Conclusion générale
p. 467-475
Texte intégral
1Somme toute, en trois quarts de siècle, l’histoire des ouvriers dans la région lyonnaise s’inscrit entre deux grands moments d’unanimité sociale, même si les couleurs d’août 1914 ne sont pas celles de février 1848. Etrange va-et-vient quand on se souvient de quelle manière elle avait commencé, aux yeux du moins des inquiétudes du temps : la double insurrection des plus connus d’entre eux, en 1831 et en 1834, n’était-ce pas, au cours de l’âge des Révolutions, le signe de la coïncidence déjà atteinte d’une théorie et d’une classe sociale par laquelle l’Histoire progresse ? Et pourtant... Pour reprendre une autre image, aux traits moins flamboyants du siècle finissant, vulgarisée par les journaux ouvriers de la Belle Epoque, ce flot du socialisme qui ne cesse de montrer, pourquoi s’arrête-t-il ? Ou, plus justement, en continuant de s’enfler, pourquoi n’arrive-t-il pas enfin à submerger et à engloutir ? En fait, est-ce là l’important ? Hors des mythes, contre une histoire eschatologique changeante et unique, qui a la vie dure et qu’il n’est pas question de rejeter mais de rattacher à une autre démarche, voici celle, incertaine, de quelques centaines de milliers d’ouvriers provinciaux dans un espace limité, pour un moment donné, dans une France du Centre-Est sans doute de moins en moins représentative des grands rythmes nationaux de la vie économique et des mutations sociales et idéologiques qui en naissent.
21848-1914, soixante six années et quelques mois, deux sinon trois générations : où est la réalité, dans la permanence du groupe social que l’on nomme ou dans la diversité des hommes et la succession des temps ? Dans l’une et dans les autres, bien sûr. Surtout quand ces deux-tiers de siècle encadrent un bouleversement qui, autour des années 1880, a mis fin à des équilibres économiques et humains pluridécennaux et brisé pour toujours un certain type d’évolution unilinéaire qui s’appuyait sur eux. La classe ouvrière était trop fortement ancrée dans la réalité régionale pour passer au travers. Chronologiquement, son histoire s’écartèle entre une croissance, avec tous ses traits, même si les rythmes de la production, des reclassements sociaux, des sociabilités, des luttes et des expressions politiques ne marchent pas du même pas et une Belle Epoque d’incertitudes qui annonce d’autres temps et brouille en attendant les règles du jeu.
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3Jusqu’à la Grande Dépression, donc, l’histoire des ouvriers de la région lyonnaise prend l’allure d’une marche progressive et transparente derrière les cahots de l’événement. Voilà des pays d’industrie ancienne et multiple, tels qu’ils apparaissent au milieu du XIXe siècle. Sur leur avance relative, les nombres parlent d’eux-mêmes, qui disent la généralité des initiatives. Dans des directions anciennes, la laine renaissante à Vienne, les cuirs à Annonay, les verreries dans la vallée du Gier, le papier en Vivarais et en Dauphiné, et puis, multipliés autour de Saint-Etienne, les armuriers et les quincaillers et les gantiers du côté de Grenoble ; dans le Jura, les boisseliers et le peigniers ; en Beaujolais et en Roannais, l’invasion de la « cotonne ». Un ton au-dessus, autour du cœur lyonnais, c’est le bourgeonnement campagnard de la « Fabrique » de soieries à l’heure de l’essaimage entraînant, avec la rubannerie forézienne, les pays de sériciculture et éveillant la future industrie chimique. C’est enfin, aussi, autour de l’innovation technologique, le bassin de la Loire devenu première houillère de France et terre d’accueil privilégiée de la métallurgie à l’anglaise.
