L’autofiction en pratique
Les cas de Mohamed Choukri, Sonallah Ibrahim et Rachid El-Daïf
p. 167-328
Texte intégral
Des auteurs d’autofictions
1Les rares chercheurs et critiques littéraires qui se sont engagés dans l’étude de la question de l’autofiction dans la littérature arabophone ont voulu en établir la genèse. Leurs travaux portent sur deux aires culturelles du monde arabe et ne font généralement que souligner la singularité d’un écrivain dans sa pratique romanesque de l’écriture du moi.
2En effet, certains chercheurs limitent leur champ d’étude au Moyen-Orient en raison d’une longue tradition autobiographique dans la littérature du Bilad Cham et de l’Égypte, mais aussi en raison de l’apport significatif des écrivains de ces régions à la production romanesque arabe depuis le xixe siècle. Dans ses travaux, Boutros Hallaq1 attribue, par exemple, la paternité de l’autofiction arabe à al-Shidyâq et établit une filiation en montrant des similitudes entre l’entreprise littéraire mise en œuvre par le prosateur libanais à la fin de la première moitié du xixe siècle et celle des écrivains contemporains du Moyen-Orient tels que l’Égyptien Édouard al-Kharrat ou les Palestiniens Mahmoud Darwich et Hussein Barghouthi. Le choix de ces écrivains se justifie par la qualité de leurs ouvrages dont l’esthétique est présente non seulement dans les moments où l’auteur procède au dédoublement de sa personnalité, mais aussi dans le transgénérisme qui permet une fusion complexe entre fiction et réalité et transforme une histoire individuelle en une histoire collective, voire en un mythe. Les critères retenus par Boutros Hallaq restreignent l’autofiction aux seuls écrivains arabes polygraphes qui mêlent plusieurs genres littéraires dans un même texte. Mais Boutros Hallaq passe sous silence une grande partie de la production littéraire arabe moderne. Dans la première partie de cet ouvrage, nous avons vu que de nombreux textes annoncent les prémices d’une écriture autofictionnelle. Certains auteurs, également polygraphes2, font eux aussi preuve d’une grande originalité et de créativité romanesque. Au xixe siècle, à l’instar d’al-Shidyâq, al-Muwayliḥî questionne son identité culturelle et individuelle dans une approche fictionnelle. Son questionnement passe également par le biais d’une virtuosité langagière propre à la tradition littéraire des maqâmât dans lesquelles le « moi » se révèle tantôt dans sa singularité, tantôt dans l’altérité et tantôt dans le dédoublement de la personnalité de l’auteur. Au xxe siècle, des auteurs influencés par le romantisme expriment leur mélancolie dans des histoires sentimentales. Al-‘Aqqâd avance masqué et travestit son image en choisissant un personnage féminin dans Sâra pour parler de l’amour et réfléchir à la relation entre l’homme et la femme. Al-Mâzinî se démasque et donne son identité à son personnage, mais refuse l’engagement de véracité que suppose l’autobiographie. Dans son roman Ibrâhîm al-kâtib, il expose un mal de vivre causé par des déceptions amoureuses vécues ou imaginées. Mais ce sont Taha Hussein et Tewfik El-Hakim qui adopteront une forme d’écriture plus aboutie. S’ils se font explicitement autobiographes dans certains de leurs textes, les deux auteurs préfèrent, respectivement dans Adîb et dans ‘Uṣfûr min al-sharq, « flirter » avec l’autobiographie et laisser libre cours à leur imagination pour pousser plus loin l’exploration de leur individualité. Ils vont ainsi fournir aux générations à venir les fondements nécessaires à l’élaboration et à la formation de l’expression de soi dans la fiction romanesque.
3D’autres chercheurs privilégient le Maghreb en raison du bilinguisme présent en Algérie, au Maroc et en Tunisie, des pays dans lesquels l’apport culturel français a enrichi la production romanesque et a facilité l’introduction de nouveaux concepts comme celui de l’autofiction. Pour eux, il est évident que cette notion existe autant dans la littérature maghrébine de langue française que dans la littérature maghrébine de langue arabe, comme le montrent Mohamed Berrada3, M’hamed Dahi4 et Zuhûr Kurâm5. Ils considèrent que l’autofiction arabe fait son apparition au Maroc avec le roman d’Abdelkader Chaoui, Man qâla anâ, en 2006. Ce roman retient l’attention des critiques : d’une part parce qu’il livre le témoignage d’un malade du cancer dont le caractère polyphonique est pour eux essentiel et, d’autre part, parce que l’auteur qualifie lui-même son roman d’autofiction. Cette déclaration inédite mérite quelques explications. Selon nous, le concept d’autofiction s’est progressivement imposé à Abdelkader Chaoui. Il suffit en effet de lire l’ensemble de son œuvre romanesque pour voir que l’auteur parlait déjà de son vécu dans plusieurs ouvrages : l’expérience de la prison dans Kâna wa akhawâtu-hâ, sur la jeunesse, la formation et les premières amours dans Dalîl al-‘unfuwân, le parcours intellectuel dans Dalîl al-madâ, etc. Ces ouvrages sont à mi-chemin entre fiction et réalité, entre fiction et autobiographie. À l’époque, ni l’auteur ni la critique n’avaient de terme pour traduire exactement ce type de pratique romanesque. Faute de mieux, ils utilisaient « sîra dhâtiyya » ou « riwâya » ou, le cas échéant, « sîra riwâ’iyya » pour désigner le double caractère fictionnel et référentiel du texte. Si l’auteur adopte volontiers le concept d’autofiction, c’est parce que le terme fait déjà débat dans la littérature marocaine en particulier et maghrébine en général. D’ailleurs, l’auteur a lui-même qualifié ses ouvrages antérieurs d’autofiction, notamment Dalîl al-madâ, édité en 2003.
4M’hamed Dahi et Zuhûr Kurâm n’hésitent pas à affirmer que Mohamed Berrada fait aussi partie des romanciers marocains de langue arabe qui pratiquent l’autofiction avec talent. Ils louent sa maîtrise des nouvelles techniques d’écriture et l’originalité de son œuvre romanesque, qui emprunte largement au vécu de l’auteur et à l’histoire dans un mélange subtil de fiction et de réalité. Mais cette filiation avec l’autofiction n’a jamais été revendiquée par l’auteur qui préfère utiliser l’étiquette « riwâya » pour qualifier son œuvre – pourtant à mi-chemin entre la fiction et l’autobiographie – ou se servir des termes « naṣṣ », « sard », « maḥkî » pour souligner le caractère écrit, narratif, fictionnel si l’on veut, en tout cas plus « textuel » que « réel ».
5Pour Kamel Riahi, l’originalité de l’écrivain tunisien Abdeljebbar El-Euch se voit dans ses œuvres de fiction, où le vécu fusionne avec l’imaginaire et où le réalisme du quotidien se transforme en une fable, en une histoire fantastique. Mais là non plus, l’auteur ne revendique pas le concept d’autofiction. Kamel Riahi prend donc l’initiative de classer l’œuvre de l’écrivain tunisien dans l’autofiction. Le critique s’en explique ainsi :
Le texte d’Abdeljebbar El-Euch est considéré comme une « autofiction » […]. L’auteur emporte le lecteur vers le fantastique et le cauchemar pour lui montrer son moi sous toutes ses facettes. Le lecteur découvre que l’histoire de ‘Urûb al-Fâlit, le personnage d’Abdeljebbar El-Euch, ressemble à celle du personnage du « bâtard », enfant abandonné et malheureux qui fait l’apprentissage douloureux de la vie et de la sexualité6.
6Parce qu’ils accordent l’exclusivité de la pratique autofictionnelle à des auteurs maghrébins, ces chercheurs et critiques littéraires négligent un pan entier de la production romanesque arabe contemporaine. En effet, Abdelkader Chaoui tout comme Mohamed Berrada et Abdeljebbar El-Euch s’inscrivent dans la continuité d’une écriture autofictionnelle en plein essor dans la littérature arabe des années 1950 et 1960. On peut aussi citer les œuvres de Suhayl Idrîs, de Sonallah Ibrahim ou encore de Tayeb Saleh. Cette écriture s’affirme davantage encore dans les années 1970, 1980 et 1990. Adoptée par les auteurs de la guerre et de l’exil, elle est pratiquée au Liban par Hanan El-Cheikh, en Algérie par Ahlam Mosteghanemi, en Palestine par Liana Badr et Jabra Ibrahim Jabra. L’autofiction connaît ensuite un grand essor. Elle est aujourd’hui revendiquée au Liban par Jabbour Douaïhy (né en 1949)7 et au Yémen par Ṭâlib al-Rifâ‘î8, elle est adoptée en Irak par Alia Mamdouh et ‘Abdul-Sattâr Nâṣir, en Arabie saoudite par Rajaa Alsanea, au Soudan par Raouf Moussad-Basta, en Jordanie par Ilyâs Farkûḥ9 et au Koweït par Habîb Surûrî (né en 1956)10. Issus d’aires culturelles diverses et de milieux sociaux différents, ces hommes et ces femmes ont de plus en plus recours à la fiction pour affirmer leur individualité, exprimer leurs aspirations sociales et parfois aussi leurs revendications politiques.
7Sans vouloir attribuer une quelconque paternité à l’autofiction arabe ni donner l’exclusivité à la production littéraire de telle ou telle aire culturelle, nous avons fait le choix d’une certaine représentativité sociale et culturelle. Notre choix s’est alors porté sur l’écrivain marocain Mohamed Choukri, l’Égyptien Sonallah Ibrahim et le Libanais Rachid El-Daïf, parce que ces trois auteurs proviennent de différentes régions dans lesquelles la production culturelle est remarquable et la création romanesque novatrice. Parce que nés dans les années 1930 et 1940, ils sont contemporains et témoignent d’événements historiques et de bouleversements sociopolitiques qui ont secoué le monde arabe dans les années 1960 : la montée du nationalisme arabe, les guerres nationales et transnationales, l’avènement des régimes dictatoriaux, les revendications sociopolitiques, la chute des dictateurs, etc. ; des événements et des bouleversements qui construisent leur univers romanesque. Enfin, parce que ces trois auteurs sont particulièrement représentatifs de cette nouvelle sensibilité littéraire, de cette nouvelle expression de soi qu’est l’autofiction et qui pénètre de plus en plus la fiction romanesque arabe contemporaine.
8Ce choix peut surprendre. Il n’est pas conformiste et la raison en sera peut-être mal comprise tant leurs styles et leurs écritures les opposent. Mohamed Choukri est souvent donné comme l’exemple de l’auteur représentant une conception traditionnelle de la littérature, en particulier dans la transcription du réel ; Sonallah Ibrahim apparaît comme l’auteur qui investit l’imaginaire pour raconter l’histoire autrement ; et Rachid El-Daïf semble être celui qui subvertit le mieux la réalité pour dire ce qu’il a à dire. Mais cette façon de présenter les auteurs ne prend pas en compte le fait que la littérature échappe à toute logique, à toute rationalité et que les écrivains s’inscrivent dans un processus ininterrompu de rupture et de continuité littéraire. Mohamed Choukri, Sonallah Ibrahim et Rachid El-Daïf ne font pas exception. Ils adoptent des formes d’écriture originales, ouvertes à la modernité occidentale bien que leur pratique littéraire soit ancrée dans la tradition littéraire arabe. Mohamed Choukri n’est pas le seul à adopter des formes d’écriture anciennes telles que l’autobiographie ou le roman picaresque pour créer l’univers romanesque de ses œuvres11. Rachid El-Daïf puise aussi son inspiration dans le patrimoine littéraire et exploite certains extraits du Kitâb al-aghânî (Le livre des chants) d’Abul-Faraj al-Aṣfahânî (897-967) ou actualise des traités d’érotisme pour aborder la sexualité et mettre un peu de légèreté dans ses romans12. Sonallah Ibrahim ne réussit pas non plus à rompre avec le réalisme mahfouzien, il soigne le détail et la précision de ses descriptions13. Il est donc évident que Mohamed Choukri, Sonallah Ibrahim et Rachid El-Daïf s’inscrivent bien dans un processus ininterrompu de rupture et de continuité, et c’est sans doute pour cette raison qu’ils refusent toujours de se laisser enfermer dans une école ou dans un courant littéraire quel qu’il soit.
9L’originalité de leurs œuvres ne réside pas seulement dans le mélange de formes d’écriture préexistantes et de nouvelles techniques d’écriture, mais dans le mélange du réalisme et de l’imaginaire, de l’autobiographie et de la fiction. C’est ce mélange savamment maîtrisé qui a présidé au choix de ces trois auteurs parmi tant d’autres.
10Notre conviction profonde est que ces trois écrivains partagent une conception commune de la littérature, qui consiste à approfondir la réflexion sur l’individu et la société et, quand il le faut, à porter l’écriture romanesque dans les sphères les plus personnelles pour atteindre l’intime. La critique arabe, tout en reconnaissant l’originalité de leurs œuvres, ne disposait pas de la bonne terminologie pour définir leur pratique romanesque, et c’est depuis peu qu’elle s’accorde, semble-t-il, à la classer dans le genre de l’autofiction, depuis que le concept de Serge Doubrovsky a fait une entrée remarquée dans le champ culturel arabe. Il faut dire que les déclarations récentes des trois auteurs ont fortement contribué à cette reconnaissance.
11Dans un film documentaire réalisé par le Centre national du livre en 200714, Rachid El-Daïf se réclame volontiers de l’autofiction, ce qui correspond bien à l’évolution de son œuvre et la critique est unanime pour reconnaître son originalité. Mais, à l’exemple d’Abdelkader Chaoui, c’est à l’auteur libanais de s’attribuer un qualificatif. Or depuis la diffusion du film documentaire, ses œuvres récentes portent diverses mentions génériques : « riwâya », « ḥikâya », etc., il nous est donc permis de penser que l’autofiction s’est imposée à l’auteur par défaut, faute de mieux. Pour qualifier les textes de Rachid El-Daïf, ce sont les traducteurs et les maisons d’édition françaises, ainsi que les universitaires arabisants, qui choisissent le plus souvent le terme d’autofiction. Citons par exemple ‘Azîzî al-sayyid kawâbâtâ, défini comme « riwâya » dans l’édition arabe et présenté en quatrième de couverture comme « autofiction » par Yves Gonzalez-Quijano dans la version française15. Le traducteur, universitaire et critique Edgard Weber n’hésite pas à qualifier l’œuvre romanesque de Rachid El-Daïf d’autofiction16.
12Sonallah Ibrahim, lui, s’en accommode pour définir ses œuvres de fiction composées de son vécu et de ses expériences personnelles. Il laisse souvent entendre que sa pratique romanesque relève de l’autofiction. En 2011, par exemple, il déclare que son travail d’écriture consiste d’abord à fictionnaliser un événement historique ou une expérience personnelle plutôt qu’à faire appel à l’imagination. Il avoue préférer en arabe le terme de « takhyîl » (fiction, ou plutôt « mise en fiction ») à celui de « khayâl » (imagination), puisque c’est la mise en fiction qui déclenche le processus de création de l’imagination romanesque17. Malgré ses nombreuses déclarations18, Sonallah Ibrahim conteste l’appartenance générique de son dernier roman traduit en français, al-Jalîd (2011, Le Gel, trad. 2015), qui a été présenté comme une « autofiction » par le spécialiste de la littérature arabe Richard Jacquemond, son traducteur. Et pourtant, Sonallah Ibrahim ne va pas jusqu’à revendiquer clairement le concept d’autofiction comme l’ont fait Abdelkader Chaoui ou, après lui, Rachid El-Daïf, Ṭâlib al-Rifâ‘î et Jabbour Douaïhy. Pour les mêmes raisons évoquées précédemment, et à en croire Nâẓim al-Sayyid, Rafîf Ṣaydâwî et Mohamed Berrada, on peut dire que l’autofiction s’est imposée à l’auteur par défaut. Ces déclarations interviennent en réalité à un moment où le concept d’autofiction connaît un réel essor dans le milieu culturel égyptien et arabe en général.
13Quant à Mohamed Choukri, il n’a jamais utilisé ce terme. Il faut dire que l’autofiction n’était pas encore entrée dans le lexique de la critique arabe lorsqu’il publiait, mais cela ne signifie pas que l’auteur n’avait pas connaissance de ce néologisme ou des débats théoriques sur le Nouveau Roman et sur ce que Robbe-Grillet nommait « néo-autobiographie ». Pour qualifier son œuvre, Mohamed Choukri préférait l’expression « sîra dhâtiyya shuṭṭâriyya », c’est-à-dire « autobiographie picaresque », un terme que lui aurait sans doute soufflé Jean Genet. Dans ses Mémoires19, Mohamed Choukri évoque l’amitié qui les liait et raconte leurs échanges sur les techniques d’écriture et les stratégies narratives employées dans Le Rouge et le Noir de Stendhal (1830) ou dans le Journal du voleur (1949). On ne peut nier ni minimiser l’influence que Jean Genet, un des maîtres de l’autofiction, a exercée sur Mohamed Choukri, devenu en quelque sorte son disciple.
14Pour comprendre pourquoi et comment ces trois auteurs en sont venus à se réclamer de l’autofiction, ou tout du moins à une écriture qui s’y apparente, il nous faut revenir sur leurs parcours. Arnaud Genon explique que l’autofiction n’est pas une écriture qui s’impose d’emblée aux auteurs. Elle naît d’une fracture qui se produit dans la vie de l’auteur soit sous la forme d’une crise individuelle ou intellectuelle, soit sous la forme d’une blessure émotionnelle ou physique ; et elle se traduit dans son écriture par le passage de l’autobiographique au romanesque. Dans le cas de Serge Doubrovsky, Arnaud Genon explique notamment que c’est la disparition de sa mère qui est à l’origine de l’événement traumatique qui a permis à l’auteur de découvrir le concept. Pour Hervé Guibert, c’est l’expérience de la maladie du sida et pour Camille Laurens, c’est le deuil20. Qu’en est-il alors pour les trois auteurs que nous avons retenus dans le cadre de notre analyse textuelle ?
Mohamed Choukri (1935-2003)
15Autodidacte, Mohamed Choukri a imposé son style d’écriture dans la littérature arabe contemporaine, un style forgé exclusivement par son expérience de la rue et par son combat contre l’adversité. Il pense qu’un écrivain se doit de dire la vérité, d’exprimer les choses telles qu’elles sont, de manière directe, crue, incandescente, sans aucune retenue. La franchise et la crudité des mots sont en quelque sorte sa « marque de fabrique »21. Dans son essai, il déclare :
La véritable innovation consiste à dépasser les expériences consignées et la possibilité de leur avènement dans l’univers fictionnel. Ce qui importe aujourd’hui à l’auteur novateur est de comprendre l’intérêt qu’il y a à exprimer son expérience intellectuelle et existentielle, pas seulement dans le but de justifier l’authenticité de l’action ou de sa référentialité comme certains le pensent. L’expérience littéraire qui ne permet pas au lecteur de se découvrir dans son existence en parfaite harmonie avec elle n’est pas de la littérature même si cette expérience appartient à la littérature22.
16Pour comprendre sa conception de la littérature, il convient de revenir sur son passé et plus précisément sur sa vie à Tanger, qui joue un rôle déterminant dans sa formation personnelle et dans sa formation d’écrivain. Originaire du Rif marocain, Mohamed Choukri naît en 1935 à Beni Chiker, un village situé à quelques kilomètres de la petite ville portuaire de Melilla. Mais c’est à Tanger qu’il demeure toute sa vie, jusqu’à sa disparition en 2003. Dans cette ville, il vit sa jeunesse, endure la misère et la pauvreté avant de connaître la célébrité. Ville d’accueil, mais aussi ville d’adoption, Tanger tient une place importance dans l’œuvre de Mohamed Choukri, qui évoque souvent son rapport intime à la ville et se souvient de cette période marquante de sa vie. Dans ses nombreux ouvrages, il fait un travail de mémoire et témoigne de l’histoire coloniale du Maroc en soulignant le caractère cosmopolite de la ville. Pour l’historien Bernard Lugan, Tanger s’internationalise dès la fin du xviiie siècle23. Elle est l’objet de la convoitise des puissances occidentales. L’Espagne et la France sont les premiers pays à y implanter leurs consulats. Viendront ensuite les Britanniques, les Allemands, les Suisses et les Américains. Quelques décennies avant l’indépendance, la ville connaît, ainsi que le pays, de grandes transformations économiques et sociales. Les puissances occidentales y font de gros investissements : ouverture de routes, création des ports, établissement de barrages ou implantation de centrales électriques. Ces investissements ne peuvent se faire sans le concours de commerçants, de banquiers, d’aristocrates et de familles européennes fortunées qui s’y installent. Le développement économique est tel que Tanger attire de plus en plus d’Européens qui viennent profiter du statut fiscal pour faire fortune24. L’arrivée massive de populations étrangères change considérablement la composition de la population tangéroise, faisant de Tanger une ville cosmopolite au même titre que Casablanca. Grâce à la présence européenne, Tanger connaît des mutations socio-économiques sans précédent. Elle attire autant les étrangers que les Marocains, venus de tout le territoire. Dans l’imaginaire populaire, Tanger devient une sorte d’« eldorado » (al-firdaws) vers lequel affluent les habitants du Rif fuyant la campagne dévastée par la guerre et la famine à la recherche d’une vie meilleure. Dans un entretien accordé à al-Zubayr b. Bûshtâ, Mohamed Choukri témoigne de son émigration et de celle de son peuple :
Je ne me souviens pas de tout clairement. Il y a des oublis. Par exemple, j’ai gardé en mémoire quelques traits de l’exode des Rifains et non tout ce qui s’est produit durant ce voyage, malgré ma participation à cette épreuve malheureuse. Je ne me souviens pas exactement combien de temps nous avons marché pour rejoindre Tanger, l’eldorado. À cette époque, j’avais six ou sept ans mais je me souviens des gens qui tombaient malades ou mouraient. Je les ai vus être enterrés là où ils s’effondraient. La faim et la maladie en étaient la cause. Lorsque nous avons atteint Tanger, nous n’avons pas vu le paradis promis mais ce n’était pas non plus l’enfer25.
17Si Tanger n’est pas le paradis rêvé par les Rifains, elle a « dans l’imaginaire occidental un parfum d’aventures26 ». Dès les années 1930 et 1940, la ville attire des écrivains et des intellectuels venus des quatre coins du monde. Certains, comme Paul Bowles, viennent s’y installer. D’autres, comme William S. Burroughs et Allen Ginsberg, y font des séjours plus ou moins longs. Autour d’eux évolue un certain nombre d’écrivains locaux qui vont contribuer à faire de Tanger une capitale culturelle au même titre qu’Alger, Beyrouth ou Le Caire. Certains auteurs, comme Mohammed Khaïr-Eddine (1941-1995), s’expriment dans les langues européennes27, les jeunes écrivains engagés, comme Mohamed Zafzaf (1943-2001), choisissent de s’exprimer en arabe pour affirmer leur engagement politique.
