Configurations de la syntaxe corporelle et progressions métadiscursives
Pour un « inventaire de mes biens et possessions1 »
p. 181-189
Texte intégral
Le corps posé comme antérieur au signe, est toujours posé ou défini comme antérieur. Cette définition a pour effet de produire le corps qu’elle prétend néanmoins et simultanément découvrir comme ce qui précède sa propre action. Si le corps défini comme antérieur à la signification est un effet de la signification, il devient intenable d’attribuer au langage un statut d’imitation ou de représentation, d’affirmer que les signes suivraient les corps et en seraient le miroir nécessaire. Au contraire, le langage est producteur, constitutif, voire, pourrait-on soutenir, performatif, dans la mesure où cet acte signifiant délimite et trace les contours du corps dont il prétend ensuite qu’il précède toute signification. (Butler, 1993, p. 42)
1La notion de configuration, dite mimèsis II par Paul Ricœur (1983), peut être définie comme une fonction pivot qui procède dynamiquement d’un amont vers un aval. Rêvant d’une « science du texte2 » qui s’astreindrait à la seule analyse de la mimèsis II, Ricœur pose la configuration comme ce qui, à partir de données préalables (le déjà-figuré, le préfiguré) fournies par la mimèsis I en amont, se caractérise par son « pouvoir de configuration » (Ricœur, 1983, p. 86) dont l’efficacité se mesure en aval, dans les innovations définissant in fine une nouvelle figuration (le refiguré, l’après-configuré) qu’il nomme mimèsis III. Remarquons d’emblée que Ricœur, rêvant de cette « science du texte », fait peu de cas, dans les exemples allégués, de la « substance de l’expression » (ibid.) : de rares analyses grammaticales sont fournies au service de sa thèse. C’est donc par transposition au champ disciplinaire qui est le nôtre que nous ferons usage du terme de configuration. Trois points sont à expliciter d’emblée, qu’il n’est pas ici question de démontrer, mais de postuler :
- par configuration, l’on entendra les structures, les patrons et les régularités dont la « substance de l’expression » est de nature linguistique. Précisons davantage : notre propos se concentrera sur un certain nombre de configurations attestées dont un des constituants est un nom de partie du corps (noté par la suite Npc). Les configurations examinées relèvent donc du niveau d’analyse syntaxique d’une part ; elles sont à envisager d’un point de vue sémantique d’autre part, et plus précisément encore du point de vue de la sémantique interprétative et de l’usage qu’elle propose des rôles actanciels s’instaurant entre sémèmes ;
- dans cette perspective, l’on peut entendre par configuration tout ensemble d’éléments identiques dont les rapports varient (les récurrences de sèmes construisant les isotopies, ou fond sémantique), ou bien tout ensemble de rapports identiques dont les éléments varient (les récurrences de dispositifs actanciels construisant les molécules sémiques, ou formes sémantiques). Nous nous attacherons ici au seul examen des formes sémantiques, et plus précisément encore à l’étude des formes sémantiques associées aux sémèmes lexicalisés par un Npc ;
- la configuration sera envisagée dans une perspective dynamique, en tant que participant à la progression discursive. Partant d’un déjà-là que sont la langue et les normes discursives qui règlent la production et l’interprétation des textes, la pratique beckettienne s’enlève sur ce fond de préfiguré : elle s’en distingue d’une part et en exploite les possibilités expressives d’autre part, participant à l’élaboration d’une étonnante refiguration attestable en réception.
2La démarche empruntera donc le chemin métaphorique tracé par Ricœur : de l’amont de la configuration, via la configuration comme acte configurant, vers l’aval de la configuration. Pour que soit complète la métaphore spatiale, nous préciserons que le champ d’investigation sera la première partie de Molloy.