4Et, pendant plus d’un quart de siècle, c’est dans toutes ces directions à la fois que se développe une croissance lancée de plus haut. Sous l’impulsion des hommes et des techniques, à travers l’élan rapide des productions, le bassin stéphanois joue le rôle attendu de pôle de développement, et entraine dans sa marche les centres sidérurgiques secondaires, ceux du Vivarais particulièrement, les verreries et les constructions mécaniques jusqu’aux faubourgs de la métropole lyonnaise. Stimulées par la prospérité du marché intérieur, les courbes de la draperie, de la chapellerie, de la chaussure et des ciments sont toutes fortement orientées à la hausse, avec celles, un peu moins brillantes, de la passementerie et du coton. Au-delà des crises passagères, la grande Fabrique lyonnaise atteint des sommets inespérés, conquiert les clientèles lointaines et submerge de ses métiers à tisser, de ses moulins et de ses rouets à filer la quasi-totalité de la région.
5Comment s’étonner, dès lors, que les graphiques de l’emploi aient la même allure pressée que ceux du produit physique dans les mines et la métallurgie, aux multiples spécialités des textiles, et partout ailleurs ? Que gonflent les effectifs industriels et la population des villes ouvrières, et, en Forez, à un rythme britannique ? Que, plus généralement, les hommes se multiplient partout où s’inscrivent les activités nouvelles ? Au centre, Lyon entame la conquête de la rive gauche du Rhône, entasse les nouveaux prolétaires dans l’inquiétant creuset de La Guillotière, déborde sur la banlieue, même si les « canuts » de la vieille Acropole soyeuse de la Croix-Rousse impriment toujours leur marque à la ville.
6Rassemblés et dispersés, divers et semblables, ces ouvriers multipliés s’inscrivent bien dans une communauté de condition. Mieux, les données de l’anthropologie physique permettent d’en prendre la mesure ; d’abord en séparant le groupe – la classe ? – du reste de la population – la société ? Ensuite en montrant, gravés dans les corps, les signes d’une misère physiologique qui, pour tous, est la marque même du travail industriel et de l’existence ouvrière.
A travers eux, la typologie des métiers est une taxinomie des maux, une galerie de malades, d’infirmes et de nabots. Le travail lui-même est en cause, bien sûr, avec la précocité de l’embauche, l’exploitation du travail infantile et féminin, la journée démesurée et allongée par la généralité du salaire aux pièces, l’insalubrité de l’atelier, l’impuissance d’une législation protectrice balbutiante. C’est aussi l’incertitude du revenu, au-delà de taux quotidiens irréels, rognés par le marchandage et la sous-traitance, perpétuellement menacés par le chômage des mauvaises saisons et, comme on dit joliment, les « hasards du commerce ». La montée à long terme du taux journalier sous le Second Empire est largement annulée par celle des prix de denrées de première nécessité, dont les soubresauts d’Ancien Régime n’ont pas disparu, loin de là. Au sens le plus étroit, le souci du pain reste de chaque jour. La vie ouvrière est une existence à cahots, et la misère est au rendez-vous, surtout quand la crise de l’emploi coïncide avec la hausse des prix alimentaires.
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7Mais voilà : au-delà de la prolétarisation de toute une population, le développement de la classe ouvrière ne parait pas s’inscrire dans le cadre d’une rupture économique, d’une crise générale de la société régionale. Globalement d’ailleurs, la progression du nombre de ceux qui se disent ouvriers est relativement faible, et le déplacement d’ensemble des populations presque négligeable. L’industrie est depuis longtemps partie prenante d’un certain équilibre des hommes et les choses, et la mutation n’est pas assez brutale ni assez puissante pour le rompre. D’un secteur à l’autre, avec l’agriculture même revigorée par les spéculations du vin et de la soie, les échanges sont permanents, avec l’alternance des mortes-saisons : la spécialité technologique que l’on peut déclarer ne doit pas leurrer, comme la mobilité géographique, au gré des conjonctures locales différentielles. La « classe ouvrière » ne surgit pas toute armée du néant, elle n’en finit pas d’émerger, avons-nous dit, et ses contours sociaux demeurent difficiles à cerner. On pourrait la trouver, sans doute, dans les usines qui, ici et là, se distinguent de l’océan des ateliers : mais les filles que rassemblent les moulinages dauphinois et vivarais n’y passent que le temps de prendre époux, et, ailleurs, les politiques paternalistes éparses assurent un encadrement et une sécurité matérielle, qui, précisément, coupent ses bénéficiaires de la condition ouvrière, telle qu’on l’a décrite.