18Mohamed Choukri côtoie ces deux cercles littéraires. Il fréquente des écrivains marocains engagés malgré son peu de considération pour l’engagement politique28. Il veut tout simplement s’instruire et la fréquentation d’auteurs comme Muḥammad al-Ṣabbâgh (1930-2013) et Mohamed Berrada lui apporte la maîtrise de la langue et la connaissance du patrimoine littéraire arabe. Il se rapproche des écrivains occidentaux pour en apprendre davantage sur la littérature occidentale. Il sympathise avec Paul Bowles29, qui l’aide à traduire et à publier la majeure partie de ses écrits. Il débat de littérature avec Tennessee Williams, qu’il rencontre en 197330. Mais c’est de Jean Genet qu’il se sent le plus proche. Les deux hommes se rencontrent vers la fin des années 1960, plus précisément en 1968 dans un café de Tanger31. Beaucoup de choses les rassemblent : ils sont tous deux autodidactes, ont connu une enfance difficile et une jeunesse délinquante ; ils partagent presque la même vision philosophique, le même mode de vie et la même manière d’écrire et de décrire les bas-fonds de la société. Leurs œuvres romanesques au réalisme dérangeant révèlent un cheminement intellectuel remarquable. Jean Genet dans Journal du voleur (1949) et Mohamed Choukri dans al-Khubz al-ḥâfî évoquent leurs vies d’errance faites de vagabondage, de solitude, de vols, de contrebande et d’emprisonnements. Ils traitent également d’une sexualité débridée et transgressive où l’on voit le personnage principal se prostituer avec des touristes étrangers notamment. Témoignages de vie ou œuvres de fiction ? Ces deux ouvrages nous éclairent en grande partie sur la vie misérable de leurs auteurs : la rupture familiale, l’exclusion sociale, la haine, la révolte contre l’ordre moral, social et politique. Ce sont ces fractures qui ont poussé Jean Genet et Mohamed Choukri à pratiquer l’autofiction de manière pleinement intentionnelle. Contrairement à ce que Mohamed Choukri revendique pour lui-même, nous soutenons l’hypothèse que ses textes relèvent davantage de l’autofiction32 que de l’« autobiographie picaresque » dans la mesure où le personnage principal réussit à vaincre le déterminisme social et à s’extraire de sa condition. Comme nous aurons l’occasion de le démontrer dans notre analyse textuelle, le personnage incarne ce que Mohamed Choukri fut dans le passé et ce qu’il deviendra.
Sonallah Ibrahim (né en 1937)
19Sonallah Ibrahim fait partie de la génération d’écrivains et d’intellectuels dite « des années 1960 » tentée par l’engagement sociopolitique et l’écriture littéraire. Il naît au Caire en 1937 dans une famille de la petite bourgeoisie égyptienne. La révolution et le discours nationaliste jalonnent son enfance et sa jeunesse. Il abandonne très tôt ses études de droit pour s’engager en politique. Rallié au parti communiste égyptien, il lutte contre l’impérialisme occidental et milite pour l’indépendance de son pays. Le coup d’État de 1952 donne de l’espoir à Sonallah Ibrahim et aux communistes, qui voient leurs revendications politiques satisfaites. Le nouveau régime met un terme à la monarchie constitutionnelle et provoque le départ des Britanniques. Il engage des réformes sociales, notamment la nationalisation des terres agricoles, la sécurité de l’emploi et l’augmentation du salaire minimum. Il lance aussi de grands travaux comme la construction du barrage d’Assouan. Si le régime nassérien gagne la confiance du peuple égyptien, en particulier de la classe populaire, à grand coup de réformes et de grands travaux, il gère le pouvoir d’une main de fer. Dès la prise du pouvoir en 1952, le régime militaire met déjà à l’écart les libéraux et les démocrates, interdit les manifestations et les mouvements politiques, emprisonne les dirigeants des Frères musulmans. Œuvrant dans la clandestinité, le mouvement communiste, qui avait jusqu’alors échappé à cette répression, continue son combat pour plus de justice sociale, de démocratie et de libertés. Mais en 1959 le régime lance une vaste opération d’arrestations contre la gauche égyptienne. Beaucoup de communistes sont arrêtés33, comme Sonallah Ibrahim et tous ses camarades. Il est envoyé à l’oasis de Kharga où il reste six longues années de privations et de tortures. Meurtri dans son âme et dans sa chair, il met un terme à ses activités de militant révolutionnaire. À sa sortie de prison, en 1964, il décide de rompre avec son parti politique et de se consacrer entièrement à l’écriture : « La prison est mon université. J’y ai côtoyé la souffrance et la mort, vu des visages rares humains, beaucoup appris sur son monde intérieur et ses vies diverses, expérimenté l’hypocrisie et la méditation, lu divers magazines et c’est là que j’ai décidé d’être écrivain34. »
20Homme de conviction35, Sonallah Ibrahim ne vit que pour ses idées. Ni la prison ni les geôliers n’ont pu briser sa détermination36. Il décide de continuer le combat par l’écriture. La littérature lui paraît être le meilleur moyen de poursuivre la lutte de manière pacifique. Il incarne le type même de l’éternel opposant à tout régime politique corrompu et / ou dictatorial. En octobre 2003, par exemple, Sonallah Ibrahim refuse publiquement d’accepter un prix littéraire d’une dotation d’environ 100 000 livres égyptiennes, décerné par un organisme officiel du ministère de la Culture. L’affaire fait grand bruit37. En effet, l’auteur attend le dernier moment pour annoncer son refus, en présence des membres de jury, des représentants officiels et des journalistes. Pour le romancier libanais Hassan Daoud38, qui a assisté à l’incident, l’attitude de l’auteur a suscité des réactions mitigées et a divisé l’assistance : d’un côté, les partisans ont ovationné l’auteur en saluant son courage et son militantisme ; et de l’autre, les opposants, à l’exemple de Tayeb Saleh (président du jury)39, ont reproché à l’auteur d’avoir, par son attitude audacieuse, fait un affront aux membres de la commission et aux instances organisatrices du prix littéraire. Dans un entretien accordé à Al-Sharq Al-Awsaṭ, l’intéressé présente son geste comme un acte de résistance. Selon lui, l’État cherchait, par le biais de ce prix littéraire, à le corrompre, « à acheter son silence » parce qu’il s’opposait ouvertement à la politique proaméricaine du régime Moubarak40.
21Dans ses ouvrages, il fait la critique de la société égyptienne, raconte ses heurts et ses malheurs, dénonce la corruption, s’interroge sur le destin des hommes et des femmes broyés par l’oppression militaire et étatique, dénonce la frustration des individus dans leur vie quotidienne.
22Il incarne avec Gamal al-Ghitany un nouveau courant littéraire41, en rupture avec le réalisme mahfouzien. Les deux écrivains veulent se démarquer d’une littérature censée obéir aux règles de la vraisemblance et aux contraintes d’un message politique particulier. Pourtant, Sonallah Ibrahim ne souhaite pas être rattaché à une école littéraire. Il aspire à mettre son écriture au service de ses convictions personnelles, de son idéologie politique, de sa pensée intellectuelle, ce qui le conduit à explorer de nouveaux styles narratifs. Pour Faysal Darrâj42 et Samia Mehrez, l’originalité de l’auteur réside dans sa manière de dire l’histoire et de lire les transformations sociales et politiques. Sa technique consiste à exploiter, à la manière des historiens, des documents et des archives historiques que le narrateur-personnage principal reprend à son compte pour apporter par le biais de la fiction un autre éclairage sur les transformations que connaît la société égyptienne en particulier et le monde arabe en général. Pour illustrer leurs propos, Samia Mehrez et Fayṣal Darrâj citent les ouvrages qui ont fait la renommée de Sonallah Ibrahim, à savoir Tilka al-râ’iḥa, Najmat ughusṭus (1974, Étoile d’août, trad. 1987) ou encore Dhât (1992, Les Années de Zhet, trad. 1993). Cette technique très novatrice a marqué une étape importante dans le parcours littéraire de Sonallah Ibrahim dans la mesure où elle rompt avec les expériences littéraires précédentes tout en assumant l’héritage des aînés.
23À nos yeux, la modernité littéraire de Sonallah Ibrahim réside plus dans son besoin de consacrer son écriture à l’exploration de la sphère individuelle que dans son envie de (ré)écrire l’histoire. Ses romans, qu’ils soient anciens ou récents, comportent de nombreux éléments autobiographiques quand l’auteur évoque son enfance, son combat politique, ses années de prison, etc. Partant des éléments auxquels Sonallah Ibrahim fait référence, on peut faire l’hypothèse, et notre travail la vérifie en partie, qu’il y a chez cet auteur une blessure originelle liée à l’absence de mère, mais aussi à l’absence de père, au sens propre comme au figuré. Comme nous aurons l’occasion de le voir, l’auteur fait souvent référence à son père biologique lorsqu’il évoque des souvenirs d’enfance et à son « père idéologique », Shuhdî ‘Aṭiya (1911-1961), son compagnon politique assassiné devant lui en prison.
Rachid El-Daïf (né en 1945)
24Rachid El-Daïf fait aujourd’hui partie des écrivains libanais les plus connus. Originaire du nord du Liban, il passe toute sa jeunesse à Zghorta, le village maronite où il naît en 1945. Après son baccalauréat, il quitte sa région natale pour poursuivre ses études à Tyr puis à Beyrouth, où il s’inscrit à l’Université libanaise et où il obtient une bourse d’études pour la France. De retour au Liban, il rallie la gauche libanaise dans les années 1970 et défend les idées marxistes. Il rejoint un mouvement de jeunes intellectuels libanais de confessions chrétienne et musulmane qui s’engagent dans la lutte pour le progrès, la justice sociale, la laïcité, la liberté de l’individu et des mœurs, le pluralisme dans la vie politique et surtout l’avènement de la démocratie dans le monde arabe. Son militantisme le conduit à prêter main-forte aux organisations palestiniennes et à prendre les armes pour la cause. À cette époque, Rachid El-Daïf commence déjà à écrire, mais « en tant que communiste dont l’idéal doit être tourné vers l’autre, il n’ose pas encore écrire “pour lui” », souligne Edgard Weber43. Gravement blessé, comme nombre de ses compatriotes, dans l’explosion d’une bombe, il manque de perdre la vie. Il s’engage alors en littérature pour parler de la guerre et des traumatismes qu’elle engendre, une manière pour lui de revenir à plusieurs reprises sur la politique alors qu’il s’en est écarté et pour évoquer son parcours de militant révolutionnaire.
Durant la guerre, un élément essentiel m’a paru évident. C’est que la langue court à sa guise, mais elle n’a aucun rapport avec le réel. Je me suis rendu compte que nous sommes des instruments pour un être brut, mystérieux, arrogant, monstrueux : l’histoire. Nous sommes ses instruments. Elle se complète en nous, se déroule en nous, s’accomplit en nous. C’est pour cela que je me suis dit que désormais je ne penserai plus puisque la pensée, c’est-à-dire l’analyse au moyen de concepts et de termes, ne sert à rien. Pour ma part, j’ai uniquement besoin de me confier. De là vient mon retour à la littérature, parce que j’ai vu en elle le meilleur outil d’expression dont j’ai besoin. J’y ai vu une force inouïe d’expression. Aucun autre moyen de pensée ne peut rivaliser. Je parle de « retour à la littérature » parce que j’avais arrêté de publier et réduit le rythme de l’écriture durant les années de combat. Cela s’est fait avec quelques camarades avec lesquels nous formions un groupe où nous avions un différend entre « l’esprit scientifique » et la littérature, et tout particulièrement la poésie… Je souhaite d’abord revenir sur certaines choses. J’ai commencé à écrire des romans après avoir quitté le parti [communiste]. Et puis la littérature n’est pas une expression d’une ligne politique ni une justification politique44.
25Avec Hassan Daoud, Jabbour Douaïhy, Elias Khoury, Alawiya Sobh, Hanan El-Cheikh, Hoda Barakat, il incarne ce que certains critiques ont nommé, sans doute un peu trop vite, la nouvelle école du « roman libanais de la guerre » ; il appartient en effet au groupe d’écrivains libanais qui font de Beyrouth et de la guerre le sujet central de leurs œuvres. Ces écrivains décrivent une guerre civile avec ses batailles féroces et les massacres intercommunautaires dont ils dénoncent l’absurdité : la destruction de la ville, l’instauration d’une ligne de démarcation entre Beyrouth-Est et Beyrouth-Ouest, entre musulmans et chrétiens, entre Libanais et Palestiniens. Ils s’insurgent contre les atrocités commises : les bombardements, les assassinats de civils, les attentats à la voiture piégée ou les enlèvements en raison de l’appartenance confessionnelle.
26Dans ses ouvrages, Rachid El-Daïf revient sur son expérience de la guerre pour dire son profond désarroi. Il se fait la voix de toute une génération qui désespère de l’avenir. Du Proche-Orient au Maghreb, dans les années 1980 et 1990, la jeunesse arabe partage le même désespoir. Comme le socialisme, le marxisme et ses idées progressistes se sont également soldés par un échec. La guerre continue d’embraser le monde arabe, la Palestine est toujours occupée, les dictatures tiennent le pouvoir et le confessionnalisme, ou plutôt l’islamisme, est en pleine expansion. L’écriture d’El-Daïf repose sur la mise en fiction de soi et des événements historiques. Dans un entretien accordé à Al-Akhbâr, l’auteur reconnaît adopter le point de vue de son narrateur et de son personnage pour être présent dans le texte et donner l’illusion d’une autobiographie ou d’un roman-reportage :
Pour ce qui me concerne, j’essaie de me mettre dans la peau du personnage que je décris et j’essaie de résoudre les problèmes qu’il rencontre, en me mettant au service de ses idées et de ses caprices, en dévoilant ses pensées et ses sentiments et je vais le plus loin possible… Je le fais parce que cela me fait sentir la liberté. Le choix de cette manière ne concerne que moi, non le lecteur, et il produit un effet positif en attirant le lecteur au roman. Le plaisir du lecteur est amplifié lorsqu’il lit un roman qu’il imagine être une autobiographie. C’est pour cela que j’utilise mon nom et cet emploi a d’autres raisons qui viennent de l’époque de la guerre. Je suis convaincu de mon importance en tant que cause, de ce qu’il n’y a pas de cause plus sacrée que ma vie et mon existence. L’utilisation de mon nom est une confirmation de la singularité et de l’individualité. Je sens que je suis plus proche de mon texte lorsque j’utilise mon nom45.
À la lecture de ce passage, on peut comprendre que c’est l’expérience de la guerre qui pousse Rachid El-Daïf à explorer de plus en plus les voix / voies de la fiction. Nous verrons que cette mise en fiction de soi et de la réalité historique permet à l’auteur de parler de ses traumatismes, de son désespoir, de son désengagement politique.
L’œuvre des trois auteurs
27Elle se caractérise par une production riche et abondante qui couvre une assez longue période de l’histoire de la littérature arabe des années 1960 à nos jours. Elle est diverse et variée et comporte quelques œuvres très marginales. Elle se compose en effet de recueils de poèmes qui marquent les débuts de Mohamed Choukri46 et de Rachid El-Daïf47, de pièces de théâtre encore inédites dans l’œuvre de Mohamed Choukri48 ou encore de contes pour enfants qui émaillent l’œuvre de Rachid El-Daïf et de Sonallah Ibrahim, auxquels s’ajoutent des ouvrages autobiographiques plus ou moins assumés.
Une production autobiographique
28L’œuvre de Mohamed Choukri, notamment, comprend une série de Mémoires consacrés à sa vie d’écrivain à Tanger, à ses rencontres avec de nombreux écrivains et intellectuels occidentaux. Dans Jean Genet et Tennessee Williams à Tanger, il fait le portrait des deux écrivains qui l’ont fortement marqué. Dans Paul Bowles le reclus de Tanger, il veut vider la querelle qui l’a opposé à l’écrivain américain Paul Bowles, survenue après la publication de la traduction anglaise d’al-Khubz al-ḥâfî, à propos de malentendus autour de l’écriture de ce texte et de droits d’auteur. Dans un entretien accordé à Édouard al-Kharrat, Mohamed Choukri entend mettre un terme aux allégations de Paul Bowles, qui dit avoir traduit le livre à partir d’enregistrements :
Peter Owen, éditeur britannique, est venu à Tanger en 1972 […] Il connaissait Paul Bowles […]. Ce dernier avait déjà traduit certaines de mes nouvelles, dont une publiée dans la revue Harper’s, d’autres dans la revue Antaeus, deux revues américaines, ou dans la revue britannique Transatlantica. Peter Owen avait entendu de Paul Bowles des bribes de ma vie vagabonde. Il lui a proposé de me demander d’écrire mon autobiographie. Jusqu’alors, je n’avais publié que des nouvelles et des articles dans la Revue littéraire beyrouthine et dans un dossier culturel de la revue Al-‘Ilm. En vérité, j’étais déterminé à publier un livre pour me prouver que j’étais écrivain. Lorsque Paul Bowles m’a demandé d’écrire mon autobiographie, j’ai répondu sans hésiter : « Mais, je l’ai déjà écrite. Elle est chez moi depuis un moment. » Bien évidemment, je n’en avais pas écrit une seule phrase. Mais elle était dans mon esprit. Je comptais l’écrire après avoir obtenu quelque succès littéraire. Comme toute ma vie était bâtie sur le défi, je me suis rendu chez Paul Bowles avec les premiers chapitres rédigés en arabe littéral comme dans l’édition actuelle en arabe. J’ai apporté également d’autres chapitres, à l’exception de quelques révisions que j’ai faites plus tard, lorsque Tahar Ben Jelloun m’a demandé le manuscrit en 1980 pour le traduire en français. Paul Bowles et moi nous sommes plongés, deux jours durant, dans la traduction anglaise du premier chapitre tandis que je rédigeais le second chapitre. Je le lui dictais en espagnol qu’il maîtrisait bien, et souvent le français m’était d’un grand secours. Quant au dialecte marocain que Paul Bowles prétend avoir traduit, ce n’est qu’un mensonge. Je ne me souviens pas que nous ayons eu recours au dialecte, sinon pour quelques mots. Je ne dis pas cela par mépris pour le dialecte dont Paul Bowles avait une connaissance sommaire et qu’il ne maîtrisait pas très bien. […] Telle est toute mon histoire avec Paul Bowles et la version anglaise du Pain nu49.
29Dans Ward wa ramâd (2006, Fleur et sable), qui paraît à titre posthume, Mohamed Choukri donne à lire sa correspondance avec Mohamed Berrada entre 1975 et 1994. Cette correspondance témoigne de leur amitié, de leur passion commune pour la littérature. Elle fournit des informations sur la genèse de son œuvre et de sa publication et permet de mieux comprendre sa conception de la littérature. Pour sa part, Sonallah Ibrahim publie dès sa sortie de prison un reportage journalistique, Insân al-sadd al-‘âlî (1967, L’homme du haut barrage), le récit du voyage qu’il entreprend avec ses compagnons communistes Kamâl al-Qilch et Raouf Moussad-Basta à la découverte de l’Égypte gouvernée alors par Gamal Abdel Nasser. Ils sillonnent tout le territoire jusqu’au delta du Nil à la recherche des vestiges du passé glorieux de l’Égypte. D’aucuns considéreront ce récit comme une entreprise de propagande en faveur du régime nassérien. Plus tard, il publie Yawmiyyât al-wâḥât (2005, Journal d’oasis), le journal qu’il a tenu en prison entre 1960 et 1965 sur son quotidien de détenu politique. Mais ce journal n’est pas fait que du souvenir de sa détention, il contient aussi ses réflexions sur la politique, la littérature et l’art.
30Toutefois, c’est avec la nouvelle et le roman que ces trois écrivains donnent la pleine mesure de leur talent.
Une production romanesque et autofictionnelle
31De son vivant, Mohamed Choukri publie une douzaine d’ouvrages, dont deux recueils de nouvelles qui traitent de la réalité sociale et politique au Maroc : Majnûn al-ward (1979, Le Fou des roses, trad. 1999) et al-Khayma (1985, La tente). Ils comportent des textes d’engagement politique dans lesquels l’auteur dénonce la répression et la censure contre les intellectuels et les écrivains marocains et arabes en général. Son roman le plus célèbre est al-Khubz al-ḥâfî, qui raconte l’histoire d’un jeune berbère à Tanger.
32Sonallah Ibrahim et Rachid El-Daïf ont été ces dernières années parmi les écrivains les plus prolifiques du monde arabe. Ils publient à peu près un roman par an. S’il est difficile de mesurer l’ampleur de leur œuvre, ces quelques chiffres permettent de s’en faire une idée. Sonallah Ibrahim est l’auteur d’une douzaine de romans, dont les plus récents sont des romans historiques de tendance réaliste qui, sous prétexte d’apporter un éclairage sur une période de l’histoire, traitent de manière détournée de l’actualité arabe contemporaine. En 2008, les éditions al-Mustaqbal al-‘Arabî publient deux de ses romans. Le premier, al-‘Amâma wa-l-qubba‘a (Turbans et chapeaux, trad. 2011), revient sur la campagne d’Égypte de Bonaparte en 1798 et livre le témoignage fictif d’un jeune copiste, disciple du célèbre historien et compilateur égyptien al-Jabartî (1756-1825). Il fait la chronique de la mission civilisatrice des Français et révèle leurs ambitions impérialistes, une manière pour l’auteur de faire allusion à l’invasion américaine en Irak. Le second, al-Qânûn al-faransî (La loi française), s’apparente à un récit de voyage. Le narrateur, un universitaire égyptien, découvre la France de 2005 à une période où la promulgation d’une loi50 fait polémique tant dans les milieux politiques qu’intellectuels. Cette loi stipule, entre autres choses, l’obligation pour les programmes et les manuels scolaires de donner à la colonisation l’empreinte positive qu’elle mérite… C’est une occasion pour l’auteur d’interroger l’histoire coloniale française, tout du moins le rapport ambigu que la France entretient avec son passé colonial. Avec al-Jalîd, qui paraît en 2011, on se trouve dans l’Union soviétique des années 1970. Le narrateur fait le récit de sa formation universitaire à Moscou où il découvrait non seulement le froid glacial des pays de l’Est, mais aussi le conformisme de la politique communiste menée par Leonid Brejnev (1906-1982) et vivement contestée par les intellectuels. Quant à Rachid El-Daïf, il est auteur d’une quinzaine de romans dont les plus récents s’inscrivent également dans la veine historique et réaliste. Tablîṭ al-baḥr, qui, traduit mot à mot, veut dire « Paver la mer » mais dont le sens littéral en français est « Pisser dans un violon », donne le ton provocateur et satirique du texte paru en 2012. L’auteur situe le décor et ses personnages à la fin du xixe siècle pour parler de l’émigration des intellectuels libanais vers l’Amérique à travers l’histoire de Fâris Hâshim51, le narrateur. Condisciple de Jurjî Zaydân, celui-ci apprend la médecine au Syrian Protestant College de Beyrouth et témoigne des principaux événements qui se sont produits durant sa formation : la protestation des étudiants contre l’assistance obligatoire aux cours de protestantisme et la polémique suscitée par les thèses de Darwin sur l’origine des espèces. Il évoque également les difficultés que rencontrent les étudiants, comme l’impossibilité de pratiquer l’autopsie à cause d’interdits éthiques et religieux. Des difficultés qui vont, entre autres, l’encourager à partir en Amérique poursuivre ses études. Dans Hirrat sîkîrîda (La Minette de Sikirida, trad. 2018) paru en 2014, Rachid El-Daïf revient sur son thème de prédilection : la guerre civile du Liban. Mais comme à son habitude, l’auteur ne parle pas directement de la guerre, même si les allusions y sont nombreuses, il traite plutôt des conséquences de la guerre sur la vie d’hommes et de femmes en situation de survie. Le roman raconte l’histoire de Sekrida, une jeune Éthiopienne qui travaille dans une famille libanaise de la classe moyenne. Sa vie est dure, comparable à celle des employées de maison au Liban aujourd’hui. Pour échapper à sa condition, Sekrida trouve un semblant de réconfort dans des histoires sans lendemain. Elle multiplie les rencontres et les aventures (d’où le sens implicitement érotique du titre), à tel point que son fils, Riḍwân, découvrant la vie cachée de sa mère, se met à douter de son identité et de l’identité de son père. La quête (ou la perte) de l’identité est un thème récurrent dans les romans de Rachid El-Daïf.