En amont de la configuration beckettienne
3Il convient de dire rapidement quelques mots sur les Npc et sur les fonctionnements syntaxiques et sémantiques qui les caractérisent. Deux patrons syntaxiques serviront à la démonstration : A. je lave mes mains, B. je me lave les mains. Il va de soi que l’on ne peut recourir aux procédures d’analyse en termes d’« inaliénabilité » ou d’« appartenance » qu’une tradition grammaticale d’origine assez récente propose pour rendre compte de cette concurrence entre ces deux patrons syntaxiques : ce principe soi-disant explicatif est notoirement insuffisant3 ; en outre, il est hétéronome au champ linguistique qui l’emprunte au droit, où l’inaliénabilité est une norme déontique quand l’usage qui en est fait en grammaire est, c’est à déplorer, aléthique. Aussi s’agit-il de proposer un modèle heuristique différent. Procédons pas à pas : les différences entre les deux patrons sont au nombre de trois (au moins) :
- dans je me lave les mains, le Npc est faiblement actualisé par le déterminant article ; dans je lave mes mains, le Npc est actualisé par un déterminant possessif à valeur spécifique. Cela est mis en évidence par le fait qu’en discours, lorsque le Npc est expansé, les locuteurs tendent à employer davantage le patron je lave ma main gauche : l’expansion adjectivale et le déterminant possessif construisent congrûment la référence spécifique. La valeur générique de l’article dans je me lave les mains participe pleinement de la dilution référentielle du groupe nominal (GN) avec le Npc. À l’inverse, dans je lave mes mains, le possessif opère sur un mode de référenciation plus direct qui garantit la saillance maximale du GN avec le Npc ;
- dans je lave mes mains, l’on repère deux compléments verbaux, le GN sujet et le GN objet ; dans je me lave les mains, l’on repère traditionnellement trois compléments verbaux : le GN sujet, le GN objet et un complément supplémentaire (tantôt réfléchi, tantôt personnel indirect) ayant pour antécédent un groupe prépositionnel (GP) en à4. Ce complément surnuméraire, traditionnellement nommé datif, est interprété par la Grammaire méthodique du français « comme le bénéficiaire ou le destinataire du reste du procès » (Riegel, Pellat & Rioul, 1994, p. 226). Cette variation apparente dans la complémentation verbale peut être discutée : ne s’agit-il pas plutôt d’une modification du statut syntaxique du GN objet ? En effet, je lave mes/ses mains est un procès transitif dont le noyau verbal est laver, tandis que je me/lui lave les mains est un procès transitif dont le noyau verbal est laver les mains. Dans le patron A, le GN objet est proprement un complément du verbe ; dans le patron B, il devient objet intégré5 ;
- dans je lave mes mains, deux actants sont repérables, qui relèvent de la zone d’actance primaire6, je étant l’ergatif7, mes mains étant l’accusatif. Dans je me lave les mains, les actants ergatif et accusatif sont instanciés par je et me, et le Npc, en tant que constituant de la lexie verbale laver les mains, n’est pas à ce titre situable casuellement.
4C’est dire là que, dans le patron A, mes mains accède à un statut identique à celui de je, et que, dans le patron B, les mains n’accède pas au statut de cas (il n’entre en relation ni avec je, ni avec me). En passant d’une hypothèse ontologique (qui sous-tend les analyses grammaticales traditionnelles en termes d’« inaliénabilité » ou de « possession ») à l’hypothèse anthropologique (au fondement des grammaires de cas), l’on opère un saut qualitatif mieux à même de rendre compte de l’acte configurant qu’est l’expression verbale dans ses rapports au réel8.