8D’ailleurs, voyez les chemins de la mobilité géographique, les ouvriers continuent à marcher le long des routes qui, depuis un siècle au moins, mènent à Lyon, vers Saint-Etienne, Vienne, les villes du bassin forèzien ; ce sont les mêmes montagnards qui, hier déjà, descendaient vers les plaines, parfois éloignées de chez eux. Et sans doute, campagnes et agriculture fournissent-elles une partie des bras nouveaux dont a besoin l’industrie : mais, en majorité, les ouvriers sont fils d’ouvriers, même parmi ceux qui viennent du plat-pays. La classe ouvrière naît d’elle-même, très largement, et se déplace de l’atelier à l’atelier, de l’usine à l’usine ; le textile lui-même a des allures de monades, les tisseurs de soie croisent les métiers sur les routes du Bugey ou du Dauphiné, les passementiers nomadisent à l’intérieur des pays rubannants. Et l’hérédité du métier achève de tracer le cadre d’une continuité des espaces géographiques et sociaux. Le groupe peut éclater aux quatre coins de la région, et bien plus loin, ou se resserrer dans un espace restreint : il garde toujours la forte cohésion de la spécialité professionnelle, ou l’horizon de la même industrie, et l’on n’y échappe même pas pour prendre femme !
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9La classe ouvrière, celle qui affleure à travers l’événement, elle est là, dans cet agrégat de métiers, un peu refermés sur eux-mêmes. Sans doute ne reste-t-elle pas à l’écart des mouvements de la société englobante. En 1848, elle fournit la piétaille des journées populaires et leur impose sa marque propre, contre les machines et contre les couvents. Elle refuse le Coup d’Etat de Décembre 1851 d’un silence qui ne trompe pas. Sous l’emprise lyonnaise et ailleurs, son parti-pris d’hostilité ne se dément guère jusqu’en 1870. Car, déjà, elle s’est en majorité donnée à la République, et pas plus que sous la Monarchie de Juillet il n’est possible de démêler agitation politique et revendication, sociétés démocratiques et associations ouvrières. Elle est à tout instant traversée par les questions que se pose la cité tout entière et il n’en est point qu’elle suscite vraiment d’elle-même. Un moment, dans l’exceptionnelle conjoncture des années 1869-1870, elle esquisse, avec les succès de l’A.I.T., cette « séparation » politique du reste du corps social où Eric Hobsbawm a reconnu le signe de la conscience de classe. Mais bien confusément, quelques années plus tard, quand naît un « parti ouvrier », à peine constitué, il éclate, et l’espace disperse les factions entre les deux pôles du « suffragisme » et du maximalisme révolutionnaire. Partage en trompe-l’œil d’ailleurs, les affiliations doivent plus au hasard des hommes et des lieux qu’au débat théorique, et la conscience collective renoue les fils en un étrange syncrétisme où le cœur opère au moins autant que la raison ; la République, même si elle déçoit, y a tout naturellement sa place. Qu’on se rappelle les Stéphanois exemplaires !
