Chapitre III. Chateaubriand et Bonald
De la Législation primitive à l’Avenir du monde
p. 65-81
Texte intégral
1Lorsque Chateaubriand et Bonald se rencontrent vers 1800, chez Madame de Beaumont, une certaine communauté d’origine et d’infortune pouvait faire naître entre eux la confiance et peut-être l’amitié. Il est piquant de rappeler combien de ressemblances rapprochent alors ces futurs ennemis. Si l’âge les sépare – né en octobre 1754, Bonald est de presque quatorze ans l’aîné –, ils sont tous les deux issus de la même classe, et de familles sur lesquelles les idées philosophiques ont eu peu de prise, les laissant pareillement attachées à leur noblesse, à leur Dieu et à leur roi. Au moment précis, ils revenaient d’une longue émigration marquée par la pauvreté et l’étude, et retrouvaient une patrie qu’ils ne reconnaissaient plus. C’était précisément le charme des réunions chez Madame de Beaumont, qui avait tant souffert elle-même sous la Terreur, de rassembler un cercle dans lequel survivaient les élégances et la politesse de l’Ancien Régime. On y goûtait des plaisirs oubliés tandis que, comme disent les Mémoires d’Outre-Tombe, sous la férule du nouveau maître, « le monde ordonné commençait à renaître ». Pasquier nous a conservé le souvenir de cette compagnie dont l’indulgence faisait l’agrément : « le bonheur de se retrouver, écrit-il à son propos, rendait tout facile ; on se pardonnait des nuances, des divergences d’opinion qu’on n’aurait jamais supportées avant 1791, querelles oubliées, ainsi que les rancunes et les haines qu’on devait retrouver si vivaces sous l’Empire et sous la Restauration. Nous vivions alors à l’abri de ces fléaux et sans contrainte ; sans autre frein que le respect que nous avions les uns pour les autres, nous parlions de tout ». Tant Chateaubriand que Bonald illustraient fort bien les curiosités intellectuelles de cette petite société attentive, Pasquier le rappelle d’autre part, à dénombrer les ruines accumulées par la Révolution et les besoins politiques ou spirituels de l’heure. Le sévère auteur de la Théorie du pouvoir devait apprécier un jeune confrère pour lors occupé « à retrancher, augmenter, changer les feuilles du Génie du christianisme ». Formés par les mêmes traditions domestiques, héritiers des mêmes fidélités, ils avaient quelque lieu de se croire serviteurs d’une même cause. Et leurs premières relations littéraires furent comme un échange de bons procédés. Bonald a fait du Génie un éloge circonstancié, peu avant que Chateaubriand n’entretînt les lecteurs du Mercure des mérites éminents qu’il reconnaissait à la Législation primitive.
2A les lire de près, cependant, ces textes laissent déjà paraître certaines réticences, ou pour mieux dire de discrètes incompatibilités. Sainte-Beuve a rappelé comment, dans le privé, Bonald justifiait la préférence que le public marquait pour le Génie au détriment de ses propres travaux : « C’est tout simple ; j’ai donné ma drogue en nature et lui il l’a donnée avec du sucre ». Cette boutade d’ancien mousquetaire marque avec rondeur l’opposition des deux esprits autant que celle, si évidente, des deux tempéraments littéraires. Bien des années plus tard, au début de la Restauration, Lamennais opposera dans une lettre à son frère la minceur doctrinale de Chateaubriand qui, « comme certains arbrisseaux ne se nourrit guère que par les feuilles », à la riche substance de Bonald, « chêne vigoureux qui va chercher sa sève à travers les rocs primitifs jusque dans les entrailles de la terre ». L’image venue sous la plume d’un lecteur qui les avait beaucoup pratiqués tous les deux, rejoint ce que le philosophe du Rouergue avait suggéré lui-même. Homme de principes, ami des généralités, ce dernier se soucie peu, au fond, de ne point parler au cœur, et il a dit son dédain des auditoires « où il y a plus d’affection que de raison ». Chacun connaît la célèbre note de la Législation primitive dans laquelle, à propos du Génie du christianisme, la vérité dans les ouvrages d’imagination est comparée à une reine au jour de son couronnement, au milieu de l’éclat de sa cour. Mais avant de terminer sur ces amabilités, l’auteur à évoqué sans grande estime les lecteurs qui aiment « les preuves de sentiment, ornées de toute la pompe et de toutes les grâces du style ». C’est qu’à son avis ces raisons du cœur s’émoussent chez presque tous les hommes à mesure qu’ils ont plus vécu, alors que le pur raisonnement augmente toujours de force, « parce que la raison s’éclaire davantage, même par les erreurs ».