5De telles disparités entre les deux patrons je lave mes mains et je me lave les mains permettent de réexaminer à nouveaux frais la distribution de ces préfigurations en discours : la tournure dite « avec datif » n’est pas « plus élégante », comme le dit Le Bon Usage (Grevisse & Goosse, 1936, p. 910), que la tournure avec possessif ; elle permet d’exprimer autre chose. Dans le premier cas, elle est disponible à qui veut raconter, évoquer les actions où le corps, pour être nécessairement engagé dans une praxis, s’efface néanmoins : « l’on est alors considéré par la langue française simplement comme le support du phénomène sans particulière réflexion » (Damourette & Pichon, 1911-1940, § 2654). Dans le second cas, elle introduit le corps comme objet de description, protagoniste engagé dans une praxis. Les normes discursives ne sont donc pas celles du bon usage, mais bien celles de la conformité quant aux exigences de l’à-dire.
6C’est sur ce fond de préfiguré, la langue française et les normes discursives en étant les étais, que nous pouvons prendre la mesure de ce qui opère en discours.
L’ACTE DE CONFIGURATION : LA SYNTAXE DES NPC DANS LA PREMIÈRE PARTIE DE MOLLOY
7Cette rapide esquisse de la syntaxe corporelle permet d’être sensible aux inflexions qu’imprime aux préfigurations disponibles en langue l’écriture beckettienne. Un phénomène remarquable est en particulier repérable dans la première partie de Molloy, qui consiste en la corrélation entre d’une part ces configurations assurant le statut plénier9 du Npc, et d’autre part les phénomènes de progression métadiscursive qui adviennent dans leur contexte d’emploi. Caractérisons rapidement la stratification énonciative de cette première partie. Elle consiste en l’articulation de discours aux statuts énonciatifs et narratifs nettement discriminables10 :
- d’abord le récit des pérégrinations du protagoniste Molloy, ses allers et venues (isotopies/délocutivité/, /dynamique/,/jadis/,/accompli/) ;
- ensuite le récit encadrant mettant en scène Molloy alité, entretenu, se remémorant et couchant sur le papier ledit récit de ses pérégrinations (isotopies/locutivité/, /statique/,/maintenant, naguère, bientôt/,/non-accompli/) ;
- mais aussi nombre de réflexions générales, d’excursus à visée réflexive que le Molloy narrant élabore et articule : ces discours philosophico-théoriques sont souvent suscités par des détails, des épisodes du récit des pérégrinations ou par des détails appartenant au récit encadrant (isotopies/délocutivité/, /atemporalité/,/toncalité/).
8Nous nommons progression métadiscursive les phénomènes de passage11 d’une strate énonciative à l’autre. Et c’est dans l’entour immédiat de ces passages que se repèrent très régulièrement les configurations de la syntaxe corporelle qui font saillir le Npc employé dans son statut plénier. Examinons quelques exemples :
C’était l’heure du repos, entre le travail du matin et celui de l’après-midi. Les plus sages peut-être, allongés dans les squares ou assis devant leur porte, en savouraient les langueurs finissantes, oublieux des soucis récents, indifférents aux proches. D’autres au contraire en profitaient pour tirer des plans, la tête dans les mains [their heads in their hands]. Y en avait-il un seul pour se mettre à ma place, pour sentir combien j’étais peu, à cette heure, celui dont j’avais l’air, et dans ce peu quelle puissance il y avait, d’amarres tendues à péter. (M, p. 26)
9La comparaison avec la version anglaise12 est instructive, où le pluriel marque systématiquement la généricité (distributive). En français, le recours au singulier montre bien qu’il s’agit moins de figurer une partie du corps que de décrire une attitude physique globale. L’exemple suivant est plus clair encore : « Les yeux ailleurs je pensais à lui [Looking away I thought of him] » (M, p. 14-15). Le GN « Les yeux » du français est traduit en anglais par une forme verbale « Looking » à valeur nettement processuelle. Ce type d’occurrences, où le Npc construit la représentation d’une attitude ou d’une position physique, ne donne lieu à aucune progression métadiscursive particulière : les contextes gauche et droit relèvent de la même strate discursive que la configuration examinée. De même dans l’occurrence suivante :