33Comme on peut le constater, Rachid El-Daïf et Sonallah Ibrahim, mais aussi Mohamed Choukri, puisent leur inspiration romanesque dans leur vécu. Ils exploitent leurs souvenirs et transforment leurs expériences en histoires fictionnelles. Ce mélange de réalité et de fiction suscite le doute dans l’esprit du lecteur qui se demande parfois s’il est face à un roman ou à une autobiographie. Partant de la définition inaugurale de l’autobiographie, c’est-à-dire un récit qu’une personne réelle fait de sa vie ou d’une partie de son existence52, la critique arabe et occidentale présente souvent une partie de l’œuvre de Mohamed Choukri, de Sonallah Ibrahim et de Rachid El-Daïf comme un parcours autobiographique au cours duquel les auteurs retracent une vie, un cheminement personnel et intellectuel.
34Consulter la liste de ces ouvrages permet de les comparer et de justifier le choix de notre corpus d’étude53. Quelques remarques s’imposent quant aux caractéristiques génériques des ouvrages répertoriés :
- On trouve d’abord des textes de fiction dans lesquels les auteurs parlent explicitement de leur vie. Si l’on se réfère à la définition inaugurale de l’autobiographie donnée plus haut, ces textes se lisent effectivement comme des « récits autobiographiques » puisqu’ils racontent leur vie. Ils veulent rendre compte de tout leur vécu et / ou mettre l’accent sur un moment particulier et significatif tout en cherchant à donner une cohérence logique aux événements. La critique arabe considère al-Khubz al-ḥâfî, al-Shuṭṭâr (1992, Le Temps des erreurs, trad. 1994), appelé aussi Zaman al-akhṭâ’, et Wujûh (2000, Visages) comme la trilogie autobiographique de Mohamed Choukri et al-Talaṣṣuṣ (2007, Le Petit Voyeur, trad. 2008) de Sonallah Ibrahim, ‘Azîzî al-sayyid Kawâbâtâ de Rachid El-Daïf comme les récits de leurs jeunesses. Nous verrons dans l’étude du paratexte proposée plus loin que la classification générique de ces textes dits « autobiographiques » reste largement problématique.
- Dans un second temps, on trouve des textes écrits à la première personne dans lesquels l’auteur fait plus ou moins allusion à son vécu et à ses expériences personnelles. Ils entretiennent une illusion référentielle et postulent, par conséquent, à un double pacte de lecture : ils se donnent à lire comme des « fictions » – une classification qui est aussi problématique – alors qu’ils traitent de quelques facettes de la vie de l’auteur, en l’occurrence la jeunesse, les années d’apprentissage, le parcours politique, etc. Dans al-Sûq al-dâkhilî (1985, Zoco Chico, trad. 1996), Mohamed Choukri fait, par exemple, allusion à sa vie à travers les aventures d’un jeune Rifain qui émigre à Tanger et qui se met à errer dans la ville et dans le célèbre marché tangérois le « petit Socco ».
35Dans ses œuvres de fiction, Sonallah Ibrahim s’inspire de son parcours personnel. Dans Tilka al-râ’iḥa, il raconte l’histoire d’un prisonnier politique qui recouvre sa liberté après des années d’enfermement. Dans Najmat ughusṭus, il met en scène un personnage qui part à la découverte de l’Égypte alors en plein développement grâce aux grands travaux que sont la construction du barrage à Assouan ou le déplacement des temples d’Abou Simbel54. Dans Bayrût, Bayrût (1984, Beyrouth, Beyrouth), il cherche à comprendre la guerre israélo-palestinienne des années 1980 sous l’œil attentif d’un journaliste égyptien venu au Liban pour publier son livre. Dans Sharaf (1977, Charaf ou l’honneur, trad. 1999), Sonallah Ibrahim fait allusion à son expérience carcérale à travers l’histoire d’un jeune Égyptien qui purge une lourde peine de prison pour avoir tué un étranger qui avait tenté d’abuser de lui. Dans Warda (2000, Warda, trad. 2002), il nous fait vivre la guerre du Dhofar qui a ébranlé le sultanat d’Oman de 1964 à 1976 à travers le journal fictif de son personnage. Dans Amrîkanlî (2003, Amrikanli : un automne à San Francisco, trad. 2005), il raconte l’histoire d’un intellectuel égyptien qui, à l’instar des explorateurs arabes du xixe et du début du xxe siècle, découvre l’Occident au cours d’un séjour universitaire. La confrontation avec la culture américaine le conduit à remettre en question son identité personnelle et culturelle.
36Rachid El-Daïf met en fiction ses expériences de la guerre et joue librement de ses souvenirs. Dans al-Mustabidd (1983, Le tyran), il raconte le quotidien d’un professeur de lettres qui, pendant la guerre du Liban et les bombardements israéliens, trouve refuge dans le sous-sol de l’université où il a une aventure avec une jeune inconnue. Fusḥat mustahdifa bayna al-nu‘âs wa-l-nawm porte sur le traumatisme de la guerre : blessé à l’épaule, le personnage vit entre rêves et cauchemars, entre vie et mort, et confond réalité et imaginaire. Dans Nâḥiyat al-barâ’a (1997, De l’autre côté de l’insouciance), le sujet est le même : il évoque les tortures physiques et morales infligées à son personnage, soupçonné d’avoir déchiré une photo (celle d’un dirigeant politique ? le roman ne le précise pas). Ailleurs, dans Ahl al-zill (1987, L’Insolance du serpent ou les créatures de l’ombre, trad. 1997), Taqniyyât al-bu’s (1989, Les techniques de la misère), Ghaflat al-ṭurâb (1991, Éboulement inattendu), Lîrningh inghlish (1998, Learning English, trad. 2002), Taṣṭafil Mîrîl Strîb (2000, Qu’elle aille au diable Meryl Streep !, trad. 2004) et Ûkî ma‘a al-salâma (2008, OK, salut !), l’écrivain libanais traite des conséquences directes ou indirectes de la guerre sur la société libanaise en faisant appel à ses souvenirs ou à ce qu’il a vécu. Dans le premier roman, il raconte le destin tragique d’un couple qui souhaite faire construire une maison et y vivre en paix. C’est un échec : la maison n’est pas construite, l’enfant meurt mordu par un serpent et le couple se défait. Dans le second roman, il fait le portrait de Hâshim, jeune enseignant à la recherche d’un emploi après la destruction de son lycée. Dans le troisième roman, il aborde la relation entre père et fils. L’annonce de l’assassinat de son père par un ami provoque chez le héros une remise en cause de son identité et aussi de son appartenance familiale, tribale, territoriale, confessionnelle et culturelle. Dans les quatrième et cinquième romans, il s’interroge sur la relation entre l’homme et la femme, sur la sexualité dans la société arabe. Le héros de ces deux romans essuie un double échec dans ses relations sentimentales. Soumis aux principes rigides de la société arabe, il met en doute la chasteté de la femme qu’il a épousée et ne peut admettre qu’une femme arabe puisse vivre sa sexualité librement. Dans ‘Awdat al-almânî ilâ rushdi-hi (2006, L’Allemand retrouve sa raison), Rachid El-Daïf met en fiction son séjour culturel en Allemagne au cours duquel il fait la rencontre de l’écrivain allemand Joachim Helfer.
Choix et critères de sélection des ouvrages
37Nous avons fait ici le choix de ne retenir que deux ouvrages de chaque auteur pour étudier la question de l’autofiction. De Mohamed Choukri, al-Khubz al-ḥâfî, l’œuvre qui l’a rendu célèbre. Depuis 1982, à cause de la censure, ce texte a connu plusieurs éditions. Nous utilisons la neuvième édition, publiée à Beyrouth chez Dâr al-Sâqî en 2006. Al-Shuṭṭâr publié en 1992 au Maroc et à Londres sous deux titres différents : Zaman al-akhṭâ’ pour l’édition marocaine55 traduit en français par Le Temps des erreurs (Paris, Éditions du Seuil, 1994) et al-Shuṭṭâr pour l’édition londonienne. Dans un entretien avec l’écrivain et critique égyptien Yûsuf al-Qa‘îd, Mohamed Choukri s’explique sur sa préférence pour l’édition londonienne :
En vérité et pour l’histoire littéraire, je dis que je n’acceptais pas réellement le choix des titres de mes œuvres littéraires. Le titre original de ce deuxième volume est al-Shuṭṭâr [« Les picaros »]. J’ai écrit mon texte avec ce titre. Je l’aurais publié avec ce titre que ce soit au Maroc ou dans les maisons d’édition Dâr al-Sâqî à Londres et l’aurais envoyé à l’imprimerie. Mais avant sa publication au Maroc, Mohamed Berrada m’a donné des conseils. Il m’a dit que « al-Shuṭṭâr » est un terme classique et que les gens ne sauraient en saisir le sens. Il parlait de lecteurs ordinaires et il ne souhaitait pas qu’on les prive des éléments qui les obligeraient à faire l’effort de comprendre le texte. Il me dit : « Pourquoi ne titrerais-tu pas ce deuxième volume Zaman al-akhṭâ’ ? Tu as d’ailleurs un titre annexe dans le livre : « La vie au temps des erreurs ». Supprime la « vie » et garde « le temps des erreurs », car nous vivons à l’époque des erreurs. Ce sont tes erreurs et les nôtres. Et le monde est sur le chemin de l’expurgation. » Bien évidemment, je ne prétends pas avec mon livre expurger du monde les péchés. Mais bien sûr, mon expérience est dans une certaine mesure une expurgation des choses que j’ai vues. C’est la raison pour laquelle mon ouvrage paraît à Londres sous le titre d’al-Shuṭṭâr. Ils avaient déjà commencé à le publier sous ce titre. Au Maroc, il a fait son apparition sous le titre de Zaman al-akhṭâ’. Certaines personnes de mauvaise foi ont dit que je voulais expressément publier ce livre sous deux titres pour faire croire que j’avais publié deux livres différents et que c’était une opération commerciale. Bien évidemment, ceci n’est pas vrai56.
38Nous utiliserons donc l’édition londonienne publiée au Liban par Dâr al-Sâqî à Beyrouth en 2000 dans sa quatrième édition. Ce titre crée une confusion phonétique et sémantique. En privilégiant al-Shuṭṭâr par rapport à Zaman al-akhṭâ’, Mohamed Choukri fait le choix de brouiller les indices génériques et de surprendre le lecteur57. Le premier réflexe des arabisants ou des lecteurs arabophones non avertis serait d’entendre /al-shaṭṭâr/ au lieu de « al-Shuṭṭâr », en pensant que le mot est dérivé de « shaṭâra ». Étymologiquement, les deux mots ont la même racine trilitère « sh/ṭ/r » dont le premier verbe trilitère shaṭura désigne les qualités d’une personne habile, fin stratège, malicieuse et rusée. Mais les dictionnaires monolingues et bilingues nous apprennent que cette prononciation est erronée puisqu’il n’existe pas d’entrée /al-shaṭṭâr/. La juste prononciation est al-Shuṭṭâr, que l’on trouve dans les dictionnaires classiques et modernes et qui est le pluriel de « shâṭir », participe actif du verbe trilitère shaṭura. Il désigne un jeune homme, en marge de la société, débrouillard, qui sait se sortir d’un mauvais pas. Cette première acception du mot « al-Shuṭṭâr » nous conduit à penser que Mohamed Choukri veut s’inscrire dans la tradition littéraire des récits populaires qui ont érigé les ṣa‘âlika, ces bandits de grands chemins, en antihéros dans l’imaginaire arabe. Le deuxième sens de ce mot est donné par le verbe trilitère shaṭara, qui désigne le fait de « partager ou de fendre une chose en deux parties égales », d’où le terme technique shaṭr qui, en littérature, renvoie à un hémistiche. La troisième forme « shâṭara » signifie le fait de « partager la vie d’un autre, de vivre ses joies et ses peines ». La septième forme « inshaṭara » renvoie, quant à elle, à l’idée même de se dédoubler, de se distancier pour s’observer. Si les deux idées qu’expriment les verbes trilitères shaṭura et shaṭara se complètent, elles ne sont pas équivalentes sur le plan esthétique et elles entretiennent une ambiguïté générique, comme l’écrit Mohamed Berrada à Mohamed Choukri :
La remarque que je t’ai faite au téléphone à propos du second volume de ton autobiographie (le fait que je n’aime pas le mot al-Shuṭṭâr, c’est un titre qui dit à la fois beaucoup et peu) est que tu dissocies le « je » et le narrateur, la réalité passée et l’homme que tu es en 1970. Je te rappelle l’expression célèbre de Rimbaud « Je est un autre » que Philippe Lejeune a prise pour titre de son dernier ouvrage dans lequel il étudie les possibilités multiples de l’écriture autobiographique : en direct ou en parole ou sous forme de film (Sartre) ou sous forme d’inscription multiple. Je te suggérerais d’ajouter quelques paragraphes qui viendraient accentuer la distanciation entre toi et l’histoire racontée et qui, sur le ton de l’ironie mordante, te mettraient en scène tel que tu es aujourd’hui58.
39De Sonallah Ibrahim, nous retenons Tilka al-râ’iḥa. Soumise à la censure depuis 1966, cette œuvre a connu plusieurs éditions. Nous utilisons la troisième édition de Dâr al-Hudâ, publiée au Caire en 1983. Et nous avons choisi al-Talaṣṣuṣ, dans la première édition publiée au Caire par Dâr al-Mustaqbal, en 2007.
40Pour Rachid El-Daïf, nous nous attarderons sur ‘Azîzî al-sayyid Kawâbâtâ, la plus connue de ses œuvres en Occident, publiée en 1995 et rééditée à Beyrouth chez Dâr Riyâd al-Rayyis en 2001, et sur ‘Awdat al-almânî ilâ rushdi-hi dans la première édition publiée à Beyrouth par Dâr Riyâd al-Rayyis en 200659.
41Dans l’œuvre romanesque de Mohamed Choukri, Sonallah Ibrahim et Rachid El-Daïf, ce ne sont peut-être pas les ouvrages les plus reconnus par la critique ni les plus esthétiquement aboutis, mais les six ouvrages sélectionnés nous paraissent significatifs à plus d’un titre.
42Ils sont tout d’abord de natures différentes : certaines de ces œuvres sont généralement vues comme des autobiographies. Pour celui qui lit al-Khubz al-ḥâfî et al-Shuṭṭâr en version originale ou en traduction, les deux textes de Mohamed Choukri sont à l’évidence des autobiographies, malgré la présence de la mention « roman » sur la couverture. Leur lecture est aussi influencée par le discours éditorial et médiatique60 et par les études critiques qui voient les textes de Mohamed Choukri comme des documents à valeur sociologique, anthropologique ou ethnographique61. Si l’on reconnaît effectivement la référentialité de ces textes, il convient – et notre travail s’inscrit dans cette perspective – de s’interroger sur cette approche dominante en mettant en lumière leur caractère autobiographique afin de mieux révéler leur véritable nature romanesque. Dans ses interviews, Mohamed Choukri entretient l’ambiguïté générique autour de ses textes lorsqu’on l’interroge sur sa technique d’écriture. À Faryâl Ghazûl, il précise :
Je pense que l’écriture naît du rapport conflictuel entre le réel et la fiction. À travers ce que nous visons et ce que nous imaginons, l’écriture traduit la vision de toute création d’un monde de l’excès et la réalisation des choses si je ne peux pas vivre la chose, l’attraper par la pensée et la représenter dans mon esprit en même temps qu’elle se produit. En d’autres termes, il n’y a pas ici de correspondance certaine. Donc, tout est paradoxe62.
À Yaḥyâ b. al-Walîd, il rétorque : « Pour revenir au Pain nu, il s’agit d’une “autobiographie romanesque” qui fut considérée lors de sa parution comme un document social et historique : l’enfance, l’adolescence dans leur relation à la famille et à la société63. »
43L’autre partie de notre corpus est considérée, et cela n’est pas évident, comme appartenant au genre romanesque. Les ouvrages de Sonallah Ibrahim et de Rachid El-Daïf s’inscrivent pourtant dans une œuvre romanesque qui met en scène l’auteur de manière plus ou moins autobiographique à travers mille et un petits détails appartenant indubitablement à la personnalité de leurs auteurs. Et ces « petits détails » méritent toute notre attention parce qu’ils rendent problématique la définition du genre littéraire auquel appartiennent les textes qui composent notre corpus, qui entretiennent savamment l’illusion référentielle en mêlant fiction et éléments autobiographiques. Interrogé par Âmâl Fallâḥ, Sonallah Ibrahim se défend de toute assimilation à ses personnages. Il explique, non sans difficulté, que ses personnages sont des créations imaginaires :
Bien sûr ! Je me mets souvent dans la peau de mes personnages. Il y a des personnages auxquels je ne m’identifie pas. Je l’ai par exemple remarqué chez Warda, un personnage fait du mélange de jeunes filles et de jeunes hommes qui ont participé avec conviction à la révolte et au changement. Il porte une partie de moi-même, mais il y a aussi une autre partie qui n’appartient qu’au personnage. Souvent le personnage de l’intellectuel, qui est celui qui comprend la vie, est fait de plusieurs personnages, mais il incarne toutes les facettes et les représente dans toute leur complexité64.
44Dans sa discussion avec Edgar Weber, Rachid El-Daïf reconnaît, lui, le besoin constant de puiser son inspiration dans ses expériences personnelles ou dans la réalité sociale. Mais il soutient que sa démarche relève davantage de la fictionnalité que de la référentialité puisqu’il parle de lui comme s’il était un autre : « C’est moi et en même temps ce n’est plus moi65 », avant d’ajouter :
On me demande souvent : « Pourquoi utilises-tu toujours la première personne ? » C’est une façon à moi pour créer l’illusion. Avec le « je », on a le plaisir de lire un roman et en même temps une autobiographie. Le roman dans un certain sens est fondé sur le voyeurisme. L’illusion de l’autobiographie augmente cette forme de voyeurisme66.
45Ensuite, les six ouvrages appartiennent à différentes périodes de l’histoire de la littérature arabe moderne : al-Khubz al-ḥâfî et Tilka al-râ’iḥa, qui ont assis la réputation de Mohamed Choukri et de Sonallah Ibrahim, sont des « récits » qui tirent leur référentialité de leur parcours. Les œuvres plus récentes comme al-Shuṭṭâr et al-Talaṣṣuṣ s’inscrivent dans la continuité du style et des thèmes développés par les deux aînés. Le temps qui les sépare nous permet d’observer l’évolution de l’expression de soi chez les trois auteurs et de comprendre précisément les motivations qui les ont conduits à pratiquer l’autofiction sans le savoir. Si l’on suit le raisonnement d’Arnaud Genon, al-Khubz al-ḥâfî et Tilka al-râ’iḥa ne devraient pas, en principe, être considérés comme des autofictions étant donné l’époque à laquelle ils ont été publiés. Or il apparaît, et notre travail le montrera, que ces premières œuvres inaugurent sans conteste une écriture de soi d’une rare tonalité dans la littérature arabe contemporaine. Une écriture intime et intimiste, une écriture crue et pourfendeuse de tabous.
46Enfin, au moment même où nous assistons à l’inauguration de cette écriture nouvelle, sa motivation profonde nous est révélée67. Dans al-Khubz al-ḥâfî, le désir de Mohamed Choukri de témoigner d’une existence misérable le conduit inexorablement à parler de ses blessures personnelles. L’assassinat de son frère par son père raconté au début du livre peut faire comprendre la haine du narrateur envers la figure paternelle et sa révolte contre l’ordre social et religieux. Mais l’expérience de la rue, le vagabondage, le vol, la contrebande, la criminalité, la prison, la prostitution, la drogue et l’alcool, qui font l’essentiel du texte, ont une dimension presque symbolique qui explique la transformation radicale du personnage-narrateur. Le critique égyptien Sabry Hafez, dans la postface de l’ouvrage al-Shuṭṭâr, souligne la singularité de l’écriture de Mohamed Choukri :
Si Choukri a réellement vécu toutes ces vies et ces expériences fertiles, au sens singulier de l’écriture de ce beau texte, c’est qu’il le portait en lui, avant même qu’il n’en ait tracé une seule lettre. Parce que l’écriture de cette autobiographie en deux volumes représente vie et expérience humaine autant que négation de l’écriture traditionnelle et conventionnelle. Et même dans son sens intertextuel, qui la rend réactive au texte ou à une série de textes avant d’être considéré comme émanant de la réalité. Plus encore, elle est négation de toute tentative pour l’écriture de refléter et de représenter la réalité. Car cette relation au réel serait soit une relation d’identification de l’écriture à la réalité, soit de la réalité à l’écriture. C’est-à-dire que ce serait une relation plus proche de l’incarnation soufie (al-ḥulûl al-ṣûfî) qui consiste en une personnification de l’esprit du corps pour en faire le corps de la réalité. L’écriture n’est pas le reflet de la réalité, mais l’une de ses manifestations et l’essence de sa substance. Dans ce genre d’écriture, la dualité consiste à différencier ce que l’un rend possible de l’autre. C’est une tentative pour que le « moi » du roman se confonde avec le « moi » qui a vécu l’expérience, expérience incarnée au même moment. C’est le secret de Choukri qui nous invite à qualifier son autobiographie d’« autobiographie romanesque picaresque » parce que la littérature picaresque dans la tradition arabe représente une littérature autobiographique d’un genre unique. Son caractère unique ne s’arrête pas à sa manière d’écrire mais englobe le genre des personnages, les expériences et les bas-fonds de la société et des hommes dont il traite. (p. 220-221)
47Pour Sonallah Ibrahim, dans Tilka al-râ’iḥa, c’est l’expérience traumatisante de la prison qui l’amène à réfléchir à la nécessité pour la littérature de témoigner de la réalité sans détour. Une fois sa liberté recouvrée, le narrateur, confronté au monde extérieur, est en proie à un questionnement existentiel. Sa conscience et sa rigueur intellectuelle le poussent à tenir un discours franc, direct et sans fard. Citons, à titre d’exemple, l’incident du pet (p. 40), d’une extrême banalité mais que l’auteur juge bon d’évoquer contre toute bienséance. En annonçant la publication de ce roman en feuilleton dans les revues et journaux égyptiens, Kamâl al-Qilch, Raouf Moussad-Basta et ‘Abdul-Ḥakîm Qâsim écrivaient ceci :
Si ce roman [Cette odeur-là] ne vous plaît pas, ce n’est pas notre faute, mais celle de l’atmosphère culturelle dans laquelle nous vivons, dominée, depuis des années par des œuvres conventionnelles, la naïveté et la superficialité. Pour briser le carcan de cet environnement, nous avons besoin de cette écriture sincère, douloureuse parfois. Dans ce cadre, nous présentons aujourd’hui ce premier roman de Sonallah Ibrahim. Suivront ensuite une pièce de théâtre, Les Noirs, de Nabil Badran, des recueils de nouvelles de Kamâl al-Qilsh, Aḥmad Hâshim al-Sharîf et ‘Abdul-Ḥakîm Qâsim, des pièces de théâtre de Raouf Moussad et des poèmes de Muḥammad Ḥamâm. Des noms nouveaux pour vous, qui vous présenteront un art lui aussi nouveau. Un art qui se veut l’expression de l’esprit d’une époque, de l’expérience d’une génération. Une époque où les distances et les frontières sont abolies, où des horizons radieux s’entrouvrent, des dangers menacent, des illusions s’effondrent, où l’homme perce le secret de l’existence. Une génération, née à l’ombre de la monarchie et de la féodalité, qui est descendue dans la rue pour demander le départ du roi et des Anglais, avant de participer corps et âme à la révolution de 1952, et de la vivre. Une génération qui, en l’espace de quelques années, a vu l’effondrement de la monarchie et du capitalisme et la construction du socialisme. Cela donne naissance à une expérience riche, profonde, faite de crises et de contradictions, qui a accru la connaissance et la conscience de soi, et qui, pour donner toute la mesure de son potentiel créateur, implique une expérience aussi audacieuse et aussi réfléchie que possible. Telle est la voie que nous avons choisie68.
