Chapitre IV. L’œcumenisme mennaisien
p. 83-98
Texte intégral
1L’œcuménisme mennaisien : pour tout esprit rigoureux ce titre réclame une justification ou, à tout le moins, un commentaire, car il semble prendre de coupables libertés avec la réalité et la chronologie. Les dates entre lesquelles s’inscrit le mouvement dont Lamennais fut le principal inspirateur ne sont-elles pas, de toute évidence, largement antérieures à la naissance dans l’Eglise des préoccupations œcuméniques telles que nous les entendons de nos jours ? L’histoire de la langue fournit ici des repères précieux et précis. Ni le dictionnaire de Littré, ni celui de Robert, ni même le Larousse du XXe siècle n’ont cru devoir retenir le mot d’œcuménisme. Seul le Petit Robert l’admet dans son édition de 1969, avec la définition suivante : mouvement favorable à la réunion de toutes les Eglises chrétiennes en une seule, tout en ajoutant que ce terme est apparu en 1927... La réserve des théologiens confirme ici le silence des lexicologues. Le Dictionnaire de Vacant, Mangenot et Amann, si exhaustif cependant, ignore sinon la notion, du moins la rubrique. En revanche Littré, et Robert à sa suite, admettent l’adjectif œcuménique au sens d’universel, et illustrent leur définition d’une citation empruntée à Bossuet.
2Ces remarques aident, croyons-nous, à situer notre propos et à en préciser l’intention. Loin de vouloir abusivement rapprocher de nous Lamennais et ses amis, nous essaierons de montrer que, jusqu’à la dispersion consécutive à la condamnation, la certitude que l’humanité dans son ensemble devait quelque jour se rassembler autour du catholicisme romain constitue l’un des thèmes majeurs de leurs écrits, qu’au temps de l’Avenir elle a justifié certaines de leurs thèses les plus hardies, et qu’à ce double titre elle offre un point de vue privilégié pour apprécier leur action et en suivre l’évolution.
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3Le problème posé par l’existence des chrétiens séparés semble très tôt apparaître dans les préoccupations mennaisiennes, sous la double influence d’amis théologiens et de Bossuet. Christian Maréchal a rappelé que le curieux catalogue de tâches à accomplir, intitulé Torrent d’idées qui se déborde sur le papier ce 13 novembre 1807, tient la réfutation des hérétiques pour un livre à faire et esquisse un plan de recherches à cette fin1. Mais ce fut surtout la lecture de Bossuet qui fut déterminante. Dès 1806 Lamennais a rédigé de longs extraits de l’Histoire des variations des Eglises protestantes 2, et partage à n’en pas douter le point de vue de l’auteur, que reprendront avec beaucoup de vigueur tant les Réflexions sur l’état de l’Eglise de 1808 que la Tradition sur l’institution des évêques de 1814. Dans les Réflexions, par exemple, les réformateurs du XVIe siècle sont accusés d’avoir provoqué « la destruction la plus complète de la religion et le plus effroyable bouleversement de la société », tandis que la Tradition insiste d’emblée que « les principes invariables du gouvernement de l’Eglise », faute desquels, en matière spirituelle, rien ne saurait être clairement perçu. Devenu célèbre et maître à penser d’une partie du jeune clergé, le publiciste dont l’Essai sur l’indifférence a consacré l’autorité se montre plus explicite encore. Deux textes suffisent ici à donner le ton. D’abord, en 1819, l’étude intitulée De la réunion des différentes communions chrétiennes, non contente de reprendre les arguments de Bossuet contre les protestants, élargit la question aux dimensions du monde moderne. « La société, écrit Lamennais, n’est plus qu’un doute immense », et le mépris de la vérité religieuse tout entière enfermée dans le catholicisme explique assez, selon lui, que la révolution couve partout en Europe. Aussi ne propose-t-il qu’un seul et radical remède : rappeler ses contemporains « à la raison de tous les siècles », et les détourner de ces dangereuses divinités nouvelles qui se nomment commerce, industrie ou lumières. La réunion à Rome devient, pour réformés ou orthodoxes, moins une affaire de théologie que de vie ou de mort. « Toutes les communions chrétiennes, grecque et protestantes, portent en elles un principe de division, de désordre et de ruine. La religion catholique forme seule une société, puisqu’on ne trouve qu’en elle un véritable pouvoir, le droit de commander, le devoir d’obéir... La vie n’est que là, car là seulement est la vérité3 ». Quand à propos des affaires d’Espagne, en 1823, le fougueux polémiste décide de traiter De la tolérance, et ce titre est bien sûr un défi, il va plus loin encore, revendiquant pour la protection du dogme le secours du bras séculier. La liberté de pensée n’est alors pour lui que le droit universel à la révolte, car elle abolit toute distinction entre le vrai et le faux, et conduit du reste à la mort de l’intelligence. « La géométrie n’est pas moins intolérante que le christianisme. En toutes choses le doute seul est tolérant parce qu’il ignore4 ».