Nos rapports n’étaient pas sans tendresse, elle me coupait d’une main tremblotante les ongles des pieds et moi je lui frottais la croupe avec du baume Bengué. Notre idylle fut de courte durée. (M, p. 76-77)
10De telles occurrences participent donc, sans effet particulier, de la description (attitude physique) ou de la narration (procès affectant le corps). Il n’en va pas de même dans les occurrences où le Npc est actualisé par un possessif. Des effets singuliers se donnent alors à lire quant à la progression métadiscursive :
Mais malgré cet élan vers lui [le promeneur B] de mon âme, au bout de son élastique, je le voyais mal, à cause de l’obscurité et puis aussi du terrain, dans les plis duquel il disparaissait de temps en temps, pour ré-émerger plus loin, mais surtout je crois à cause des autres choses qui m’appelaient et vers lesquelles également mon âme s’élançait à tour de rôle, sans méthode et affolée. Je parle naturellement des champs blanchissant sous la rosée et des animaux cessant d’y errer pour prendre leurs attitudes de nuit, de la mer dont je ne dirai rien, de la ligne de plus en plus affilée des crêtes, du ciel où sans les voir je sentais trembler les premières étoiles, de ma main sur mon genou et puis surtout de l’autre promeneur, A ou B, je ne me rappelle plus, qui rentrait sagement chez lui. Oui, vers ma main aussi, que mon genou sentait trembler et dont mes yeux ne voyaient que le poignet, le dos fortement veiné et la blancheur des premières phalanges. Mais ce n’est pas d’elle, je veux parler de cette main, que je veux parler à présent, chaque chose en son temps, mais de cet A ou B qui se dirige vers la ville d’où il vient de sortir. (M, p. 13)
11Dans cet exemple, la coordination des compléments d’objet de « je parle naturellement de » (« des champs », « des animaux », « de la mer », « de la ligne des crêtes », « du ciel », « de ma main sur mon genou », « de l’autre promeneur ») lexicalise, sur l’axe syntagmatique, une énumération relevant d’un paradigme qui indexe le Npc sur une isotopie spatiale. Cette énumération se clôt sur le topic saillant en contexte large (l’évocation du promeneur), mais la progression narrative se suspend et embraye sur l’antépénultième élément : « Oui, vers ma main aussi, que mon genou sentait trembler et dont mes yeux ne voyaient que le poignet, le dos fortement veiné et la blancheur des premières phalanges. » Dans le commentaire qui s’amorce, comme dans l’énumération, le Npc, actualisé par un possessif, est employé dans son statut plénier : le corps devient objet de spectacle. Une distance s’instaure entre le sujet de l’énonciation et la partie du corps, posant celle-ci comme autonome. Cet excursus menace cependant de bouleverser la logique discursive globale, d’où une série de gloses visant à le clore : « Mais ce n’est pas d’elle, je veux parler de cette main, que je veux parler à présent, chaque chose en son temps, mais de cet A ou B ». Ces gloses opèrent différemment : l’une vise à lever la possible ambiguïté dans la reprise pronominale (« elle, je veux parler de cette main »), et participe du même coup, avec l’emploi du démonstratif (« cette main »), de la construction du Npc comme actant autonome ou partie émancipée de la tutelle de l’actant « je » ; l’autre vise à retisser les liens avec la logique narrative dominante localement et explicite quelque délai (« chaque chose en son temps ») dans l’examen de la question ou dans le traitement nécessité par « ma main ».
