La Maison de Savoie et ses mines d’argent. Essai d’analyse générale d’une politique minière (fin XIIIe -première moitié XVIe)
p. 47-61
Note de l’auteur
Thèse en cours sous la direction de P. Benoit et M.-C. Bailly-Maître, Mines et métallurgie dans les anciens États de Savoie (fin XIIIe-milieu XVIe s.). De la politique générale au cas particulier, l’exemple de la Maurienne.
Texte intégral
1V. Barbier dans son ouvrage sur La Savoie industrielle2, se fonde sur le recueil de textes de F. A. Duboin3, pour reprendre au XIXe s. les grandes dates de l’histoire minière de la Savoie actuelle. Aujourd’hui, les travaux de G. Di Gangi4 abordent les mines et la métallurgie du Piémont médiéval à l’échelle régionale en privilégiant une approche territoriale de la question. La vision de l’auteur est avant tout comparatiste. Elle propose une interprétation des sites et des logiques locales comme autant d’entités indépendantes reliées par des flux économiques et parfois techniques.
2Confrontée au même type de source et à la même entité politique, j’ai pris le parti de favoriser une logique d’intégration des différents espaces savoyards afin de comprendre les ressorts profonds qui sous-tendent l’action des princes de Savoie en matière de politique minière. Mon analyse tente d’englober à la fois les acteurs politiques, les facteurs économiques et techniques.
3Le premier document conservé concernant l’histoire des mines comtales date de 1289. Des florentins obtiennent l’autorisation du comte de Savoie, Amédée V, de prospecter dans tout le pays et d’exploiter les gisements qu’ils pourraient découvrir5. Nous sommes alors dans un contexte européen de crise minière des mines de plomb argentifère. Les filons exploités jusqu’alors sont épuisés et les mines abandonnées6. C’est le cas des mines delphinales de Brandes en Oisans (Dauphiné), qui cessent leur activité au début du XIVe s.7, ou encore des sites miniers de Massa Marittima (région florentine) et d’Iglesias8 (Sardaigne).
4La Savoie, elle aussi touchée par la crise, tente avec le comte Aimon de faire face en ayant recours à l’innovation technique. Mais la Peste vient stopper les efforts engagés, laissant place à une longue période de chômage des mines et de recherches de nouveaux filons. C’est tardivement, à la fin du XVe s. et au début du XVIe s. que l’activité minière savoyarde connaît un renouveau et se restructure.
Le recours à l’innovation9 technique pour tenter de sortir de la crise minière
5Les premiers documents sériels de l’administration centrale des comtes de Savoie10 commencent en 1297. Ils montrent qu’une attention particulière est portée aux possibilités minières de la vallée de la Maurienne, mais pas exclusivement. En effet, deux autres sites font alors l’objet de prospections visant à découvrir des filons argentifères : la vallée d’Aoste et le Valais. L’étude des activités minières du Piémont menée par G. Di Gangi montre la pénurie d’argent qui sévit durant les premières décennies du XIVe s. Les revenus perçus par le comte de Savoie sur la production d’argent des châtellenies de Lanzo et Perosa par exemple, rapportent occasionnellement seulement quelques marcs d’argent11. Dès la fin du XIIIe s., des passages de spécialistes étrangers (germaniques, italiens12) du monde minier sont enregistrés dans divers organes administratifs, sans que nous puissions mesurer la valeur des sites où ils apparaissent. Cependant, dans les années 1310, le comte Amédée V met en œuvre une politique qui illustre sa soif de nouvelles découvertes. Il finance des missions de prospections minières qui sont l’affaire de techniciens itinérants et dont l’objectif est clairement mentionné : découvrir de nouveaux filons argentifères.
6Ces recherches, menées conjointement dans trois vallées (Aoste, Valais, Maurienne13), se concrétisent finalement en Maurienne. Les premières prospections mauriennaises datent de 1314. Elles aboutissent à la découverte de filons de cuivre argentifère dans la châtellenie d’Aiguebelle. Ils sont exploités à partir de 1336 par deux pionniers, Hugonus Buemondi habitant d’Aiguebelle et Agnelin de Colloagnelli14. Ils produisent alors du cuivre affiné, soumis aux droits régaliens. La redevance seigneuriale sur le cuivre est au début fixée au 30e, puis au 20e et au 10e, avec pour les meilleures années de production le prélèvement du 8e. Il faut attendre 1341 pour voir apparaître la décime sur l’argent15. Si on extrait uniquement du cuivre les premières années, son exploitation est motivée par l’argent qu’il contient. Plusieurs analyses sont commandées dans ce sens. Elles visent à déterminer la teneur en argent du minerai de cuivre. En 1338 par exemple, 12 livres de minerai (environ 6 kg) sont expédiées en Avignon auprès du florentin Bonaccorsi16 «ad tentandum si tenet aliquid de argento17 ».
