aussi ancienne que le monde, que le ciel irrité contre la chair et le sang ne pouvait être apaisé que par le sang »33. La Passion a réalisé la perfection de cet ancien usage, et l’auteur de l’Eclaircissement montre comment elle « satisfait la raison en l’écrasant »34. Finalement, entre le péché originel et l’eucharistie, il découvre la proportion exacte du mal et du remède, la plus saisissante de ces analogies dont les Illuminés lui avaient appris l’importance35.
15Si elles reprennent cette interprétation du passé, les Considérations de Gerbet ont un tout autre ton. Dès le début, avec plus d’apaisante certitude que d’angoisse, l’auteur évoque « l’immense système divin » dans lequel sa foi l’autorise à s’aventurer sans trembler parce qu’elle lui permet d’en entrevoir les lois. Alors que Joseph de Maistre ne perdait pas une occasion d’humilier notre faiblesse, il suggère, lui, que la toute puissance divine constitue le meilleur espoir et non pas l’effroi du croyant. Sans cesse il utilise les vues de son devancier, dont la hardiesse touche à l’élan mystique, pour donner plus de relief aux pratiques de la dévotion et à leur apaisante signification. La prière, où les Soirées voyaient après Saint-Martin comme une « respiration de l’âme » devient ici « une sorte de communion par laquelle le croyant se nourrit de la grâce », et tout l’effort de l’auteur vise à souligner l’importance déterminante qu’il attache à cette puissance capable de régénérer le pécheur36. De la même manière, alors que Joseph de Maistre isolait le sacrifice des autres manifestations du culte afin d’en mieux marquer la singularité redoutable, Gerbet tend à n’y voir que la manifestation extérieure d’un acte dont la nature est d’abord spirituelle. Il montre comment la chute a nécessairement transformé en sacrifice purificateur l’offrande innocente qui accompagnait la prière depuis les origines. Il s’accorde certes avec son prédécesseur pour admettre qu’un obscur pressentiment avait toujours lié la rémission des fautes à l’immolation des victimes. Mais, non content de rappeler que l’apparition du Christ a satisfait l’attente du monde, il prend grand soin d’expliquer comment la Passion « clef de voûte de tout un nouvel ordre (...) fut le moyen d’une union avec Dieu aussi intime qu’elle peut l’être en ce monde énigmatique où l’homme est moins capable de lumière que d’amour »37. Telle qu’il la présente, l’eucharistie satisfait par des voies nouvelles la même exigence que la grâce. Avant le Christ, celle-ci constituait le seul recours offert à l’humanité pour retrouver l’état dans lequel elle avait été créée ; depuis la venue du Sauveur, en revanche, le dogme générateur de la piété catholique complète cette action, en permettant l’union personnelle avec le Verbe incarné. Ainsi le développement de l’amour est-il allé de pair avec le progrès dans la connaissance des choses divines.
16Cette conclusion, qui dépasse largement les vues exposées dans l’ Eclaircissement sur les sacrifices et les Soirées, paraît fort importante pour notre sujet. Même si, simple laïc, Joseph de Maistre n’était pas tenu au même souci d’ordhodoxie que son continuateur, la différence entre leurs deux attitudes ne laisse pas d’être instructive, et d’autant plus suggestive que leurs réflexions procèdent de bases communes. En 1831 encore, Gerbet fait hommage à son grand devancier d’avoir mis le premier en évidence plusieurs des principes fondamentaux repris par l’apologétique mennaisienne : que les mystères chrétiens sont renfermés dans les idées les plus universelles, que les formes du culte révélé ont leurs racines dans les profondeurs de la nature humaine, et qu’enfin les lois de la société chrétienne sont les lois naturelles de toute société38. On ne saurait reconnaître plus clairement sa dette. Mais, à partir de ces principes identiques, et à mesure que Lamennais et ses disciples se détachaient de la monarchie légitime, se sont élaborées deux interprétations presque opposées du catholocisme. Marquée par ses origines contrerévolutionnaires, la pensée maistrienne reste toujours teintée de sévérité. Dans le chrétien, son premier mouvement considère le péché, et la confiance qu’elle recommande dans la Providence n’exclut jamais un certain tremblement. « De Maistre, le plus catholique des esprits, paraît le moins chrétien des cœurs » : cette première partie du mot célèbre de Sainte-Beuve est certainement injuste ; mais quel lecteur ne serait tenté de souscrire à la seconde : « la religion est avant tout pour lui une théologie, une théorie, sa foi est un système sur la foi ? »39 Paradoxalement, cet adversaire passionné de la Réforme semble mériter le reproche que Gerbet, précisément, adresse aux protestants : celui de confondre le « respect religieux » avec « une réserve froide et sombre qui fait rétrograder la piété chrétienne vers l’imperfection de la loi de crainte. Il y a trop de souvenirs du Sinaï dans leur culte du Calvaire »40. Très vite, au contraire, la théologie mennaisienne s’est attachée à développer la confiance entre les hommes et leur Père. Non contente de placer au principe de la vie catholique, avec l’eucharistie, un mystère capable d’épanouir toujours davantahe l’esprit et le cœur, elle tend à faire de la Création, comme le maître l’enseigne en 1831 à ses auditeurs de Juilly, une « immense hiérarchie d’amour ».