48Cette écriture de soi va s’affirmer plus clairement dans l’œuvre de Rachid El-Daïf, dont les romans sont autobiographiques à des degrés divers. Il raconte la guerre civile au Liban et parle de ses traumatismes physiques ou moraux. Dans Fusḥat mustahdifa bayna al-nu‘âs wa-l-nawm, par exemple, il se sert de la blessure qui faillit lui coûter la vie pour mettre en scène un personnage hanté par les mutilations, la peur et la mort. Cette expérience traumatique est reprise dans ‘Azîzî al-sayyid Kawâbâtâ pour donner par la fiction de la cohérence au cheminement intellectuel du narrateur. Nous le verrons, la blessure est l’un des traumas qui pousseront le narrateur à renier ses idéologies politiques et à abandonner son militantisme. Cette manière d’ordonner, par la fiction, les événements historiques se vérifie également dans ‘Awdat almânî ilâ rushdi-hi, où sa rencontre avec un écrivain allemand lui fournit un prétexte pour s’interroger sur la sexualité et sur l’homosexualité.
49Si l’on admet que les œuvres de Mohamed Choukri, de Sonallah Ibrahim et de Rachid El-Daïf sont des autofictions, il convient alors de préciser nos critères de sélection. À quelle conception de l’autofiction ces œuvres répondent-elles ? Est-ce à la conception de Serge Doubrovsky, que nous avons définie comme « autofiction référentielle », ou est-ce à celle de Vincent Colonna et de Gérard Genette, que nous avons définie comme « autofiction fictionnelle » ?
50Notre corpus d’étude se rapprocherait plutôt de la définition restrictive de Serge Doubrovsky pour qui l’autofiction est « fiction d’événements et de faits strictement réels ; si l’on veut autofiction, d’avoir confié le langage d’une aventure à l’aventure du langage ». En d’autres termes, l’autofiction est « fiction » parce qu’elle est écriture, « aventure » parce qu’elle confie au langage le soin de saisir l’existence d’un homme au travers d’une reconfiguration du temps chronologique par sélection, intensification, stratification, fragmentation, brouillage, etc., sans inventer au fond la référentialité des faits et des événements69.
51À en croire les témoignages de Chloé Delaume70, de Camille Laurens71, de Catherine Cusset72 et de Jacqueline Rousseau-du-Jardin73 sur leurs pratiques de l’autofiction référentielle, les ouvrages choisis répondent au moins aux trois critères fondamentaux de l’autofiction doubrovskienne, à savoir l’identité onomastique entre auteur, narrateur et personnage, la revendication générique romanesque et, surtout, la pulsion de l’auteur à se révéler dans sa vérité, quitte à se mettre à nu et à froisser les bonnes consciences.
Usage du nom propre : l’illusion biographique
52Dans l’autofiction, l’usage du nom propre est significatif, et Serge Doubrovsky s’en explique dans un entretien accordé à Philippe Vilain. Il précise que l’auteur doit personnellement s’engager et se mettre en scène : « Dans l’autofiction, il faut s’appeler soi-même par son propre nom, payer, si je puis dire, de sa personne, et non se léguer à un personnage de fiction74. » Nous l’avons vu, dans plusieurs œuvres énumérées plus haut, les auteurs entretiennent une illusion référentielle. Ils font des allusions plus ou moins directes à leur vécu, exploitent des anecdotes personnelles, transforment des faits divers en une histoire fictionnelle. Ce mélange de fiction et de réalité est total quand l’auteur adopte le point de vue du narrateur et celui du personnage principal. L’emploi fréquent de la première personne crée une autre illusion qui affecte directement l’auteur lui-même. Le lecteur en vient à s’interroger : s’agit-il d’une autobiographie ou d’une pure fiction ? Une interrogation d’autant plus légitime que l’auteur se glisse souvent dans la peau de son personnage en lui attribuant les caractéristiques premières de son identité que sont l’appartenance familiale, les origines sociales, géographiques ou religieuses, les traits physiques, le statut social, etc.
53Dans al-Sûq al-dâkhilî, on pense reconnaître aisément Mohamed Choukri dans la peau du jeune Rifain, son personnage principal. Ils partagent certes la même origine sociale et la même profession75, mais pas la même identité. Le personnage s’appelle « ‘Alî Timsamânî », du nom de son village76. Les différences ne s’arrêtent pas là. Le lecteur découvre que, contrairement à l’auteur, ‘Alî passe toute son enfance à Kenitra, enseigne à Casablanca et ne découvre la ville de Tanger que lors d’un voyage pendant les vacances scolaires.
54Chez Sonallah Ibrahim, le mélange fréquent de données historiques et biographiques réussit à tromper le lecteur77. Dans Najmat ughusṭus, par exemple, celui-ci peut se douter que le voyage du narrateur à la découverte de la grandeur de l’Égypte correspond à celui qu’il a fait en compagnie de deux de ses camarades politiques lors de leur reportage sur l’Égypte de Nasser. Dans Bayrût, Bayrût, le lecteur peut reconnaître l’auteur sous les traits du personnage de l’écrivain-journaliste égyptien qui se rend au Liban, comme bien d’autres écrivains égyptiens de l’époque, à la recherche d’un éditeur78. Militant marxiste comme l’auteur, le personnage a fait également de la prison en raison de ses prises de position contre le régime nassérien. Dans Sharaf, la confusion avec l’auteur est entretenue non par la description du personnage principal, un jeune égyptien d’une vingtaine d’années, mais par l’expérience commune de la prison. Le délit n’est pas le même, mais l’expérience de la prison est exploitée de telle façon qu’elle se confond dans l’esprit du lecteur avec celle vécue par l’auteur. Dans Warda, la personne de l’auteur transparaît dans les convictions politiques du narrateur lancé sur les traces d’une jeune combattante et militante communiste du Dhofar. Le journal fictif tenu par Warda fait étrangement écho au journal que tenait clandestinement l’auteur en prison79. Et dans Amrîkanlî, l’auteur endosse l’identité d’un universitaire égyptien, Docteur Shukrî (personnage qu’on retrouve d’ailleurs dans deux romans récents : Qânûn al-faransî et al-Jalîd), qui séjourne à San Francisco pour un semestre et dont il partage les idées et la vision de l’histoire.
55En jouant avec les frontières de l’autobiographie, Rachid El-Daïf se risque lui aussi à créer la confusion chez le lecteur qui pense pouvoir l’identifier dans ses romans. Dans al-Mustabidd, il romance un moment de son expérience de la guerre en racontant la brève aventure de son personnage avec une étudiante lors d’un bombardement de l’aviation israélienne ; et on croit voir l’auteur sous les traits d’un professeur de littérature arabe qui enseigne à l’université de Beyrouth. Dans Fusḥat mustahdifa bayna al-nu‘âs wa-l-nawm, le narrateur dévoile son appartenance confessionnelle chrétienne maronite, identique à celle de l’auteur. Dans Nâḥiyat al-barâ’a, le personnage se fait passer pour un ancien militant marxiste, ce que fut l’auteur. Dans Lîrningh inghlish, le narrateur révèle ses origines familiales et sociales puisqu’il est, comme l’auteur, originaire de Zghorta. Dans Taṣṭafil Mîrîl Strîb et Ûkî ma‘a al-salâma, le personnage se présente comme l’auteur sous les traits d’un intellectuel écrivain et professeur de lettres.
56Nous verrons plus loin que les trois auteurs excellent à jouer sur l’identité. Ils entretiennent l’« illusion biographique », pour reprendre la terminologie de Pierre Bourdieu, avec beaucoup de talent et d’efficacité. En effet, ils ne veulent pas seulement réduire ce qui les sépare du narrateur-personnage en lui attribuant certains traits de leur personnalité ou en lui faisant vivre certains moments de leur vie. Ils veulent se servir de leur identité personnelle pour abolir la distance entre auteur et narrateur-personnage, entre fiction et réalité, sans faire de l’autobiographie dans le sens traditionnel du terme. Mohamed Choukri, Sonallah Ibrahim et Rachid El-Daïf s’identifient pleinement à leur narrateur par l’emploi du « je » et à leur personnage par l’emploi du nom propre, ce qui renforce l’illusion biographique.
57Pour le sociologue français Pierre Bourdieu, le nom propre est le trait distinctif qui permet de distinguer l’individu de son groupe social, de sa communauté. En d’autres termes, le nom propre permet à l’individu de se singulariser, de s’individualiser. Sur le nom se fonde toute l’identité sociale et institutionnelle. Pierre Bourdieu écrit :
Le nom propre est l’attestation visible de l’identité de son porteur à travers les temps et les espaces sociaux, le fondement de l’unité de ses manifestations successives et de la possibilité socialement reconnue de totaliser ces manifestations dans des enregistrements officiels, curriculum vitae, cursus honorum, casier judiciaire, nécrologie ou biographie…80
Outre le cadre institutionnel, le nom propre, poursuit Pierre Bourdieu, est un « désignateur rigide » qui « désigne le même objet en n’importe quel univers possible c’est-à-dire, concrètement, dans des états différents du même champ social (constance diachronique) ou dans des champs différents au même moment (unité synchronique par-delà la multiplicité des positions occupées)81 ». Le nom désigne l’individu dans toutes situations et en toutes circonstances, que ce soit dans la vie réelle ou dans la littérature que les écrivains investissent pleinement pour créer leur univers fictionnel.
58Dans toute l’œuvre de Mohamed Choukri, de Sonallah Ibrahim et de Rachid El-Daïf, les ouvrages sélectionnés sont ceux dans lesquels les auteurs s’exposent le plus. Ils ne se fondent pas dans un personnage de fiction, ils engagent leur personne et assument leur véritable identité d’une manière tout à fait remarquable. L’emploi du nom propre se trouve aussi dans d’autres romans qui ne font pas partie de notre corpus. Comme le notent Edgar Weber82 et Sobhi Boustani83, chez Rachid El-Daïf, les personnages empruntent l’identité même de l’auteur sous différentes formes. Par exemple dans Lîrningh inghlish, le héros porte le prénom « Rashîd » et le même nom que l’auteur : « al-Ḍa’îf ». Dans Taṣṭafil Mîrîl Strîb, le personnage adopte le diminutif du prénom : « Rashûda ». Dans Nâḥiyat al-barâ’a, le narrateur se parle et s’interpelle « al-Rashîd ».
59Pour autant, le nom propre ou le diminutif ne sont pas toujours utilisés, semble-t-il, ni par le narrateur, ni par le personnage, ni par l’auteur lui-même. Dans Tṣṭafil Mîrîl Strîb, l’identité du narrateur-personnage n’est pas énoncée. C’est son épouse qui la révèle à la fin du livre. Dans Lîrningh inghlish, le héros renie son identité et va jusqu’à vouloir changer son nom et le remplacer par un numéro :
Je ne retourne plus dans ce monde où vivent mes oncles et mes parents. Qu’est-ce qui me relie à eux ?! Rien ! Rien ! Sauf une certaine confusion en moi que je n’arrive pas à exprimer, une confusion que je ne sais comment nommer. Mais je peux l’oublier et faire comme si elle n’existait pas. Je peux la renier. Oui, la renier ! Je peux décider maintenant de tout renier : l’héritage de mon père, son affiliation, mieux encore son nom. Le nom que j’ai hérité de lui. N’est-il pas un assassin que son clan n’a jamais voulu juger pour son crime ? Il a tué le mari de la femme qu’il a fréquentée à plusieurs reprises et l’a abandonnée à son destin, sans chercher à savoir ce qui lui était arrivé. Je me nomme autrement. Je me nomme comme je veux. Je me suis donné comme nom un numéro que j’ai choisi parmi tant d’autres. Un numéro me suffit parce que tout ce que les gens connaissent de moi ne sont que mes actes, mes échanges, mon comportement et rien d’autre. À quoi peut donc me servir mon nom ? (p. 19-20)
60Et plus loin, il ajoute :
Je souhaite changer tout ce dont j’ai hérité : la couleur de mes cheveux, ma personnalité, mon apparence physique. Je souhaite être né de parents différents, appartenir à une autre religion, parler une autre langue et être originaire d’un autre pays. Pourquoi les gens remercient Dieu de leur appartenance [familiale, confessionnelle et territoriale] alors qu’ils n’ont pas de réelle possibilité de changer ?! (p. 72)
61Cette volonté de cacher son identité se manifeste dans d’autres fictions. Dans Fusḥat mustahdifa bayna al-nu‘âs wa-l-nawm, le protagoniste s’efforce d’effacer tout signe qui trahirait son identité. Ici, il s’emploie à se fondre dans la masse pour passer inaperçu :
Lorsque je suis arrivé à la station de taxi-services, je n’ai pas fait signe aux voitures de s’arrêter. Mais, au contraire, j’ai poursuivi ma route. J’ai marché longtemps jusqu’à ce que je sois réellement à Beyrouth-Ouest et non pas dans ses environs, jusqu’à ce que je sois parmi les passants, ne faisant qu’un avec la foule pour être sûr de ne pas être reconnu par qui que ce soit. (p. 44)
62Là, dans un taxi, il surveille son langage pour que ses interlocuteurs ne reconnaissent pas ses origines territoriales et confessionnelles :
[Dans le taxi-service], il y avait deux jeunes passagers qui appartenaient probablement à l’une de ces organisations armées. Tout propos sur la politique, en leur présence, était compromettant. J’étais donc tranquille. J’étais tranquille parce que ces deux jeunes gens ne me connaissaient pas, ils ne savaient rien de moi. Et, par conséquent, ni l’un ni l’autre ne pouvait distinguer un musulman d’un chrétien en observant uniquement le visage. (p. 47)
63Puis à l’hôpital où il s’est rendu pour faire soigner sa blessure à l’épaule, il persiste à rester dans le vague pour que les médecins ne puissent rien déceler de son identité :
Lorsque je suis arrivé à l’hôpital, j’étais à moitié conscient, à tel point que je ne savais pas dans quel hôpital je m’étais rendu. Je faisais donc attention aux réponses que je donnais dans la mesure où je ne savais pas dans quelle partie de la capitale je me trouvais. Je ne donnais à mes interlocuteurs aucune précision sur ma véritable identité et restais sur mes gardes. Ils me demandaient mon nom. Je leur ai donné un nom dont ils ne pouvaient déduire mes origines confessionnelles, politiques ou tribales. (p. 58)
64Ailleurs, le héros de Rachid El-Daïf se satisfait tant bien que mal de son anonymat. Dans Nâḥiyat al-barâ’a, « le narrateur ne prend jamais, dans le roman, l’initiative de s’identifier ou de se présenter, laissant ainsi les renseignements qui dévoilent son identité dépendre uniquement des questions posées par ses agresseurs », note Sobhi Boustani84. Dans al-Mustabidd tout comme dans Ahl al-ẓill et dans Ûkî ma‘a al-salâma, le héros préserve son anonymat pour accentuer la distanciation et agrandir le fossé qui le sépare de son auteur-créateur.
65Or c’est bien dans le rapport qu’entretient l’auteur avec son narrateur-personnage principal que réside l’enjeu central de la pratique romanesque des trois écrivains. Et c’est la complexité de ce rapport qui fait vraiment la singularité et la spécificité de notre corpus. L’analyse textuelle nous permettra de voir comment les trois auteurs œuvrent à maintenir l’illusion biographique pour donner une dimension résolument autobiographique à leurs fictions romanesques. Mohamed Choukri et Rachid El-Daïf, par exemple, s’identifient pleinement à leurs personnages en leur attribuant leur nom propre. Quant à Sonallah Ibrahim, il brise l’anonymat qu’il souhaite souvent préserver dans ses récits pour se confondre davantage avec son alter ego.
66L’engagement personnel que sollicite l’autofiction implique nécessairement un dévoilement de soi qui passe par la « fiction », second critère essentiel de l’autofiction pour Doubrovsky.
Étiquetage « fiction » : la revendication générique romanesque
67Placée en sous-titre, la mention « riwâya » vient soutenir la fictionnalité du texte et renforcer l’ambiguïté générique. Riwâya est une notion aussi ancienne que la littérature arabe85. De nos jours, elle est utilisée pour désigner des textes de fiction, elle est l’équivalent arabe du mot « roman ». Dans al-Khubz al-ḥâfî, cette désignation se trouve sous forme d’épithète dans le sous-titre : « sîra dhâtiyya riwâ’iyya ». Cela permet à l’éditeur, en général avec l’accord de l’auteur, d’inviter le lecteur arabe à considérer le récit d’enfance de Mohamed Choukri non pas seulement comme une autobiographie mais comme une « autobiographie romancée ou fictionnelle », ce qui en atténue le caractère scandaleux. Dans les récentes éditions d’al-Khubz al-ḥâfî (2004, 2006 et 2008), l’éditeur Dâr al-Sâqî va plus loin et choisit d’illustrer l’ouvrage par l’image d’un jeune paysan, vêtu d’une tunique blanche, d’un manteau noir à manches longues, d’un bonnet et d’un tissu en guise d’écharpe. Il regarde un oiseau mort sans manifester de dégoût. Cette image renforce la fonction thématique du titre86 et illustre le thème principal de la misère. Elle fait allusion à l’une des scènes marquantes du livre dans laquelle le garçon fouille les poubelles à la recherche de nourriture :
Je m’éloignais de mon quartier seul ou avec d’autres gamins. Nous étions les enfants des poubelles. Un jour je trouvai au coin d’une rue une poule morte. Je la ramassai et la cachai sous ma chemise. Je la serrai contre ma poitrine. J’avais peur de la perdre. Mes parents n’étaient pas à la maison. Seul mon frère était étendu. Ses grands yeux éteints surveillaient l’entrée. Quand il vit la poule, une lueur éclaira son visage amaigri. Il haletait tout en toussant. Je pris un couteau et me tournai dans la direction de la Mecque… et je l’égorgeai. Pas de sang. À peine une goutte… Je me mis à la plumer quand j’entendis la voix de ma mère :
— Mais que fais-tu ? Où l’as-tu volée ?
— Je l’ai trouvée. Elle était un peu fatiguée, alors je l’ai égorgée avant qu’elle ne rende l’âme. Si tu ne me crois pas, demande à mon frère.
— Tu es fou ! Un être humain ne mange pas de la charogne. (p. 11)
68Cette illustration de couverture souligne aussi le genre romanesque du livre et avertit le lecteur que le héros n’est pas l’auteur mais n’importe quel jeune garçon. Il en sera de même pour al-Shuṭṭâr, où la mention « riwâya » apparaît en première de couverture. Un croquis de l’artiste britannique Peter Blake représentant le même jeune Rifain, vêtu d’une tunique blanche à manches courtes et d’un tarbouche rouge, souligne le caractère fictionnel de l’œuvre, le récit par l’auteur d’une « aventure romanesque ».
69Pour Tilka al-râ’iḥa, l’auteur ou l’éditeur mettent sur la couverture la mention « qiṣṣa », terme donné, selon Charles Pellat, comme « équivalent de la “nouvelle” avant d’être malencontreusement remplacé par un calque de l’anglais, qiṣṣa qaṣîra (short story)87 ». Pour certains auteurs, « qiṣṣa » désigne une histoire, un récit plus ou moins vraisemblable, mais selon Charles Vial88 et Muḥammad Kâmil al-Khaṭîb89, le terme peut aussi désigner un récit imaginaire (roman, pièce de théâtre, etc.). Il devient alors synonyme de « riwâya », qui apparaît finalement en quatrième de couverture de la troisième édition du Tilka al-râ’iḥa parue chez Dâr al-Hudâ en 2003. Et, pour se protéger, Sonallah Ibrahim va même jusqu’à rédiger une nouvelle préface dans laquelle il propose au lecteur un nouveau pacte de lecture et revendique le genre romanesque pour ce texte en particulier et pour l’ensemble de son œuvre. Il reconnaît s’inspirer de son vécu pour décrire une réalité sociale, insérer des documents historiques et recourir à l’intertextualité, mais il affirme que l’ensemble de son œuvre doit être lue comme une pure fiction. Voici ce qu’il écrit :
La lecture actuelle de mon livre Cette odeur-là m’a causé les mêmes difficultés que celles rencontrées lors de la première publication du livre et dont j’ai parlé dans la préface de la précédente édition. Mais celles-ci s’expliquent aussi par d’autres facteurs. Le lecteur a en effet tendance à considérer ce que j’écris comme réel [wâqi‘], comme quelque chose qui m’est vraiment arrivé parce que j’utilise la première personne, le « je » qui est pratique et que je trouve souvent employé dans les romans que je lis et parce que je m’inspire de faits et de situations vécus. Il est vrai qu’on ne peut pourtant pas les considérer comme autobiographiques parce que les expériences personnelles sur lesquelles je me fonde subissent beaucoup de falsification [taḥrîf] et de transformation [taghayyur] en fonction des différents objectifs de l’œuvre. L’incompréhension de cet état de fait m’a causé plusieurs difficultés et m’a mis dans de nombreuses situations embarrassantes. Ainsi, un lecteur ne manque pas de me demander si je ne suis pas Sharaf [personnage central du roman homonyme] violé en prison, et ce qui est advenu de la fille russe avec laquelle j’ai couché à Assouan. On décrète que Lamia, l’héroïne de Bayrût Bayrût, est unetelle et que Dhât [personnage central du roman homonyme] est ma femme ou encore ma sœur. Mais le plus inquiétant, c’est ce qui m’est arrivé avec Warda, dont l’action se déroule au sultanat d’Oman. Un citoyen omanais m’a mis en garde parce que, me dit-il, « comment te permets-tu de porter atteinte à la dignité d’une femme » et de me menacer sérieusement si je ne changeais pas de conduite. J’ai vainement essayé d’expliquer que j’étais écrivain et que mes personnages, au même titre que le roman lui-même, malgré les ressemblances, n’avaient aucun lien avec la réalité. (p. 7-8)
Et plus loin, il conclut en ces termes : « Je peux peut-être considérer tout cela comme une preuve de mon succès et convaincre le lecteur que le roman est “mensonge”. Il m’importe que le lecteur fasse la différence entre ma personne et le roman. Le roman n’est qu’un grand mensonge qui dit la vérité. » (p. 9)
70Comparée à la préface de 1986, celle de 2003 représente ce que Gérard Genette nomme une « préface dénégative90 ». La dénégation porte ici sur la référentialité du texte : Sonallah Ibrahim avertit le lecteur que son texte n’est pas une autobiographie mais une fiction, et que les personnages qui l’habitent n’ont d’existence que dans la fiction. Ce genre de préface dite « auctoriale » est fréquente dans la littérature arabe et remonte à la Renaissance arabe du xixe et du début du xxe siècle, avec l’apparition de l’imprimerie. À cette période, certains écrivains prennent déjà le soin d’éditer un court texte, inclus dans la préface ou placé juste avant celle-ci, pour préciser la nature du texte, son genre et prévenir la confusion qui pourrait se faire entre l’identité de l’auteur et son personnage. Al-Muwayliḥî, malgré ses efforts, ne réussit pas à convaincre que son Ḥadîth ‘Îsâ Ibn Hishâm est une œuvre de fiction : « Bien que ce récit – Ce que nous conta Isa Ibn Hicham – se présente sous une forme imaginaire, c’est une pure vérité déguisée en fiction et non une fiction coulée dans le moule de la vérité. » Et al-Mâzinî suggère la fictionnalité de son récit d’enfance Qiṣṣat ḥayât lorsqu’il écrit : « Cette [histoire] n’est pas l’histoire de ma vie, même si beaucoup de faits et d’éléments s’y rapportent. Il est donc préférable de la lire simplement comme l’histoire d’une vie. »
71Il arrive aussi que la préface dénégative soit rédigée par une tierce personne à la demande de l’auteur ou de l’éditeur. En effet, il n’est pas rare que, pour faire la promotion d’un jeune auteur et mettre son livre en valeur, on fasse appel à une personnalité reconnue pour en rédiger la préface91. Dans celle de 1986 de Tilka al-râ’iḥa, Sonallah Ibrahim fait état des difficultés rencontrées pour trouver un éditeur et faire publier son premier livre. Il s’était pourtant adressé aux éditeurs les plus influents en Égypte dans les années 1960, tels que Yahya Haqqi et Yûsuf Idrîs. Le premier n’est conquis ni par le style ni par le contenu. Le second, séduit par l’univers romanesque de Sonallah Ibrahim, propose d’en faire la préface et l’éloge. Ainsi, dans Laysat mujarrad qiṣṣa (Ceci n’est pas une simple histoire), Yûsuf Idrîs loue le génie de l’auteur, sa manière originale d’écrire et de parler de soi :
Il m’a donné ce court roman. Je l’ai lu et dévoré d’un seul trait […]. La lecture terminée, j’ai su qu’il y avait là non seulement un artiste, mais un talent nouveau, une découverte comme je n’en avais jamais fait. […] Il nous livre les deux révolutions externe et interne qu’il a opérées pour briser les nombreuses chaînes qui l’empêchaient d’aller au plus profond de sa conscience, de son être. […] Ce roman, Cette odeur-là, est plus qu’une simple histoire. C’est une révolution, la révolution d’un artiste sur lui-même pour se connaître. C’est une voie nouvelle ouverte par le génie d’un jeune artiste dont le talent a toutes les qualités de la maturité. (p. 26-28)
Il invite ensuite le lecteur à acheter le roman et à le lire pour se faire sa propre opinion : « Comme moi, je vous demande de lire le récit, de vivre cette expérience, de la ressentir et, si vous le souhaitez, de lui donner un nom. » (p. 27-28) Depuis, tous les romans de Sonallah Ibrahim portent l’étiquette « fiction ». Al-Talaṣṣuṣ ne fait pas exception. La mention « riwâya » apparaît sur la couverture de ce récit d’enfance, placée directement sous la photo, à côté du nom de l’auteur, pour insister sur la fictionnalité du texte. Il en est de même pour les textes de Rachid El-Daïf. L’appartenance au genre romanesque du premier ouvrage, ‘Azîzî al-sayyid Kawâbâtâ, est indéniable. En revanche, le second ouvrage, ‘Awdat al-almânî ilâ rushdi-hi, pose question en raison de la mention « ḥikâya » apposée sur la couverture. Ce terme est parfois utilisé comme équivalent de « récit », en particulier des récits à caractère historique. Mais il désigne aussi des récits légendaires, des contes populaires, en somme toutes les « histoires imaginaires » de la littérature médiévale, comme le dit Charles Pellat92. Philippe Vilain fait remarquer que la fonction indicative du sous-titre se trouve subvertie lorsque la dénomination « roman » est un moyen pour les éditeurs de passer en fraude sur le territoire du roman des textes autobiographiques dont la littérarité et l’authenticité sont mises en doute. S’attribuer le nom (ou le titre) de « roman » sous une fausse attestation de « fictivité », c’est une manière de valoriser leurs œuvres pour des écrivains qui n’en assumeraient pas la nature autobiographique et qui ne souhaiteraient pas appartenir à ce « sous-genre93 ». Philippe Gasparini explique ce « passage en fraude » pour prévenir d’éventuels démêlés juridiques. Les auteurs ne souhaitent pas être traînés devant les tribunaux, accusés de diffamation par quiconque croirait se reconnaître sous les traits d’un personnage : « L’allégation de fictionnalité protège aussi l’auteur contre d’éventuelles récriminations de qui se jugerait diffamé sous les traits d’un personnage. » Le sous-titre protège donc des poursuites juridiques et remplace l’avertissement éditorial « les personnages et les situations contenus dans ce livre n’ont aucun rapport avec la réalité94 ».