12Ce second type de glose sera à nouveau employé quelques pages plus loin, pour justifier un autre délai :
Ce faisant je regardai le revers de mon manteau et le vis s’ouvrir et se refermer. Je comprends maintenant pourquoi je ne portais jamais de fleur à la boutonnière, assez ample pourtant pour en recevoir tout un bouquet. Ma boutonnière était réservée à mon chapeau. C’était mon chapeau que je fleurissais. Mais ce n’est ni de mon chapeau ni de mon manteau que je désire parler à présent, ce serait prématuré. J’en parlerai sans doute plus tard, quand il s’agira de dresser l’inventaire de mes biens et possessions. À moins que je les perde d’ici là. (M, p. 16-17)
13Dans les occurrences où le Npc est actualisé avec un possessif, une norme interne s’élabore progressivement, où la logique discursive dominante localement est provisoirement suspendue, où le discours bifurque vers un autre topic annoncé comme portant sur les « biens et possessions » et où sont thématisés les efforts pour reprendre le fil du récit ou de la narration. Il en va de même dans l’extrait suivant :
Mais à présent je n’erre plus, nulle part, et même je ne bouge presque pas, et pourtant rien n’est changé. Et les confins de ma chambre, de mon lit, de mon corps, sont aussi loin de moi que ceux de ma région, du temps de ma splendeur. Et le cycle continue, cahotant, des fuites et bivouacs, dans une Égypte sans bornes, sans enfant et sans mère. Et quand je regarde mes mains, sur le drap, qu’elles se plaisent déjà à froisser, elles ne sont pas à moi, moins que jamais à moi, je n’ai pas de bras, c’est un couple, elles jouent avec le drap, c’est peut-être des jeux amoureux, elles vont peut-être monter l’une sur l’autre. Mais cela ne dure pas, je les ramène peu à peu vers moi, c’est le repos. Et pour mes pieds c’est la même chose, quelquefois, quand je les vois au pied du lit, l’un avec doigts, l’autre sans. Et cela est autrement digne de remarque. Car mes jambes, qui remplacent ici mes bras de tout à l’heure, sont raides toutes les deux à présent et d’une grande sensibilité, et je ne devrais pas pouvoir les oublier comme je peux oublier mes bras, qui sont pour ainsi dire intacts. Et cependant je les oublie et je regarde le couple qui s’observe, loin de moi. Mais mes pieds, quand ils redeviennent tels, je ne les ramène pas vers moi, car je ne peux pas, mais ils restent là, loin de moi, quoique moins loin que tout à l’heure. Fin du rappel. Mais on dirait qu’une fois franchement sorti de la ville, et m’étant retourné pour la regarder [...]. (M, p. 88-89)
14L’extrait appartient à un long excursus s’insérant dans le récit du voyage du personnage et s’indexe sur la strate énonciative du récit encadrant. La formule « je regarde mes mains » est préparée en contexte gauche par un paradigme syntaxique, celui des compléments du nom « confins » (« de ma chambre », « de mon lit », « de mon corps », « de ma région ») qui réactualise l’isotopie spatiale. La phrase introduisant le topic (« Et quand je regarde mes mains ») se caractérise par un bouleversement syntaxique où des propositions sont juxtaposées (mais énonciativement hiérarchisées) : la dynamique inter-propositionnelle opère par à-coups, adjonctions. Une telle syntaxe débridée, très remarquable dans un texte par ailleurs fortement structuré logiquement et argumentativement, s’interprète (ou peut s’interpréter) comme signe de défaillance, advenant dans le moment même du dire, au fur et à mesure que les percepts sont enregistrés par le je. Ces propositions insistent tout d’abord sur le caractère suspendu de la relation d’appartenance : « elles [mes mains] ne sont pas à moi, moins que jamais à moi », « mes pieds, quand ils redeviennent tels ». Tout se passe comme si l’emploi du possessif marquait précisément la non-possession, l’obsolescence de la relation de possession par laquelle est généralement pensé le schéma corporel. La cohésion interphrastique est instaurée en outre par des reprises pronominales régulières (« mes mains [...], elles », « mes pieds [...], ils ») où le pronom régit des groupes verbaux (GV) dont la voix est très nettement active13 : « elles jouent avec le drap », « elles vont peut-être monter l’une sur l’autre », « le couple qui s’observe ». La remontée en position de sujet syntaxique des Npc s’accompagne corrélativement d’une promotion dans la hiérarchisation actancielle, puisque les énoncés avec reprise pronominale posent le sujet syntaxique comme actant ergatif (lequel manifeste la puissance maximale). Là encore se donne à lire l’autonomisation du membre corporel, non plus seulement dans le tropisme d’émancipation par rapport au tout qu’est le sujet de l’énonciation, mais aussi dans l’accession à un faire indépendant dont le je se trouve exclu. L’éviction de ce dernier hors de la zone d’actance primaire le positionne à la périphérie de la scène représentée : symptomatiquement, « mes mains » et « mes pieds », « couple » s’adonnant à « des jeux amoureux », s’offrent en spectacle au sujet de l’énoncé placé en position de voyeur (peeping tom). Enfin, l’ensemble constitue un excursus dans la logique dominante, et là encore sa clôture est nettement thématisée, avec la formule abrupte « Fin du rappel. » : en contexte droit, la narration reprend le récit des pérégrinations du personnage.