7La qualité du minerai étant établie, l’exploitation prend forme sous le contrôle du souverain. Jusque là, les revenus miniers étaient perçus par le châtelain que ce soit à Aiguebelle ou à Lanzo. Mais à la fin de l’année 1338, le comte nomme un receveur des mines qui voit rapidement son pouvoir fiscal se doubler de la fonction de podestat. En 1347, la charge de l’office consiste à « exercer son office avec diligence, rechercher et conserver les droits du seigneur, se rendre personnellement ou envoyer chaque semaine un mandat sur les lieux de la mine18 ». L’officier reçoit les fruits de la redevance seigneuriale, des taxes sur la pesée, le marquage des métaux et sur leur vente. Il assure parfois la vente de la part seigneuriale et paie les dépenses occasionnées. Il perçoit aussi une partie des amendes du ban de la châtellenie quand elles sont de fait minier. Une administration spécifique est donc organisée qui rend compte des droits du seigneur dans des comptes miniers19.
8Parallèlement à cet investissement administratif, le comte favorise une dynamique d’échanges sur le site en faisant venir des spécialistes pour diverses missions (prospection, exploitation, affinage). Nous ne savons pas qui bénéficie de l’aide de ces experts. Ces dépenses sont-elles réalisées dans le cadre d’une exploitation en faire valoir direct ? Dans ce cas, cette dernière échapperait à la comptabilité minière, ou bien représenterait-elle l’engagement et le soutien du comte pour le nouveau site minier ? Quoi qu’il en soit, l’impact du travail des spécialistes est remarquable. En 1340, plusieurs affineurs de mine d’argent se succèdent à Aiguebelle, faisant de cette année la plus productive en cuivre. Entre mars 1338 et février 1342, un minimum20 de 5 200 quintaux de cuivre affiné sont produits. Sur toute la période d’exploitation, la production est d’environ 6 844 quintaux soit environ 340 000 kg. Nous ne disposons pas d’autres chiffres qui nous permettraient d’établir une comparaison pour le XIVe s. Cependant, si nous nous référons aux mines du duché de Lorraine au XVIe s., le Val-de-Lièpvre produit sur 17 années 57 842 kg de cuivre21. C’est cinq à six fois moins qu’Aiguebelle et dans une conjoncture nettement plus favorable. Bien que le rapprochement soit encore plus hasardeux, allons plus loin du côté des mines de Schwaz. Pour donner une indication, la mine de Falkenstein produit, en 1510, 850 tonnes de cuivre22. C’est en une année et à elle seule deux fois et demi la production totale d’Aiguebelle.
9La première redevance portant sur de l’argent affiné apparaît dans le compte minier de 1341, mais nous avons tout lieu de penser que la première année de sa production est 1340, compte tenu de la présence de maîtres affineurs itinérants sur le site. 113 marcs d’argent affiné sortent des mines d’Aiguebelle de 1338 à 1350. C’est beaucoup moins que les meilleures années de Brandes qui affiche en 1236 une production de 174 kg23. Cette production est bien inférieure à la production des mines d’argent de Lanzo à la fin XVe s., vraiment insignifiante comparée aux résultats des mines de Pampailly24 ou du duché de Lorraine25 et plus infime encore par rapport au district de Schwaz. Mais le XIVe s. est une période de crise et il semble que l’on soit prêt alors, à s’en satisfaire. Contrairement au cuivre dont la production chute à partir de 1343, celle de l’argent croît jusqu’à l’arrivée de la Peste en 1348.
