Mises en scène et perturbations : de l’anthropologie dans l’art
p. 139-150
Texte intégral
1La tendance générale à l’engoncement des sciences humaines et sociales n’apparaîtra aujourd’hui comme une fatalité qu’à deux catégories de chercheurs : ceux qui souhaitent voir se reproduire à leur avantage le corps académique des institutions universitaires et de recherche et ceux qui, par suite d’un apprentissage mécanique, ne remettent pas en question ce processus aveugle de reproduction autrefois mis à jour par Pierre Bourdieu (Bourdieu & Passeron, 1970). L’urgence qui règne à tous les étages institutionnels (celle d’obtenir un emploi, des financements, un contrat précaire, un directeur de thèse, une allocation) peut sans doute être en partie retenue comme motif de ces changements. Reste qu’en définitive, l’institution ne semble plus guère générer que des attitudes conformistes, soucieuses de respecter les conventions théoriques des « champs » et leur critère d’évaluation had hoc, sans plus interroger ce qui, de façon de plus en plus méprisante, est désormais appelée la « méthodologie ». C’est ainsi que se trouve de facto éliminée l’attention épistémologique à la forme de l’enquête. « Situez-vous votre recherche dans une perspective métadiscursive ou dans la déconstruction de ces métadiscours ? » Voilà une question qui, à l’aune d’une postmodernité qui a presque toujours été avancée comme un argument de disqualification, ne se pose même plus, ce qui a eu pour effet de renforcer définitivement le premier de ces deux paradigmes. Premièrement, je postule au contraire que l’objet de recherche n’existe pas indépendamment de la mise en scène de l’enquête et, plus encore, que cette mise en scène constitue l’objet même de la recherche. Deuxièmement, ne plus identifier ces questions, ne plus se positionner en fonction d’elles revient à adopter un positivisme qui, pour l’anthropologie, est mortifère puisque, une fois dissoutes ses spécificités, cette discipline devient soluble dans une somme de « studies » ou dans les sciences politiques. À moins, bien sûr, qu’en une crispation identitaire privilégiant son champ originel, elle ne se limite à l’étude des sociétés non occidentales – mais ce dernier point ne manque pas de poser d’autres questions que l’on pouvait légitimement penser résolues depuis quarante ans au moins.
2Au fond, le plus étrange est que cette vision conformiste de l’anthropologie se heurte aux évidences rencontrées durant la phase d’enquête : comment des questions de mise en forme de situations peuvent-elles muer en méthodologie superflue, confirmant un tournant ontologique – une autonomie des champs – qui découle d’une fabrication institutionnelle : concevoir la culture en soi de tel ou tel groupes, ce n’est rien d’autre que fabriquer, par des critères d’évaluation et d’éligibilité, les conditions de perception d’une fausse ontologie. Je ne conteste pas cet état de fait au nom d’enjeux théoriques, mais parce qu’il paraît enliser ce qui a été fort peu relevé depuis le scientisme académique de Malinowski (1944, 1968) : la créativité. Les anthropologues sont en effet les seuls chercheurs en sciences humaines à manier un matériau fuyant et incertain – des situations de communication – qui conduit presque spontanément à une inventivité des méthodes et des textes (Foucault, 1969, 1994). Est-ce l’effroi d’avoir à maîtriser ce matériau phénoménal qui les a poussés depuis toujours à transformer ces dispositions créatives en dogmes positivistes, fabriquant l’un contre le multiple, le général contre le singulier, l’invariant contre le dissonant ? Cette question pourrait faire l’objet d’une réflexion théorique plus avancée. Je voudrais pour l’instant illustrer cet argument à travers une collaboration avec un artiste-plasticien français, Robert Milin, en montrant la pertinence et la nécessité d’assumer ce que l’enquête comporte de nécessairement créatif, ce qui se traduit de façon plus précise par une succession de mises en scène.