4Sans doute y a-t-il de la bravade dans ces formules cinglantes. Lamennais, à ce moment de sa carrière, est, la plume à la main, l’homme de tous les excès. Mais s’ils sont plus mesurés de ton, ses amis du Mémorial catholique ne se montrent guère plus tendres. La fondation de la Revue Protestante leur fournit l’occasion de dénoncer l’inconsistance de la théologie réformée, dans laquelle ils voient une maîtresse d’agnosticisme et d’immoralité. Ils en relèvent les preuves en Angleterre et surtout en Allemagne, où les Eglises de la Réforme leur paraissent déchirées entre l’indifférence et le mysticisme ; dans ce dernier pays nombre de grands esprits, pour lors, se convertissent, et le Mémorial tire argument de ces retours à la vieille foi pour expliquer qu’elle seule établit l’ordre dans l’intelligence et la paix dans le cœur5.
5Il est significatif, toutefois, que maître ou disciples ne fassent guère intervenir dans ces discussions d’arguments proprement théologiques ou scriptuaires. C’est tout juste si, à propos de la situation en Espagne, Lamennais cite le texte de Marc, XVI, 16 : « Celui qui croira et qui sera baptisé sera sauvé, mais celui qui ne croira pas sera condamné », pour affirmer que « la religion de Jésus-Christ est intolérante6 ». Sans cesse en revanche sont invoqués l’intérêt supérieur de la communauté et la liaison, évidente au point de vue mennaisien, entre protestantisme et bouleversement d’une part, catholicisme et stabilité de l’autre. Dans leur contexte, ces références paraissent pleines de sens. A la suite de Bonald et de Maistre, et sous l’influence, capitale, des transformations consécutives à la Révolution, la pensée mennaisienne s’attache plus volontiers à la société qu’aux individus, ou du moins tend à établir une liaison rigoureuse entre le comportement de ceux-ci et l’organisation de celle-là. Témoin privilégié qui fut presque un disciple, Sainte-Beuve a souligné en termes décisifs que, d’un bout à l’autre de sa carrière, Lamennais a moins considéré le christianisme par le côté purement intérieur, comme il était d’usage dans l’ancienne tradition française, qu’en fonction de son influence sur les masses7. Ses compagnons l’ont imité, à commencer par le plus subtil et le plus profond d’entre eux, Gerbet. Ce prêtre, qui fut un maître de spiritualité, sait, quand il traite de l’eucharistie, parler de l’émerveillement des âmes pieuses avec gravité et finesse, mais ce sont les conséquences sociales du dogme qui le retiennent d’abord. Il donne, à le lire, le sentiment d’avoir préféré l’action à l’oraison, et, sous sa plume, le fidèle ne paraît jamais plus près de Dieu que lorsqu’il se mêle à ses frères. La remarque vaut pour l’ensemble de la production mennaisienne, et explique qu’on ait pu y voir l’acte de naissance du catholicisme social. Mais encore faut-il s’entendre sur les mots et prendre l’adjectif dans la plénitude de son sens. Au temps de l’Essai sur l’indifférence, Lamennais exposait, sur l’époque, des vues quasi manichéennes qui touchaient à l’Apocalypse. En février 1820, par exemple, il prend argument de l’assassinat du duc de Berry pour affirmer que la société n’appartient plus à ses membres, lesquels, les yeux bandés, peuvent tout juste exécuter des jugements qu’ils ignorent. Mais il découvre aussi, dans les désordres qu’il invective, la preuve du rôle fondamental joué par la religion dans la vie des peuples. C’est elle, et elle seule, qui les sauve du néant. « La société civile ne subsiste, écrit-il alors, que parce qu’elle est, avant tout, société religieuse… Jamais on ne parviendra à rassembler en corps de nation les hommes qui n’aient pas de croyances communes d’où dérivent des droits communs8 ». Il a jugé l’idée si importante qu’il voulut la développer dans une Théorie générale de la société, pour laquelle on le voit rassembler une ample documentation vers 1827. Finalement l’ouvrage ne fut pas écrit, et c’est grand dommage parce que l’auteur y aurait certainement livré l’une des clefs de son système. Mais Gerbet pourrait bien en avoir repris l’un des thèmes essentiels lorsqu’à la fin du Coup d’œil sur la controverse, il s’efforce de mettre en évidence l’identité théorique des deux notions d’Eglise et