10En 1344, le seigneur des Hurtières revendique des droits sur les mines situées dans sa juridiction. Depuis la fin du XIIIe s., la réaffirmation du pouvoir comtal, la reconstruction administrative du comté, marquent la renaissance de l’autorité publique et d’une nouvelle idée de l’État. Le pouvoir des comtes de Savoie est d’origine royale : ils détiennent le vicariat impérial. Celui du seigneur des Hurtières s’appuie sur une logique différente, celle qui a marqué les siècles centraux du Moyen Âge : la seigneurie foncière et banale. Dans un contexte politique difficile le long de la frontière delphinosavoyarde, le pouvoir princier n’est pas encore assez fort pour imposer son autorité sans concessions. L’activité minière est ici l’expression d’enjeux politiques qui la dépassent largement. En 1346, Pierre d’Hurtières obtient gain de cause. Le comte reconnaît ses droits et lui cède la moitié des revenus miniers26. Désormais, ils recevront chacun le 20e de la production.
11Les mines acquièrent suffisamment d’importance pour apparaître dans la trésorerie générale. Mais la Peste leur est fatale27. Malgré quelques concessions accordées les années suivantes, le site ne redémarre pas. Les raisons que nous pouvons avancer sont multiples. Nous ne notons aucune initiative comtale significative manifestant la volonté de favoriser la reprise de l’exploitation. Le site produit peu d’argent, or c’est ce qui avant toute chose avait motivé le comte dans les premières années. Les filons sont modestes et nous en ignorons les conditions d’accès. Quant à la demande en cuivre nous la connaissons mal. À cela s’ajoute une conjoncture défavorable, notamment des guerres dans diverses régions à l’exemple du Piémont voisin. D’un point de vue technique, un obstacle majeur subsiste. Il s’agit de la séparation de l’argent du cuivre qui n’est pas encore maîtrisée. Cette difficulté occasionne de mauvais rendements, d’autant plus que le minerai contient certainement de petites quantités d’argent. Pour faire face, seule la recherche et les échanges de savoir-faire peuvent faire progresser les connaissances. Mais l’innovation technique nécessite d’importants capitaux. Or à Aiguebelle, les capitaux urbains qui pourraient soutenir les activités s’effacent rapidement et ne proviennent pas de la couche supérieure de l’élite chambérienne. Les plus grandes familles du moment se désintéressent de l’exploitation. L’investissement est moins important que dans d’autres secteurs d’activités, bien plus lucratifs et moins risqués, comme le crédit, qui rapportent vite et beaucoup28. En ces temps de crise économique généralisée, le cours terme et l’immédiateté sont davantage de mise.
12Le site d’Aiguebelle constitue aujourd’hui un témoignage exceptionnel et fondamental de l’histoire minière européenne. Il suscite également à son époque la jalousie du voisin dauphinois. Les premières années d’exploitation, une grande quantité de cuivre affiné est produite. L’enrichissement est alors double pour le comté de Savoie. La production d’argent est en elle-même une richesse et les redevances et taxes diverses qui en découlent font rentrer de l’argent dans les caisses publiques. Le Dauphin de son côté procède également à des recherches qui en 1340 pourraient aboutir. Un filon de cuivre est découvert et secrètement analysé. Soucieux d’en connaître la qualité, le comte de Savoie envoie en mission d’espionnage un mineur de Lanzo, qui travaille alors probablement aux mines d’Aiguebelle29. Nous ignorons les suites de cette découverte, mais elle démontre que les différents protagonistes participent à une véritable course technologique dont l’enjeu est ce nouveau type d’exploitation qui dessine alors une nouvelle géographie minière.
13La seconde moitié du XIVe s. est très marquée par la Peste et ses retours parfois violents. Le châtelain d’Aiguebelle note les décès de nombreux ouvriers qui provoquent le chômage des mines dès 134930. Les mêmes conséquences sont observées en Piémont31. Dès lors, les revenus en argent disparaissent des recettes publiques. Les décennies qui suivent la peste sont marquées par une forte affirmation du pouvoir savoyard et un agrandissement du territoire, qui fait l’objet de nombreuses prospections.
Le long chemin de la reprise
14Grâce aux mines d’Aiguebelle, la Savoie connaît un court espoir qui retombe en quelques années. La période de l’après Peste est sévère. Comme dans le reste de l’économie, la crise perdure dans la seconde moitié du XIVe s. Le site minier d’Aiguebelle, malgré de nouvelles concessions, ne redémarre pas. Il faut attendre le début du XVe s. pour voir se multiplier de façon significative les prospections minières en Savoie. Le contexte politique dans certaines régions est défavorable à ces activités. C’est le cas par exemple en Piémont, où la famine et les guerres succèdent à la Peste, prolongeant le chômage des mines32. À l’inverse, l’agrandissement du territoire savoyard offre de nouvelles possibilités. L’absorption d’une partie de la Provence en 1388 en est une illustration. En 1412, Amédée VIII fait acte d’une concession minière qui couvre toute la province33 en faveur d’un habitant de Nice, Jean Potier.