3Devant un allié si roide, Chateaubriand lui aussi marquait ses distances. Les deux articles relatifs à la Législation primitive qu’il donne au Mercure vers la fin de 1802 ressemblent à une cérémonieuse politesse, et l’on y chercherait en vain la trace d’une adhésion personnelle. Outre qu’ils se terminent de façon assez inattendue par l’éloge de Fontanes, ils mêlent d’importantes réserves à leurs éloges un peu solennels. « Si dans l’extrait qu’on va donner, lit-on au début, on se permet quelquefois de n’être pas de l’opinion de l’auteur, il voudra bien le pardonner. Combattre un homme tel que lui, c’est lui préparer de nouveaux triomphes ». Le compliment peut sembler ambigu. Certes le critique loue fortement la personnalité morale de Bonald, et compose un portrait bien venu de son esprit solide et fin, mais il ajoute que l’intelligence y a plus de profondeur que d’altitude, et l’imagination plus d’ingénuité que de mouvement. En fait les compliments visent l’homme plutôt que l’œuvre. Dès cette date, Chateaubriand n’apprécie guère le tête-à-tête redoutable que l’auteur de la Législation primitive suppose, au principe du monde, entre Dieu et sa créature, et il refuse la théorie du langage qui constitue la clef de toute la pensée bonaldienne. Il admet certes, et rappelle explicitement, que celle-ci donne « une singulière élévation et une profondeur immense au christianisme... » ; mais c’est pour ajouter que ces « systèmes exclusifs ont inévitablement des dangers et des parties faibles ». Confrère hautement estimable, ce théoricien trop épris d’absolu demeure pour le critique du Mercure un allié compromettant et un piètre styliste. Ce dernier point vaut d’être souligné. En plus d’un endroit, on sent chez Chatraubriand l’hostilité de l’artiste envers une manière trop abrupte de pousser le raisonnement, un dédain trop manifeste de l’ordre et de la clarté : « Ces génies forts et élevés, soupire-t-il alors avec une perfide modestie, ne compatissent pas assez à la faiblesse de leurs lecteurs ». En fin de compte, seul le petit traité sur l’éducation joint à l’ouvrage emporte son entière adhésion. Parce qu’il était persuadé que, « si les sciences physiques policent une nation, les seules sciences morales la civilisent », Bonald y faisait entre autres l’éloge des humanités classiques, et le procès des savants trop pressés d’oublier Dieu dans leurs études. L’apologiste qui venait, avec tant de poétique et persuasive éloquence, de montrer la Providence partout à l’œuvre dans l’univers, ne pouvait que se réjouir du concours qui lui était ainsi offert. Mais, ici encore, l’accord se fait au plan des seuls principes : pour Chateaubriand, les mises en garde du philosophe contre les naturalistes athées deviennent prétexte à célébrer Bernardin de Saint-Pierre et Buffon.
4Un pareil début laissait mal augurer de l’avenir. Très vite les deux hommes semblent s’éloigner l’un de l’autre. De l’œuvre de Chateaubriand, Bonald ne cite toujours que le Génie avec une constante faveur. L’étude qu’il donne à son tour au Mercure sur les Martyrs est surtout littéraire. Il y traite d’abord la question du merveilleux chrétien ; c’est un écho des discussions suscitées par l’apparition de l’ouvrage plus qu’un témoignage d’admiration ou même d’amitié, et l’examen que l’auteur avait mis en tête de la troisième édition y a presque autant de part que le texte lui-même. En 1802, Chateaubriand s’était « fait gloire » – non sans quelque condescendance – de trouver dans les thèses bonaldiennes la confirmation de ses principes littéraires autant que religieux. Le philosophe lui rend la politesse en lui fournissant la caution inattendue de Leibnitz, l’un des grands devanciers derrière lesquels il aime à s’abriter. Car il s’agit d’abord pour lui d’établir en droit la possibilité d’une épopée mettant en scène « la société religieuse ou la religion chrétienne, armée contre toutes les passions qui tendent continuellement à troubler les rapports qui constituent la société ». Alors que la mythologie est ridicule et usée, le merveilleux chrétien lui paraît offrir au poète « deux armées d’esprits... qu’il peut employer en se tenant toujours dans les limites de la foi et sans jamais dépasser les bornes de la raison ». Cette norme poétique souligne l’inaptitude au lyrisme d’un esprit enfermé dans son système, et que Velléda ou Cymodocée n’étaient guère susceptibles d’émouvoir. Au jugement de ce théoricien étroit, et malgré quelques compliments de convenance, les Martyrs demeurent un ouvrage manqué parce que leur auteur a trop timidement réalisé l’intention qu’il avait d’abord exprimée. « Milton et Klopstock, conclut sévèrement Bonald, ont employé le merveilleux chrétien sans mélange de paganisme, et il leur a fourni leurs plus grandes beautés. Mais qui oserait dire tout ce que le génie pourrait trouver encore de beautés sévères et sublimes dans les livres saints, et particulièrement dans les Prophètes, et tout ce qu’ils inspireraient à la lyre chrétienne d’accents divins qui n’ont point encore été entendus ? »