3J’ai fait la connaissance de Robert Milin dans le cadre d’une conférence en marge de la Biennale de Lyon, en 2008 : « L’invention du quotidien ». À l’époque, il avait acquis une relative notoriété dans le monde de l’art grâce à son œuvre mettant en scène des jardins potagers au Palais de Tokyo1. J’avais présenté mon intervention intitulée « Être ordinaire, une discipline de vie ». Par des exemples divers, j’avais montré comment, en anthropologie, toute création théorique est saisie dans la fabrication de l’enquête ; à ce titre, elle implique d’être restituée en montrant comment le chercheur passe d’un contexte de recueil d’information à celui de l’analyse, puis à celui de la diffusion ou de la restitution de ses analyses. Je revendiquais une quadruple rupture :
- avec le modèle durkheimien du groupe, en privilégiant le fait de donner à penser le monde social à partir des situations et non des constructions théoriques qui représentent abusivement la réalité ;
- avec le modèle exotique d’une altérité radicale (Bensa, 2006), car la communication est toujours « ordinaire » (Chauvier, 2011 a) ;
- avec le modèle de la monographie et de la découpe géographique, car une enquête ne peut se limiter dans l’espace et le temps ;
- et surtout avec l’invariance, car la dissonance de la communication est bonne à analyser et à penser (Garfinkel, 1967, 2007).
4Reprenant mes travaux dans l’action sociale en institution, j’insistais par exemple sur la difficulté de communication satisfaisante entre les personnes en souffrance et les encadrants et, par là, sur la pertinence de considérer la communication ordinaire au moyen des breaching experiences élaborées par Harold Garfinkel. Ces « expériences de perturbation » visent à introduire de l’étrangeté et du malaise dans des situations de la vie sociale (mais peuvent aussi s’inspirer d’états de malaise existant), de façon à révéler des « allants de soi », autrement dit, des comportements adaptatifs mobilisés en retour par les personnes « perturbées », afin de rétablir une communication satisfaisante. Cette révélation par défaut de la norme sociale me semblait à la fois précieuse et sous-exploitée en anthropologie, alors même que le chercheur est sans cesse confronté à ces situations gênantes (impair, silence de l’interlocuteur, embarras, etc.), avec l’obligation implicite de les éluder au motif qu’elles sont des scories de l’enquête.
Toute mise en scène porte (en théorie) un paradigme
5Robert Milin était passé juste après moi et avait présenté une œuvre récente : Mon prénom signifie septembre (2009). Dans le quartier Monmussot Heriot, à Vénissieux – une périphérie urbaine populaire de Lyon –, il avait détourné des boîtes lumineuses habituellement utilisées pour désigner des affectations administratives, telles que « Gardien », « Police » ou « Bureaux », pour y inscrire des fragments de conversations glanées avec les résidents du quartier, par exemple : « Dans mon village la montagne avait la forme d’un bateau », « Victor Hugo est mort » ou encore « Mon prénom signifie septembre ». Créer ces panneaux lumineux pour y inscrire des phrases ordinaires, c’était détourner ce que Robert Milin nomme « une signalétique de l’urgence ou de la signalisation froide ». Partant de là, la pierre angulaire de notre collaboration tenait à son paradigme : Robert Milin s’opposait de facto à un « art-objet », déconnecté des contextes et des situations, pour adopter une démarche in situ et in vivo, visant d’une part à perturber des habitudes de représentation, d’autre part à intégrer les effets de ces perturbations. Par exemple, dans le cas de Mon prénom signifie septembre, les réactions des habitants face aux panneaux font partie intégrante de l’œuvre, qui existe pleinement dans ses conditions parfois difficiles de production et surtout de restitution, car l’artiste doit vivre avec les habitants et se faire accepter par eux autant que possible – ce qui est un point commun avec l’anthropologue. Robert Milin observe les réactions des résidents qui lisent leurs propres paroles en lieu et place des enseignes habituelles. Il observe aussi la gêne qui en découle, laquelle devient révélatrice d’un savoir sur un mode questionnant : comment les résidents peuvent-ils se représenter leur présence singulière dans ce que Robert Milin nomme la « terrible fonctionnalité de l’habitat » ? Quelle place occupe l’individu dans cette mécanicité du mode de vie, une mécanicité sans stimulis propres aux grands ensembles urbains ? Voilà les questions que soulève cette petite expérience de perturbation, des questions qui, c’est mon hypothèse, constituent un mode de savoir à part entière.