La pulsion de se révéler : exhibitionnisme et censure
72Sous couvert de fiction, l’auteur d’une autofiction se livre à une forme d’exhibitionnisme en s’exposant publiquement et en dévoilant tout de son intimité. Mais exposer sa vie privée n’est pas sans risques et provoque la censure, morale ou institutionnelle, si l’auteur enfreint les tabous socioreligieux et parle, entre autres sujets sensibles, de sexualité. À ce titre, l’ouvrage de Catherine Millet, La Vie sexuelle de Catherine M, est un bon exemple pour illustrer les limites de l’autofiction. Malgré son succès, le livre, vendu à un peu plus de deux millions d’exemplaires, a fait scandale dès sa parution chez Gallimard en 2001. En effet, l’auteure se met littéralement à nu, elle décrit sans retenue sa vie sexuelle. Certains distributeurs ont « censuré » le livre au nom de l’éthique95. L’autofiction peut porter atteinte à la vie privée de l’entourage proche de l’auteur et / ou des personnes qui ont partagé sa vie : c’est ce qu’ont appris à leurs dépens Catherine Cusset96 et Camille Laurens97 qui s’interrogent sur les limites de l’autofiction.
73En nommant leurs textes « fictions », Mohamed Choukri, Sonallah Ibrahim et Rachid El-Daïf assignent une mission nouvelle à la littérature arabe contemporaine : celle de sonder l’intime de l’être pour aborder de manière très subjective le rapport de l’écrivain avec la société et dénoncer l’hypocrisie sociale, morale, religieuse et politique, ce qui soulève des questions éthiques. Les ouvrages de ces trois auteurs provoquent de vifs débats, ils soulèvent l’indignation et suscitent la contestation. L’affaire de Tilka al-râ’iḥa, en 1966, et celle d’al-Khubz al-ḥâfî, en 1998, resteront sûrement dans les annales. À peine publiés, les deux ouvrages ont été censurés, certains éditorialistes et conservateurs religieux les accusant de déviance morale. Une partie de la critique arabe, encore réticente à l’innovation, à l’autonomie de la littérature et à la liberté d’expression, a émis des réserves sur leur qualité littéraire.
74Sonallah Ibrahim évoque la censure infligée à son livre, d’abord dans la préface de Tilka al-râ’iḥa (p. 11-21), puis à maintes reprises dans divers articles98. À l’époque, se souvient-il, il venait de sortir de prison et souhaitait publier son témoignage. Il avait donc confié le manuscrit à une petite maison d’édition égyptienne. À peine sorti, le livre est saisi et interdit de publication sur décision du ministère de l’Information, qui le juge immoral. Le censeur ayant accordé une attention particulière aux thèmes sexuels s’était arrêté sur une scène dans laquelle le narrateur refuse de coucher avec une prostituée. Sonallah Ibrahim fait d’abord appel à d’éminents éditorialistes pour publier son ouvrage dans la presse et se rapproche de Yahya Haqqi, qui fait partie de la génération des pionniers du roman égyptien et qui est rédacteur en chef de la revue Al-Majalla. Il découvre en Yahya Haqqi un personnage conservateur et traditionnel99 qui n’apprécie pas son écriture romanesque. Ce qui irrite Yahya Haqqi n’est pas tant la morale – il est lui-même auteur de romans d’aventures (sentimentales) dans lesquels il plaide pour l’émancipation et l’éveil d’une conscience individuelle –, que le choix d’une écriture qu’il juge « peu sophistiquée », peu conforme à la norme linguistique.
Yahya Haqqi était de ceux à qui j’avais donné une copie. J’avais fait sa connaissance quelques mois auparavant, peu après ma libération au milieu de 1964 […] Il l’accueillit avec enthousiasme […] Quelques jours plus tard, le maître rectifiait son jugement, par une critique sévère, publiée dans la colonne hebdomadaire qu’il tenait alors dans [un] quotidien : « […] Ce n’est pas sa morale que je condamne, mais sa sensibilité erronée, sa grossièreté, sa vulgarité. C’est cette laideur qu’il aurait fallu éviter et épargner au lecteur. » (p. 12-13)
75Ce jugement de valeur est fondé sur une conception classique de la « bonne » littérature, qui veut une esthétique conforme à la morale dominante100, une conception que les avant-gardes littéraires contestent et transgressent sans relâche. Après cette mésaventure, Sonallah Ibrahim va voir Yûsuf Idrîs, un nouvelliste et dramaturge bien connu des jeunes écrivains égyptiens. Celui-ci reconnaît aussitôt l’originalité de l’écriture, qui bouscule les règles conventionnelles de la littérature en vogue. Il accepte de publier le livre et, contre la volonté de l’auteur, Tilka al-râ’iḥa paraît en 1968, 1969 et 1971 dans une version remaniée et expurgée pour réduire les risques de censure101. Ce n’est qu’en 1983 qu’il paraîtra au Caire et au Soudan dans une version non expurgée.
76En ce qui concerne al-Khubz al-ḥâfî, de Mohamed Choukri, il est exposé aux censeurs pour la seconde fois en 1998, lorsque Samia Mehrez, alors professeur de littérature à l’Université américaine du Caire, décide de l’inscrire à son programme d’enseignement102, ce qui va entraîner une vive polémique, la première interdiction remontant aux années 1980. Écrit en 1972 et paru en feuilleton dans les revues libanaises103, aucune maison d’édition n’avait voulu le publier, pour des raisons éthiques et morales. Il est d’abord traduit en anglais par Paul Bowles en 1973, puis en français par Tahar Ben Jelloun en 1980, ensuite en espagnol par Abdellah Djbilou en 1989. Entre-temps, avec le concours de Mohamed Berrada, une édition arabe est publiée par la maison Dâr al-Sâqî, en 1982. Mais une année plus tard, en 1983, le livre est censuré au Maroc sur décision du ministère de l’Intérieur. Les conservateurs religieux reprochent à l’auteur d’entacher l’image de la société marocaine et de porter atteinte à la religion musulmane. Ils l’accusent d’encourager la déviance morale et sociale104. La censure ne sera levée qu’en 2002, soit une année avant la disparition de l’auteur. Durant toute cette période, l’ouvrage circule au sein d’un cercle très restreint d’intellectuels, d’universitaires et de penseurs libéraux : il est lu en privé et rangé dans les bibliothèques personnelles à l’abri des regards. Au-delà de ce cercle restreint, le livre pouvait être consulté dans les bibliothèques des universités et d’institutions étrangères. C’est probablement ce qui fait dire à Mustapha Ettobi que l’« œuvre autobiographique de Mohamed Choukri est [à cette période] lue et reçue essentiellement en anglais et en français105 ». Peu importe la version que Samia Mehrez choisit pour l’enseigner à l’Université américaine du Caire, sa démarche fait grand bruit. Elle détaille le déroulement de cette affaire dans un article du numéro spécial consacré à la censure dans le monde arabe, publié par la revue Al-Âdâb en 2002106. Au départ, elle choisit d’enseigner al-Khubz al-ḥâfî à cause de son originalité et de la façon dont le livre transgresse à la fois les conventions littéraires traditionnelles et les codes sociopolitiques107. Sa hiérarchie la somme de retirer l’ouvrage de la liste des lectures obligatoires108 et de renoncer à l’étudier. Quelques parents indignés se sont en effet plaints auprès de la présidence de l’université de ce que ce livre allait corrompre leurs enfants. Craignant une autre affaire109, l’université prend la décision d’interdire purement et simplement l’ouvrage mais l’enseignante ne cède pas. Elle cherche des soutiens pour défendre la liberté de conscience et sa liberté d’enseignante. L’affaire sort du cadre universitaire et prend une dimension sociale et politique. Éditorialistes et conservateurs religieux prennent le parti des parents, certains contestent le choix d’étudier le livre, d’autres exigent qu’il soit interdit pour préserver la santé morale des étudiants. Des universitaires, des écrivains et des intellectuels, comme Edward Saïd (1935-2003), prennent la défense de l’enseignante et plaident pour une littérature indépendante, la liberté de conscience et la liberté de l’enseignement dans le monde arabe110.
77Au Liban, sans doute le seul pays arabe où les écrivains et les intellectuels jouissent d’une certaine liberté d’expression, les provocations de Rachid El-Daïf111 n’ont jamais connu la censure institutionnelle ou politique. Ses récits satiriques aux titres accrocheurs qui ne manquent ni d’humour ni d’audace ne se privent pas de critiquer la société libanaise et de briser les tabous. Pourtant Lîrningh inghlish fait scandale. À l’instar de Suhayl Idrîs, Rachid El-Daïf raconte ses relations complexes avec son père, s’attaque aux secrets de famille pour mettre en doute son identité personnelle. Ayant appris l’assassinat de son père, le narrateur se demande pourquoi sa famille a gardé le silence. Il cherche dans son enfance et il se souvient que sa mère avait eu une histoire d’amour avec un jeune homme avant d’épouser son père. Il s’interroge alors sur son identité réelle : est-il le fils de son (supposé) père ou celui du premier amour de sa mère ? Cette question est d’autant plus pressante que ni sa mère ni ses oncles paternels ne lui ont parlé de la mort de son père. Dans le cadre de cet ouvrage, nous avons arrêté notre choix sur ‘Awdat almânî ilâ rushdi-hi pour l’intérêt qu’il présente. Le livre relate la rencontre de Rachid El-Daïf avec Joachim Helfer dans le cadre d’un programme culturel organisé par les autorités allemandes sous le titre de « Divan occidental-oriental ». L’auteur prétend raconter son séjour en Allemagne, consigner ses faits et gestes et rapporter ses échanges avec son homologue allemand. Le livre est ignoré par la critique arabe, qui le juge trop réaliste. Lors de sa publication, en 2006, un vif débat éclate en Allemagne. Tout commence par un simple désaccord entre les deux protagonistes sur fond de litige sur les termes du programme112. Ce programme culturel, placé sous le signe du dialogue entre Occident et Orient, après les événements du 11-Septembre, avait pour but d’encourager les échanges entre des écrivains occidentaux et orientaux. De 2003 à 2004, des écrivains du monde arabo-musulman passaient six semaines en Allemagne et leurs homologues allemands trois semaines en Orient. Au terme de l’échange, chaque participant devait écrire un livre. Rachid El-Daïf fait la connaissance de Joachim Helfer et partage le quotidien du jeune auteur allemand, qui ne cache pas son homosexualité. Comme nous le verrons, l’écrivain libanais exprimera son étonnement à la découverte de cette homosexualité déclarée et assumée. Au Liban, il accompagne son collègue, l’observe et suit son évolution. En 2006, il publie son livre avec l’accord de Joachim Helfer qui, ayant pris connaissance de la version allemande, décide, sans demander l’accord de Rachid El-Daïf, d’en faire le commentaire113. Il est blessé par les propos de Rachid El-Daïf qu’il accuse de machisme, d’homophobie et d’antisémitisme. Il oppose l’Orient et l’Occident et veut montrer combien la culture arabe est rétrograde sur les questions de société114. L’affaire se complique lorsque des associations gays et lesbiennes interviennent pour défendre la cause des homosexuels et fustiger l’auteur libanais. Ce dernier se justifie en expliquant qu’il n’a fait que suivre les consignes du programme d’échange115. Pour le défendre et lever le malentendu, Gamal al-Ghitany116 et Abbas Beydoun117, qui ont également participé au programme et suivi l’affaire dès son origine, attirent l’attention sur l’œuvre incriminée. Pour eux, Rachid El-Daïf rapporte la rencontre avec son homologue allemand telle qu’elle s’est réellement passée sous la forme d’une fiction romanesque dans laquelle l’auteur accepte de se dévoiler, d’affronter ses contradictions, de mettre en cause ses convictions morales et religieuses, de s’interroger sur la sexualité et sur sa représentation de l’homosexualité. Gamal al-Ghitany et Abbas Beydoun soulignent le sens ironique du titre, qui fait d’abord allusion à la tradition littéraire arabe traitant d’érotisme et de libertinage ; ensuite, et c’est ce qui est le plus important, Rachid El-Daïf fait son autocritique et s’interroge sur ses préjugés moraux et culturels. Pour Gamal al-Ghitany, le titre ‘Awdat al-almânî ilâ rushdi-hi s’inscrit clairement dans le programme du « Divan occidental-oriental » en provoquant un débat d’ordre culturel, ce que Joachim Helfer n’a, semble-t-il, pas compris :
Rachid a parlé du titre et confirmé qu’il est porteur d’une ironie implicite par rapport aux idées reçues. Il a aussi confirmé qu’il ne critique pas Joachim qui n’est pas son ennemi. Beaucoup de lecteurs ont compati. Il s’est présenté comme une personne qui exerce sa liberté et essaie de repousser ses limites. Il ne dévoile pas ses secrets mais il (Joachim) répond avec agressivité. Rachid a essayé d’établir un dialogue, mais l’auteur allemand n’a pas compris le message, pire il a essayé d’étouffer le texte sous ses commentaires118.
De son côté, Abbas Beydoun pousse l’explication plus loin en disant que celui qui lit le texte uniquement sous l’angle de la référentialité n’a rien compris à la pratique romanesque de Rachid El-Daïf :
En ce qui concerne le livre, ce n’est ni totalement un roman ni une étude, ce n’est pas une autobiographie à part entière ni une biographie, et ce n’est pas tout à fait un mélange des deux genres. C’est un récit plus court qu’un roman, une analyse plus courte qu’une étude, une autobiographie inachevée. Mais ce qu’il reste de ce « peu », c’est de la littérature, à condition que la littérature provienne de sa faiblesse ou de sa force. En un mot, le livre est moins une autobiographie qu’un commentaire sur un récit de vie [sîra]. Il suit un second récit de vie et il est même l’extension dont on ne sait si celui qui parle est l’objet du récit ou le soi. Imaginez le récit d’une vie qui n’est pas le vôtre, et de choses qui ne sont pas dans votre vie : voilà le récit de Rachid119.
78La controverse et la polémique soulevées par Tilka al-râ’iḥa de Sonallah Ibrahim, al-Khubz al-ḥâfî de Mohamed Choukri et ‘Awdat almânî ilâ rushdi-hi de Rachid El-Daïf actualisent la problématique liée à la réception de la fiction romanesque dans la société arabe. Est-elle imaginaire ou réelle, fictionnelle ou référentielle ? C’est la question. Annoncés sous le nom de « romans », ces textes tirent leur référentialité du vécu de l’auteur. La question est donc légitime.
79Si l’on utilise l’autofiction comme grille de lecture, il est alors possible d’apporter quelques éléments de réponse et de lever peut-être l’ambiguïté sur la nature même de ces textes. Nous avons relevé les trois critères fondamentaux qui rapprochent les œuvres de Mohamed Choukri, de Sonallah Ibrahim et de Rachid El-Daïf de l’autofiction doubrovskienne. Il nous reste maintenant à voir comment les trois auteurs mettent en pratique cette écriture romanesque.
Étude des textes : de l’affirmation à la fictionnalisation de soi
80De facture réaliste, les œuvres choisies mettent davantage l’accent sur le référentiel pour créer l’illusion qu’elles ne présentent pas l’histoire personnelle des auteurs. La narration est souvent au passé, caractéristique typique de l’autobiographie selon Philippe Lejeune. Les événements s’enchaînent de telle sorte que, replacés dans leur contexte, ils confèrent une certaine logique au parcours du narrateur-personnage : l’enfance, l’initiation, le cheminement intellectuel, le parcours politique, etc. Laissons-nous donc emporter par cette illusion référentielle (car il s’agit bien d’une illusion) pour suivre au plus près l’évolution des textes, en comprendre la stratégie narrative et en démonter les mécanismes, de façon à en apprendre davantage sur les blessures120 émotionnelles ou physiques qui ont marqué la vie des auteurs et affecté leur existence. Malgré ses manques et ses limites, cette approche nous contraint à respecter la logique et, non sans une certaine naïveté121, à croire qu’ils pourraient appartenir au genre autobiographique. C’est pourtant la voie que nous allons prendre pour en révéler le caractère autofictionnel.
81Notre attention se portera tout particulièrement sur l’auteur en tant qu’instance narrative et objet du récit. S’opposant au roman autobiographique sur la question de l’identification de l’auteur et se distinguant de l’autobiographie par la manière d’envisager l’existence de l’auteur, l’autofiction cherche à saisir une identité qui s’inscrit dans un processus complexe et contradictoire. L’identité se fait et se défait constamment au gré de la vie, des expériences, des espoirs ou des déceptions, et seule une approche narratologique peut aider à en saisir le processus. Le choix de la narration et du mode d’énonciation donne la possibilité d’identifier ou non l’auteur et de mesurer le degré de son engagement dans le texte. Nous verrons que l’identité de l’auteur est l’enjeu principal des six ouvrages sélectionnés, un enjeu à la fois existentiel et narratif. À mesure que les textes s’ancrent dans l’autofiction, l’identité de l’auteur s’affirme, se renie et se construit par la force de l’écriture.
82Nous montrerons que les œuvres s’inscrivent d’abord dans une perspective autobiographique, ou plutôt dans une illusion autobiographique. Les auteurs s’engagent personnellement dans le texte et multiplient les éléments référentiels pour tromper le lecteur et lui faire croire qu’il lit une œuvre autobiographique. Puis l’illusion biographique se dissipe lorsque les auteurs commencent à recourir à l’altérité, à se distancier du narrateur et à s’engager dans la fiction pour interroger le passé. Enfin, cette fictionnalisation de soi est pleinement aboutie lorsque le narrateur (double et alter ego de l’auteur) dévoile son intimité et se livre à une critique radicale de la société arabe.
L’affirmation authentique de soi
83Dans leur pratique autofictionnelle, Mohamed Choukri, Sonallah Ibrahim et Rachid El-Daïf commencent par créer une illusion autobiographique. Ils s’emploient en effet à respecter le protocole établi par Philippe Lejeune dans la définition qu’il donne de l’autobiographie. D’une part, ils mettent en œuvre une stratégie d’identification fondée sur l’identité onomastique entre les trois instances narratives ; d’autre part, ils s’engagent à raconter leur vécu par le biais de la rétrospection. À ce titre, ils imitent l’écriture autobiographique et suggèrent la référentialité de leurs textes. Il nous paraît donc important d’étudier les stratégies narratives, les contours de cette écriture autobiographique et les éléments textuels qui accréditent a fortiori la référentialité des textes.
Illusion d’une écriture autobiographique
84De manière générale, les textes répondent aux traits caractéristiques de l’autobiographie telle que la caractérise Philippe Lejeune. Ils se définissent comme des récits dans lesquels l’auteur met rétrospectivement l’accent sur son histoire personnelle. Mais quelle est cette écriture qui se veut autobiographique ? Nous nous proposons d’étudier l’implication de l’auteur dans ses textes et de mesurer son implication à la manière dont il s’identifie au narrateur et au personnage principal, et à la manière dont il s’engage à raconter en toute « sincérité » des faits et des événements vécus ou survenus dans sa vie.
85L’identification de l’auteur s’établit dans le rapport que celui-ci entretient avec le narrateur et le personnage principal. Dans un récit autobiographique, Philippe Lejeune propose d’établir d’abord l’identité du narrateur et du personnage, puis celle de l’auteur et du personnage-narrateur. Pour Philippe Lejeune, « l’identité du narrateur et du personnage principal que suppose l’autobiographie se marque le plus souvent par l’emploi de la première personne122. » C’est bien le « je » qui parle dans al-Khubz al-ḥâfî et Zaman al-akhṭâ’, où le narrateur raconte son enfance et son adolescence. Dans Tilka al-râ’iḥa, il raconte sa vie quotidienne après de longues années passées en prison ; dans al-Talaṣṣuṣ il livre ses souvenirs d’enfance. Dans ‘Azîzî al-sayyid Kawâbâtâ, il fait part de ses souvenirs du Liban en guerre et dans ‘Awdat al-almânî ilâ rushdi-hi, il fait le récit de son séjour en Allemagne.