15Le gros des sources du XVe s. est constitué d’actes de concessions. Mais elles ne témoignent que de projets souvent sans suite. Certains sont même peut-être abandonnés sans la moindre prospection et quand bien même elles sont réalisées, seul un très petit nombre d’entre elles doivent déboucher sur une exploitation34. Ces concessions minières permettent d’établir une cartographie des secteurs géographiques concernés par les recherches, mais elles donnent à voir des points fixes à un moment donné et nous privent de toute perception d’évolution. C’est un problème commun à tous les actes de concessions qui ne concerne pas uniquement l’espace savoyard. En Savoie, la documentation locale des circonscriptions concernées peut parfois combler cet aspect. C’est le cas d’Aiguebelle au XIVe s., où le va et vient des sources centrales aux sources locales a permis d’affiner les résultats35.
16Mais si la concession est avant tout une autorisation pour prospecter, elle pose un cadre juridique et nous renseigne ainsi sur les droits et devoirs des parties signataires, de la prospection à l’exploitation. Ces conditions ne diffèrent pas de celles déjà observées en Europe c’est pourquoi nous ne nous étendrons pas dessus. Cependant rappelons juste que l’acte fixe le montant de la redevance seigneuriale sur le métal affiné et précise son receveur, autorise la construction des ateliers nécessaires à la métallurgie et l’utilisation des bois et cours d’eau. Au XVe s., les ducs de Savoie prélèvent une redevance sur l’or qui est en général le 5e et parfois le 10e. La décime sur l’argent persiste. Par contre les taux sur le cuivre et le plomb subissent les mêmes variations au même moment. Ils sont du 10e jusque dans les années 1480, puis oscillent durant les décennies suivantes du 15e au 20e36. Ces deux métaux argentifères engendreront des fluctuation dans un tableau d’imposition qui pour le reste est stable. Ils se placent au niveau de l’« acier » qui est un peu plus imposé dans la mesure où le 15e est généralement prélevé37.
17Dans les années 1490, nous notons une évolution dans certains actes de concessions. Un nouvel élément d’ordre technique entre en compte. En plus des clauses habituelles, il est précisé qu’une distance minimale de 60 pas doit être respectée, sous peine d’amende, entre deux entrées de mines. Ainsi des préoccupations de terrain font surface qui visent à rationaliser l’espace d’exploitation et qui sont le signe de la reprise.
18Les souverains de Savoie, en attribuant ces nombreuses concessions, ne délaissent aucune opportunité. Ils mènent également de leur côté des recherches minières, notamment en Faucigny. A deux reprises, en 1391 et 1453, les souverains savoyards financent des prospections minières. De la même façon qu’Aiguebelle au XIVe s., la comptabilité châtelaine livre ces précieuses informations et mentionne la présence de filons argentifères38.