EN AVAL DE LA CONFIGURATION BECKETTIENNE : LA REFIGURATION DU CORPS ET SES EFFETS DISCURSIFS
15Ces quelques exemples sont assez représentatifs de cette corrélation entre les configurations de la syntaxe corporelle faisant du Npc un actant plénier et les progressions métadiscursives articulant les différentes strates énonciatives de la première partie de Molloy. La réitération de cette corrélation œuvre à une refiguration du corps très singulière.
16Sont très régulièrement attestés, dans les passages où la corrélation opère, des fonds sémantiques exploitant des isotopies spatiales : qu’est-ce à dire, sinon que l’emploi beckettien du Npc construit une représentation (refigurée) du corps comme espace englobant, circonvenant le sujet de l’énonciation ? C’est dire aussi que le texte beckettien entérine l’obsolescence des parcours interprétatifs qui font du Npc une partie dont la totalité impliquée serait celle du sujet de l’énonciation. Une telle refiguration vient valider les hypothèses formulées par Rastier (1998) : l’organisation actancielle s’articule à des zones anthropiques (la zone identitaire : je/ici/maintenant ; la zone proximale : tu/là/passé et futur imminent ; la zone distale : il et elle/ailleurs/jadis ou dans longtemps) et la saillance des actants Npc n’advient pas seulement dans la zone identitaire, mais peut advenir dans la zone distale. Ainsi le patron je me lave les mains place les actants je et me dans la seule zone identitaire, tandis que le patron je lave mes mains distribue l’actant je dans la zone identitaire et l’actant mes mains dans la zone proximale. La prégnance du second patron dans la première partie de Molloy manifeste explicitement cette répartition en spatialisant la représentation du corps : par afférences contextuelles stipulées par les énumérations, les Npc employés par Beckett tendent même à s’indexer dans la zone distale.
17Cette distanciation qui s’instaure entre le sujet de l’énonciation et les actants Npc oblitère aussi pour partie la dimension pathétique généralement à l’œuvre dans l’évocation des avanies du corps : le sujet de l’énonciation est certes un corps souffrant, un corps diminué. En souffre-t-il ? Oui. Mais ce faisant il ne s’y résout pas. Au milieu de ce corps se défaisant, une voix se fait entendre, entêtée à poursuivre malgré les aléas physiques qui lui incombent mais auxquels elle ne succombe pas.
*
18De ce corps se défaisant, de cet empêchement corporel du sujet de l’énonciation de la première partie de Molloy, dont on pourrait faire la figure princeps d’autres personnages beckettiens aux prises avec un corps entravé (le narrateur de L’Innommable, mais aussi les personnages de Fin de partie, ou la Winnie de Oh les beaux jours), des interprétations précipitées en ont fait le portrait pathétique ou la description déplaisamment complaisante. Une lecture attentive aux phénomènes microtextuels, à leur position tactique et à la jonction des strates énonciatives, invite à tirer d’autres conclusions qui nous obligent à repenser, au pluriel, nos rapports à nos corps, aux nôtres et à ceux d’autrui, à faire à notre tour l’« inventaire de [no] s biens et possessions » : entre avoir un corps et être un corps, la parole beckettienne nous prévient de la précarité de toute possession et nous encourage à prendre soin des corps (« [no] s biens ») que nous sommes.