10La médiocrité relative des groupements politiques contraste avec la puissance des organisations professionnelles, alors même que pour nombre de militants, la distinction n’est guère évidente. Elles partent de loin, quelques unes d’entre elles sont nées avec le siècle ! Lyon a été, d’évidence, la capitale du mouvement coopératif, revigoré par l’esprit de 1848, et un nouvel espoir dans les années 1860, jamais abandonné à vrai dire, même tardivement : la verrerie aux verriers, la mine aux mineurs... Mais autrement fécond est le mutuellisme qui, insensiblement, passe de la fraternité charitable à la caisse de chômage, de la société de résistance à la Chambre syndicale. La rencontre se fait avec une pratique de la grève précocement réfléchie derrière l’apparente fièvre du printemps et l’éparpillement fallacieux des actions, vers la recherche de véritables conventions collectives et la sécurité des « tarifs », le désordre public masque la rationalité de mouvements d’ensemble parfois pluri-décennaux qui lancent tour à tour les grands secteurs dans la lutte et fort tardivement, pour les drapiers viennois et les passementiers stéphanois. La dialectique de l’organisation et de l’action se fait jour dès le milieu du siècle, les groupements corporatifs rebondissent d’un événement à l’autre sans jamais se disloquer et commencent à s’épanouir à la fin de la décennie 1870-1880 ; la Fabrique lyonnaise s’est mise en « séries », les tisseurs de coton se fédèrent, les mineurs se rassemblent, des initiatives de Michel Rondet à la longue marche de Gilbert Cotte et à la reconnaissance du Comité fédéral de la Loire par les Compagnies. Autour des uns et des autres mais aussi des mégissiers, des verriers, et des métallurgistes s’esquissent les premières fédérations nationales de métier, révélatrices à la fois de l’ampleur des projets et du rôle des centres ouvriers de la région dans la constitution du premier syndicalisme français. Et, sur place, le nombre fait la force, qui impose les exigences corporatives et dresse, victorieusement, face à un capital encore divisé, le travail organisé. Avant que tout bascule, très vite.
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11Feu de paille en effet que cette victoire ouvrière, en plein cœur de la Grande Dépression. 11 suffit de quelques grèves provocatrices pour que verriers, mégissiers et autres doivent renoncer à l’extraordinaire pouvoir syndical qu’ils venaient juste de mettre en place. Les grandes fédérations s’effondrent aussi vite qu’elles étaient apparues ou s’effilochent dans la décennie suivante. Et la seconde poussée ouvrière, aux alentours de 1900, prend une toute autre allure. Le réveil d’un maximalisme révolutionnaire un moment assoupi par de fallacieux succès électoraux ne profite pas au socialisme politique qui rate son unification. La grève générale parle un langage autrement séduisant et immédiatement perçu : la greffe du syndicalisme d’action directe prend sur des organisations professionnelles qui recommencent à bourgeonner et à se multiplier... La nouvelle ligne générale passe bien sûr au travers des Bourses du Travail détournées de leur intention première, comme ailleurs, mais surtout par les corporations récemment syndiquées, celle des métallurgistes par exemple ; elle pénètre même les vieilles fédérations régionales survivantes et les métamorphose comme celle des mineurs de la Loire. L’explosion de 1906, celle des grévistes et celle des activistes, marque le sommet de l’implantation et de l’action, à l’image du reste de la France. Cette fois encore, la retombée est brutale : les mineurs reviennent très vite à leur tradition et à l’aveu du réformisme ; les Bourses du Travail retrouvent leur cours primitif, et les socialistes des diverses obédiences en chassent les militants libertaires ; les syndicats proliférants révèlent une fragilité généralisée et la grande majorité d’entre eux ne survivent pas à l’échec d’une grève ou à la vigueur d’une contre-offensive. Or, c’est le moment même où l’action patronale use de toutes nouvelles armes, autrement efficaces.