5En fait, ces réticences littéraires traduisaient un désaccord plus profond. Même si les réactions de Chateaubriand au despotisme impérial n’eurent pas toujours la fermeté ni la constance que suggèrent les Mémoires d’Outre-Tombe, celui-ci se range parmi les opposants à partir de 1807 et du fameux article du Mercure. Bonald, au contraire, semble d’autant plus à l’aise que la condition faite à l’intelligence devient plus étouffante. Dès le retour d’Egypte, Bonaparte s’était intéressé à la Théorie du pouvoir et à son auteur, auprès duquel Fontanes s’était fait un intermédiaire plein de zèle. La haine vigilante que Bonald continuait de témoigner en toute occasion à la pensée du dix-huitième siècle et à l’héritage de la Révolution ne pouvait que le recommander à l’attention de l’Empereur, comme un théoricien possible de la nouvelle légitimité. Les termes qu’il employait favorisaient l’équivoque, même si, retiré dans sa campagne aveyronnaise, ce grand manieur d’abstractions ne paraissait guère se soucier du présent. Voici un texte, daté du 6 octobre 1805, qui en résume beaucoup d’autres, en même temps qu’il permet de mesurer combien, par docilité à ses propres certitudes, ce vigoureux esprit demeurait dupe des apparences : « le passé peut nous éclairer sur l’avenir. L’esprit démocratique finit en Europe avec les gouvernements républicains, et les principes monarchiques renaissent de toutes parts, parce que l’unité de pouvoir, élément de toute société, survit aux révolutions, comme les éléments des corps résistent aux décompositions chimiques ». D’où la conclusion que « les esprits, fatigués d’erreurs, reviendront à la religion chrétienne, seul moyen assuré pour les Etats, de tranquillité, de force et de prospérité, parce qu’en elle seule est la raison du pouvoir des rois et des devoirs des peuples ». C’était en somme devancer le catéchisme impérial ! Sans doute un article particulièrement intransigeant sur la Tolérance, en 1806, suscitait la colère du maître. Bonald y développait l’essentiel des vues qu’il devait reprendre à la tribune de la Chambre des Pairs, lors des débats sur la presse, et sa tranquille justification de la censure la plus rigoureuse lui valut un blâme officiel, assorti du conseil pressant, transmis par le préfet de Rodez, d’utiliser désormais son talent « à calmer et non pas à exalter les passions que les événements ont pendant longtemps soulevées à de si grandes profondeurs ». Grâce à Fontanes, l’affaire n’eut que des suites heureuses : l’offre de diriger le Journal des Débats confisqués par le pouvoir et devenu le Journal de l’Empire, puis une nomination au Conseil de l’Université. Ces appels à collaborer avec l’ordre nouveau s’opposent vivement à la suspicion et aux menaces qui, vers la même époque, pesaient sur Chateaubriand, et nous fournissent une première occasion de situer les deux esprits. Autant qu’on sache, Bonald n’avait rien fait pour attirer sur lui la faveur impériale. Il était du reste trop prisonnier de ses convictions, trop dénué d’ambitions personnelles et trop attaché à la vie provinciale pour manifester publiquement, à Paris, son ralliement aux institutions impériales. On conserve le sentiment qu’outre l’amitié de Fontanes, ce fut l’évolution du règne et comme la force des choses qui suggérèrent à Napoléon, bientôt gendre de François 1er d’Autriche et fondateur de dynastie, le désir de compter parmi ses serviteurs ce zélateur de l’autorité. Et pour celui-ci, auquel la théorie politique tenait lieu de réalisme, l’empereur des Français a fort bien pu paraître, au moment précis, le prédestiné que la Providence appelait à établir une nouvelle monarchie. Seule la participation aux affaires, après 1815, ranimera en lui un attachement quasi féodal à la personne royale. Vers 1810, le prétendant exilé au fond de la Livonie, sans moyens d’action et sans programme, n’entretient avec la France que des relations épisodiques ou lointaines, et l’on ne voit pas que ses émissaires se soient jamais inquiétés de l’ancien mousquetaire perdu dans ses montagnes du Rouergue. Le royalisme de Bonald a fort bien pu céder dans ces conditions à l’évidence qu’imposait à ses yeux la toute-puissance impériale. Accepter de la servir, c’était, pour le philosophe de l’autorité, ne pas transgresser ses principes.
6Au reste, la part de Bonald aux travaux du Conseil de l’Université semble avoir été fort mince. Vers la fin de l’Empire, sa principale activité consiste dans la préparation des Recherches philosophiques qui paraîtront en 1818 et demeurent la meilleure synthèse de sa pensée. Ses idées pédagogiques, que Chateaubriand avait louées, s’accordaient mal avec la conception générale que le Conseil avait pour mission d’imposer, et l’on garde le sentiment que cette expérience administrative, en lui révélant l’étendue et la minutie du despotisme impérial, le détacha de Napoléon qu’il avait d’abord tenu pour le restaurateur du pouvoir et par là de la société. Au retour des Bourbons, il est, à n’en pas douter, dans le même camp que Chateaubriand. Si son action a incomparablement moins d’éclat, elle témoigne du même ardent royalisme. C’est dans De Buonaparte et des Bourbons qu’on lit cette profession de foi : « Les souvenirs de la vieille France, la religion, les antiques usages, les mœurs de la famille, les habitudes de notre enfance, le berceau, le tombeau, tout se rattache à ce nom sacré de roi : il n’effraie personne ; au contraire, il rassure... Cessons de vouloir nous le cacher, il n’y aura ni repos, ni bonheur, ni félicité, ni stabilité dans nos lois, nos opinions, nos fortunes, que quand la maison de Bourbon sera rétablie sur le trône ». Mais la harangue prononcée par Bonald conduisant une délégation de ses concitoyens de Millau venus saluer Louis XVIII, le 1er juillet 1814, exprime une conviction identique sur un ton plus cérémonieux. Comme naguère à l’armée de Condé, les deux hommes semblaient appelés à lutter côte à côte au service d’un même idéal, celui que le mot de Restauration permettait de définir.