86La narration à la première personne confère une identité commune au narrateur et au personnage principal. Toutefois, l’emploi de la première personne n’interdit pas de douter de l’identité réelle du personnage-narrateur. Le lecteur ne cesse en effet de s’interroger : l’auteur est-il celui qui raconte l’histoire ou est-il celui dont on raconte l’histoire ? Une interrogation d’autant plus légitime que le narrateur se confesse ou dévoile son être intime. Et comme le dit Philippe Lejeune en citant Gérard Genette : « il distingue fort bien qu’il peut y avoir récit “à la première personne” sans que le narrateur soit la même personne que le personnage principal123 ». Ce qui nous ramène à l’identité de l’auteur et du personnage-narrateur.
Identité onomastique
87Philippe Lejeune refuse que dans une autobiographie l’auteur garde l’anonymat124. Pour lui, l’usage du « nom propre » est la preuve de l’identification de l’auteur et de son implication directe dans le récit :
C’est donc par rapport au nom propre que l’on doit situer les problèmes de l’autobiographie. Dans les textes imprimés, toute l’énonciation est prise en charge par une personne qui a coutume de placer son nom sur la couverture du livre, et sur la page de garde, au-dessus ou au-dessous du titre du volume. C’est à ce nom que se résume toute l’existence de ce qu’on appelle l’auteur : seule marque dans le texte d’un indubitable hors-texte, renvoyant à une personne réelle, qui demande ainsi qu’on lui attribue, en dernier ressort, la responsabilité de l’énonciation de tout le texte écrit. Dans beaucoup de cas, la présence de l’auteur dans le texte se réduit à ce seul nom. Mais la place assignée à ce nom est capitale : elle est liée, par une convention sociale, à l’engagement de responsabilité d’une personne réelle. J’entends par ces mots, qui figurent plus haut dans ma définition de l’autobiographie, une personne dont l’existence est attestée par l’état civil et vérifiable125.
L’identification ne fait pas de doute pour nos trois auteurs, qui racontent à la première personne leur vécu personnel. En tant que narrateur et personnage principal de l’histoire, ils n’hésitent pas à dévoiler leur identité, ce qui accentue le caractère authentique de leurs écrits.
88Chez Mohamed Choukri et Rachid El-Daïf, notamment, le narrateur et le personnage principal partagent la même identité que celle de l’auteur. Dans al-Khubz al-ḥâfî et Zaman al-akhṭâ’, le narrateur-personnage se prénomme « Muḥammad » et se nomme « Shukrî ». De même, dans ‘Azîzî al-sayyid Kawâbâtâ et ‘Awdat al-almânî ilâ rushdi-hi, il porte le prénom de l’auteur : Rashîd. Chez Sonallah Ibrahim, le narrateur-personnage semble garder une certaine distance avec l’auteur : le « je » tend à se noyer dans l’anonymat puisqu’il n’est signifié ni par un prénom ni par un nom patronymique. Mais cela ne remet pas en cause la référentialité de ses textes, contrairement à ce que dit Philippe Lejeune126. L’anonymat peut aussi être une stratégie autoréférentielle, comme le souligne Philippe Gasparini : « Le sujet qui se raconte, dépourvu d’identité onomastique, renvoie inévitablement au seul individu qui, dès la page de titre, accepte de prendre en charge le récit, l’auteur. Car le lecteur a horreur du vide127. » En effet, des éléments textuels viennent affirmer le caractère autobiographique des récits ou plus précisément renforcer l’illusion biographique en confirmant l’identité commune du narrateur-personnage principal et de l’auteur. Dans Tilka al-râ’iḥa, l’anonymat du narrateur est menacé par l’allusion d’un personnage tiers. Elle nous fournit une transition avec le second ouvrage étudié. On la trouve dans une scène où il est question de l’identité du père de l’auteur-narrateur :
Des visiteurs sont arrivés. […] Une des visiteuses m’a regardé et m’a demandé qui j’étais.
— Je suis le fils d’Untel, lui ai-je dit.
Elle a ri et, montrant du doigt son nez, a dessiné une moustache imaginaire, recourbée vers le haut.
— Celui qui avait une grosse moustache ?
— Oui. (p. 45)
Elle est également évoquée ci-après : « J’ai raconté à ma cousine comment une parente de Nihad m’avait demandé si j’étais le fils de l’homme à la moustache redressée. On a ri. » (p. 58)
89Cette allusion au père renvoie bien sûr à la photo que l’auteur et / ou son éditeur ont choisi de mettre sur la couverture d’al-Talaṣṣuṣ.
90Elle montre un enfant en compagnie de son père128. Le lecteur pense reconnaître Sonallah Ibrahim, en tout cas l’enfant qu’il a été, surtout lorsqu’il comprend que l’essentiel du texte porte sur l’enfance du narrateur. Cependant, force est de constater que cette photo de famille n’est pas reprise dans le texte, l’auteur-narrateur n’y fait jamais référence. On peut donc penser qu’elle n’a d’autre fonction que de contribuer au déchiffrement générique du texte et à l’identification de l’auteur. En effet, lorsqu’il évoque ses souvenirs d’enfance, le narrateur-personnage tombe le masque et donne la véritable identité des membres de sa famille restés dans l’anonymat. On apprend l’identité du père, Khalîl Bey (p. 7), ancien fonctionnaire d’État dans l’Égypte du roi Farouk Ier (1920-1965). On connaît les prénoms de la mère Rouhia (p. 54), de la demi-sœur Nabila (p. 56) et des autres membres de la famille.
Identité biographique et professionnelle
91Outre l’usage du nom propre et la véritable identité des membres de la famille, le narrateur s’identifie à l’auteur par ses références biographiques telles que son statut social, sa profession, ses traits physiques, etc. Dans al-Khubz al-ḥâfî, le personnage-narrateur ressemble à Mohamed Choukri par ses origines géographiques et sociales : il est né dans le Rif marocain comme l’auteur, dans le village de Beni Chiker. Dans Zaman al-akhṭâ’, le narrateur change de statut social : bien qu’analphabète, il devient étudiant à Larache, aspirant instituteur à Tétouan, enseignant et enfin écrivain à Tanger. Dans ‘Azîzî al-sayyid Kawâbâtâ, le narrateur se confond avec l’auteur Rachid El-Daïf par son appartenance confessionnelle et clanique. Sa famille est maronite et il est fier d’être originaire du nord du Liban : il avoue aimer le lait de chèvre, aimer les arbres de la montagne (les cyprès, le pin, le chêne) et sentir l’air frais de sa contrée. Il est fier aussi d’être arabe, d’être né arabe et il ne souhaite pas vivre en dehors de son pays, loin de la chaleur méditerranéenne. Dans ‘Awdat al-almânî ilâ rushdi-hi, le personnage prend les traits d’un intellectuel et d’un écrivain, comme l’auteur.
92Dans les récits de Sonallah Ibrahim, plusieurs éléments biographiques et référentiels entretiennent la confusion entre le narrateur-personnage principal et l’auteur, dont l’anonymat longtemps préservé est progressivement levé dans Tilka al-râ’iḥa129. Le protagoniste est en effet présenté sous trois aspects essentiels qui renvoient en réalité à la personnalité de l’auteur. Le narrateur-personnage est un détenu politique, récemment libéré et placé en résidence surveillée, puis journaliste dans une revue égyptienne. Enfin, on apprend sa véritable profession : il est écrivain. Pour Philippe Gasparini, c’est le trait le plus distinctif de l’identification à l’auteur :
S’il est un trait biographique du personnage qui autorise, à lui seul, son identification avec l’auteur, c’est l’activité d’écrivain. Cette identification professionnelle présente l’avantage de ne nécessiter aucun recours au paratexte : écrivain, l’auteur l’est, incontestablement, son livre l’atteste. S’il attribue cette manie à son héros, il signale ipso facto, par le moyen le plus simple et le plus efficace, un point commun entre eux ; il instaure un effet de miroir qui va structurer leur relation, donc déterminer l’appréciation générique du texte par le lecteur130.
93Le narrateur le dit :
— Qu’est-ce que vous faites maintenant ? m’a demandé [la] mère [de Nihad].
— J’écris.
— Des histoires ?
— Oui.
— Des histoires que vous prenez dans les livres ?
— Non, je les invente. (p. 44)
94Ailleurs, il évoque à trois reprises ses difficultés à trouver l’inspiration pour écrire : « Je suis resté seul devant mon bureau, j’essayais d’écrire. » (p. 43)
95Dans al-Talaṣṣuṣ, le narrateur livre des traits de son apparence physique. « L’aspect physique, écrit Philippe Gasparini, participe des deux dimensions de l’identité, statique et dynamique : définitif, il caractérise suffisamment l’individu pour figurer sur sa carte d’identité en tant que “signe particulier” ; évolutif, il trahit son mode de vie, sa culture, sa trajectoire dans la société131. » Les éléments sur l’aspect physique sont certes rares, mais ils méritent quand même d’être relevés car, pour un auteur réaliste de la stature de Sonallah Ibrahim, chaque détail est important. Il nous paraît donc intéressant de relever ceux qui viennent brouiller l’anonymat que l’auteur-narrateur voulait préserver. Dans la description de sa demi-sœur, l’auteur glisse des informations le concernant : « Nabila, ma demi-sœur, se joint à nous. Elle est mince, comme moi. » (p. 56) Dans un autre passage, l’auteur se souvient du jour où, enfant, il accompagne son père au marché pour acheter sa première paire de lunettes. Il nous livre ses premières impressions :
Une collection de vieilles lunettes, étalées par terre sur une feuille de journal. La monture de celles que porte le vendeur, cassée à la hauteur du nez, a été soudée au fer blanc. Mon père se baisse, fouille dans les lunettes, choisit une paire, me la fait essayer. Je la prends, regarde autour de moi. J’essaie une autre paire, puis une troisième, ovale, à monture fine et dorée. Je me rends compte que je vois mieux. Mon père marchande le prix et l’achète. Les lunettes sur le nez, je le suis jusque chez l’herboriste. […] Je tiens mes lunettes, de peur qu’elles ne s’envolent. (p. 9-10)
96Ces différents exemples montrent bien l’identification des trois instances narratives : l’auteur, le narrateur et le personnage principal. Cependant, pour Philippe Lejeune, il ne suffit pas de démontrer l’identité effective des trois instances narratives pour confirmer l’engagement et l’implication de l’auteur dans le texte. Il convient aussi de prouver la présence de ce qu’il appelle le « pacte autobiographique ».
Le pacte autobiographique
97Le pacte autobiographique132, ou pacte de vérité133, peut être considéré comme un accord passé entre l’auteur et son lecteur. L’auteur s’engage solennellement à dire la vérité dans le récit qu’il fait de sa vie, le lecteur lui accorde alors toute sa confiance. Pour Philippe Lejeune, ce pacte de lecture se noue à deux endroits possibles.
98Il se noue d’abord dans le corps du texte, à travers l’identification réelle de l’auteur. Nous l’avons vu, chez Mohamed Choukri et Rachid El-Daïf, cette identification se fonde sur une identité onomastique, et chez Sonallah Ibrahim, sur une identité biographique et professionnelle qui atteste que le narrateur et le personnage principal ne font qu’un avec l’auteur. Cette identité onomastique, biographique et professionnelle est confirmée par la narration à la première personne que les trois auteurs assument pleinement, comme nous l’avons vu précédemment.
99Le pacte se vérifie ensuite dans le paratexte, où plusieurs éléments viennent soutenir la référentialité des textes. Pour Philippe Lejeune, le titre est sans doute l’élément du péritexte le plus révélateur. Il crée l’attente et projette le lecteur dans son horizon culturel, esthétique et affectif. Le titre résume en quelques mots le contenu du texte, en donne le genre. Gérard Genette distingue les titres thématiques134 des titres rhématiques135. La plupart des titres de notre corpus sont thématiques. Al-Khubz al-ḥâfî de Mohamed Choukri en fait pressentir le contenu : le récit d’une enfance misérable marquée par la faim. Tilka al-râ’iḥa et al-Talaṣṣuṣ de Sonallah Ibrahim et ‘Awdat al-almânî ilâ rushdi-hi de Rachid El-Daïf le sont aussi, mais ils adoptent une forme métaphorique qui ne renseigne pas clairement sur le contenu, pas plus que sur le dénouement. Ils sont volontairement peu explicites, pour stimuler le lecteur et l’amener à en comprendre davantage en lisant la préface (p. 11-21)136. Dans Tilka al-râ’iḥa, Sonallah Ibrahim fait référence à plusieurs choses : d’abord l’odeur de la liberté retrouvée après des années passées derrière les barreaux (p. 14), puis l’odeur de la puanteur des égouts du Caire et des transports publics (p. 17)137 ; enfin, sur le même thème, et c’est la lecture ironique qu’en fait Yahya Haqqi, l’odeur d’une littérature de m… (p. 13). Dans al-Talaṣṣuṣ, on comprend, au fil de la lecture, que le récit de son enfance est le prétexte pour parler de sa découverte de la sexualité. Il en va de même pour le récit de Rachid El-Daïf dont le titre, ‘Awdat almânî ilâ rushdi-hi, inspiré de la littérature arabe classique138, est l’histoire de l’écrivain allemand homosexuel tombé sous le charme d’une jeune femme dont il aura un enfant. Rhématiques sont les titres d’al-Shuṭṭâr de Mohamed Choukri et de ‘Azîzî al-sayyid Kawâbâtâ de Rachid El-Daïf, qui renseignent sur la forme et le genre de l’œuvre, tandis que le titre Zaman al-akhṭâ’139 bien traduit par « Le temps de erreurs », précise mieux encore la référentialité du texte de Mohamed Choukri dont Philippe Gasparini dit qu’il est un « discours pénitent dont le destinataire est d’abord Dieu, qui en garantit la sincérité140 ». Quant à ‘Azîzî al-sayyid Kawâbâtâ, de Rachid El-Daïf, il est composé de lettres adressées au célèbre écrivain japonais Yasunari Kawabata (1899-1972) dans lesquelles l’auteur raconte sa jeunesse, ses années de formation et son parcours intellectuel et politique141.
100En haut de chaque page de son roman ‘Awdat al-almânî ilâ rushdi-hi, Rachid El-Daïf fait inscrire la mention « ḥikâya142 » ; et Mohamed Choukri choisit d’ajouter deux mentions au titre al-Khubz al-ḥâfî. La première mention « sîra dhâtiyya », qui indique la référentialité du texte et en précise le caractère autobiographique, est reprise sur la quatrième de couverture :
La présentation de son autobiographie donne un texte poignant. C’est une œuvre qui occupe une place exceptionnelle dans la littérature arabe contemporaine. Ce n’est pas un hasard si ce texte a été traduit en plusieurs langues européennes, telles que l’anglais, le français et l’espagnol, avant d’être publié en arabe, sa langue d’origine.
101La seconde mention « 1935-1956 » situe le texte dans le temps et dans son histoire personnelle.
102Le pacte autobiographique est aussi développé et explicité dans la préface d’al-Khubz al-ḥâfî rédigée par l’auteur lui-même143. Mohamed Choukri défend la référentialité de son texte et invite le lecteur à le voir comme appartenant au genre autobiographique :
Bonjour à vous, les nocturnes,
Bonjour à vous, les diurnes,
Bonjour à toi, ville de Tanger, alourdie par le temps.
Me voilà, devant vous. Je reviens revivre comme un somnambule, éveillé, à travers les ruelles et les souvenirs, à travers ce que j’écris sur ma vie passée et présente… Des mots, des révélations, des blessures que la parole ne peut guérir. […] J’attends d’être libéré par la littérature qui exige vérité et sincérité : comme les pages de mon autobiographie, écrites il y a dix ans et publiées dans leur traduction anglaise, française et espagnole avant de rencontrer leur lecteur dans leur langue originale, l’arabe. (p. 7 et 21)
103En 1986, Sonallah Ibrahim accompagne la première édition intégrale de Tilka al-râ’iḥa d’une préface d’une dizaine de pages, dans laquelle il donne des précisions référentielles sur le texte lui-même, son écriture, ses difficultés à trouver un éditeur, sa publication, la censure dont il a fait l’objet et les débats qu’il a provoqués dans la société égyptienne. Cette préface confirme le caractère autobiographique du texte écrit à sa libération de prison, grâce au journal qu’il a tenu en secret durant sa détention :
Lorsque j’ai écrit Cette odeur-là, je venais de sortir de prison. Soumis au contrôle judiciaire, je devais être chez moi du coucher au lever du soleil. Je passais mes journées à me familiariser avec un monde dont j’avais été tenu éloigné plus de cinq années. Sitôt rentré dans ma chambre, je ressentais le besoin de consigner, par petites touches rapides, tout ce que j’avais vu ou vécu et qui m’avait frappé, surpris ou choqué. (p. 14)
104Rachid El-Daïf dans ‘Awdat al-almânî ilâ rushdi-hi consacre un court paragraphe, un avant-texte, dans lequel il raconte en toute « vérité » et en toute « sincérité » sa première rencontre avec l’écrivain allemand Joachim Helfer :
J’ai rencontré l’écrivain allemand Joachim Helfer dans le cadre du programme culturel « Divan Orient-Occident », financé par le gouvernement allemand et organisé par l’Institut Goethe et d’autres institutions allemandes. Ce programme permettait à un écrivain originaire d’un pays arabo-musulman de visiter Berlin pendant six semaines, durant lesquelles il participait à des activités à côté d’un écrivain allemand. Puis l’écrivain allemand visitait à son tour le pays de son confrère pendant trois semaines et organisait avec lui des activités similaires. C’était une occasion de se connaître mutuellement. L’objectif premier de ce programme était de favoriser un échange culturel entre des écrivains. (p. 7)
105Les auteurs vont multiplier ce genre de déclarations. Ils vont d’abord le faire dans les correspondances, les journaux et les Mémoires, qui forment ce que Philippe Lejeune nomme « les brouillons de soi144 ». Ces écrits intimes contiennent des informations précieuses qui n’étaient pas destinées au public à l’origine, mais confiées à un confident écrivain ou critique littéraire145. Mohamed Choukri, par exemple, publie trois ouvrages dans lesquels il raconte les souvenirs de sa vie d’écrivain à Tanger, parle des écrivains qu’il a rencontrés et commente ses lectures de nombreux auteurs célèbres tels que Stendhal, Kafka, Sartre, Dostoïevski, etc. Dans la correspondance qu’il a entretenue avec l’écrivain et critique marocain Mohamed Berrada, Ward wa ramâd, il parle de manière très personnelle de son œuvre littéraire, de ses premières publications, de la contribution de Paul Bowles à la publication d’al-Khubz al-ḥâfî et de la réussite de sa carrière d’écrivain146.
106Dans des entretiens et des interviews, dans des émissions de radio ou de télévision, les auteurs se confient aux critiques littéraires, aux journalistes, aux animateurs de la télévision et commentent leurs œuvres romanesques. Pour Philippe Gasparini147, ces commentaires informels sont susceptibles d’être contestés par l’auteur, qui peut toujours prétendre que ses propos ont été déformés ou mal interprétés. Pourtant, il nous paraît intéressant de prêter attention à ces déclarations dans lesquelles l’auteur se fait le commentateur de sa vie et de son œuvre. Mohamed Choukri se livre volontiers à cet exercice. D’abord en 1980 où, pour la première fois à Paris, il participe à l’émission de Bernard Pivot, Apostrophes, sur le thème des « jeunes années ». Il fait la promotion de son ouvrage al-Khubz al-ḥâfî qui vient de paraître en français. Il parle aussi bien évidemment de son parcours atypique, endosse la référentialité de son texte et évoque ses rapports difficiles avec son père dans son enfance148. Après son passage à la télévision française, il accorde plusieurs autres entrevues. Puis en 1985, il s’entretient avec Édouard al-Kharrat, Sharîfa Gharârî, Barbara Harlow et Faryâl Ghazûl. Les extraits de ces interviews seront publiés dans Alif, une revue égyptienne de littérature comparée149. Ces entretiens portent en grande partie sur al-Khubz al-ḥâfî, son texte le plus controversé. Mohamed Choukri persiste et signe :
Quand j’ai dit faire de mon autobiographie Le Pain nu un document plus sociologique que littéraire, je voulais dire par là que j’ai effectué un travail documentaire sur un groupe social défavorisé ou marginalisé, dont ma famille et moi-même. Une œuvre littéraire telle que le roman, la nouvelle, le théâtre, la poésie est plus condensée, codifiée et contraignante. En d’autres termes, une grande distance doit être mise entre l’auteur et les événements qu’il raconte. Ceci ne veut pas dire que l’autobiographie ne peut pas être une œuvre littéraire à part entière, mais j’introduisais des réflexions mêlant philosophie et psychologie comme l’ont fait, entre autres exemples, Jean-Paul Sartre dans Les Mots, James Joyce dans Portrait de l’artiste en jeune homme et Colin Wilson dans Voyage au début. Évidemment, il y en a beaucoup d’autres – anciens et modernes –, à commencer par Cicéron, Saint-Augustin, Jean-Jacques Rousseau, Goethe, Somerset Maugham, Jean Genet dans Journal du voleur et Pablo Neruda dans J’avoue que j’ai vécu. Ceux-là et des dizaines d’autres ont écrit leur autobiographie sans gommer les références culturelles de leur famille et de leur milieu. Quant à mes personnages et à moi-même dans Le Pain nu, je n’ai pas forcé les traits culturels sauf ceux qui définissent leur position sociale150.
107Dans les interviews qu’il accordera plus tard à Yûsûf al-Qa‘îd151, à Hayâm Darbak152, à Javier Valenzuela153 ou à al-Zubayr b. Bûshtâ et Yaḥyâ b. al-Walîd154, Mohamed Choukri ne cessera d’affirmer la référentialité de ses œuvres. En 1998 à Madrid155, il participe à une rencontre sur les cultures méditerranéennes. Dans sa communication, il présente al-Khubz al-ḥâfî comme un « document sociologique » sur le Maroc des années 1940, sur la misère économique, sociale et politique. Il définit ce qu’il entend par document sociologique dans un article : « Je considère que tout ce que j’ai pu écrire dans cette autobiographie relève du document sociologique sur une période donnée et non de la littérature. Sa réputation scandaleuse choque encore notre société156. »
108Et il indique Zaman al-akhṭâ’ comme étant le second volume de son autobiographie : « Je suis en train de rédiger le second volume de mon autobiographie, Le Temps des erreurs, mais j’avance lentement157. »
109Sonallah Ibrahim accorde une interview à Al-Sharq Al-Awsaṭ, à l’occasion de la publication de son livre al-Talaṣṣuṣ. L’auteur assume la référentialité du texte : « Le Petit Voyeur se déroule dans l’enfance et dans la vieillesse (du père) en même temps. C’est un regard sur deux mondes, sur la femme et sur fond d’événements des années 1948158. » C’est l’occasion pour la journaliste d’enchaîner sur Tilka al-râ’iḥa (1966) et Yawmiyyât al-wâḥât (2005), deux récits qui relatent son expérience de la prison. Il évoque brièvement son premier livre, qui fut censuré, puis plus longuement les conditions de la publication du second :
Yawmiyyât al-wâḥât n’est pas un roman. Ce sont des Mémoires. Quand j’étais en prison, je notais tout ce qui m’arrivait et ce que j’observais autour de moi. Mes lectures étaient les plus importantes. Je lisais beaucoup parce que j’avais pris la décision de devenir écrivain […]. Quant à la décision de publier cet ouvrage, il est arrivé qu’un éditorialiste me demande d’écrire quelque chose sur les circonstances de ma formation. Je me suis donc inspiré de ces feuillets et j’ai pris quelques éléments sans pour autant aller plus loin car le projet aurait demandé un livre entier159.