12Passons sur son unification progressive, dont l’histoire régionale reste à faire. Sans doute ici et là reprend-on, dans les secteurs les plus nouveaux, les pratiques paternalistes qui avaient si bien réussi au XIXe siècle. Mais les ouvrières des couvents-ateliers, les travailleurs protégés des usines ont été eux aussi emportés par la nouvelle vague de messianisme révolutionnaire. Il faut donc une stratégie de rechange, multiforme, et dont les intentions sont sans doute mêlées. L’appui au syndicalisme « jaune » en est une, largement déployée. Il ne constituera qu’un épisode, mais pendant quelques années, dans tel secteur, dans tel endroit, il parvient à arracher des branches entières à l’arbre principal et à retourner le sens de l’action ; car pour être éphémère, son implantation est loin d’être négligeable. De même, à l’envers de la percée « rouge », le catholicisme social trouve une chance que l’échec des Cercles ouvriers, un quart de siècle auparavant, ne laissait pas prévoir. Que l’inspiration patronale ne soit pas absente, il suffit de rappeler le rôle de la Compagnie du P.L.M. dans la vie des cheminots catholiques, et quelles que soient leurs intentions, les premières organisations chrétiennes jouent strictement le même rôle que celles mises en place par P. Biétry et Biojo-u. Mais que se décante peu à peu à travers des épisodes contradictoires et une pensée équivoque un authentique syndicalisme autre n’est pas le moindre signe de désarroi du monde ouvrier à la veille de la guerre.
13Car les lignes se brouillent, comme si la conscience collective, jusque là relativement aisée à cerner même dans les apparentes contradictions, éclatait dans des directions multiples. Ici, c’est la survie de quelques grandes organisations corporatives, plus puissantes que jamais, héritées des décennies antérieures, un autre âge déjà. Là, ce sont les bombes des boulonniers du Chambon-Feugerolles, l’agitation permanente des groupuscules libertaires. Entre les deux, toutes les formes possibles d’organisation et d’action, qu’il n’est guère aisé de trier et de classer. Sans tomber dans un schématisme mécaniste, il n’est pas possible d’oublier les transformations de la condition ouvrière elle-même, la mutation des économies et des espaces géographique et social dans lesquels elle s’inscrit.
14A l’inverse de ce qu’a pû penser J. Kuczinski, la Grande Dépression n’a pas marqué une rupture dans le niveau de la vie ouvrière, sinon à court terme. Encore une fois, l’anthropométrie physique ne trompe pas sur ses progrès, les ouvriers mesurés à la Belle Epoque sont plus grands que leurs pères, les maladies de la misère ont fortement reculé. La hausse du taux quotidien du salaire a repris alors que sont restés étales les prix des denrées de première nécessité ; le travail des enfants a presque disparu ; la législation protectrice se complète chaque année et finit par s’imposer ; la plasticité des budgets signifie la diversification des besoins et l’élargissement des consommations. Alors, intégration progressive du IVe Etat dans une société qui l’avait longtemps exclu ? Dans les grandes villes au moins, les frontières ne sont-elles pas de plus en plus floues et avec les employés et avec tout ce qu’on commence à appeler « classes moyennes » ? Surtout, ce qui faisait la précarité de la condition ouvrière, l’irrégularité de l’emploi, n’est-il pas en train de disparaître avec le remplacement des ateliers et du « domestic-system » par l’usine avide de travail qualifié et stable ?