19Les échanges avec le monde germanique se poursuivent, d’abord timidement dans la seconde moitié du XIVe s., puis de manière plus accentuée au XVe s. En 1354, des gages, dont une partie est prélevée sur l’atelier monétaire de Pont-d’Ain dirigé par le maître des monnaies Bonaccorsi39, sont payés à un maître des mines, Nicolas de Laon de Bohême. En 1419, un certain Mathieu de Hongrie découvre dans le mandement de Beaufort un filon d’argent40. En 1453 en Faucigny, c’est cette fois Jean de Hongrie qui prospecte à Montjoie41. Les exemples se multiplient parmi les demandeurs de concessions minières au cours du XVe s.42
20C’est seulement à partir des années 1480-1490 que la reprise se confirme dans la trésorerie générale. Jean de Luyste exploite des mines d’argent dans la châtellenie de Lanzo. Ainsi de 1491 à 1493, il produit 475 marcs d’argent fin, dont le dixième part dans les caisses publiques43. C’est bien moins que les mines de Pampailly qui livrent à la Monnaie de Lyon, de 1455 à 1457, 2158 marcs ; mais plus que la mine voisine de Joux qui produit en 1456 et 1457 233 marcs44. Tout l’argent affiné est acheminé au fur et à mesure de sa production vers l’atelier monétaire de Turin. En effet, une ordonnance de 1483 draine l’or et l’argent produits dans le duché vers les ateliers monétaires. Le duc Charles Ier légifère sur l’activité monétaire et consacre deux articles à l’exploitation des mines : « […] que toute personne qui se metent de tirer or et argent des mynes de par de nostre dit très-redoubté Seigneur soyent tenues de le livrer à la plus prochaine monnoye de nostre dit très-redoubté Seigneur et la [lui] on lui fera raison selon l’ordonnance dessus dite et ce sur la peine dessus déclarée. » En même temps, il encourage la reprise minière en offrant à tout découvreur de filon son albergement : « Item que s’il y a persone de quelque lieu qu’il soit montaigne ou vallée qui sache aucun fillons vacans de mine de quelque métal que ce soit le doive révéler au général et le dit général lui faira faire son albergement par nostre dit très-redoubté Seigneur en manière qu’il aura cause d’être content45 […] » Au regard de la documentation centrale, la reprise minière en Savoie semble se faire autour de 1480. C’est l’aboutissement d’une soixantaine d’années d’encouragement à la prospection. Sur cette période, nous comptabilisons environ 80 concessions minières accordées par les comtes et ducs de Savoie. À la fin du XVe s., la Savoie se remet enfin à produire de l’argent. Un renouveau qui nécessite un nouvel encadrement des activités.
Un nouveau départ pour les mines savoyardes sous Charles III : structuration et réglementation des activités minières sous l’influence germanique
21La gestion des revenus miniers se modifie à la fin du XVe s. Si le châtelain est traditionnellement receveur des revenus miniers, les Statuts de Savoie prévoient désormais que le trésorier général de la chambre des comptes est habilité à recevoir ces recettes46. En 1522, une lettre patente qui réglemente l’attribution des revenus de l’État à la Chambre des comptes contient un article dédié à la concession des minières47. Le développement récent des mines rend nécessaire une nouvelle réglementation. Jamais depuis la première moitié du XIVe s. ne s’était fait sentir le besoin d’entreprendre de grands projets de normalisation et de structuration administrative concernant les activités minières savoyardes. Ce n’est pas le cas en France par exemple, où dès 1413, le roi réaffirme ses droits régaliens sur les mines48 et publie à nouveau un règlement en 1471. Résolu à publier un règlement minier à l’échelle de son duché, Charles III s’entoure d’officiers germaniques. Il fait venir un hongrois en 1530, Louis Jung habitant d’Augsbourg, dont la réputation est parvenue jusqu’à lui. Après négociations et l’octroi de privilèges, Louis est nommé en novembre de la même année « gouverneur et grand maître des mines » du duché49. Un office qui lui rapporte un salaire annuel de 300 écus soleils. Louis Jung marque fortement l’histoire minière savoyarde. La conjoncture dans laquelle se produit sa nomination augure un nouvel essor pour les mines du pays qui avaient redémarré les décennies précédentes.
22La métallurgie des non-ferreux connaît dès la fin du XVe s. une mutation50. Un nouveau procédé technique est mis au point en Allemagne, pour la séparation de l’argent contenu dans le cuivre. C’est le Saigerprozess ou procédé par liquation et ressuage51. Cette innovation intervient dans un contexte favorable où la demande en cuivre rend ce métal stratégique (monnaie, armement)52 et lui confère une valeur de plus en plus grande. Les capitaux nécessaires sont investis et rapidement un capitalisme commercial s’impose. Il fait de la région germanique, immensément riche en filons de cuivre argentifère, le plus grand producteur de cuivre, avec au premier rang les mines de Schwaz. Ces investissements de capitaux sont le fait de grands financiers. Parmi eux, Jacob Fugger d’Augsbourg devient la plus grande fortune d’Europe grâce à son entreprise minière et ses activités bancaires53. Louis Jung, qui entre au service des Savoie en 1530, appartient au cercle de ces investisseurs et côtoie les Fugger54.