7Il se trouva pourtant que, dès les premiers actes du nouveau gouvernement, le divorce fut entre eux presque consommé. En décembre 1914, Chateaubriand fait succéder à son premier chant de triomphe et de haine des Réflexions politiques plus sereines, dans lesquelles, non content de justifier la conduite de Louis XVIII contre les critiques formulées par le grand Carnot dans un Mémoire au roi fort remarqué, il aborde avec franchise le problème de la Charte, et il ne craint pas de présenter celle-ci, en une définition qui ressemble à un plaidoyer, comme « le résultat de nos mœurs présentes, un traité de paix signé entre les deux partis qui ont divisé les Français, traité où chacun des deux abandonne quelque chose de ses prétentions pour concourir à la gloire de la patrie », un pacte en somme également favorable aux sujets et au monarque, la meilleure garantie qui se puisse offrir de la paix publique comme de la sûreté et de la splendeur du trône. La conclusion insistait fortement sur ce point, en dégageant avec une belle lucidité les formules que le parti constitutionnel ne fera guère que gloser jusqu’en 1848 : « Il y a vingt-six ans que la Révolution est commencée. Une seule idée a survécu, l’idée qui a été la cause et le principe de cette révolution, l’idée d’un ordre politique qui protège les droits du peuple, sans blesser ceux des souverains... La Convention nous a guéris pour jamais du penchant à la République ; Buonaparte nous a corrigés de l’amour pour le pouvoir absolu. Ces deux expériences nous apprennent qu’une monarchie limitée, telle que nous la devons au roi, est le gouvernement qui convient le mieux à notre dignité comme à notre bonheur ». Le vicomte de Bonald au contraire avait, au témoignage de son fils, manifesté inquiétude et douleur en apprenant qu’au lieu de restaurer l’ordre ancien, le roi avait aliéné une partie de son pouvoir au profit de deux assemblées. Et tandis que Chateaubriand préparait ses Réflexions politiques, il confiait, lui, dès octobre 1814 à Joseph de Maistre les craintes que lui inspirait ce qu’il nommait « la folie des constitutions écrites », ajoutant que « jamais la philosophie irréligieuse et impolitique n’avait remporté un triomphe aussi complet », puisqu’elle avait réussi à établir en France « ce que l’homme de l’île d’Elbe lui-même aurait toujours repoussé, et dont il avait même déjà culbuté les premiers essais... Si l’Europe est destinée à périr, continait-il, elle périra par là ; et le prodige de la Restauration dont elle abuse sera cette dernière grâce que le pécheur méconnaît, et après laquelle il tombe dans un irrémédiable endurcissement... Le presbytérianisme de la religion suivra le popularisme de la constitution politique, à moins que la religion, plus forte, ne ramène le gouvernement à la monarchie ». La juxtaposition de ces deux textes, qui impliquent chacun une vision de l’avenir, illustre parfaitement l’opposition des deux esprits. Même s’il leur arrive de combattre dans les mêmes rangs, leur orientation respective est désormais trop différente pour qu’ils trouvent le moyen de s’entendre. Jusqu’au bout de sa carrière politique, Chateaubriand affirmera la nécessité de composer avec l’héritage de la Révolution, et d’instaurer un dialogue constructif entre la monarchie et le pays légal. Son inlassable défense de la liberté de la presse et, à travers elle, des usages parlementaires, tend à rompre l’isolement dans lequel, prisonniers de leurs souvenirs et de leurs rancunes, les Bourbons risquent de se perdre. Le Rapport sur l’état de la France qu’il adresse à Louis XVIII à Gand, le 12 mai 1815, est à la fois un appel à l’action (« administrer vivement dans le sens des institutions civiles et politiques ») et au respect de la Charte (« nous sommes prêts à verser pour vous la dernière goutte de notre sang... parce que nous croyons devant Dieu que vous maintiendrez la constitution que vous avez donnée à votre peuple, que le vœu le plus sincère de votre âme royale est la liberté des Français »). Et l’on sait que l’apologie du gouvernement représentatif constitue, en 1816, l’un des thèmes majeurs de la Monarchie selon la Charte, ce « catéchisme constitutionnel » comme aimera dire l’auteur. En regard de professions de foi si nombreuses et si fermes, il suffira de rappeler cette autre confidence de Bonald à Joseph de Maistre, en date du 10 juillet 1819, alors que le vicomte est devenu une personnalité politique en vue, et le maître à penser d’un parti : « Vous me demandez ce que je pense de la Charte... Il me semble, Monsieur, que mon opinion sur le compte de cette aventurière n’est pas plus équivoque que la vôtre : c’est une œuvre de folie et de ténèbres... » Avec le comte de Senfft, agent de Metternich à Paris devenu son ami très cher, il se montre, à la fin de 1821, plus précis encore : « Les Constitutionnels sont des Jacobins comme les autres, Jacobins non d’action, mais de principes, et que les uns veuillent et que les autres ne veuillent pas d’un monarque, ni ceux-ci ni ceux-là ne veulent de la royauté qu’ils ne connaissent pas plus les uns que les autres ». C’était bien, de fait, la signification et l’importance qu’il convenait d’attacher désormais à la fonction royale qui, entre les deux esprits, se trouvaient en cause. Les citations précédentes soulignent à quel point leurs opinions différaient sur cet objet essentiel.