6Je me suis effectivement demandé quelle était la différence, sur le fond, entre ces installations artistiques et les expériences de perturbation d’Harold Garfinkel. Dans les deux cas, il s’agit de créer, en les mettant en scène, des zones d’étrangeté, de façon à ce que la norme sociale s’exprime dans les comportements réactifs et adaptatifs à l’anomalie ainsi générée. Je me suis aussi rendu compte que les dispositifs de Robert Milin rejoignaient les miens (je reprends d’ailleurs à mon compte le mot « dispositif ») : dans mon propre travail, il s’agit aussi d’expérimenter cette dissonance, ces dysfonctionnements communicationnels, ces états avérés où le malaise devient un élément heuristique.
7Ce savoir n’est plus produit sur un mode représentatif, mais il met en question et en scène – dans un même mouvement – des situations singulières. Par exemple, dans Anthropologie (2006), une enquête sur une jeune Rom qui mendie au carrefour d’une périphérie urbaine commerçante, je montre l’importance de ce que je nomme la « familiarité rompue ». Un questionnement naît de l’injonction paradoxale imposée par le contexte entre la familiarité (cette jeune femme pourrait être une personne connue) et la rupture de cette familiarité (elle fait la manche dans un contexte violent, à savoir une périphérie urbaine commerciale, avec ces flux de voitures organisés autour de l’hypermarché et de la rocade, l’indifférence des automobilistes, la pollution). Se pose alors, comme chez Robert Milin, la question de la valeur de cette « vie mutilée », pour reprendre les mots d’Adorno (1951, 2003), où l’individu ne peut plus vivre une expérience immédiate et, par là, authentique, avec son environnement, y compris avec ses semblables. La mise en scène se noue ici à un niveau épistémologique ; elle repose sur le choix de ne plus considérer les Roms comme un groupe constitué en étant confondu au réel, mais une personne. Ce choix substitue au paradigme de l’identité collective et invariante durkheimienne, celui de l’identification, celle du lecteur avec un enquêteur-narrateur singulier rencontrant une jeune femme singulière. Ce point semble essentiel : la mise en scène de l’enquête porte toujours un paradigme. Par défaut, ne pas recourir à la mise en scène (ou montrer ce « lissage ») revient à avouer, au profit de l’hégémonie du thème (ici « les Roms »), son absence de posture paradigmatique.
L’observateur et l’artiste comme éléments de perturbations
8Revenons à l’œuvre de Robert Milin pour comprendre les passerelles que je tente de créer. De la même façon qu’à Vénissieux, les résidents sont mutilés par la fonctionnalité de l’habitat du quartier, à hauteur de ce carrefour, les automobilistes ne peuvent plus entrer en contact. Ils ne peuvent pas même voir autrement que comme un repère vaguement négatif cette jeune femme qui mendie. Dans les deux cas, l’anomalie de la présence d’un observateur (artiste ou anthropologue) permet d’identifier et d’analyser la négativité du monde social.
9Ce qui nous unit fondamentalement, Robert Milin et moi, tient à une façon d’explorer et de penser des mondes périphériques au sens propre – des périphéries urbaines –, mais aussi au sens figuré – des périphéries représentationnelles –, autrement dit ce qui, dans la vie ordinaire, est recouvert par l’habitude. Du point de vue de la science, ce sont des angles morts épistémologiques : retrouver la vie à taille humaine dans des zones où cela ne se pratique plus – telle cette périphérie commerciale. La démarche consiste à provoquer ou à observer ce qui ne fonctionne pas, ce qui perturbe, pour en faire un matériau d’enquête ou de réflexion. Se pose, in fine, la question de savoir si l’art doit « fonctionner », justement, ou bien être riche de ce qu’il introduit de dysfonctionnement, de négativité dans la vie sociale. De la même façon, en sciences humaines, un modèle théorique doit-il toujours « fonctionner » afin de rendre compte d’un monde social qui dysfonctionne largement ? C’est actuellement la norme, mais elle semble contestable. Nous avons surtout à apprendre de ce qui résiste à nos théories prétendument globales et objectives.