23Charles III se tourne vers ce secteur de pointe pour recruter un personnel capable de donner un nouveau visage à l’industrie minière savoyarde. Louis Jung, désormais gouverneur et grand maître des minières, s’applique à la rédaction d’un règlement qui est publié le 1er novembre 153155. Il se compose de 78 articles en latin qui établissent les droits et devoirs de toute personne désireuse d’exploiter une mine dans le duché et la marche à suivre pour obtenir ce droit. Les articles parlent également de la justice du seigneur, qui est remise entre les mains d’un juge des mines aidé dans sa tâche par un sergent spécialement nommé. Ces officiers doivent veiller à l’application des nouvelles règles d’exploitation. Pour la surveillance quotidienne, le règlement prévoit la nomination de gardes. Juge, sergent et gardes sont donc les garants du respect des lois ducales. Quant au gouverneur des mines, il est chargé de gérer et développer les activités. Les aspects techniques et économiques dont il s’occupe sont complémentaires de ceux du juge. D’ailleurs, le règlement prévoit leur collaboration.
24Si cette « Ordonnance métallique56 » voit le jour, c’est que sa motivation principale est, en arrière-plan, un grand projet d’exploitation des mines d’Aoste. Au moment de sa publication, Charles III encourage la création de la « Première compagnie » en lui accordant des privilèges et en réglementant son fonctionnement. Le duc se réserve la décime sur la production. 36 parts sont à prendre dans la société. Les frères Jung en obtiennent 7 au total. Le duc entre donc à hauteur de 20 % dans le capital de la compagnie. À leur côté, le duc de Savoie et Pierre Lambert, seigneur de la Croix et président de la Chambre des comptes, ont chacun quatre parts. C’est une part de plus qu’Augustin de Valdemboug, Martin Phetrat et le secrétaire Joachim Zaze57. La « Première compagnie » est ainsi lancée.
25L’attitude de Charles III est la même que ses prédécesseurs. À Aiguebelle au XIVe s. ou encore Montjoie au XVe s., le recours aux compétences allemandes est incontournable. La nomination de Louis Jung facilite ces échanges. Mais la difficulté à embaucher des ouvriers compétents se fait régulièrement sentir, comme en témoigne le gouverneur. En 1532, le duc de Savoie, par l’intermédiaire de Ferdinand, roi des Romains, roi de Bohême et de Hongrie, demande à l’Empereur Charles V « quelque home bien expert et entendu en fait de mynes58 ». Les années qui suivent, la situation n’évolue pas. Les maîtres fondeurs ont largement à faire dans leurs contrées germaniques pour ne pas être très intéressés par les entreprises savoyardes, bien modestes à leurs yeux. Si elle n’est pas toujours suffisante, leur présence est néanmoins régulièrement attestée, qu’il s’agisse de prospections minières, d’exploitation ou de métallurgie.
26La nouvelle ère amorcée pour les mines savoyardes à la fin du XVe s. se confirme en 1530. Le Val d’Aoste est producteur d’argent, de fer et d’un peu d’or. La Maurienne et la Tarentaise se spécialisent dans le fer. Quant aux vallées de Lanzo, elles continuent à produire de l’argent et du fer. Ces pôles ressortent dans la documentation de l’administration centrale du fait de l’ancrage politique du duc dans ces régions. Mais des activités se perçoivent dans d’autres zones géographiques parfois troublées, comme le Valais et d’autres lieux. Dans l’état actuel des recherches ces sites sont difficiles à saisir avec précision.
27Mon étude s’arrête au moment où l’impulsion est donnée pour une activité minière moderne. Les évènements qui découlent de ce nouveau départ restent à étudier. L’encadrement des activités continue à évoluer dans les décennies suivantes. D’un point de vue général, le contexte politique est défavorable. Dans la première moitié du XVIe s. François 1er, fils de Louise de Savoie, traverse en 1524 la Savoie pour mener les guerres d’Italie. En 1531, les différents entre François Ier et le duc s’aggravent et aboutissent à l’occupation d’une partie du pays par l’armée française. Le duc obtient le soutien de l’empereur mais c’est seulement en 1559 que la paix de Cateau-Cambrésis est signée.
28Durant toute la période étudiée, l’investissement des souverains de Savoie dans les ressources minières est constant. Il se caractérise par trois modes d’actions privilégiés. Le premier consiste à encourager, quel que soit le moment, les prospections minières sur le territoire savoyard. Le second est la création de structures administratives et d’offices qui répondent aux besoins des activités. Le dernier est le recours à des spécialistes étrangers qui proviennent des plus grands centres miniers européens. Une façon de soutenir l’innovation technique et de favoriser le développement minier.