de corps social. Considérée indépendamment de ses vicissitudes historiques, l’Eglise apparaît en effet comme la conservatrice de la Vérité et, à ce titre, la dispensatrice des principes qui unissent les intelligences. Elle constitue donc la seule véritable société, et l’âme de toutes les autres. Si l’on admet ce point, l’opposition traditionnelle entre spirituel et temporel perd de sa valeur et concerne le fait plus que le droit. L’un et l’autre domaines relèvent des lois de l’intelligence et de l’amour divins, que la Révélation a permis aux écritures de connaître, et la différence qui les sépare est de degré, non de nature. Seuls les élus participeront à la véritable société spirituelle, dont la perfection n’est pas de la terre. Mais il est permis aux hommes de rechercher pour leur bonheur une organisation qui soit la réplique la moins infidèle possible de ce modèle inaccessible. L’œcuménisme mennaisien consiste à penser que, fondée sur la force inhérente à la Vérité, cette quête sera féconde, et qu’elle se confondra avec le ralliement des peuples au catholicisme romain, l’Eglise formant, pour reprendre les termes de Lamennais lui-même, « la famille universelle, la grande cité d’où le Christ, roi en même temps que pontife, domine les mondes, appelant, de tous les points de l’univers, les créatures libres à s’unir ». Travailler à ce qu’ils nomment la « restauration sociale » devient ainsi, pour le maître comme pour ses amis, une œuvre religieuse au premier chef.
6Il en va de même au plan des intelligences. Le devoir et le droit de ramener les esprits à la foi catholique représentent la directe conséquence de la théorie de la connaissance dont l’enseignement dispensé à la Chesnaie puis à Juilly, et les leçons de Gerbet sur la philosophie de l’histoire, ont défini les éléments. On sait qu’elle repose sur l’opposition entre l’ordre de conception, domaine du jugement individuel exposé à l’erreur et au doute s’il ne peut compter que sur lui-même, et l’ordre de foi, fondé sur la croyance qui seule dispense la certitude. Cette théorie est tenue par les mennaisiens pour la conséquence logique du dogme, obscurément pressentie dans le passé et pleinement développée par leur maître, dont ce fut le premier et principal mérite. Elle implique d’évidence que les opinions personnelles doivent prendre appui sur les vérités surnaturelles qui constituent leur assise et leur règle. Individu et société se trouvent ainsi placés dans une situation identique, et pareillement ramenés à la Révélation, guide suprême du savoir comme de la politique.
7L’ampleur et, quand on les a réduites à l’essentiel, la simplicité de ces vues ambitieuses peuvent de nos jours prêter à sourire. Aussi bien convient-il, pour les justement apprécier, de les réinsérer dans leur époque. Elles deviennent alors la typique manifestation de ce qu’Edmont Vermeil appelait l’organicisme romantique, volonté de totalité caractéristique d’un temps où, comme écrira bientôt la Revue européenne, « on essaie de reconstruire l’horizon moral, de respirer dans l’atmosphère même où l’on place son action, de comprendre à la fois et les mobiles de la vie générale de l’humanité et ceux de la vie spéciale, et en quelque sorte personnelle des sociétés humaines, (où enfin) les lois de l’histoire deviennent l’idée fixe, le problème qui tourmente toutes les intelligences9 ». Les titres même des œuvres où la pensée mennaisienne tente de se constituer en doctrine le disent assez : Sommaire d’un système des connaissances humaines, Coup d’œil sur la controverse chrétienne depuis les premiers siècles jusqu’à nos jours, et, plus encore, Introduction à la philosophie de l’histoire, dont la même Revue européenne définit parfaitement l’inspiration en écrivant : qui dit philosophie de l’histoire dit nécessairement christianisme10. La volonté proprement œcuménique du catholicisme mennaisien nous paraît justement s’affirmer dans ce désir de sans cesse élargir le débat religieux aux dimensions de l’humanité, et de montrer à celle-ci que les implications intellectuelles, politiques et sociales du dogme apportent une réponse satisfaisante aux questions qu’elle se pose en même temps que le remède aux maux dont elle souffre.