Notes de bas de page
1 M, p. 17.
2 « une science du texte peut s’établir sur la seule abstraction de mimèsis II et peut ne considérer que les lois internes de l’œuvre littéraire, sans égard pour l’amont et l’aval du texte. C’est, en revanche, la tâche de l’herméneutique de reconstruire l’ensemble des opérations par lesquelles une œuvre s’enlève sur le fond opaque du vivre, de l’agir et du souffrir, pour être donnée par un auteur à un lecteur qui la reçoit et ainsi change son agir. » (Ricœur, 1983, p. 106-107) L’on ne réglera pas ici la question de savoir si la stylistique est une herméneutique ou une « science du texte » : notre réponse, implicite, se manifestera en acte.
3 Pour une mise au point qu’on aurait pu espérer définitive, voir par exemple Riegel, 1984.
4 Si l’on opère le test de déclitisation, le patron A, je lave mes/ses mains, devient je lave les mains de moi (de Jean) ; le patron B, je me/lui lave les mains, devient je lave les mains à moi (à Jean).
5 Ce distinguo correspond d’ailleurs à des programmes sémantiques distincts. Dire je lave les pieds de Jésus (je lave ses pieds), ce n’est pas tout à fait la même chose que de dire je lave les pieds à Jésus (je lui lave les pieds) : des théologiens verraient bien la différence. En disant je lave les pieds de Jésus, l’on insiste sur le caractère incarné de Jésus. En disant je lave les pieds à Jésus, l’on met l’accent sur le geste de déférence, de révérence et d’humilité à l’égard de Jésus.
6 « Actance primaire : celle qui organise les relations casuelles fondamentales : nominatif, ergatif, accusatif. » (Pottier, 1974, p. 319)
7 « Ergatif : cas conceptuel de la base dans une relation à la voix active : doté de puissance. » (Pottier, 1974, p. 323)
8 Sur cette question, voir le propos de François Rastier : « la prédication ne décrit pas des interactions dans le monde, mais présentifie et ordonne le couplage des individus avec leur entour, par la constitution sémiotique de leur monde propre (l’Umwelt selon Uexküll). » (Rastier, 1998, p. 452)
9 Par statut plénier du Npc, nous entendrons donc désormais : (i) la saillance référentielle maximale assurée par le déterminant possessif ; (ii) le statut de complément non intégré du programme verbal ; (iii) l’accession au cas sémantique.
10 Ces discriminations globales opèrent par perception de fonds sémantiques en rapports disjonctifs.
11 Nous préférons le terme de passage à celui de seuil, car il implique une certaine étendue de textes : en effet, gloses et commentaires signalent, explicitent ou commentent le mouvement discursif d’une strate énonciative à l’autre. Le passage n’opère donc pas sur le mode du décrochage abrupt (d’un type paratactique), mais sur celui de la jonction articulée (d’un type hypotaxique : les strates énonciatives sont en effet hiérarchisées narrativement les unes par rapport aux autres).
12 Samuel Beckett, Molloy, traduction Patrick Bowles en collaboration avec l’auteur, Londres, Grove Press, 1955.
13 Nous reprenons ici la distinction qu’opère Bernard Pottier entre « voix active » et « voix attributive » : « La voix est la relation fondamentale entre l’entité et le comportement. La relation va d’une orientation endocentrique [du comportement vers l’entité] à une orientation exocentrique [de l’entité vers le comportement] [...]. La relation endocentrique sera appelée voix attributive, et la relation exocentrique voix active. » (Pottier, 1974, p. 106)
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