17Les Considérations de Gerbet datent de 1829, c’est-à-dire de l’année où, avec la publication des Progrès de la révolution, l’évolution qui culminera dans les campagnes de l’« Avenir » est définitivement annoncée. On serait tenté d’en conclure que, les thèses ultramontaines mises à part, les idées de Joseph de Maistre ne représentent plus dès lors, pour Lamennais et ses amis, qu’un anachronisme dont ils se détachent. La réalité semble plus complexe : ici encore, des principes qu’ils continuent de partager avec lui, ils tirent des conséquences qui contredisent les siennes41. Autant que le philosophe des Soirées, les rédacteurs de l’« Avenir » croient au gouvernement temporel de la Providence, et ils s’efforcent comme lui d’en surprendre les effets dans le monde qui les entoure. Mais cette Providence qui se joue des calculs humains leur paraît travailler à l’établissement de la démocratie universelle, au lieu de veiller au salut des monarchies légitimes. L’Eglise, c’est-à-dire la véritable société spirituelle, demeure pour eux le modèle que toutes les nations doivent s’attacher à reproduire. Mais, telle qu’ils l’entendent, la royauté temporelle du Christ aura pour conséquence l’affranchissement des peuples et la liberté de pensée et de conscience. Rome enfin reste à leurs yeux « le pivot de l’humanité ». Mais pour être en état de jouer le rôle qui lui revient, c’est-à-dire de guider l’univers, Rome doit « savoir accomplir ses destinées »... On pourrait multiplier les rapprochements de cet ordre, qui, sur toutes les questions politiques importantes, marqueraient autant de fondamentales divergences. Considérées dans leur ensemble, les thèses défendues par l’« Avenir » opposent aux vues de Joseph de Maistre une interprétation dynamique et optimiste de l’histoire qui ressemble souvent à un retournement de ses propres idées.