8Perceptibles dès la Restauration, ces prétentions s’affirmeront surtout après la chute de Charles X, lorsque l’événement aura confirmé l’impuissance du personnel légitimiste et du clergé gallican à susciter, dans l’Eglise et dans l’Etat, un ordre dont la France née de la Révolution puisse se satisfaire. Elles frapperont d’autant plus les esprits qu’elles apparaîtront comme l’illustration et la conséquence d’un système parfaitement lié. D’emblée, en 1830, la pensée mennaisienne domine la situation, bien loin de se laisser guider par elle. C’est qu’elle était consciente de posséder une vérité de portée universelle autour de laquelle, la Providence aidant, les hommes de bon sens et de bonne volonté finiraient un peu partout par se rassembler. On sait quelle inquiétude étreignait l’opinion depuis la chute de Villèle, et la surprise de nombreux combattants de Juillet devant l’ampleur d’une victoire qu’ils n’avaient pas espérée aussi aisée. La réussite de l’intrigue orléaniste ne suffisait pas à rassurer : en raison de ce qu’ils venaient de vivre et de ce qu’ils observaient hors des frontières, beaucoup de bons esprits demeuraient persuadés que les révolutions devenaient l’une des constantes du siècle, et approuvaient la Revue des Deux Mondes d’y trouver le titre de sa chronique de quinzaine. V. Hugo, qui se sent déjà écho sonore, a beau jeu d’évoquer dans la préface des Feuilles d’automne « ce concile tumultueux de toutes les idées, de toutes les croyances, de toutes les erreurs, occupées à rédiger et à débattre en discussion publique la formule de l’humanité au dix-neuvième siècle11 ». La supériorité de Lamennais et de ses amis fut, précisément, de croire qu’ils possédaient cette formule, et leur empressement à agir procède du désir qui les animait de l’offrir sans attendre à leurs contemporains désemparés. Et d’abord, pour bien marquer leur dessein et puisque l’avenir représentait pour tant de gens une inconnue redoutable, ils s’emparèrent du mot qui devint leur devise. Le journal ainsi baptisé aura, le cas échéant, des accents prophétiques pour montrer ce qui se prépare dans les convulsions du présent. Mais rien ne serait plus inexact que de confondre ses commentaires de l’actualité avec une suite d’improvisations inspirées par la colère ou l’opportunité. Les suggestives et brillantes campagnes que les rédacteurs mènent sans désemparer ne sont qu’un aboutissement, et les réflexions lentement élaborées lors des années précédentes permettent seules d’expliquer leur assurance et leur confiance, paradoxales à plus d’un titre. Ces réformateurs groupés autour d’un prêtre catholique se réclament avec éclat d’une religion dont, à l’occasion, on profane les églises et on insulte les ministres ; ils évoquent des perspectives de paix et de fraternité au moment où l’émeute gronde et où la guerre menace ; alors que les intrigues se multiplient autour d’un pouvoir mal assuré, ils dédaignent volontiers le quotidien, s’il ne concerne pas directement leur foi, pour juger de haut l’événement. C’est que la certitude les habite d’être les instruments de la Providence, et de hâter le grand rassemblement œcuménique en exposant leurs convictions aux Français.
9Ici intervient un facteur dont l’action mériterait à coup sûr une étude approfondie, l’idée de la mission de la France. Legs du dix-huitième siècle et de l’Europe française, elle avait joué un rôle éminent dans l’œuvre entière de Joseph de Maistre dont, comme l’a souligné Georges Goyau, la carrière littéraire s’était, des Considérations sur la France à l’Eglise gallicane, ouverte et fermée par un. hommage aux énergies intellectuelles de notre pays. On se rappelle surtout, au sixième entretien des Soirées de Saint-Pétersbourg, les propos du comte dans lesquels passent, d’un seul trait, la colère et l’admiration d’un homme qui a vécu l’An II et l’assaut victorieux du vieux monde par les armées de la République. « La moindre opinion que vous lancez sur l’Europe est un bélier poussé par trente millions d’hommes ». Les mennaisiens partagent pleinement cette conviction. Eux aussi professent que souvent, dans le passé, la France a communiqué une impulsion décisive à ses voisins, et formé comme le foyer d’une activité particulièrement agissante sur les esprits. « Ses doctrines, qui gouvernent les intelligences, écrit par exemple Gerbet, sont en quelque sorte la politique de la raison12 ». L’agitation provoquée par la chute de Charles X dans les pays de la Sainte-Alliance ne pouvait que renforcer cette opinion. Aussi les rédacteurs de l’Avenir sont-ils heureux d’utiliser la suprématie reconnue à leur patrie au bénéfice de la vérité catholique. Le retentissement international de leurs écrits, accueillis avec l’intérêt que l’on sait en Belgique, en Suisse, en Italie et en Allemagne, justifie leur attente. Il explique l’assurance avec laquelle a été rédigé l’Acte d’Union, charte de la grande confédération morale des peuples en train de naître, et premier gage de l’union universelle dans laquelle l’école voyait, fort logiquement, le couronnement de son entreprise.