15Car, de fait, la région lyonnaise, dans son ensemble, sort de la grande crise par une transformation totale de ses structures industrielles. Avec beaucoup d’empirisme : ici, on abandonne la production de luxe au profit des livraisons de masse, au détriment de la qualité ; là, au contraire, on se spécialise dans des marchandises de haute qualité et de prix élevé. Ainsi, par exemple soierie lyonnaise et sidérurgie stéphanoise aboutissent au même redressement par des moyens strictement opposés. Ailleurs, capitaux et entrepreneurs se tournent vers des secteurs franchement neufs, et la part importante prise dans les fabrications automobiles, chimiques, électriques, le monopole de l’électrotechnique attestent du dynamisme renouvelé de la région. Partout, enfin, des points communs : la rationalisation du travail, des moyens les plus simples au chronométrage ; la mécanisation, donc la disparition des « fabriques » et des ateliers qui marquaient si fortement l’originalité industrielle du pays. Et, pour corollaire, une transformation du travail ouvrier lui-même ; donc une mutation nécessaire des formes et des objets de la lutte ? Justement pas. Devant les questions nouvelles que pose l’organisation du travail, on est désarmé, et l’on frappe à côté. C’est la Belle Epoque qui apporte tous les maux habituellement attachés à l’industrialisation, spécifiques d’elle, en tout cas. Or, si l’on avait su s’armer contre d’autres malheurs depuis longtemps familiers, on est relativement impuissant devant ce qu’on connaît mal : cette déqualification depuis si longtemps redoutée et dénoncée, voilà qu’on ne l’identifie pas pour telle quand, réellement, elle apparaît ! Comment en irait-il autrement lorsque, tandis que l’O.S. remplace progressivement l’ouvrier professionnel, le métier souvent acquis par héritage continue de dicter pour un grand nombre, la majorité peut-être, les étapes de l’existence et de fonder la psychologie collective. D’autant que la mutation n’est pas générale, qu’elle laisse subsister, ici et là, les vieilles pratiques spoliatrices. Et, surtout, parce que les ratées de l’amélioration matérielle sont au moins si douloureusement ressenties aujourd’hui qu’hier les agressions périodiques de la misère. On se résoud moins facilement au chômage dans un monde qui tend au plein emploi. On ne se résigne pas non plus à revenir au seul pain quand la fluctuation des prix rend à nouveau inaccessibles la viande, le vin, les fruits ou les légumes : la vie chère a remplacé la misère, mais ce n’est un progrès que pour l’observateur extérieur. D’ailleurs, que la classe ouvrière ne soit pas une abstraction, en voilà, encore une fois, la preuve anthropométrique ! La taille des conscrits marque toujours la barrière d’avec les possédants : dix centimètres, environ.
16Enfin, la mutation économique de la région a brisé les grandes lignes de partage socio-professionnelles. Et si la grande et forte Fédération des verriers a disparu, c’est parce que la majorité des verreries ont fermé ; si celle des mégissiers recule, c’est avec les compressions de personnel ; si l’Union des tisseurs n’existe plus, c’est qu’elle s’est évanouie avec les « canuts » eux-mêmes. Les nouvelles activités industrielles ont moins besoin d’hommes que de machines et de rares techniciens. La population des grandes villes ouvrières stagne désormais, et si Lyon marche toujours à grand pas, c’est parce que la métropole elle-même attire plus que ses usines. Pourtant dans le même temps, les agricultures régionales ne se remettent pas de la Grande Dépression ; la crise des campagne est d’autant plus grave qu’elle a été tardive, et qu’elle est double : à la ruine du sol s’ajoute la disparition des industries rurales. Enfin, le plat-pays joue son rôle (théorique) de réservoir de main-d’œuvre en chassant les paysans appauvris ! Mais quand l’industrie régionale n’en a plus besoin, sauf en de rares secteurs nouveaux. Le marché du travail régional devient de plus en plus rigide, la sophistication des techniques empêche les mobilisations temporaires, et les manœuvres viennent fréquemment de l’étranger. La région lyonnaise tout entière est d’ailleurs, autant qu’on puisse le sentir, un pôle de répulsion aussi bien que d’attraction. Les courants migratoires qui nourissaient et brassaient la classe ouvrière tendent à s’effacer dans un mouvement brownien où s’estompent progressivement les routes d’autrefois ; sur ses marges, le métier commence à se déliter, qu’on choisisse une autre occupation que celle du père, qu’on prenne femme dans un autre milieu. La mobilité ouvrière du XIXe siècle, si claire et si fortement tracée, sur laquelle s’appuyait la cohésion éclatée des groupes se fond dans un vaste remue-ménage des populations et des groupes professionnels et sociaux. Vers une classe ouvrière moderne ? Peut-être, sans doute même, et beaucoup le sentent ; mais on n’en est pas encore là en 1914, et c’est peut-être la cause de l’échec relatif de cette nouvelle génération de militants, jeunes en général, qui disputent à la veille de la guerre la direction du mouvement ouvrier aux petits employés socialistes.