8Et pourtant, non contents de se ranger officiellement sous la même bannière, les deux ultras collaborèrent vers ces années plus étroitement qu’ils n’en avaient jamais eu l’occasion dans le passé. D’octobre 1818 à mars 1820, leurs signatures voisinent au sommaire du Conservateur. Une conjoncture exceptionnelle, et l’hostilité que leur inspirait Decazes les décidèrent à unir leurs forces contre le ministre favori, dont la présence au pouvoir leur était un défi. En fait, seul Chateaubriand avait sa place dans ce périodique : l’action sur l’opinion par la voix de presse lui paraissait l’un des premiers devoirs de l’homme politique. Bonald au contraire ne cessait de maugréer contre les journaux, et de dénoncer en toute occasion les périls que recélait pour l’ordre social la liberté de presse et d’écrire. En 1807 déjà, réfléchissant sur le tableau littéraire de la France au XVIIIe siècle, il avait montré comment « une société avancée, où les forces de l’esprit sont aussi développées que les forces physiques, n’est jamais troublée que par des passions qui dogmatisent », si bien que les écrits la gouvernent ; et il en avait profité pour rappeler la maxime à laquelle, sa vie durant, il devait demeurer fidèle : « Depuis l’Evangile jusqu’au Contrat social, toutes les sociétés européennes n’ont été réglées ou déréglées que par des doctrines ». En fait, la contribution des deux écrivains au Conservateur ne se situe pas sur le même plan. Chateaubriand réagit davantage à l’événement, et ses articles constituent la vraie chronique de ce temps d’épreuves pour les royalistes. C’est lui qui, après l’assassinat du duc de Berry, trouvera pour accabler Decazes la terrible et célèbre formule : « Les pieds lui ont glissé dans le sang ». Chez cet excellent journaliste, l’événement enflamme la passion et exalte l’éloquence – quand il ne suscite pas une amertume qui se traduit par le silence ; après la 58e livraison, par exemple, le grand homme se tait pendant près de deux mois, quitte à présenter, quand il reprend la parole, cette justification hautaine : « Si nous avions parlé plus tôt, on nous aurait peut-être accusé d’avoir dérangé des combinaisons heureuses. Il était question, disait-on, de revenir à un système monarchique. Nous n’en croyons rien, mais nous devions respecter la fortune de la France, et même accorder aux promesses, sinon un délai, du moins un délai pour se démentir ». Pierre Reboul1, qui a étudié cet épisode, a heurseusement souligné cette alternance où le découragement fait de scepticisme et de dédain succède à la confiance et à l’espoir. Bonald est plus constant, parce que les intrigues du jour l’intéressent médiocrement. Retranché derrière des convictions sur lesquelles l’actualité a peu de prise, il ramène tout à ses immuables principes. Plutôt soucieux de penser devant son lecteur que d’agir sur lui, et prompt à se réfugier dans ses abstractions familières, il néglige la polémique au profit de la philosophie politique. Sous sa plume, l’assassinat du duc de Berry devient, autant qu’un crime, une « grande et dernière leçon », à rapprocher de la mort violente de Kotzebue et de tant d’autres symptômes propres à montrer aux esprits clairvoyants l’agitation couvant d’un bout à l’autre de l’Europe. En fait, la distance qui sépare leurs deux attitudes se conçoit assez bien si l’on réfléchit à la signification que chacun d’eux attachait au titre du recueil où ils se retrouvaient sans s’aimer ni, sans doute, se comprendre. Etre conservateur, pour Chateaubriand sensible à l’exemple anglais, revient à concilier l’évolution et la stabilité, à adapter l’appareil de la monarchie aux besoins d’une société que la Révolution avait bouleversée, à rechercher un équilibre tel que la légitimité rende au passé les égards qu’elle lui doit sans se couper, pour autant, de l’avenir. L’auteur des Mémoires d’Outre-Tombe, dans la page même où il se vante d’avoir, grâce au Conservateur, « fait marcher la féodalité au secours de la liberté de la presse », a cru devoir ajouter que ces « futiles misères » lui importaient peu, « à lui sans foi dans les rois, sans conviction à l’égard des peuples, à lui qui ne s’est jamais soucié de rien, excepté des songes, à condition encore qu’ils ne durent qu’une nuit ». L’examen du recueil dément ces assurances désabusées. Dès 1814 et son entrée dans la vie politique, Chateaubriand apparaît, malgré les mouvements d’humeur et les découragements passagers, étonnam ment disponible et prompt à tenir compte des faits. Pour Bonald, au contraire, être conservateur consiste d’abord à refuser le changement et l’aventure, à s’opposer au parti qui poursuit le renouvellement de la société, à moins considérer d’autre part les hommes que les institutions, et à ramener celles-ci le plus près possible du schéma défini dans la Théorie du pouvoir et repris dans la Législation primitive. Cette organisation n’est pas tant la meilleure que la seule raisonnable, parce qu’elle ignore les passions et procède de la volonté du Créateur. « Qu’on ne nous parle plus, lit-on au début des Recherches philosophiques publiées en 1818, des vicissitudes des choses humaines et de la nécessité des révolutions, pour faire oublier l’inutilité de celles qu’on veut faire, ou les crimes de celles qu’on a faites. Il n’y a de vicissitudes et de révolutions que dans le matériel de la société, comme il n’y a de changement de figures et de formes que dans la matière ». C’est clairement signifier que les véritables institutions, celles qui correspondent à la nature profonde des rapports sociaux, doivent demeurer intangibles. En 1818, précisément, des troubles avaient éclaté en Angleterre. « Ces excès, écrit Bonald à son amie Mme de Sèze, ne sont, si je ne me trompe, que de date assez récente, c’est l’influence des institutions qui a triomphé à la longue de la raison des hommes, et je vois qu’à la longue et peut-être plus tôt, les mêmes causes produiront en France les mêmes effets ». Pierre Reboul a rappelé qu’on avait rapidement senti, à gauche, ce qui séparait les deux hommes, malgré l’apparente unité doctrinale que la rédaction opposait à ses adversaires. Le Conservateur disparu, après les élections où il avait largement payé de sa personne, Chateaubriand accepte de partir pour Berlin. La réaction de Bonald à cette nomination est révélatrice : « C’est le grand champion du système constitutionnel, écrit-il à Joseph de Maistre de son ancien collègue (3 janvier 1821) : il va le prêcher en Prusse, et n’y dira pas de bien de moi, qu’il regarde comme un homme suranné, qui rêve des choses de l’autre siècle. J’aurais bien des choses à vous dire là-dessus… Villèle et Corbières aideront un jour à porter Chateaubriand au ministère des Affaires Etrangères, qui se trouve assez naturellement sur le chemin des ambassades ; c’est un très grand coloriste, et surtout un très habile homme pour soigner ses succès. Pour moi, mon cher comte, sans fortune, mais sans ambition, trop heureux si, n’ayant pas une si nombreuse et si pauvre famille, je pouvais vivre à un écu par jour, indépendant de tout le monde, et ne relevant que de Dieu et du roi, j’attends que l’expérience, qui se déroule tous les jours, vienne justifier la vérité de ce qu’on appelle mes systèmes ». Ce texte, où l’éloignement doctrinal se renforce d’antipathie personnelle, annonce ce que seront désormais les relations entre les deux hommes. Pour remplacer le Conservateur, Bonald avait pris l’initiative d’un nouveau recueil pour lequel il avait choisi le titre parlant de Défenseur. Lamartine, pour lors fort lié avec lui, précise que ce devait être « un journal dans le même sens, mais dépouillé des rêveries constitutionnelles le plus possible ». Chateaubriand ne semble pas s’être intéressé à ce périodique, qui n’eut du reste qu’une fort brève existence. Bientôt ambassadeur à Londres et, comme Bonald l’avait prédit, ministre des Affaires Etrangères, il est trop accaparé par les devoirs de ses charges successives, les soucis domestiques et l’ardeur passionnée de sa vie privée pour songer à son ancien allié, qui allait devenir l’un de ses plus déterminés adversaires.