10Car, de cette magistrature dévolue aux Français, peuple missionnaire, Lamennais et ses amis attendaient un secours fort opposé à celui qu’espérait Joseph de Maistre. Au lieu de la guérison des maux provoqués par les « philosophes » et leurs fils spirituels les Terroristes, ils espéraient la transformation de la société. Aussi persuadés que l’auteur des Soirées du gouvernement temporel de la Providence et de son rôle déterminant dans les affaires du monde, ils en avaient, si l’on peut dire, inversé la signification, car ils confondaient la victoire des forces populaires avec celle de l’Esprit, et il leur paraissait peu concevable de se prétendre catholique sans s’avouer du même coup acquis à la démocratie. Bien qu’il fasse leur place aux problèmes pratiques, de technique électorale par exemple, l’Avenir s’attache plus volontiers aux aspirations des peuples qu’aux combinaisons des gouvernements, et l’exigence de liberté lui paraît la caractéristique de l’époque, celle qui, de très loin, domine toutes les autres. Mais son approche de cette question, qu’on retrouvait depuis 1815 dans toutes les discussions liées à l’existence et à l’organisation de la monarchie constitutionnelle, est plus religieuse que politique, et concerne directement notre propos. Il suffit, pour s’en convaincre, de relire l’Avenir de la société, l’importante synthèse de juin 1831 qui, en raison de sa date et des circonstances, a valeur de testament. Le système en train de s’établir en France, écrit Lamennais dans la conclusion, « aura pour résultat de réaliser pleinement toutes les vérités dont l’Eglise a la tradition, tous les vœux dont les hommes ont l’instinct : joué dans le mennaisisme par le dynanisme des idées. En 1830, la souveraineté de l’Europe apparaît éclatante sur le reste des terres habitées, et l’auteur a de beaux accents pour célébrer cette reine du monde et son empire universel, « le plus magnifique des faits sociaux ». Mais il se hâte de justifier cette prééminence en rappelant que « le monde européen a vaincu, régné, commandé parce qu’il est le premier né de l’union intime du christianisme et de la société ». Sans remonter aux cruautés des conquêtes espagnoles, plusieurs conflits récents avaient rappelé que l’expansion des nations blanches posait de délicats problèmes moraux. Loin d’éluder la difficulté, Gerbet l’aborde de front. « Après avoir aboli dans son sein le Moyen Age, la chrétienté, écrit-il, domine encore en seigneur féodal le reste du genre humain. Pour nous, l’Europe est une tribune aux harangues ; pour les nations ses tributaires, un château gothique ». Les Européens veulent chez eux les libertés et la destruction de toutes les entraves qui s’opposent au développement de l’intelligence. Mais ils exercent encore la tutelle de la force sur ceux qu’ils se sont soumis. On ne s’étonnera pas que l’auteur de cette courageuse mise au point avertisse son lecteur des abus qu’engendre un tel état des choses, rappelle le devoir de traiter les colonisés en enfants qui doivent être un jour émancipés, et l’obligation, pour assumer cette tâche d’éducateurs, de savoir s’en rendre digne. Mais c’est, curieusement, au théosophe munichois Baader, lecteur attentif et commentateur perspicace, qu’il appartenait de définir le mieux la liaison étroite que l’Avenir instituait entre la vocation universelle de la foi et les relations entre les Etats : « On ne conçoit point le catholicisme, si l’on ne voit pas que sa force consiste... dans son cosmopolitisme et que, considéré comme lien moral de tous les peuples, aucun d’eux ne peut le renfermer dans des limites purement nationales... On peut soutenir que le catholicisme renaîtra avec d’autant plus de puissance, comme institution universelle et restauratrice, que les gouvernements temporels mettront plus de force et de liberté dans leurs institutions nationales13 ».