110Dans un entretien accordé à Edgar Weber160, Rachid El-Daïf reconnaît la référentialité de ses écrits et la justifie par le besoin de se raconter et de parler de ses expériences personnelles : « [Dans mes livres] j’écrivais beaucoup [sur] moi. De nombreux événements sont personnels et “vrais”161. » En se racontant, il témoigne aussi et rend compte de faits sociaux, d’événements historiques, d’un vécu ; ces récits autobiographiques prennent alors une dimension collective : « Quand j’utilise le “je”, c’est un collectif aussi […]. Quand je parle de choses très personnelles, j’ai le sentiment que je parle des autres162. »
Contours de l’écriture autobiographique
111Faire son autobiographie, c’est pour un auteur raconter son histoire, reconstituer le parcours de sa vie. C’est un projet ambitieux qui varie d’un auteur à l’autre : l’autobiographie peut être le récit récapitulatif d’une vie ou elle peut être le récit d’une expérience significative. Il faut donc penser l’écriture autobiographique en fonction de son projet. Notre corpus d’étude comprend d’une part des textes qui visent à reconstituer le vécu de l’auteur dans sa globalité, d’autre part des textes qui traitent d’un moment particulier ou d’une expérience importante de la vie de l’auteur. Nous utiliserons la terminologie linguistique de « diachronie » et de « synchronie » pour étudier les projets autobiographiques de Mohamed Choukri, Sonallah Ibrahim et Rachid El-Daïf.
L’autobiographie diachronique : le cas de Mohamed Choukri
112L’autobiographie dite « diachronique » comprend des écrits qui ont l’ambition de raconter toute la vie de l’auteur. Si les récits de Sonallah Ibrahim et de Rachid El-Daïf tracent, au moyen de flash-back, les grandes lignes de leur vie, les écrits de Mohamed Choukri s’inscrivent parfaitement dans cette catégorie d’autobiographie. À l’image des autobiographies arabes classiques et modernes, le récit de son histoire personnelle, de ses souvenirs, des événements historiques et des expériences vécues est réordonné pour donner du sens à sa vie passée. Dans al-Khubz al-ḥâfî, il fait la genèse de son histoire en évoquant ses origines sociales et familiales et particulièrement son enfance. Dans Zaman al-akhṭâ’, il poursuit la narration de son passé et parle de son adolescence, de sa carrière d’enseignant et de ses débuts d’écrivain – des composantes essentielles de toute œuvre autobiographique conforme à la tradition littéraire. Comme nous allons le voir, ce parcours de vie thématiquement bien développé, semé d’embûches, fait d’expériences pénibles et douloureuses a malgré tout changé sa vie.
Les origines rifaines
113En général, les autobiographes et les mémorialistes arabes commencent par évoquer leur naissance, leurs souvenirs d’enfance, la demeure familiale, la disparition d’un être cher, un événement marquant de leur vie ou de leur société. En somme, ils renseignent le lecteur sur leurs origines sociales et familiales. Dans al-Khubz al-ḥâfî, Mohamed Choukri ne parle ni de sa naissance ni de ses ancêtres, il ne décrit pas la demeure familiale où il naît et où il passe ses premières années. Il ouvre son récit sur une scène de deuil, la mort d’un oncle maternel : « Je pleurais la mort de mon oncle et les enfants, autour de moi, partageaient aussi ma douleur. » (p. 9)
114Nous n’en saurons pas plus et pourtant cette mort est l’un des événements déclencheurs. Nous y reviendrons. L’évocation de cette disparition nous livre des informations sur les origines géographiques, sociales et familiales du narrateur-personnage et de sa famille, originaires du Rif marocain. Il y fait une allusion dès les premières pages : « Je voyais également les gens pleurer. À cette époque, la famine, la sécheresse et la guerre frappaient le Rif. » (p. 9)
115D’autres détails apparaissent lorsque l’auteur compare le Rif algérien au Rif marocain. Le jeune narrateur quitte le Maroc et entreprend un long périple qui le conduit de Tétouan à Oran, en passant par Nador puis Oujda, ville frontalière entre le Maroc et l’Algérie. Il nous décrit cette région, placée sous le contrôle des Espagnols, qui couvre la partie méditerranéenne du Maroc, l’arrière-pays montagneux et s’étend en arc de cercle jusqu’en Algérie. Tout au long de la route, il est frappé par la misère et la pauvreté, la faim et la mort :
Le voyage fut long, pénible et interminable. La misère se lisait sur le visage des gens. La pauvreté se voyait à leurs habits, dans les maisons de pierres et de terre. Je me rendis compte que les belles choses étaient la propriété des chrétiens. Nous mangions des galettes de pain sec et des œufs durs qui commençaient à pourrir […] À Oujda, nous passâmes une nuit chez une famille que connaissait mon père. Le matin, je tuais plein de poux qui étaient dans mes vêtements. J’étais sale. Je toussais. Je me grattais tout le temps. Les gens chez qui nous étions étaient encore plus pauvres que nous. Merde ! Quel voyage ! Ce fut le voyage de la faim. (p. 51)
116À l’occasion de ce voyage, l’auteur-narrateur précise son appartenance tribale (qabâ’ilî). Il se dit Rifain parce que sa famille vient de la tribu des Banû Shîkir, connue sous le nom des « Shukriyyîn ». (Notons au passage que ces indications géographiques sont données pour nous éclairer sur le patronyme de l’auteur : Shukrî désigne en arabe le nasab, c’est-à-dire le nom qui indique les origines du père ou de la famille.) Et parce que sa famille est issue d’al-rîfiyyîn – tels qu’ils sont appelés dans le texte –, des peuples sédentaires qui habitent dans des huttes gardées par des chiens. Il admire la générosité (karâma) de ces tribus, leur endurance à travailler dans les champs et surtout leur sens de l’honneur (sharaf), des qualités dont il veut être digne. Embauché comme homme de ménage par un couple franco-italien, le jeune Shukrî refuse catégoriquement de laver les dessous de son employeur parce qu’il en va de son honneur de Rifain. Il n’hésite pas non plus à défier le chef de la bande de son quartier, qui avait agressé sa sœur et dévalisé le commerce de sa mère, à se battre pour laver l’affront et sauver l’honneur de la famille. Une autre fois, embauché comme contrebandier, il est sommé de faire preuve du courage (shujâ‘a) qui fait la réputation de sa tribu. Les Rifains contraints à l’exode quittent leur campagne où règnent la pauvreté, la misère, la faim et la mort pour gagner le nord ou le sud du pays. Comme d’autres, la famille de Shukrî tente sa chance à la ville, d’abord à Tanger puis à Tétouan.
Enfance et vagabondage à Tanger et à Tétouan
117L’auteur retrace l’histoire de son enfance, une période qui s’étend de 1935 à 1956, marquée par la faim, la mort, l’exil, l’exclusion, la violence familiale et l’errance. Nous l’avons dit, al-Khubz al-ḥâfî s’ouvre sur une scène de deuil qui, pour Mohamed Ouled Alla163, est le premier événement déclencheur qui les conduit à fuir leur région, auquel s’ajoutent la pauvreté, la misère et la guerre. Shukrî et sa famille s’installent à Tanger dans l’espoir de voir leur condition sociale s’améliorer, mais ils sont confrontés à la dureté de la ville, au manque de nourriture, au rejet et à l’exclusion. Le narrateur n’est pas accepté par les enfants marocains de son quartier, qui le traitent de citoyen de seconde zone et refusent de nouer avec lui quelque lien que ce soit. Il est marginalisé parce qu’il est Rifain :
Entre les gosses du quartier et moi, il existe une petite différence bien que certains soient plus misérables que moi. Un jour, j’ai vu l’un d’eux ramasser la carcasse d’un poulet et en sucer les os en disant : « Les habitants de cette maison ont une poubelle intéressante, généreuse… » J’étais pour eux l’affamé venu d’ailleurs :
— C’est un Rifain. Il est arrivé du pays de la famine et des assassins.
— Il ne sait pas parler arabe.
— Les Rifains sont malades et partout où ils vont, ils répandent la famine.
— Même leurs animaux sont malades.
— En tout cas, nous ne mangeons pas leurs bêtes. D’ailleurs, elles les rendent encore plus malades. (p. 18-19)
Il ressent durement cette exclusion, d’autant plus qu’il se rend compte qu’il ne bénéficie pas du même traitement que les enfants venus des montagnes.
118À Tétouan les conditions de vie semblent s’améliorer. La mère trouve un travail au marché et assure la subsistance de la famille. Mais le père au chômage tyrannise bientôt la famille et oblige son fils à travailler pour aider à subvenir aux besoins quotidiens. Shukrî devient d’abord barman dans un café populaire, puis employé dans une fabrique de brique, porteur chez un potier, cireur de chaussures, vendeur de journaux et enfin vendeur de légumes. À Oran, où son père l’envoie, il découvre la dureté du travail de la terre, des vendanges et du labour avant de devenir homme de ménage chez des patrons.
119Les rapports conflictuels avec son père le poussent à quitter le foyer familial. Commence alors une vie d’errance dans les faubourgs de Tétouan et de Tanger. Pour se protéger des vols et des agressions sexuelles, il se réfugie dans un cimetière, dans une écurie ou encore sur le toit de vieux wagons. Pour survivre, il fouille les poubelles des restaurants du port et vole les sacs des touristes sur le marché. Il tente, sans grand succès, de se faire passer pour un guide touristique. Il finit par trafiquer dans la contrebande d’alcool.
120La consommation d’alcool et de drogue l’aide à surmonter l’existence misérable de la rue. Pris en possession d’alcool et en compagnie de prostituées lors d’un contrôle policier, il est emprisonné avec ses compagnons pour atteinte aux bonnes mœurs. Pourtant, la prison, loin d’être une expérience douloureuse, est vécue comme formatrice. Le jeune Shukrî prend conscience de la nécessité d’apprendre à lire et à écrire. L’élément catalyseur, c’est lorsqu’il entend Ḥamîd chantonner les vers du célèbre poète tunisien Aboul Kacem Chebbi (1909-1934) : « Si un jour le peuple désire la vie, il faut que le destin lui réponde / Que la nuit s’achève, Que les chaînes se délient. » Il exprime à son ami et codétenu toute son admiration pour ces belles paroles. C’est la première fois qu’il prend conscience de son misérable état d’analphabète (‘iṣâmî), alors que son ami, lui, ne l’est pas. Il décide alors d’apprendre à lire et à écrire dès sa sortie de prison.
Adolescence et apprentissage à Larache
121Sur cette décision s’achève al-Khubz al-ḥâfî. Dans Zaman al-akhṭâ’, il raconte comment il la met en œuvre. Shukrî, alors âgé d’une vingtaine d’années, se rend à Larache muni de la lettre de recommandation de son ami Hassan Zilachi à l’attention du directeur de l’école. Dans le dialogue qui s’engage avec le directeur, on mesure la force de son engagement. Malgré son âge, son retard scolaire, ses lacunes, il est déterminé à mettre tout en œuvre pour que son projet aboutisse. Il veut apprendre parce qu’il en éprouve le besoin et qu’il l’a décidé :
— Désolé. Je ne peux pas vous accepter ici. Vous feriez mieux de retourner à Tanger et de continuer à gagner votre vie comme avant.
— Je préfère étudier. Ce que je fais là-bas ne me plaît pas.Il croisa les mains sur son bureau, regarda la lettre et leva les yeux vers moi.
— Quel âge avez-vous ?
— Vingt ans.
[…]
— Désolé, répète le directeur, il faudrait vous mettre dans la classe des petits et vous avez de la barbe. Ceux de votre âge connaissent déjà par cœur tout le Coran, l’Arjoumya et Ibn Acher.
[…]
— J’essaierai de bien apprendre et vite, et je me raserai tous les jours. (p. 11)164
122Après un rapide examen oral, il intègre une classe d’un niveau moyen. On suit pas à pas son parcours du combattant. Il apprend les rudiments de l’écriture et de la lecture. Il est confronté au mépris de ses professeurs, qui ne prennent pas le temps de lui expliquer les choses. Pourtant, il ne se laisse pas décourager et persévère, avec l’aide de Mukhtâr al-Ḥaddâd, brillant élève de l’institution religieuse et fin connaisseur de la langue arabe, de ses principes fondamentaux, des sciences religieuses et de la littérature classique. Il aide Shukrî à lire les poèmes, à comprendre le sens des mots et la grammaire. Shukrî réussit ses examens. Il obtient son certificat d’études. Plus tard, il passe le concours d’entrée à l’école d’instituteurs.
123Parce qu’il est un grand lecteur, Mukhtâr al-Ḥaddâd lui transmet sa passion des livres et son goût pour la littérature. Il lui fait découvrir les grandes œuvres littéraires de l’époque. Il lui fait lire les romans de l’écrivain et poète égyptien Zakî Mubârak (1891-1952), mais aussi les traductions en arabe des textes d’André Gide et d’Honoré de Balzac. Cette passion pour la lecture, Shukrî la fera sienne et se consacrera davantage à la littérature.
Âge adulte et débuts d’écriture à Tétouan et à Tanger
124Sorti de Larache, Shukrî revient à Tétouan en homme accompli qui sait maintenant lire et écrire. Il a envie de partager son savoir. Il intègre donc l’école d’instituteurs de Tétouan avec l’intention de devenir instituteur (mu‘allim) et d’améliorer sa condition sociale. Malgré son échec aux examens, il est nommé instituteur stagiaire à Tanger au début des années 1960. Il a la charge d’une classe préparatoire d’une quarantaine d’élèves. Bientôt, il déchante et se rend compte qu’il n’est pas fait pour ce métier. Il découvre la misère d’une école dont les moyens sont dérisoires. Shukrî aspire en réalité à devenir écrivain (kâtib) et sa rencontre avec l’écrivain et poète marocain Muḥammad al-Ṣabbâgh (1930-2013) à Tétouan sera pour lui une révélation. Le narrateur comprend que l’écriture peut non seulement l’aider à s’intégrer dans la société, mais aussi lui apporter la reconnaissance sociale, la célébrité et le respect. Grâce aux conseils et aux encouragements de Muḥammad al-Ṣabbâgh, Shukrî rédige ses premiers écrits qu’il envoie à des revues et des journaux arabes jusqu’au jour où un quotidien accepte de publier une de ses nouvelles :
Lorsque le quotidien Al-‘Alam a publié un texte que j’avais intitulé Jadwal ḥubbî [Le ruisseau de mon amour], avec une photo de moi portant un nœud papillon, j’étais ivre de joie. J’ai arrosé la reconnaissance de mon talent artistique enfin admis. J’ai acheté plusieurs exemplaires du journal et je les ai distribués aux collègues de l’école pour qu’ils jugent de l’importance de ma personne. J’ai pensé : moi, enfant des baraques et de la fange, j’écris de la littérature et je suis publié ! (p. 108)
125C’est cette première publication qui va lancer sa carrière d’écrivain, une carrière qui trouve son couronnement à Tanger avec la parution de la version anglaise d’al-Khubz al-ḥâfî en 1980 puis celle de la version française en 1982. Ce sera le sujet de Wujûh, publié en 2000, dans lequel l’auteur fait le portrait d’hommes et de femmes qui ont marqué sa vie d’écrivain.
126Le parcours de Mohamed Choukri dont nous venons de retracer les grandes lignes s’insère dans un ensemble de récits chronologiquement et thématiquement bien ordonné. L’auteur veut donner l’illusion qu’il présente une image fidèle de lui-même et de son histoire singulière. L’illusion opère si bien qu’on ne voit pas de prime abord les « dérapages » que peut se permettre un romancier. Pour donner une histoire plus vraie que nature, l’auteur prend des libertés avec la réalité historique, à commencer par la chronologie linéaire (le point fort de ses textes). On constate que Mohamed Choukri n’accorde pas la même importance aux périodes marquantes de sa vie. Dans al-Khubz al-ḥâfî, il prétend parler de la période allant de 1935 à 1956, qui couvre ses vingt premières années. Or, hormis l’allusion faite au début du texte, on ne sait rien de sa vie avant l’émigration de la famille à Tanger. L’auteur consacre 37 pages à la période allant de 6 à 13 ans, 33 pages à la période de 13 à 16 ans, 29 pages à celle de ses 17 ans, 47 pages aux trois dernières années. On voit qu’il passe sur son enfance pour s’attarder davantage sur son adolescence. Ce choix chronologique n’est pas du tout anodin. Il met en évidence un des événements décisifs de sa vie, un moment capital dans le processus de son développement personnel : son passage en prison, qui a changé sa personnalité et orienté son récit. C’est en prison qu’il prend conscience de sa condition sociale et décide d’apprendre à lire et à écrire. C’est en prison que s’opère sa transformation, annoncée d’abord par une remarque de son codétenu : « Tu es doué pour apprendre » (‘indaka isti‘dâd li-kay tata‘allama, p. 193) puis une autre : « Il m’a dit que j’étais doué pour apprendre » (wa qâla lî li-anna ‘indî isti‘dâdan li-l-ta‘allum, p. 225). Sa transformation est radicale, il est transfiguré. Alors l’écriture de Mohamed Choukri se libère, s’allège, utilise l’ellipse, elle n’est plus encombrée d’analepses ou de détails chronologiques. Il va à l’essentiel. On le voit dans Zaman al-akhṭâ’ et dans al-Shuṭṭâr, il réussit à nous faire croire que cela s’est réellement passé comme il l’écrit. En quelques années, il a réussi à maîtriser la langue arabe. Il est devenu écrivain.
L’autobiographie synchronique : les cas de Sonallah Ibrahim et de Rachid El-Daïf
127On entend par autobiographie synchronique un récit dans lequel l’auteur privilégie un moment de sa vie. Contrairement à Mohamed Choukri, Sonallah Ibrahim et Rachid El-Daïf ne cherchent pas à raconter tout de leur vécu. Ils préfèrent choisir le moment d’un événement significatif de leur vie non pour le décrire, mais pour en justifier le choix par un retour en arrière, des flash-back qui font la matière du texte et qui sont la caractéristique essentielle de l’autobiographie synchronique.
Sonallah Ibrahim : l’expérience de la prison et les souvenirs d’enfance
128Sonallah Ibrahim choisit de se concentrer sur deux moments décisifs de sa vie : son expérience de la prison et ses jeunes années. Ils sont racontés soit avec sobriété soit dans de longues digressions qui freinent l’évolution chronologique du texte.
129Pour la critique littéraire, Tilka al-râ’iḥa est l’œuvre qui parle de façon explicite de l’épreuve de la prison et pourtant Sonallah Ibrahim n’y consacre que quelques pages. Il faut attendre la publication tardive de ses « carnets de prison », Yawmiyyât al-wâḥât (2005), pour en apprendre davantage sur la vie en milieu carcéral et le traitement réservé aux détenus politiques sous le régime de Nasser. Dans Tilka al-râ’iḥa, qui raconte les premiers jours de sa libération, il divise son texte en deux parties thématiquement inégales. D’abord trois pages pour sa première libération, qui se solde par un retour au commissariat de police parce que personne dans l’entourage proche du narrateur ne souhaite accueillir un ancien détenu. Trois pages d’une écriture ciselée et concise qui font penser à un carnet de notes. Les actions s’enchaînent sans le moindre détail pour préciser le contexte et décrire la manière dont l’auteur a vécu cette expérience :
— Votre adresse ? a dit l’officier.
— Je n’en ai pas. Il m’a regardé d’un air étonné :
— Où allez-vous, alors ?
— Je ne sais pas. Je n’ai personne.
— Je ne peux pas vous laisser sortir comme ça.
— Je vivais seul avant.
— Il faut qu’on puisse vous trouver tous les soirs. Un agent va vous accompagner.
C’est ainsi qu’on s’est retrouvés dehors, le policier et moi. […] On est allé chez mon frère. Sur le palier, il m’a dit qu’il partait en voyage et qu’il devait fermer l’appartement. On est redescendu et on est allé chez un ami :
— J’ai ma sœur, je ne peux pas te loger.
Nous nous sommes retrouvés dans la rue. Le policier s’est mis à faire grise mine, et une lueur méchante s’est allumée dans ses yeux […] :
— Ça suffit comme ça, a-t-il tranché. On retourne au commissariat. (p. 29)
130Avec le retour provisoire au commissariat, Sonallah Ibrahim en profite pour nous faire découvrir le milieu carcéral : les geôliers corrompus qui rackettent les détenus, les cellules surpeuplées où s’entassent drogués, voleurs, assassins, escrocs, etc., les viols commis en toute impunité.
131Puis on découvre une cinquantaine de pages qui se lisent comme un journal, riches de développements thématiques. L’auteur raconte sa libération effective, sa réadaptation au monde extérieur et son insertion dans la vie sociale. Il sort de prison mais reste en liberté surveillée. Son quotidien est rythmé par les contrôles d’un représentant de la police militaire – désigné tantôt sous les termes de « al-‘askarî » tantôt de « al-ḍâbiṭ » – qui se présente à son domicile à toute heure du jour ou de la nuit pour vérifier sa présence. Mais son quotidien est aussi fait de solitude, de visites familiales et amicales, de la recherche d’un logement, d’une activité professionnelle, etc. Il observe la société égyptienne et nous informe des changements qu’il constate. Il découvre la télévision avec bonheur, il parle de la tenue vestimentaire des femmes, qui attire et provoque le regard des hommes, de l’évolution des mœurs (l’homosexualité féminine par exemple), etc. Il nous fait aussi partager ses interrogations sur l’état de la société, sur les inégalités sociales, les frustrations sexuelles que lui imposent les interdits socioculturels et sa condition de célibataire. Les événements sont relatés tels qu’ils ont été vécus par Sonallah Ibrahim. Le style de cette deuxième partie est concis et direct, enrichi d’analepses qui renseignent le lecteur sur son passé, composé de son incarcération, de son engagement politique, de ses amours perdues, de son enfance heureuse et surtout de l’absence de figure paternelle.