10Espace de l’art, une œuvre de Robert Milin datée de 2013, prolonge cette idée sous la forme d’un documentaire au sein duquel interviennent des participants, des artistes, des intellectuels, des élus politiques (dont Thomas Hirshorn, Guy Tortosa, Aline Caillet, et moi-même). Robert Milin décrit ainsi le projet :
En 2010 je suis arrivé à Saint-Rémy (un quartier de la ville de Saint-Denis) pour une résidence de deux ans dans un appartement situé au neuvième étage d’une barre HLM. Je voulais alors y installer une œuvre dans l’espace public. Mais le trafic de drogue au pied des immeubles m’en a empêché en raison de la trop grande violence. J’ai alors décidé de réaliser une œuvre, seulement visible dans mon appartement, au neuvième étage du bâtiment. J’ai calfeutré, voire « protégé », par de grands rouleaux de carton une pièce du logement où j’habitais. À l’intérieur de cette sculpture-abri, j’ai installé du son : j’avais demandé à des habitants du quartier de me décrire oralement un lieu, un paysage où ils se sentiraient bien, à Saint-Denis ou ailleurs. Cette description paysagère par des voix murmurées dans un espace en rouleaux de carton, les protégeant d’une violence extérieure, venait en contrepoint d’un espace public délabré. Le public, les voisins sont venus, pas en grand nombre, mais ils se sont déplacés. Des questions me sont alors venues sur le sens de l’art dans ce contexte de violence : pourquoi faire de l’art ici, au milieu des trafiquants ? Avec pour hypothèse que l’art créé fatalement du dissensus.
11Robert Milin utilise le mot de « dissensus » quand j’ai tendance à utiliser celui d’« anomalie », me référant moins à une théorie de la conflictualité. Sa conception pragmatique de l’art intégrant les effets que l’œuvre suscite rejoint cependant l’anthropologie de l’ordinaire que je défends. Je prendrai pour exemple une situation qui me semble très révélatrice de cette problématique commune : un habitant de l’immeuble où Robert Milin expose son œuvre tente, au cours d’une conversation, de désigner la présence de l’artiste dans le quartier Saint-Rémy. Il lui dit : « Vous êtes comme un maître d’école. »
12Cette phrase apparaît aussitôt à Robert Milin comme un malaise, une gêne porteuse d’une anomalie communicationnelle et, pour reprendre ses mots, l’amorce d’un « dissensus ». S’il y a là une marque d’autorité quasi républicaine, l’artiste peut légitimement relever le fait qu’un maître d’école, par son action, n’est évidemment pas transgressif comme peut l’être un artiste – selon, en tout cas, une définition moderne de l’art telle que la rappelle Adorno à savoir, « du vrai dans le non-vrai » (1958-1974, 1999), autrement dit la possibilité d’un langage qui apparaîtrait comme « authentique » dans un monde qui ne l’est pas. La mise en scène de l’artiste comme producteur d’anomalies révèle les limites de l’art dans certains quartiers populaires, où il n’est pas courant et où, à ce titre, il produit des incongruités. Apparaît alors un rapport de classes, avec des marqueurs très nets, opposant une vision détentrice de savoirs et de repères en matière de goût esthétique et de convictions politiques et une autre, démunie et prompte à l’amalgame. C’est dans ce contexte que Robert Milin a lancé ce débat sur la possibilité de l’art dans le quartier Saint-Rémy.
13Cette situation m’a particulièrement interpellé dans la mesure où, à l’époque d’Espace de l’art, je cherchais depuis quelques années à investir les périphéries urbaines pavillonnaires de façon anthropologique, autrement dit « à taille humaine », en réponse aux modèles surplombants de l’urbanisme et de la géographie. L’entretien semi-directif était une possibilité, mais qui tendait à s’épuiser sur ces zones très émiettées (Charmes, 2011). L’expérience de l’artiste en milieu « hostile » (ou, devrais-je dire, « dissensuel ») m’a conforté dans l’idée de partir de situations de dysfonctionnements communicationnels pour révéler la vie périurbaine pavillonnaire dans son envers normatif occulté. J’ai donné quelques exemples de ces dispositifs de perturbation, empruntés tant à l’art en contexte qu’aux travaux de Garfinkel (Chauvier, 2012).