9Ce furent les affaires de presse qui précipitèrent l’affrontement. Dès juillet 1821, avant même son départ pour Londres, Chateaubriand combattait un amendement de Bonald proposant de renforcer le contrôle de l’imprimerie, et il achevait son intervention parla formule qui résumait son credo politique : « Il y a trois choses qui, seules, assureront le repos de la France et qu’on ne doit jamais séparer : la religion, le trône et les libertés publiques ». Le mot était d’un homme de gouvernement, et valait un programme. Bonald, au contraire, empêtré dans ses théories, s’obstinait à poser la question de la législation sur la presse en termes empruntés à sa métaphysique personnelle. En décembre 1817, par exemple, il distinguait à la tribune de la Chambre entre la faculté de parler et d’écrire, naturelle à tous les êtres humains, et le droit de publier ses opinions qui tendait, selon lui, à usurper le rôle de la puissance publique, seule chargée de veiller sur les doctrines constituant le fondement des lois et des mœurs. En fait, bien qu’il les ait utilisés toute sa vie pour mettre ses contemporains en garde contre leurs erreurs, ce publiciste détestait les journaux, et leur croissante audience après 1815 le désespère. Il explique aux députés, en 1822, que, nés de l’impure alliance de la littérature avec la politique, ils tueront à longue échéance les bonnes lettres comme les spectacles tueront l’art du théâtre, et qu’en attendant ils entretiennent dans l’opinion des dissensions préjudiciables à l’ordre public. Ce péril lui semble particulièrement redoutable sous un régime constitutionnel. La licence des gazetiers, écrit-il, « amuse et trompe l’éternelle indocilité du cœur humain, et fait croire aux peuples qu’ils sont libres... Cette illusion a de grands dangers dans un pays récemment agité, où les factions sont toutes vivantes, chez un peuple occupé de systèmes ou de chimères politiques, et dont l’esprit vif et le caractère ardent veulent sur le champ changer les espérances en réalités ». Etablir la censure revient, dans ces conditions, à garder les Français d’eux-mêmes, et à leur garantir la paix que ce redoutable philosophe observe parmi les illettrés de sa province. « Notre population, écrira-t-il en 1831 de sa terre du Mona au compte de Senfft, après le sac de l’archevêché de Paris, a l’avantage de parler une autre langue que la langue française. Par conséquent les journaux y sont moins répandus qu’ailleurs, et ne sont, les mauvais du moins, lus que dans une classe qui, en fait de principes, n’a rien à perdre. Nous avons donc été parfaitement tranquilles ».
10Avec une obstination étonnante, à grand renfort de discours et de brochures, Bonald ne fut jamais las, sous la Restauration, d’avertir l’opinion de ce danger qu’il jugeait entre tous redoutable. Les arguments que lui opposa Chateaubriand sont assez bien résumés par ce bref extrait de l’article que le ministre disgrâcié donna le 5 juillet 1824 au Journal des Débats, un mois juste après son renvoi : « L’âge des fictions est passé en politique ; on ne peut plus avoir un gouvernement d’adoration, de culte et de mystère : chacun connaît ses droits ; rien n’est possible hors des limites de la raison... La monarchie constitutionnelle n’est point née parmi nous d’un système écrit, bien qu’elle ait un Code imprimé ; elle est fille du temps et des événements, comme l’ancienne monarchie de nos pères ». C’était prendre à son propre jeu le philosophe de la Théorie du pouvoir, et retourner contre lui son principal argument.