18Penser contre, disent les philosophes, c’est encore penser avec. Au moment où il s’apprête à passer du service de l’Eglise à celui du peuple, certaines réflexions de Lamennais justifient assez bien cette remarque. C’est dans une lettre du 8 octobre 1834 qu’il évoque, pour l’une des dernières fois, son ancien compagnon de lutte duquel tout, désormais, le séparait. Il n’est pas indifférent de noter que ces confidences sont destinées à Madame de Senfft, dont le mari, ministre d’Autriche à Florence, tenait la pensée maistrienne en grande estime et s’employait pour lors, sur l’ordre de sa cour, à empêcher la diffusion en Toscane des Paroles d’un croyant 42. Ces circonstances donnent tout leur relief aux propos de Lamennais, et expliquent sans doute leur gravité. « Nous assistons, écrit-il entre autres, au commencement d’une ère nouvelle, et c’est parce qu’elle est nouvelle que le passé nous paraît mourir, et qu’il meurt en effet (...) dans tout ce qui, en lui, était assujetti aux conditions du temps. On s’étonne que, disposant d’une si grande masse de forces matérielles, on ne puisse arrêter les événements qui déplaisent ou inquiètent (...). C’est s’étonner de ne pouvoir vaincre Dieu. M. de Maistre le disait, il y a quarante ans, mais il le disait en un sens faux et que l’Humanité ne pouvait avouer. Préoccupé d’une idée horrible de châtiment fatal, il ne voyait que deux choses dans l’histoire : le crime d’un côté, le supplice de l’autre. Avec une âme généreuse et noble, tous ses livres semblent écrits sur un échafaud (...). Cependant cet homme si sec et si dur comme penseur, ne pouvait se défendre d’un pressentiment magnifique ; un reflet de je ne sais quel resplendissant avenir, impénétrable à sa raison prévenue, avait plus d’une fois brillé sur le glaive qu’il tenait constamment levé sur le genre humain ; son œil apercevait ce que son cœur ne reconnaissait point... »43. On peut faire des réserves sur cette exégèse, qui doit sans doute une part de sa rigueur à la condition personnelle de l’auteur. Elle nous paraît toutefois suggérer avec un rare bonheur ce par où, même alors, ces deux grands esprits continuaient de se toucher et, croyons-nous, de se ressembler. Il y avait entre eux, en dépit de tout, une commune mesure, parce qu’ils appartenaient l’un et l’autre à la race des voyants.
Notes de bas de page
1 Cf. Essai sur l’histoire de la philosophie en France au dix-neuvième siècle, Paris, 1828, p. 108.
2 Cité par C. Latreille, Joseph de Maistre et la papauté, Paris, 1906, p. 295.
3 Cf. ibid, p. 262, la citation d’un article de O’Mahony dans le « Drapeau blanc » du 29 juillet 1821, qui célébrait le triumvirat Bonald, Lamennais et Maistre. Voir aussi les lettres à Lamennais du chanoine Buzzetti du 24 février 1824 (Correspondance générale de Lamennais, Paris, 1971, t. II, p. 678) et du R.P. Ventura du 26 octobre 1824, ibid., pp. 691-692.
4 Sur cet épisode et l’importance qu’il eut au jugement des catholiques, cf. A. Nettement, Histoire de la littérature française sous la Restauration, Paris, 1853, t. II, p. 134. Lamennais à séjourné à Paris jusqu’à la fin du mois de novembre.
5 Cf. Correspondance générale, op. cit., p. 211.
6 C. Latreille a étudié de fort près (op. cit., p. 293 sq.) l’influence du livre Du Pape sur l’ultramontanisme mennaisien, auquel il a surtout donné davantage de rigueur.
7 Quatrième entretien.
8 Op. cit., p. 55 sq.
9 Cf. notre article sur L’Essai sur l’indifférence et la pensée des lumières.
10 Cf. Correspondance, op. cit., notamment pp. 67 et 79.
11 Ibid., p. 27 et note 3.
12 Ibid., p. 35 (5 février 1820).
13 Ibid., p. 82.
14 Ibid., pp. 82 et 103.
15 Nouveaux mélanges, Paris, 1826, pp. 81-153.
16 Cf. Correspondance, op. cit., p. 39 (20 février 1820).
17 Repris Ibid., p. 565 (de Turin, 6 septembre 1820).
18 Ibid., pp. 164-165. Au passage Lamennais attaquait vivement l’apologétique romaine : « S’il m’était permis de juger les Romains par les livres qui nous viennent de leur pays, j’aurais quelque penchant à croire qu’ils sont un peu en arrière de la société. On dirait, à les lire, que rien n’a changé dans le monde depuis un demi-siècle. Ils défendent la religion comme ils l’auraient défendue il y a quarante ans ».