14Un premier procédé consistait à mettre en scène des expériences de perturbation stricto sensu (au sens de Garfinkel) dont j’étais l’élément déclencheur. Ainsi, dans la galerie de l’hypermarché, un peu avant Noël, une ferme a été reconstituée spécialement pour les enfants, « La ferme des bébés animaux », avec en sous-titre : « Un paradis pour les enfants ». S’y côtoient des chevreaux, des lapereaux, des poussins et des chiots. Une jeune femme avec une chasuble jaune fluorescent s’occupe de ces animaux. Je lui fais part de mon étonnement : comment a-t-on pu ainsi reconstituer une vie animale autour d’un thème, les « bébés animaux », au mépris des liens biologiques avec les parents ? Et comment les enfants se représentent-ils désormais ces animaux ? Comme leurs jouets ? La jeune femme, embarrassée, me montre qu’elle ne peut répondre, puis elle détourne le regard. Autour de moi, le malaise gagne l’ensemble des personnes présentes. La tactique réside ici dans le fait de remettre en question des règles de vie que recouvre l’habitude. Ici, je pressens que ma question paraît déplacée à la jeune femme qui s’occupe de la crèche. Mais le plus notable est que les personnes présentes ne rétablissent pas tout de suite l’équilibre communicationnel. Sur ce point, Goffman a montré que des interactants sont généralement prompts à sauver la situation et à sanctionner celui qui a causé l’embarras. Il n’est rien de tel ici. Les parents laissent un peu perdurer le malaise, comme si cet interstice de temps laissé à l’anomie pouvait produire du sens – peut-être faire l’objet d’une prise de parole inédite, qui traduirait leur insatisfaction, voire leur colère. Quant au motif du malaise, il peut se référer à la proposition faite aux enfants de se représenter des animaux comme des jouets, et ce dans un but mercantile à la veille de Noël. L’animal est finalement réifié en jouet, en marchandise, traduisant une façon mutilée de consommer dans l’hypermarché.
15Un autre procédé de mise en scène de soi tend à changer de point de vue sur une situation donnée. Dans un monde très fonctionnel et mécaniste, il suffit de peu pour modifier son regard. Ainsi, le simple fait de marcher devient une perturbation parce qu’il prend effet dans une zone prévue pour les voitures (qui est difficile, contrainte, voire dangereuse), mais cette perturbation permet la redécouverte d’une vie où l’hégémonie de l’automobile n’est plus interrogée avec le temps. Dans la parcelle d’un pavillon, nous découvrons, avec la marche, un panneau publicitaire représentant des cerises rouges et juteuses vendues dans l’hypermarché du coin.
16La technique de perturbation consiste ici à quitter la voiture pour changer son point de vue. Cette observation au ras du sol révèle d’abord notre rapport au temps dans des lieux rythmés par ces rappels publicitaires qui suivent les saisons : affiche de chapons à Noël, de cerises au printemps, de tomates en été, etc. Ce temps n’est pas incarné par nos pratiques, soit une définition classique du temps en anthropologie, mais imposé par cet affichage saisonnier. L’effet de standardisation représentationnelle est très marqué, renvoyant à la société marchande qui impose et incorpore ses repères temporels dans le quotidien flottant de l’automobiliste. L’exemple du panneau publicitaire révèle aussi la satellisation des périurbains autour de l’hypermarché et le fait que l’organisation de la vie se fait essentiellement en son nom et en son pourtour.