11Le journal aurait sans doute été moins catégorique pour affirmer les bienfaits, pour la religion, de cette évangélisation démocratique de la vie publique, si les rédacteurs n’avaient pas eu le sentiment qu’ici et là les faits corroboraient leurs principes. On sait de quelle importance fut pour eux l’exemple belge et les succès remportés par les Unionistes, « un des plus grands et des plus beaux spectacles qu’on ait vu depuis bien longtemps », écrivait en décembre 1829 Lamennais à Vitrolles. Confronté aux décevantes réalités françaises, ce précédent a confirmé leur résolution d’agir vite et fort. Leur intérêt pour les Etats-Unis a joué un rôle du même ordre. Retraçant le 7 janvier 1831, pour répondre au Globe, le Mouvement d’ascension du catholicisme, Lacordaire évoque la rapide croissance de l’Eglise en Amérique, merveille qui ne s’était jamais vue parce qu’elle ne devait ces progrès qu’à la liberté dont, cinquante ans auparavant, Washington lui avait fait présent. Gerbet reprend peu après (juillet 1831) la même constatation qui lui paraît autoriser une grande espérance, celle d’une mission universelle dont l’état précédent du monde n’avait pas permis de concevoir la possibilité ; « ce jour, conclut-il, sera grand dans les annales de l’Eglise14 ».
12Il appartiendra, bien sûr, au pape de conduire les peuples évangélisés, rassemblés et apaisés. En décembre 1830, Lamennais s’autorise de la mort de Pie VIII pour, tout en rendant hommage au défunt, évoquer la mission qui lui semble promise au nouveau pontificat. C’est pour lui l’occasion de reprendre ses accusations de jadis contre les chrétiens dissidents et de prédire la fin des schismes, singulièrement du protestantisme. Mais ces critiques comptent peu à côté des encouragements dispensés au futur élu pour conduire « les nations chrétiennes vers les magnifiques destinées qu’elles ne font qu’entrevoir encore ». La conclusion de ces pages éloquentes annonce la grande étude sur VA venir de la société, et montre le pontife romain donnant le signal de la dernière régénération. Dans son célèbre traité Maistre avait défendu le primat du successeur de Pierre parce qu’il y voyait le résultat d’une évolution nécessaire, qui assimilait la croissance de l’Eglise à celle de tout ce qui vit. Ultramontains aussi intransigeants que lui, et très conscients des effets du temps, Lamennais et ses amis partagent évidemment ce point de vue, mais en donnant ici encore à la pensée maistrienne un contenu révolutionnaire. L’auteur du Pape se préoccupait de prouver que la suprême autorité catholique avait vocation à définir la pureté de la foi, afin de défendre la communauté des fidèles contre l’erreur. N’écrivait-il pas, en 1819 encore, à son ami De Place, qu’il voulait par son livre « aider à casser le cou au protestantisme » ? Au contraire, quand ils parlent de Rome, les rédacteurs de l’Avenir se situent le plus souvent en dehors du débat confessionnel, dans la perspective de l’œcuménisme démocratique qui est au cœur de leur programme comme de leur action. « Le dogme de la souveraineté de Rome dans le monde spirituel correspondra au dogme de la souveraineté des peuples dans le monde temporel », écrit Eckstein en mai 1831, dans une étude précisément intitulée De Rome, dans le présent et dans l’avenir ; et il ajoute cette conclusion, à la fois logique et imprudente : « Rome, c’est le pivot de l’humanité. De Rome doit nous venir le salut, si Rome sait accomplir ses destinées ».
13Les derniers mots sont révélateurs. Chez ces catholiques sincèrement attachés à l’orthodoxie, la passion démocratique fut, à l’occasion, assez puissante pour faire oublier toute prudence. M. Jurgensen a opportunément rappelé que, dès le 10 mars 1791, Pie VI avait condamné par le bref Quod aliquantum les principes de liberté et d’égalité qui inspiraient l’ensemble de la législation révolutionnaire15. Lamennais connaissait trop bien la doctrine romaine en matière de souveraineté pour ignorer ce document. Il ne le cite pas, cependant, ni ne paraît s’en soucier. Au contraire il réclame la liberté de conscience que suppose la séparation de l’Eglise et de l’Etat. Parmi les thèses de l’Avenir, nulle n’a suscité plus de tempêtes ni connu fortune plus brillante, puisqu’elle posait avec éclat les termes d’un débat qui, de nos jours encore, est loin d’être clos. Cette proposition peut surprendre, voire scandaliser dans la mesure où elle paraît consentir à l’erreur des droits qui n’appartiennent qu’à la vérité. En fait, du point de vue que nous avons adopté, elle devient un acte de foi dans la Providence, et la conséquence de l’esprit œcuménique dont nous tentons de suivre les manifestations.