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17Car on est loin, alors, de ces généralisations. La classe ouvrière de l’avant-guerre est un groupe inquiet, insatisfait, désarmé devant un nouveau monde industriel dont il ressent les attaques sans bien le comprendre. La violence des actions collectives autour de 1906 n’est-elle pas un signe, avec le retour de l’irrationnel et du messianisme ? Au-delà, c’est l’éphémère et la contradiction qui marquent l’époque. La classe ouvrière, et le mouvement ouvrier sont à la recherche d’une identité, d’une ligne générale que n’indiquent guère les mutations immédiates de l’économie et de la société englobante. L’organisation professionnelle ne prend-elle pas, dans les années 1910, globalement, l’allure d’un syndicalisme de fonctionnaires tant le militantisme s’est retiré des grands secteurs industriels ? Que la C.G.T. est lointaine, avec ses mots d’ordre généraux, antimilitaristes, antialcooliques, antilaïques. si étrangers aux préoccupations immédiates qui, d’ordinaire, fondaient la pensée et l’action ! Et ses organisations départementales ont un tel mal à se mettre en place, pour rester souvent des coques vides !
18A compter de 1910, voilà que le balancier revient vers la tradition, vers la coutume ouvrière, serait-on tenté de dire. A Lyon, à Saint-Etienne, on se reconnaît plus volontiers dans le socialisme « indépendant » à la Briand ou dans les petits notables du radicalisme. On retrouve la République dans la synthèse jauressienne des socialistes enfin unifiés, et l’alliance d’une S.F.I.O. minoritaire avec la C.G.T. régionale édulcore les campagnes contre la guerre qui vont de la dénonciation de Biribi à la grève générale de décembre 1912. De l’antimilitarisme à l’antipatriotisme, il y a un pas que l’on ne franchit pas. L’internationalisme est difficile, et le visage ouvrier du nationalisme se fait jour à chaque instant contre les ouvriers étrangers, même quand ils sont des frères en socialisme. On sait le sens de tels mouvements, leurs implications, qui vont bien au-delà de l’apparent dilemne, classe ou patrie.
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19Alors, encore une fois, Lyon unique et exemplaire ? Ou exceptionnel ? Ni l’un, ni l’autre ; l’un et l’autre. L’histoire de l’économie et de la société régionales emprunte au XIXe siècle des voies trop originales pour qu’on généralise les conclusions. Mais à partir des années 1900, elle recoupe le phénomène français de centralisation qui n’épargne pas non plus le mouvement ouvrier et dépossède les groupes régionaux de leur pouvoir de décision et de leurs initiatives propres. Et s’ils cessent d’indiquer à l’ensemble de la classe ouvrière française les voies de son destin, ils tiennent en son sein une place suffisamment importante pour qu’elle ne soit pas négligeable. Longue et complexe histoire donc, qui ne colle guère aux explications trop nettes et ne s’achève pas plus en 1914 qu’elle n’avait commencé en 1848. Pour l’heure, elle s’arrête sur l’anéantissement de la classe sociale dans la communauté nationale qu’explique le recul très net d’une conscience collective séparatiste dans les années qui précèdent la guerre. Un moment, on l’a vu, dans une situation complexe, dans une évolution contradictoire, même s’il termine sur une note un peu maussade. A moins que la conscience de classe, cette coïncidence merveilleuse de la théorie et du groupe, ne soit la rationalisation a posteriori de l’événement : simple, trop simple ? On comprendra alors que l’historien, celui qui complique tout, cède la place.
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