17Un troisième procédé consiste à interroger des dysfonctionnements qui ne sont pas provoqués, comme si, finalement, les résidents des zones périurbaines pavillonnaires créaient eux-mêmes de la perturbation. Je prendrai l’exemple des pavillons. Ils ont très souvent des baies vitrées très larges pour laisser entrer la lumière et, par là, communier avec des éléments naturels, le plus souvent un parc arboré réalisé par un paysagiste. Mais un problème se pose de façon régulière : les habitants de notre quartier observent que des oiseaux, surtout des buses, se cognent et s’assomment sur leurs baies vitrées. Lorsqu’ils évoquent cela, ils font surtout part de leur répulsion à l’idée d’avoir à saisir ces corps d’oiseaux morts. Ils mentionnent aussi leur désarroi de ne pas savoir où jeter ces dépouilles. Ils n’osent les déposer dans une de leurs poubelles. Dans celle qui est destinée à trier le « papier », un tel acte est inconcevable ; dans la poubelle destinée au tri alimentaire, cela leur pose un problème qui les perturbe beaucoup, mais sans parvenir à identifier leur malaise. Voilà l’exemple type d’anomalies vouées à demeurer dans l’angle mort de la vie quotidienne, les périurbains ressentant ce malaise sans parvenir à l’exprimer. Cette technique de recueil d’anomalies repose encore sur une mise en scène de soi : l’observateur s’extirpe du fonctionnalisme ambiant pour se rendre attentif à ce qui ne fonctionne pas, à savoir le recyclage des déchets et, par là, un rapport mutilé à la nature. Si une attitude conformiste n’est jamais qu’une mise en scène du moi institutionnel, une attitude créatrice assume la mise en scène de la dissonance de l’enquête.
Les effets « heuristico-perturbateurs » de l’œuvre d’art
18En février 2015, Robert Milin me convie à une conférence à l’École nationale supérieure d’art de Dijon. À l’époque, je participais à un projet de recherche financé par le ministère de l’Environnement avec des chercheurs bordelais sur le thème de la France périmétropolitaine, autrement dit sur des villes moyennes ou des villages français ne bénéficiant pas de l’influence des métropoles (en ce qui concerne l’activité économique, notamment). En 2015, cette France décrite de façon quelque peu schématique par Christophe Guilluy (2014) ou de façon littéraire par Michel Houellebecq (2010) ne fait l’objet d’aucune approche anthropologique ; trop étendus, trop fragmentés, trop disparates, ces terrains supportent difficilement une méthodologie classique à base d’observation participante ou d’entretiens. Cela ne signifie pas, cependant, que ce projet n’est pas envisageable ; reste à le formaliser à une échelle large et à mobiliser des équipes de recherche de façon à dresser une typologie la plus précise possible. En attendant, c’est une nouvelle fois à partir de l’art contemporain qu’une esquisse de dispositif heuristique prend forme. À l’occasion de cette conférence, Robert Milin me demande de choisir une de ses œuvres. Sans trop hésiter, je lui soumets Solutions pratiques (2015), dont nous avions déjà parlé ensemble, pressentant tous deux qu’elle était traversée par certaines polémiques. Dans cette œuvre, Robert Milin filme des personnes résidant justement dans une France diffuse, celle des villes moyennes, loin des métropoles ou, en tout cas, suffisamment à distance pour ne pas ressentir leur influence économique et culturelle. Dans sa vidéo, l’artiste les montre en train de présenter des procédés techniques destinés à rendre leur quotidien plus pratique. C’est une vieille dame disposant une bouteille de lait vide remplie de pièces de monnaie sur sa poignée de porte d’entrée de façon à se confectionner une alarme anti-intrusion à moindre coût. C’est un homme installant une gigantesque roue sonore dans son cerisier en fruits pour faire fuir les oiseaux. À la vision de cette œuvre, certains spécialistes de l’art l’ont fustigée : « c’est les Deschiens ! » Cette critique, qui est en réalité une accusation, est tout à fait contestable, d’abord dans la mesure où Robert Milin filme avec beaucoup de bienveillance et de respect ces personnes, mais aussi et surtout parce que, comme l’a montré Pierre Bourdieu, « rien ne classe plus quelqu’un que ses propres classements ». C’est ce qui intéresse ici : à quel critère de distinction renvoie l’accusation de « Deschiens » pour ceux-là mêmes qui émettent cette critique ? Cette question trouve une réponse possible durant la projection faite à l’occasion de la conférence. L’œuvre génère d’abord un malaise. Quelques personnes de l’assistance, composée de professeurs et d’étudiants, se mettent timidement à rire puis, peu à peu enhardis par les rires des autres, éclatent d’un fou-rire étranglé, incontrôlable. Robert et moi restons de marbre. Il ne s’agit pas ici de juger les rieurs, dont j’ai moi-même fait partie lorsque j’ai découvert pour la première fois Solutions pratiques, mais d’analyser la référence enfouie de ce rire et le jeu de classe implacable qui en découle. Pour avoir recueilli après coup des témoignages de certains rieurs, il ressort que les vidéos renvoient à une « familiarité rompue » (Chauvier, 2006). C’est admettre que nous avons tous connu une personne dans notre famille qui agissait de la sorte, peut-être était-ce même nous-mêmes à une certaine époque de notre vie. Cette vidéo, au fond, nous concerne tous, et c’est parfois une part de notre vie que nous avons refoulée. Une question apparaît : comment ceux qui rient ce jour-là se représentent-ils les personnes filmées, même de façon confuse ? Comme des personnes sans pouvoir, un peu démunies ? Et c’est là que la question intéresse, au moment de constituer une méthodologie pour approcher la vie périmétropolitaine. Est-ce que ce rire, finalement, ne juge pas les « non urbains », ceux qui n’ont pas de compétence en matière de bons goûts, des déclassés en quelque sorte ? Ce que révèle cette œuvre, ici prise comme une expérience de perturbation, est la valeur normative et inconsciente d’un tel rire. Les personnes dans l’assistance rient pour affirmer ce qu’elles n’oseraient pas affirmer en temps normal : leur supériorité métropolitaine ou simplement urbaine. Dans la ville fonctionnelle où les solutions pratiques ne sont pas nécessaires, ou simplement moins visibles, ceux qui rient se perçoivent comme détenteur du bon goût. Ce rire de classe tend in fine à montrer que la grande ville ne peut plus seulement être comprise comme un espace géophysique ; elle est aussi un lieu de projection dans un modèle de réussite économique et culturel. En ce sens, ce rire devient révélateur d’une fracture : il est à la fois normatif et clivant, parce qu’il révèle par défaut la France qui ne se projette plus dans l’économisme comme idéologie dominante. Ce rire équivaut finalement à l’accusation de laideur des journalistes de Télérama (Chauvier, 2011 b) : elle déclasse ceux qui y vivent en même temps qu’elle les rend inconnaissables, épistémologiquement inéligibles. Cette « France moche » ne peut en somme être comprise sans intégrer la posture de ceux qui décrètent la laideur. Le plus troublant réside ici dans la mise en scène de la réception de l’œuvre, comme si sa dimension performative se focalisait sur la production du malaise qui envahit l’assemblée, puis sur le sens à donner à ce malaise. Une hypothèse est que la négativité perdue du monde social ne peut aujourd’hui se retrouver qu’en inventant ce type de mise en scène propice à de nouveaux dispositifs heuristiques, capable de saisir ces couches culturelles refoulées.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Voir Robert Milin, Jardin aux habitants, Palais de Tokyo, 2002.
Auteur
Éric Chauvier est maître assistant à l’École nationale supérieure d’architecture de Versailles et dirige avec Bernard Traimond la collection « Des mondes ordinaires » chez l’éditeur Le bord de l’eau. Il contribue depuis plus de dix ans au renouvellement de l’anthropologie en élargissant les espaces qu’elle s’attribuait, les façons de l’écrire et le public auquel elle se destine. À mi-chemin entre une écriture ethnographique et littéraire, il propose de nouvelles formes d’écriture qui échappent à la monographie classique. En accord avec les idées de Wittgenstein sur le langage, il porte son attention sur les anomalies, brusque surgissement du réel dans la communication, dans le langage ordinaire, dans le conditionnement qu’établissent les mots.
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