11Il arriva qu’en 1827 l’affrontement prit un tour délibérément personnel, à l’occasion de la loi dite de justice et d’amour. Bien que Villèle eût retiré son texte avant la discussion à la Chambre des Pairs, Chateaubriand tint à publier le discours qu’il avait préparé pour l’occasion, et dans lequel Bonald n’était pas ménagé. Celui-ci riposta vivement et, pour une fois, marqua quelque avantage. Il avait en lui trop d’obstination pour n’être pas sensible aux inconséquences d’autrui, et dans sa mise au point sut placer l’adversaire en assez fâcheuse posture. Si la discussion sur le fond demeure minutieuse, et parfois pesante, l’ironie n’en est pas absente. « M. le vicomte de Chateaubriand m’a fait l’honneur de me citer à propos de la censure... avec un peu moins de modestie ou un peu plus de mémoire il aurait pu se citer lui-même » ; ce que Bonald s’empresse de faire, en empruntant quelques remarques compromettantes aux livraisons du Conservateur. Ailleurs, la malice se venge de l’éloquence : « Point n’ai renié mes opinions, avait fièrement prétendu l’orateur ; je suis ce que j’ai été ; je vais à la procession de la Fête-Dieu avec le Génie du Christianisme, et à la tribune avec la Monarchie selon la Charte ». Bonne occasion pour lui répliquer à mi-voix : « Il y a, je crois, dans la collection complète des œuvres de l’illustre pair, quelques ouvrages avec lesquels il ne voudrait aller ni à la procession, ni même à la tribune ». Mais l’intérêt de la riposte n’est pas seulement dans ces réparties heureuses. Moins engoncé dans ses principes que d’habitude, Bonald donne enfin sa véritable importance politique au débat. Il justifie le besoin d’une législation sévère sur la presse par le désir de décourager la bourgeoisie libérale, ce qu’il nomme « des partis riches à millions qui, en commandant un écrit bien séditieux ou bien inique, placent leur argent à la grosse aventure sur des espérances et des chances de révolution » ; surtout il explique avec netteté comment la monarchie constitutionnelle, telle que son adversaire la souhaite, confine à la démocratie. Il reprend les mêmes propos en 1828, dans l’étude intitulée De l’esprit de corps et de l’esprit de parti, à la fin de laquelle il met derechef Chateaubriand en contradiction avec lui-même. Le fougueux journaliste n’avait-il pas écrit, neuf ans plus tôt, dans le Conservateur : « Le gouvernement est dans la foule et n’est plus dans l’Etat » ? « Tout ce que nous avons dit..., ajoute Bonald, est assurément beaucoup moins fort et moins concluant que ces paroles, qu’il est bien autrement important de rappeler aujourd’hui, qu’il ne l’était, même alors, de les écrire... et nous engageons le gouvernement à les méditer ».
12Entre eux, c’était en fait de l’attitude à adopter face au monde moderne qu’il s’agissait. Non content d’accepter la Charte avec toutes ses conséquences, et d’admettre par le biais de la liberté de la presse que l’opinion discute ou dirige l’action du pouvoir, Chateaubriand pressent qu’une nouvelle société, génératrice de nouvelles exigences, est en train de naître. Dès 1825, il met ses lecteurs des Débats en garde contre « les hommes qui ne veulent rien voir, ou qui ne peuvent rien voir de ce qui se passe autour d’eux ». Alors que Bonald ne sait que gémir sur la maladie constitutionnelle qui consume l’Europe, ou louer les vertus salvatrices de l’agriculture, il montre le progrès partout à l’œuvre, les machines de l’Angleterre à la veille d’exploiter les mines de l’Amérique, les relations entre les peuples bouleversées par la navigation à vapeur et les chemins de fer. « Que faisons-nous au milieu de ce mouvement du monde ? » A la question que l’opposant à Villèle posait avec une juste solennité le 24 octobre 1825, la correspondance, les brochures, les discours de Bonald proposent des réponses dérisoires, ou odieuses. Quand par exemple, en mars 1830, il réfléchit sur le parti à tirer de l’Algérie bientôt conquise, c’est pour regretter que la proximité empêche de faire de ce territoire un lieu de déportation dont, ose-t-il confier à Senfft, « nous aurions un si grand besoin ».
13Il aura le sentiment, après la Révolution de juillet, que la fin du monde approche. « Que sortira-t-il de tout ceci, lit-on dans une lettre au même Senfft de septembre 1830,et de cette pressura gentium dont l’Evangile fait un des signes avant-coureurs des derniers temps ? L’imagination la plus calme s’échauffe à la vue de ces grands bouleversements, et le monde politique et chrétien lui paraît en travail pour enfanter quelque chose d’extraordinaire ». Chateaubriand, on le sait, a connu le même frisson, mais sans que les événements débouchent pour lui sur ces perspectives d’Apocalypse. Avant même le fragment sur l’Avenir du monde, la préface aux Etudes historiques et la lettre qu’il prend soin d’adresser aux rédacteurs de la Revue Européenne montrent quelle sérénité il conserve face aux bouleversements qu’il entrevoit. Sans doute l’ampleur de ceux-ci n’est pas sans l’effrayer. En lui l’artiste, autant et plus que l’aristocrate, redoute le temps où « l’on en sera au partage égal de la propriété et de l’intelligence, où toutes les jouissances du luxe et de l’esprit, spectacles, fêtes, imagination, poésie, auront péri sous l’assommoir de la raison ». Mais cette appréhension ne l’empêche nullement, lui, l’homme d’un autre siècle, de s’avouer « jeune encore quand il n’a plus d’avenir », et de se comparer à un avare qui, « ayant liardé nombre d’années, ne trouverait plus, au moment de mourir, d’emploi pour ses stériles économies ». L’image invite à marquer l’opposition des deux esprits dans la fonction que chacun reconnaît à la durée, qu’il s’agisse