14Et d’abord un exercice de définition s’impose. La liberté de conscience que le système mennaisien juge indissociable du monde moderne ne se confond nullement avec la tolérance chère à Voltaire, si catégoriquement rejetée par Lamennais lui-même en 1823 parce qu’elle lui paraissait autoriser la licence de penser ou de faire n’importe quoi. Il s’agit maintenant d’une notion proche de celle qu’a évoquée le Père Congar dans Chrétiens en dialogue, et qui reste dans l’étroite dépendance d’une Révélation qui la domine autant qu’elle la justifie16. Pour la philosophie du sens commun, nulle intelligence ne saurait sous peine de suicide demeurer insensible au message divin. Dès lors réclamer pour tout homme le droit de penser librement, et instituer la tolérance des opinions, revient à ouvrir le champ le plus vaste à l’irrésistible puissance de la Vérité, et aussi à se souvenir que la Providence se rit des précautions humaines. Seul le Vrai soutient la vie de l’esprit ; stérile par nature, l’erreur finit par se détruire elle-même. Il n’est donc que d’attendre pour que tout homme qui ne sombre pas dans la corruption volontaire finisse par recevoir l’illumination décisive. A terme, la contrainte se révèle nécessairement inefficace ou inutile, soit qu’elle se condamne elle-même en prêtant secours au mal, ou qu’elle prétende hâter le triomphe de Dieu à l’aide de pauvres vues humaines. Les faits, du reste, secondent ici le raisonnement. Pour des croyants aussi fervents, l’universel appétit de liberté qui, depuis 1789, met partout l’ordre ancien en péril, ne saurait s’expliquer de manière satisfaisante par des causes nationales ou particulières. Il prouve que le mouvement de l’histoire s’accélère et que, dans ces sociétés que travaille l’Esprit comme le levain la pâte, la police des idées ne relève que de l’arbitraire. Dans un tel contexte, la liberté d’opinion devient le produit du réalisme et de la sagesse. Elle hâtera l’avènement de cet Eden catholique que l’œcuménisme mennaisien promet à tous les hommes. Un tel optimisme peut surprendre, et il était facile de lui opposer, comme on n’a pas manqué de faire, les objections les plus sérieuses. Il présente toutefois l’intérêt de fournir l’esquisse déjà très élaborée de ce que l’on nommera plus tard l’esprit de 1848, et dont l’article intitulé Ce que sera le catholicisme dans la société nouvelle définit, dès juin 1831, plusieurs composantes essentielles.
15Ce rêve de fraternité et de bonheur universels, Lamennais, tant qu’il resta dans l’Eglise, fut toujours persuadé qu’il était au cœur du christianisme. Il le répète encore en 1833, lors de son séjour à Frascati : « Dieu ne parle point en vain ; jamais il ne révoque ses promesses ; (...) dès lors il est certain pour quiconque a foi dans l’Evangile du Verbe incarné, que tous les peuples entendront la bonne nouvelle du salut, et que des quatre vents de la terre, ils viendront se reposer à l’ombre de la croix, dans le sein de l’Eglise qu’il a fondée17 ». Mais cette assurance à laquelle le mouvement de sa pensée donne une allure souvent hardie ne s’accompagne d’aucun dogmatisme. C’est l’un des paradoxes de sa personnalité, jusqu’à la rupture avec Rome, que l’union – pour employer son langage – de l’audace dans la conception et de l’humilité dans la foi. Si l’orgueil intellectuel est aussi absent de ses réflexions sur l’avenir du catholicisme que de ses autres travaux, l’ambition de servir l’Eglise dans l’obéissance est partout présente. A tout instant il fait sienne la défiance envers soi-même dont il accusait les hérétiques de manquer. A peine a-t-il, par exemple, esquissé les perspectives ouvertes à l’humanité régénérée qu’il se hâte d’inciter son lecteur à la prudence et à la soumission aux desseins de la Providence : « En contemplant ces belles destinées de l’homme rappelé à son origine, on ne doit pas oublier cependant qu’elles demeureront toujours imparfaites sur la terre, et que même au degré où elles peuvent s’accomplir, elles sont le fruit tardif de persévérants travaux et d’une longue patience ; qu’en voulant les hâter on les retarde souvent18 ». Surtout cet intrépide penseur dont deux encycliques allaient bientôt condamner les entreprises et les idées ne cesse d’ordonner sa vision œcuménique autour de l’autorité religieuse légitime, au point que l’on peut ici parler, avec le protestant Schérer, d’un système dont l’autorité de Rome constitue le fond et la substance même.