29Une autre tendance, qui n’est pas propre à la Savoie, traverse les siècles qui nous intéressent. Il s’agit d’un changement considérable d’ampleur, que ce soit dans la gestion, les investissements financiers ou les techniques minières. Une évolution de l’encadrement des activités minières s’opère. À Aiguebelle en 1338, Aimon répond localement et ponctuellement à des besoins administratifs nouveaux. Mais au XVIe s., Charles III organise la gestion des ressources minières à l’échelle du duché. « L’ordonnance métallique » de 1531, calquée sur le droit allemand, est le premier règlement minier savoyard applicable sur tout le territoire.
30Le changement d’échelle entre le XIVe s. et le XVIe s. s’observe aussi sur les capitaux des exploitations minières. À Aiguebelle, des investisseurs appartiennent à l’élite locale sans être pour autant des représentants des couches les plus riches. Par contre, à Aoste, Charles III, Louis Jung et Pierre Lambert sont des capitalistes, des bailleurs de fonds dont le réseau financier est à l’échelle européenne.
31Les techniques minières et métallurgiques connaissent aussi de grands changements. La métallurgie européenne subit une mutation avec l’apparition, au milieu XVe s. du Saigerprozess et sa diffusion. La gestion de l’espace souterrain et l’organisation générale des exploitations connaissent aussi des innovations décisives (voie de roulage, aménagements pour l’exhaure). Charles III favorise les échanges avec l’Allemagne dans l’intérêt de bénéficier de la diffusion de ces innovations.
Notes de bas de page
2 Barbier, 1875.
3 Duboin, 1818.
4 Di Gangi, 2001/d.
5 A.S.T., Matières économiques, mazzo 1 no 1. Transcription dans Di Gangi 2001/c, p. 376-380.
6 Bailly-Maître, Benoit, 1998.
7 Bailly-Maître, Bruno-Dupraz, 1994.
8 Tangheroni, 1985.
9 Benoit, 1998, et Braunstein, 1998.
10 Les dépouillements réalisés ont consisté en une lecture systématique de tous les comptes de la chancellerie et des protocoles des notaires secrétaires jusqu’au milieu du XVIe s. Les comptes des trésoriers généraux ont été étudiés systématiquement pour le XIVe s. et de façon partielle pour les XVe et XVIe s.
11 Di Gangi, 2001/d, p. 71-72. Di Gangi, 2001/c, p. 340-341.
12 La présence germanique concerne aussi bien les prospections que l’affinage. Quant aux Italiens, ils sont spécialisés dans l’affinage des métaux.
13 Ces vallées sont au cœur du domaine princier savoyard.
14 Agnelin est un personnage sur lequel nous ne savons rien excepté sa pratique des activités minières. Son nom se réfère à un col du Queyras, marquant une origine lointaine ou récente à la frontière entre la Savoie et le Dauphiné. En 1338, le comte l’autorise à rechercher des filons d’argent à Orsières (Valais) et à les exploiter sous les mêmes conditions qu’à Aiguebelle.
15 A.D.S., C.M. d’Aiguebelle, SA 8148.
16 Le florentin Bonaccorsi, est nommé maître de la monnaie de Pont-d’Ain en 1352, cf. Duboin, 1818, livre I, « Delle monete metalliche », p. 770-773 ; Castelnuovo, 2002.
17 A.D.S., C.C. Aiguebelle, SA 7935, 1338-39.
18 Benoit, Braunstein, 1983, p. 185. Nous donnons ci-dessous la transcription du passage concerné :
A.D.S., C.M. Aiguebelle SA 8150, compte 1346-1347, peau 8. Librauit sibi ipsi ordinato potestatem per dominum in minis pro salario suo capienti decem solidos grossorum turnonensium per annum pro dicto officio bene et diligenter exercere et jure domini perquirere et servare et ad fossas dictarum minarum per se vel eius certium nuncium personaliter singulis septimanis accedere et visitare ex convencione sibi facta pro tanto per dominum ut per literam domini de convencione datam Chamberiaci die XIII mensis maii anno domini MCCCXLVII. 8 s 4 d gr.
19 Benoit, Braunstein, 1983, p. 183-206.
20 Le nombre donné est un seuil dans la mesure où il manque deux années et demie de comptabilité (mars 1340-mars 1341, février 1342-juillet 1343). Nous avons partiellement pu combler cette lacune avec un arriéré qui apparaît dans le compte suivant de 1341-1342 et qui nous informe donc partiellement sur ce qui a été produit l’année précédente.