de religion ou de politique. Alors que chez Bonald le temps s’incline devant la vérité dont il se borne à montrer la force, chez Chateaubriand il la suscite. « Une institution, lit-on dans la Théorie du pouvoir, n’est pas bonne, précisément parce qu’elle est ancienne ; mais elle est ancienne, ou plutôt elle est perpétuelle (car qu’est-ce que les hommes qui vivent un jour appellent ancien ?) lorsqu’elle est bonne ou parce qu’elle est bonne ». Et plus nettement encore, dans la Législation primitive : « Quand le pouvoir commence bien, le temps achève ; car le temps est le premier ministre de tout pouvoir qui veut le bien ». En d’autres termes, le respect de la tradition constitue le premier commandement de la sagesse, qui recommande d’imposer aux idées nouvelles une quarantaine salutaire. Chateaubriand, au contraire, d’emblée hostile à tout dogmatisme et porté au dialogue, se montre soucieux des suggestions ou des besoins de l’heure, et disposé à en tenir le plus grand compte. Désireux de rompre l’isolement dans lequel des serviteurs peu éclairés enfermaient la vieille monarchie, il veut la mettre en état, le jour venu, de conclure alliance avec la démocratie à laquelle l’avenir appartient. Le polémiste des Débats est aussi le travailleur qui rassemble la documentation dont il nourrira ses Etudes historiques ; et ces recherches patientes ont été pour lui une occasion de plus, singulièrement enrichissante, de constater combien la royauté avait évolué au cours des siècles. La philosophie de l’histoire exposée dans la préface manque certes d’originalité, et se borne à combiner en une synthèse un peu hâtive des idées à la mode. Du moins fait-elle place, parmi les principes dont l’action modèle les événements, à une vérité politique définie comme la réconciliation de la liberté et de l’ordre, c’est-à-dire l’idée que les articles des Débats, dans leur partie doctrinale, ne cessaient de gloser. Cette réconciliation suppose le progrès que Bonald refusait avec tant d’obstination. Aux maximes que nous rappelions voici un instant, répond, en 1831, dans l’Avenir du monde, la phrase à la fois désabusée et sereine dans laquelle le drame de la Restauration est inscrit : « Nous ne sommes que des générations de passage, intermédiaires, obscures, vouées à l’oubli, formant la chaîne pour atteindre les mains qui cueilleront l’avenir ». Et en 1826 déjà, dans la préface aux Oeuvres complètes, la même certitude avait paru, plus amère, comme il convenait de la part d’un homme qui voyait se commettre des erreurs qu’il ne pouvait empêcher : « Les semences des idées nouvelles ont levé partout ; ce serait en vain qu’on les voudrait détruire ; on pouvait cultiver la plante naissante, la dégager de son venin, lui faire porter un fruit salutaire ; il n’est donné à personne de l’arracher ».
14Cette clairvoyance qui donne pour nous tant de grandeur triste à la visite au Hradschin, telle que la relatent les Mémoires d’Outre-Tombe, a inspiré à Bonald, après la chute des Bourbons, une haine dont les lettres au comte de Senfft soulignent la constance. Elle n’intéresse guère que la petite histoire. Mieux vaut, pour conclure, rappeler comment, avec une sûreté où l’art traduit magnifiquement l’intuition de l’intelligence, Chateaubriand a su caractériser mieux que personne l’anachronisme obstiné de son vieil adversaire. Deux fois, au début et à la fin de leurs relations, il a suggéré que, face aux réalités de la politique, le système de Bonald occupait une position comparable à celle de certains monuments, vestiges des anciens âges, qu’ignorent les voyageurs glissant sur les eaux qui coulent à leurs pieds. Il descendait le Rhône quand il achevait, en 1802, son premier article sur la Législation primitive, et le spectacle qu’il avait sous les yeux lui inspira ce rapprochement inattendu : « Sur deux montagnes opposées s’élèvent deux tours en ruines ; au haut de ces tours sont attachées de petites cloches que les montagnards sonnent à notre passage. Ce fleuve, ces montagnes, ces sons, ces monuments gothiques, amusent un moment les yeux des spectateurs, mais personne ne s’arrête pour aller où la cloche l’invite... » L’image comportait à la fois de la perspicacité et quelque désinvolture. Elle reparaît en 1831, dans la préface aux Etudes historiques, empreinte d’une beauté grave où l’expérience des luttes politiques se mêle aux souvenirs du voyageur : « Dans la Théorie du pouvoir civil et religieux de M. de Bonald, il y a du génie ; mais c’est une chose qui fait peine de reconnaître combien les idées de cette théorie sont déjà loin de nous. Avec quelle rapidité le temps nous entraîne ! L’ouvrage de M. de Bonald est comme ces pyramides, palais de la mort, qui ne servent au navigateur sur le Nil qu’à mesurer le chemin qu’il a fait avec les flots ». On sait avec quelle suggestive insistance Chateaubriand est revenu sur ce thème du fleuve qui lui sert, au terme des Mémoires d’Outre-Tombe, à résumer sa propre vie. « Je me suis rencontré entre deux siècles, comme au confluent de deux fleuves ». Rapproché du texte que nous venons de citer, ce passage fameux prend, croyons-nous, un relief nouveau : « J’ai plongé dans leurs eaux troublées, m’éloignant à regret du vieux rivage où je suis né, nageant avec espérance vers une rive inconnue ». C’est de cette espérance, en effet, que Bonald se trouva, durant toute sa carrière, cruellement démuni. De là vient sans doute qu’il ait si peu à nous dire.
Notes de bas de page
1 Nous tenons à le remercier vivement d’avoir voulu nous communiquer le manuscrit, bientôt édité, de son étude : Le vicomte de Chateaubriand et le Conservateur.
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