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16Du point de vue que nous avons choisi, la disparition de l’Avenir apparaît comme un total et symbolique écroulement. Le titre du journal constituait, à lui seul, une profession de foi, la preuve chaque jour administrée que, au-delà des problèmes de l’heure, l’espoir œcuménique animait cette tribune novatrice. Mais on peut se demander si, de cet espoir même dont nous voudrions avoir montré la hardiesse, la force et la constance, Lamennais a su donner une expression parfaitement adéquate. Ici, comme souvent, sa pensée se recommande par l’originalité plus que par la méthode, et par l’élan plutôt que par la rigueur. C’est en se fondant sur une philosophie dont il est l’auteur qu’il voit se préparer le grand rassemblement des peuples autour de l’Evangile. Sincèrement respectueux de la discipline ecclésiastique, et ultramontain convaincu, il assigne au Saint-Siège un rôle qu’il a seul déterminé. Surtout, conscient de posséder la vérité, il continue de manifester, sur le plan dogmatique, une totale incompréhension envers les chrétiens séparés de Rome. En 1948, le philosophe Nicolas Berdiaeff écrivait qu’une attitude sincère à l’égard du problème œcuménique supposait, de la part de chaque dénomination chrétienne, « un certain sentiment de sa propre incomplétude et un effort pour se compléter », et le Père Congar, qui le cite, ajoute qu’un catholique peut difficilement admettre qu’un fait spirituel aussi considérable que la Réforme ait un sens purement négatif…19. Nous sommes, avec les mennaisiens, loin de compte. Si généreux qu’ils soient, et par-delà les nuances individuelles, ils manifestent tous un sentiment de propriétaires vis-à-vis du vrai, et attendent des autres qu’ils viennent à lui sans trop se soucier de leur faciliter le chemin.
17Mais il est trop facile, peut-être, de dénoncer la mauvaise approche, voici plus d’un siècle, d’un problème dont nous commençons tout juste à découvrir la complexité, et dont seule l’évolution des esprits a marqué l’urgence. Il reste aux rédacteurs de l’Avenir, et à leur maître, d’avoir su rappeler aux catholiques que leur foi se voulait universelle, et que l’un des plus sûrs moyens de le prouver consistait à l’associer aux forces qui transformaient les sociétés. On constate alors que, si critiquables qu’elles nous paraissent, leurs faiblesses doctrinales n’étaient pas dépourvues d’opportunité, dans l’Europe de 1830. Elles permettaient en effet de concilier deux exigences contradictoires encore que pareillement contraignantes : la nécessité d’une autorité spirituelle incontestée, faute de laquelle la foi romaine n’aurait plus été elle-même, et le besoin de trouver une traduction religieuse adéquate aux mouvements dont le monde contemporain était agité. En définitive la promesse Et erit unum ovile et unus pastor, que les mennaisiens aimaient à répéter, signifie que la dynamique du catholicisme se confondait pour eux avec celle de la liberté.
Notes de bas de page
1 Maréchal, La jeunesse de Lamennais, Paris, 1913, p. 204 sq.
2 Ibid., ?. 150.
3 De la réunion des différentes communions chrétiennes, in Lamennais, Oeuvres complètes, Paris, 1836-1837, t. VIII.
4 Ibid.
5 Mémorial catholique, janvier 1825 (sur la Revue Protestante), mai et juillet 1828, janvier 1829 (sur L’état de la religion protestante en Allemagne).
6 Oeuvres complètes, op. cit., t. VIII, p. 333-334.
7 Cf. sur ce point les excellents commentaires de l’abbé Jean Boulier, « Monsieur Féli et le christianisme éternel », in Europe, février-mars 1954.
8 Le Conservateur, t. III, p. 440.
9 Revue Européenne, t. I, p. 9.
10 Ibid.
11 [V. Hugo, Oeuvres poétiques, Paris, 1964 (Pléiade), t. I, p. 712],
12 Coup d’œil sur la controverse chrétienne depuis les premiers siècles jusqu’à nos jours, Paris, 1831, p. 292.
13 « Lettre de M. de Baader à M. le Vicomte de Montalembert », in Avenir, 11 mai 1831.
14 « Eclaircissements sur la liberté de conscience », in Avenir, 2 juillet 1831.
15 Kurt Jurgensen, Lamennais und die Gestaltung des belgischen Staates, Wiesbaden, 1963.
16 Cf. Chrétiens en dialogue, Paris, 1964, p. 398 sq.
17 Affaires de Rome, Paris, 1836-1837, p. 205.
18 « De l’avenir de la société », A venir, 29 juin 1831.
19 Chrétiens en dialogue, op. cit., p. 8, 86.
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