19 Ibid., p. 595.
20 Lettres et opuscules inédits du comte Joseph de Maistre, Paris, 1853,t. I, p. 515 (Turin, 28 mai 1819).
21 Essai sur l’indifférence, éd. Daubrée-Cailleux, Paris, 1836-1837, t. I, chap. IX, p. 227.
22 Op. cit., pp. 550-552.
23 Essai sur l’indifférence, op. cit., t. III, chap. XXVII, p. 334.
24 Cf. Correspondance, op. cit., p. 185.
25 Examen de la philosophie de Bacon, Lyon-Paris, 1852, t. II, chap. I De Dieu et de l’intelligence, p. 22 : « En un mot, le but de la révélation n’est que d’amener l’esprit humain à lire dans lui-même ce que la main divine y traça ; et la révélation serait nulle, si la raison, après l’enseignement divin, n’était pas rendue capable de se démontrer à elle-même les vérités révélées ».
26 Louis Binault, Joseph de Maistre et Lamennais, « Revue des deux mondes », 1861, p. 557.
27 Essai sur l’indifférence, op. cit., t. IV, p. 306 (fin du chap. XXXIV Miracles).
28 Louis Binault, op. cit., p. 567.
29 Soirées de Saint-Pétersbourg, sixième entretien.
30 Ibid.
31 C’est la formule même qu’utilise le Comte ibid., et nous la reproduisons en la modifiant à dessein : le texte des Soirées met les trois termes sur le même plan, tandis que l’analyse de Gerbet tend manifestement à privilégier les deux derniers.
32 Eclaircissement sur les sacrifices, chap. I.
33 Ibid.,
34 Op. cit., chap. III, in fine.
35 Ibid., Le passage est l’un de ceux où la familiarité de l’auteur avec les mystères religieux apparaît le plus nettement. Il comporte entre autres la célèbre méditation sur la pluralité des mondes, inspirée du mot d’Origène : « L’autel était à Jérusalem, mais le sang de la victime baigna l’univers ». Gerbet s’interdit ces hardiesses.
36 Considérations sur le dogme générateur de la piété catholique, Paris, 1833 (2ème éd.), p. 21.
37 Ibid., p. 64.
38 Coup d’œil sur la controverse chrétienne depuis les premiers siècles jusqu’à nos jours, Paris, 1831, p. 203.
39 Causeries du lundi, t. XV, p. 58.
40 Considérations…, op. cit., p. 212.
41 Joseph de Maistre est assez souvent cité dans l’« Avenir », comme une autorité considérable à laquelle les rédacteurs aiment se référer ; par exemple Harel du Tancrel (3 janvier 1831) rappelle ses idées sur les Français « peuple missionnaire » in Des bases naturelles d’une réorganisation politique de la France ; Lacordaire (7 janvier 1831) in Mouvement d’ascension du catholicisme le place à côté de Bonald et de Chateaubriand, parmi « les grands hommes (qui) sont l’expression vivante du destin », et cite longuement le septième entretien des Soirées dans Bataille d’Ostrolenka (9 juin 1831) ; le 8 avril 1831, enfin, les rédacteurs s’autorisent de la publication de Lettres inédites de M. le Comte de Maistre pour avancer que le grand homme les avait « appelés de leurs vœux et bénis de sa parole prophétique... ».
42 Nous avons esquissé la biographie de ce personnage dans notre livre En marge de la Sainte-Alliance. Lettres de Bonald au comte de Senfft, Paris, 1967. Il avait compté, lors de son séjour en France, parmi les amis les plus chers de Lamennais, comme le marquent les lettres citées plus haut.
43 Correspondance de Lamennais, éd. Forgues, Paris, 1863, t. II, pp. 407-408. Dans la dernière partie de sa vie, Lamennais ne semble plus avoir consacré à Joseph de Maistre de réflexions de cette ampleur. Nous n’avons guère noté que l’allusion dont fait état sa lettre à Sainte-Beuve au moment où celui-ci s’apprêtait à traiter de Port-Royal ; on sent dans ce texte la vieille hostilité mennaisienne envers la Compagnie : « Vous vengerez des hommes de grande vertu et de grand talent des injustices de M. de Maistre, qui les a sacrifiés aux Jésuites, si au dessous d’eux à tous égards » (cité in Sainte-Beuve, Port-Royal, éd. M. Leroy, Paris (Pléïade), 1954, t. II, p. 246).
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