21 Grandemange, 1991, p. 43.
22 Benoit, Braunstein, 1983, p. 188.
23 Bailly-Maître, Bruno-Dupraz, 1994, p. 103. Voir aussi Bailly-Maître, Benoit, 1998, p. 32.
24 Benoit, 1997, p. 24 et 85.
25 Grandemange, 1991, p. 38-40.
26 A.D.S., C.C. d’Aiguebelle, SA 7939.
27 Gelting, 1991.
28 Cauchies, 1999.
29 A.D.S., C.C. Aiguebelle, SA 7936, 1340-41. « […] Librauit cuidam de Lanceo minatori misso in terra Dalphinatus ad sciendum valorem mine cupree invente in terra Dalphini ubi stetit per quatuor decim dies cui dabantur octo decim denarii per diem et fuit missus ibidem de mandato domini comitis ut dicit mense octobris secrete quia fuerit cridatum quod nemo de extra terram Dalphinii iret ad examinacionem dicte mine ut dicit. 21 solidis fortibus alborum […] ».
30 A.D.S., C.C. d’Aiguebelle, SA 7945, 1351-52. « […] Et est sciendum quod dicte mine propter mortem operariorum qui recesserunt in mortalitate inceperunt vacare in anno 1349 […] ». Di Gangi, 2001/d, p. 71. 1349-1350. « […] De exitu minarum de Grassocavallo (…) nichil propter mortalitatem per tempus de quo computat […] ».
31 Di Gangi, 2001/d, p. 71.
32 Di Gangi, 2001/d, p. 71. Il mentionne cette citation extraite des comptes de la châtellenie de Lanzo, 1400-1402 : « […] et nichil plus habere potuit per totum tempus de quo supra computat causa mortalitatis et guerre ibidem vigentium in ipsa argenteria non fuit operatum […] ».
33 A.S.T., Compte des chanceliers, n° 42.
34 Grandemange, Benoit, 1992.
35 J’ai fait ce travail pour les châtellenies d’Aiguebelle et de Maurienne, ce qui représente pour chaque circonscription une moyenne de 200 comptes qui vont de la fin du XIIIe s. à la première moitié du XVIe s.
36 L’acier est davantage imposé que le cuivre et le plomb. Le cuivre est parfois au 20e alors que l’acier est au 15e.
37 L’activité ferreuse, constante et régulière au XVe s., s’amplifie à la fin du siècle.
38 Carrier, 2001, p. 291-292.
39 A.S.T., Comptes de la Trésorerie générale, n° 18.
40 A.S.T., Comptes de la Trésorerie générale, n° 65.
41 Carrier, 2001, p. 292.
42 Beaucoup d’entre eux sont de Nuremberg.
43 A.S.T., Comptes de la Trésorerie générale, no 144 à 146.
44 Benoit, 1997, p. 24 et 85.
45 Duboin, 1818, vol. XIX, « Delle monete metalliche », p. 17.
46 A.S.T., Comptes des chanceliers, n° 126. 1496. « […] iuxta formam statutorum Sabaudie prout de similibus menis et metallis solvi et computari thesaurii et magistris camera computorum ducalum […] ».
47 Duboin, 1818, tome XXIV, vol. XXVI, titre III, « Delle miniere », p. 811.
48 Isambert, 1821-1833, tome VII p. 387.
49 Duboin, 1818, tome XXIV, vol. XXVI, titre III, « Delle miniere », p. 812.
50 Benoit, 1998, p. 298.
51 Sur le sujet, cf. Guillot, Benoit, 1994.
52 L’offre de cuivre répond également aux besoins de la statuaire en bronze, de l’horlogerie et de la fabrication des cloches.
53 Schick, 1957 ; Kellenbenz, 1971 ; Kellenbenz, 1974.
54 Kellenbenz, 1971, p. 193-194.
55 Duboin, 1818, tome XXIV, vol. XXVI, titre III, « Delle miniere », p. 813-830.
56 Cette appellation est donnée par Duboin (F. A.)
57 A.S.T., Protocole 214 R.
58 A.S.T., Matières économiques, mazzo 1 no 14. 6 avril 1532.
Auteur
Doctorante à l’Université Paris I
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