132L’absence du « père » au sens propre comme au figuré est vécue comme une blessure intime, profonde, qui entraîne une crise identitaire et intellectuelle particulièrement vive au moment de sa sortie de prison. Dans Tilka al-râ’iḥa, il rend visite à la famille d’un codétenu mort en prison. Nous savons qu’il s’agit de Shuhdî ‘Aṭiya (1911-1961), son « père spirituel » à qui il rend ici un dernier hommage. Avec ce camarade politique, il a tout partagé : l’engagement intellectuel, le militantisme politique et la prison. Dans un des flash-back qui émaillent le texte, l’auteur fait en effet allusion à la disparition tragique de cette figure emblématique de la gauche égyptienne, mort sous les coups lors d’un transfert de prisonniers alors qu’ils étaient attachés : « Ils l’ont frappé à la tête […] et après je ne l’ai plus revu. » (p. 33)
133La mort de ce père spirituel laisse un vide. C’est d’abord un vide dans la narration puisque le texte ne poursuit pas l’évocation de cette disparition. Ensuite, et on peut s’en douter, c’est un vide politique qui se traduit comme nous le verrons plus loin par la désillusion politique. C’est aussi un vide intérieur qui fait naître en lui la nostalgie du passé alors qu’il est seul en résidence surveillée. Rongé par la solitude, il se réfugie dans ses souvenirs et dans le retour sur ses jeunes années. Il se revoit enfant, accompagnant son père lors de ses visites à des proches ou à des connaissances. Mais à l’évocation du passé, le manque de la présence maternelle ne fait que croître. Il pense à sa mère et se demande ce qu’elle est devenue après sa séparation d’avec le père. En réalité, il est à la recherche du père biologique : « [Dans le trolleybus] j’appuyais ma nuque contre la cloison de bois pour jouir de la vitesse, devinant mon père, les yeux fermés, face au vent qui nous malmenait. » (p. 65)
134Le sujet du second ouvrage porte sur le destin de ce père biologique. Dans al-Talaṣṣuṣ, Sonallah Ibrahim s’engage à raconter son enfance. Déjà Tilka al-râ’iḥa, Najmat ughusṭus, Warda ou encore Amrikanlî, ponctués d’analepses, avaient permis à l’auteur d’évoquer ses souvenirs d’enfance. Le lecteur s’attend donc à trouver dans al-Talaṣṣuṣ le récit d’une enfance et des origines familiales et sociales ou d’un parcours initiatique. Il n’en est rien. Le récit est synchronique et se concentre sur une courte période de ses jeunes années. La chronologie n’est pas explicitement reconstruite, mais de nombreux indices permettent de situer le contexte historique du récit dans les années 1940, plus précisément durant les dernières années de la monarchie égyptienne. Il est question du roi Farouk Ier, du mécontentement général de sa gouvernance, des scandales de ses frasques, de la corruption, du désastre de la première guerre israélo-palestinienne. Les événements socioculturels tels que le ramadan (p. 196-197), la fête du ramadan (p. 204) et la fête de la fin du pèlerinage (p. 267) sont autant de marqueurs de temps dans l’histoire.
135Raconter son enfance est surtout pour lui l’occasion de rendre hommage à son père, qui l’a élevé et éduqué, comme il le confie dans un entretien accordé à Dina Heshmat pour le quotidien libanais Al-Akhbâr : « La différence d’âge, entre lui et moi, était grande. C’est la relation entre un grand-père et son petit-fils. Nous étions de vrais amis, nous discutions, jouions aux cartes. Il a eu un rôle important dans ma vie. Il était cultivé, lisait beaucoup. C’était un très bon conteur. » Et Dina Heshmat de conclure : « Si Sonallah Ibrahim considérait la prison comme ses “universités”, il considérait son père comme son “école”165. »
136La relation père-fils est au centre du texte, ou plutôt la relation entre un grand-père et son petit-fils comme l’auteur la qualifie lui-même. Le jeune garçon d’une dizaine d’années partage la vie de son vieux père dans un appartement exigu, dénué de tout confort. Il note tous les instants précieux qu’ils vivent ensemble, leur quotidien et leurs déambulations dans les quartiers populaires et dans les beaux quartiers du Caire, qu’il décrit avec minutie dans une belle langue. Le père aimant et bienveillant se soucie de l’éducation de son fils, de sa santé et de son bien-être. Mais il est une absence que le père ne saurait combler, l’absence de la mère, lourde à porter, est source de conflit avec la belle-famille. Bien qu’il en ait souffert, Sonallah Ibrahim préfère évoquer l’enfance heureuse plutôt que la blessure.
137Al-Talaṣṣuṣ raconte sa découverte du monde des adultes. On le verra, le jeune narrateur observe le comportement de son père, rapporte ce qu’il entend, ce qu’il ressent avec franchise et innocence. Comme dans Tilka al-râ’iḥa, il y a le même style narratif concis, ponctué d’analepses nombreuses et nourries des souvenirs de l’enfance heureuse et des années d’apprentissage qui font la chronique de l’Égypte moderne.
Rachid El-Daïf : l’expérience de la guerre et le séjour en Allemagne
138Rachid El-Daïf choisit de se concentrer sur deux événements qui l’ont profondément marqué : la guerre civile au Liban et la découverte déstabilisante d’une homosexualité assumée au cours d’un séjour en Allemagne. Le choix du style narratif n’est pas vraiment différent de celui adopté par Sonallah Ibrahim.
139L’œuvre de Rachid El-Daïf est hantée par la guerre. Dans al-Mustabidd et dans Fusḥat mustahdifa bayna al-nu‘âs wa-l-nawm, pour n’en citer que deux, il parle de ce que la guerre a imprimé dans son corps et dans son esprit et dans ‘Azîzî al-sayyid Kawâbâtâ, il est aussi question de la guerre. Rachid El-Daïf s’invente un correspondant, en la personne du célèbre écrivain japonais Yasunari Kawabata, disparu en 1972. Dans les lettres qu’il adresse à ce correspondant imaginaire – qu’il adresse en réalité à lui-même –, il peut tout dire. Cette correspondance n’est pas datée, elle comporte néanmoins deux parties chronologiquement bien distinctes. La première partie tient en une dizaine de pages et elle est essentielle parce qu’elle dit l’intention de l’auteur de rapporter à son correspondant ce qui lui est arrivé et qu’il a jugé important de lui confier sans tarder. L’incident est raconté à un temps particulier en arabe, le « muḍâri‘ », qui peut se traduire par « inaccompli » en français et qui exprime une action qui s’est déroulée dans un passé plus ou moins proche ; il est bref, il se répète et il est important. C’est un souvenir qui surgit alors que l’auteur se promène dans Beyrouth et tandis qu’il longe les belles vitrines de la rue Hamra, le film de son passé fait soudain irruption :
Je marchais rue Hamra, à Beyrouth, quand je l’ai vu tout à coup. Sur le moment, j’ai eu l’impression de me voir moi-même. J’ai cru d’abord que je voyais quelqu’un qui me ressemblait beaucoup, mais je me suis rapidement rendu compte que ce n’était pas simplement cela. Je me suis dit : c’est donc que je suis devant une vitrine, ou devant un miroir qui me renvoie mon image avec une netteté effrayante. (p. 9)
140Ce souvenir le ramène douze ans en arrière pendant la guerre civile qui mena le Liban au chaos.
141La deuxième partie thématiquement bien développée est essentiellement constituée d’analepses, mais aussi de prolepses qui nous font découvrir son enfance dans la campagne libanaise, ses années d’apprentissage au Liban et en France, son combat politique au sein du parti communiste et progressiste libanais et enfin son expérience de la guerre.
142Avec ‘Awdat al-almânî ilâ rushdi-hi, Rachid El-Daïf nous entraîne loin de son environnement social, loin de sa terre meurtrie pour nous parler d’un séjour en Allemagne qui l’a profondément marqué. En 2003-2004, dans le cadre d’un programme d’échange culturel, il rencontre l’écrivain Joachim Helfer, qui parle de son homosexualité dans ses œuvres. La première partie du texte porte sur les six semaines passées en Allemagne. Il raconte non sans une pointe d’humour sa première entrevue avec Joachim Helfer dont il est averti qu’il est homosexuel :
Moi-même, lorsqu’on m’interrogeait à son sujet, je répondais aussitôt qu’il était homosexuel. Par exemple, alors que je l’attendais au Wissenschaft Kolleg, j’ai croisé Naṣr Ḥâmid Abû Zayd, le penseur égyptien vivant en exil. […] Quand il m’a interrogé sur l’écrivain avec lequel j’allais travailler, je lui ai répondu qu’il était homo – mithliyy […]. Sauf que Naṣr Ḥâmid Abû Zayd m’a entendu dire mithlî (comme moi), sans le redoublement de la lettre « y » à la fin du mot et qu’il m’a demandé : — Qu’est-ce que tu veux dire qu’il est « comme toi » ? Je me suis récrié et empressé de préciser les choses comme si j’étais suspecté de turpitude et d’infamie Je ne voulais pas qu’il subsiste dans son esprit le moindre doute. (p. 13-14)
143Cela le déconcerte mais, en tant qu’hétérosexuel, il est très surpris de voir un homosexuel qui s’accepte, qui est accepté par la société et qui peut vivre en couple, ce qu’il ne pensait pas possible. Nous verrons plus loin que ce texte soulève la question du choix et de la liberté sexuelle.
144Dans la deuxième partie, il raconte les trois semaines que Joachim Helfer passe au Liban : sa visite de Beyrouth, sa rencontre avec le milieu intellectuel libanais et avec une journaliste allemande avec laquelle il aura une aventure amoureuse, ce qui à la fois surprend et rassure Rachid El-Daïf : « Oh ! mon Dieu ! me suis-je dit. Que s’est-il passé ? Est-ce que la [journaliste] allemande est tombée enceinte en une nuit ? Est-ce que l’Allemand a retrouvé sa raison ? » (p. 69)
145À travers le thème et le style, on retrouve les principales caractéristiques d’un récit de voyage. L’auteur adopte une chronologie linéaire et multiplie les éléments historiques et biographiques pour accentuer l’effet du réel.
146Ainsi, les auteurs créent l’illusion biographique en s’identifiant au personnage principal, en adoptant le point de vue du narrateur pour raconter à la première personne des expériences vécues. Ils affirment par là la référentialité de leurs textes pour la faire accepter. Pourtant, créer l’illusion biographique n’est qu’une des étapes de l’autofiction. Les auteurs utilisent différents moyens de transgression ou de procédés romanesques pour s’affranchir du carcan autobiographique et en affirmer la fictionnalité. Dans la partie qui suit, nous nous proposons d’étudier l’un de ces procédés, c’est-à-dire l’altérité ou la distanciation de soi. Ce procédé permet aux écrivains de prendre du recul pour se raconter. Cela leur permet également de se prendre comme objet d’étude et de conserver la maîtrise de leurs œuvres, de quitter la narration autodiégétique pour adopter le point de vue soit d’un narrateur omniscient soit d’un personnage fictif afin de raconter au plus juste ce qu’ils ont vécu et ce qu’ils ont ressenti. Mais avant de voir comment les trois auteurs deviennent objets d’étude, il convient de montrer comment ils procèdent pour se distancier.
La distanciation de soi
147Comme celui qui se regarde dans un miroir, l’auteur doit pouvoir s’observer, se distancier de soi en employant le « il » ou en ayant recours à un personnage de fiction, son alter ego. Pour Philippe Lejeune, l’écriture autobiographique ne s’interdit pas d’utiliser la troisième personne, mais son usage doit être rare et même exceptionnel. C’est une marque d’orgueil ou de modestie :
Parler de soi à la troisième personne peut impliquer soit un immense orgueil (c’est le cas des Commentaires de César, ou de tels textes du général de Gaulle), soit une certaine forme d’humilité (c’est le cas de certaines autobiographies religieuses anciennes, où l’autobiographe se nommait lui-même « le serviteur de Dieu »). Dans les deux cas, le narrateur assume vis-à-vis du personnage qu’il a été soit la distance du regard de l’histoire, soit celle du regard de Dieu, c’est-à-dire de l’éternité, et introduit dans son récit une transcendance à laquelle, en dernier ressort, il s’identifie166.
Mais comme le fait remarquer Philippe Lejeune, si l’emploi du « il », c’est-à-dire le choix d’une narration hétérodiégétique, devient exclusif, les règles conventionnelles de l’autobiographie ne sont pas respectées et le lecteur risque de s’y perdre :
Mais dans le cadre d’un genre comme l’autobiographie, dont les conventions sont diamétralement opposées, l’emploi de la troisième personne produit au contraire un effet frappant : on lit le texte dans la perspective de la convention qu’il viole. Pour cela, il faut que le lecteur se souvienne de la convention. Si le texte est entièrement écrit à la troisième personne, il ne reste que le titre (ou une préface) pour imposer une lecture autobiographique. Et si ce texte est long, le lecteur risque de l’oublier. C’est ce qui explique qu’il y ait si peu d’autobiographies modernes écrites entièrement à la troisième personne167.
Utiliser la troisième personne permet à l’auteur de parler de lui comme s’il était un autre et de préserver son intimité. Cela permet aussi d’ouvrir la voie de la fiction à l’autobiographie et constitue en ceci un signe fictionnel, comme le souligne Philippe Lejeune : « Des effets totalement différents du même procédé peuvent être imaginés, de contingence, de dédoublement ou de distance ironique168. »
148Dans la littérature arabe, les auteurs emploient la troisième personne ou ont recours à un personnage de fiction pour raconter leur histoire personnelle, retracer leur parcours intellectuel et faire part de leur vision philosophique du monde. Pour tous ces auteurs, l’autobiographie altérisée vise à révéler une individualité singulière et à susciter l’adhésion collective et communautaire : le « moi » narratif se veut exemplaire, voire idéal. Il convient de l’imiter pour gagner en dignité et en sagesse. Dans Kitâb al-ayyâm, Taha Hussein inaugure cette écriture à la troisième personne qui révolutionne le genre autobiographique. Cette forme d’écriture a bien embarrassé la critique littéraire. Certains critiques, comme Heidi Toëlle, y voient la manifestation de la pudeur et la marque de l’oralité que lui impose sa cécité :
Il s’agit donc bien d’une autobiographie, mais d’une autobiographie conçue à dessein comme un roman de formation. C’est aussi un texte en un arabe classique fortement marqué par l’oralité, car l’auteur, à l’instar de l’enfant et du jeune homme dont il raconte la formation, était aveugle et a donc dicté son texte. Les pages les plus saisissantes sont du reste celles qui se réfèrent à cette cécité, contractée à l’âge de deux ans, faute de soins médicaux, et évoquée avec une extrême pudeur169.
D’autres, comme Nada Tomiche, l’expliquent par l’orgueil. Taha Hussein veut montrer sa fierté d’avoir dépassé son handicap et changé son destin : « Ainsi, par sa lutte individuelle, ses choix judicieux, l’être défavorisé par la nature, condamné à la servitude par la société deviendra le grand écrivain et l’homme politique que l’on sait170. » Cependant, si la pudeur et l’orgueil nous renseignent sur la personnalité de l’auteur, sur les motivations et les circonstances qui entourent la rédaction de l’ouvrage, ils ne suffisent pas pour justifier le choix narratif de Taha Hussein. Comme le fait remarquer Luc-Willy Deheuvels171, ce procédé littéraire s’inscrit dans une logique plus romanesque qu’autobiographique. En effet, Taha Hussein utilise volontairement la troisième personne pour créer, d’une part, une distanciation temporelle entre lui et son narrateur, l’enfant qu’il a été, et d’autre part, une distanciation fonctionnelle entre lui et son personnage sorti de son imagination. Le premier volume du Kitâb al-ayyâm s’ouvre sur la difficulté qu’éprouve Taha Hussein à dire et à reconstituer un souvenir, difficulté qu’exprime la répétition de « Lâ yatadhakkar » (Il ne se souvenait pas) et qui sera résolue lorsque l’auteur aura introduit un personnage désigné à la troisième personne (huwa). Luc-Willy Deheuvels écrit :
La création, dans ce texte, suit presque les étapes d’une genèse. Du néant initial, l’imaginaire fait surgir un instant primordial qui lui-même institue un temps, à la fois celui du récit et du souvenir. Le souvenir agit dans le brouillard de l’effacement, par l’artifice d’un souffle perçu, pour départager lumière et ténèbres. Genèse du souvenir, ce texte est aussi celui de la naissance au discours du « il » autour duquel le discours se mobilise désormais. Ce « il » qui apparaît n’est pas celui qui, anonyme aussi, est tendu dans un effort pour faire resurgir le passé. Il est le produit de l’imaginaire de l’autre, tout au plus l’image de ce qu’il croit avoir été172.
Une fois le personnage créé, l’auteur peut conserver le masque et rester dans l’ombre. Tel le romancier, il délègue le récit à un narrateur omniscient qui raconte les aventures extraordinaires d’un personnage dont l’identité est soigneusement préservée pour ne laisser subsister que l’image d’un héros à qui le lecteur doit pouvoir s’identifier. Les dénominations telles que « al-ṣabî » (le garçon), « al-fatâ » (le jeune) ou encore « ṣâḥibu-nâ » (notre ami) employées par l’auteur pour désigner le personnage remplissent cette fonction.
149Jamîl Ḥamdâwî173 considère que ce procédé littéraire évolue dans Adîb, un récit dans lequel Taha Hussein procède à la fois à la distanciation de soi et au dédoublement de sa personnalité174 en convoquant un narrateur homodiégétique qui fait partie de l’histoire qu’il raconte mais qui possède aussi tous les attributs du narrateur hétérodiégétique puisqu’il reste anonyme. Son attitude est celle d’un biographe qui fait le portrait d’un personnage dont il raconte l’histoire. Bien que le personnage porte un nom d’emprunt, l’auteur lui donne certains de ses traits caractéristiques. Nâẓim al-Sayyid175 souligne l’influence que cette manière de s’observer a eue sur les contemporains et successeurs de Taha Hussein, comme Tewfik El-Hakim, al-‘Aqqâd, Yahya Haqqi, Tayeb Saleh ou encore Suhayl Idrîs, qui se sont affranchis de l’autobiographie conventionnelle en ayant recours à l’altérité et à la distanciation de soi pour être plus libres de s’exprimer.
Le processus à l’œuvre
150Mohamed Choukri, Sonallah Ibrahim et Rachid El-Daïf adoptent aussi cette écriture altérisée et s’inspirent des procédés narratifs mis en œuvre par Taha Hussein pour mettre de la distance entre le narrateur et le personnage principal.
151Pour opérer cette distanciation, Mohamed Choukri choisit d’alterner les temps narratifs. Dans al-Khubz al-ḥâfî, il emploie de préférence le mâḍî (l’accompli) pour raconter ses jeunes années et aménage ainsi un espace de distanciation entre le narrateur âgé qu’il est et l’enfant qu’il fut. On conviendra avec Philippe Lejeune que ce genre de dispositif est plus courant chez les autobiographes et les mémorialistes, pour qui la reconstitution du passé est moins contraignante et plus souple. Or si l’on en croire Philippe Gasparini, l’emploi d’un passé composé ou d’un passé simple a toute son importance dans la langue française : « Le passé composé relie toujours [un] événement au moment de l’énonciation, mais le passé simple introduit une césure nette entre le moment où l’on parle et l’événement relaté. Il supprime toute relation entre narrateur et histoire au point que “les événements semblent se raconter d’eux-mêmes”176. » Là où le français dispose de deux formes de passé, l’arabe emploie l’accompli pour un événement ou pour un discours narratif. Une fois la distanciation opérée, le personnage principal prend son autonomie lorsqu’il emploie le muḍâri‘ (l’inaccompli ou le présent de narration) et la maîtrise du récit rétrospectif, ce qui lui permet de se remettre en question et de porter un jugement sur son passé. C’est ce que Mohamed Choukri met en œuvre dans al-Shuṭṭâr.
152Sonallah Ibrahim choisit l’anonymat, un choix narratif que Philippe Gasparini explique en ces termes :
L’anonymat du protagoniste peut évidemment relever d’une stratégie fictionnelle. En refusant de nommer leur héros, Alain Robbe-Grillet, Samuel Beckett, Nathalie Sarraute évidaient la notion traditionnelle de personnage pour ne laisser subsister qu’une subjectivité, une voix incertaine, labile et sans cesse au bord de la dissolution, tenant de Kafka plus que de Proust. Le miroir du protagoniste ne reflétait plus l’auteur, qui s’en prétendait absent, mais était, au contraire, tendu au lecteur invité à se reconnaître dans un individu dépersonnalisé, dans un observateur impersonnel, inconsistant, qui se cherchait sans jamais être assuré de son identité propre177.
L’anonymat du « je » chez Sonallah Ibrahim équivaut à l’anonymat du « il » chez Taha Hussein. Dans Tilka al-râ’iḥa, le narrateur se construit une identité narrative donc fictionnelle qui, à mesure que le personnage, tourmenté par la solitude et confronté au monde extérieur dont il avait été coupé, tente de reprendre pied dans la vie par la rétrospection et par le souvenir. C’est le même procédé qu’utilise Sonallah Ibrahim dans al-Talaṣṣuṣ. Le narrateur construit son identité narrative à partir des souvenirs d’enfance, de l’histoire du père et des chroniques de l’Égypte moderne.
153Rachid El-Daïf choisit la distanciation temporelle et fonctionnelle pour se dissocier du personnage-narrateur et marquer l’opposition entre le narrateur homodiégétique qui dit « je » et le personnage désigné par « il », deux alter ego de l’auteur. Pour Jean-Paul Sartre, cette forme de distanciation crée un conflit interne :
Nous retrouvons donc ici cette distinction de principe entre autrui et moi-même, qui ne vient pas de l’extériorité de nos corps, mais du simple fait que chacun de nous existe en intériorité et qu’une connaissance valable de l’intériorité ne peut se faire qu’en intériorité, ce qui interdit par principe toute connaissance d’autrui tel qu’il se connaît, c’est-à-dire tel qu’il est178.
En effet, dans ‘Azîzî al-sayyid Kawâbâtâ, on se trouve d’emblée en présence d’un narrateur qui se raconte comme s’il était un autre. Lorsqu’il voit son reflet dans les vitrines de la rue Hamra, son passé surgit d’un coup et lui montre celui qu’il fut :
Sur le moment, j’ai eu l’impression de me voir en train de marcher sur le trottoir d’en face, à quelques mètres de moi. Il m’a semblé que le temps était suspendu, ce qui n’a fait que renforcer ma sensation de surprise et même de vide. J’avais perdu mon équilibre, je veux dire mon unité, la cohésion des parties dont je suis formé, leur adhésion à ce vague quelque chose qui les lie ensemble. […] Je l’ai vu qui marchait le long du trottoir, rue Hamra, l’air de rien ! Comme si tout ce qu’avait connu le Liban d’une façon générale et Beyrouth en particulier, quinze années durant, n’avait été qu’un débordement artificiel, provoqué pour une raison quelconque et passagère : tourner un film, montrer une pièce en décors naturels… Mes cheveux se sont dressés sur ma tête ; mon sang s’est mis à bouillir. Je le déteste, monsieur Kawabata. Il marchait, la tête légèrement penchée en arrière, l’air arrogant, les mains serrées à hauteur de poitrine sur la misbaha [chapelet musulman]. (p. 9-10)
154Le recours à la troisième personne marque clairement une distanciation temporelle entre l’homme-narrateur qu’il est devenu et le personnage qui incarne l’homme qu’il était et qu’il appelle « IL » pour rester anonyme. Comme chez Taha Hussein, cette distanciation est fonctionnelle. Le « IL » est une création de l’imagination du narrateur, ou du moins est l’image de ce qu’il croit avoir été, et c’est au moyen de la rétrospection et du souvenir que le narrateur reconstitue l’identité de son alter ego. Il retrace le parcours de ce personnage depuis son enfance dans un village maronite très conservateur, ses années d’apprentissage à l’école primaire du village, au lycée et à l’université puis sa carrière d’enseignant après son doctorat en France, enfin son engagement de révolutionnaire. Le narrateur désigne le personnage de façon imprécise par des pronoms personnels (huwa / il, hu / lui), mais il le présente aussi comme « l’ami » (al-ṣadîq), le « camarade » (al-rafîq), une manière sans doute de lui attribuer le caractère de l’intellectuel et du militant marxiste qu’il fut.
L’altérité et la libération de soi
155Nous venons de le voir, les trois écrivains utilisent différents procédés pour se distancier et se raconter. Mohamed Choukri a recours à la distanciation temporelle, Sonallah Ibrahim à l’anonymat et Rachid El-Daïf à la distanciation temporelle et fonctionnelle en opposant le narrateur qui dit « je » au personnage désigné par « il ». Le recours à l’altérité et à la distanciation de soi permet aux écrivains arabes de poser un regard critique sur leur passé mais aussi sur leur rapport complexe à la société, à la religion et à la politique. Un regard critique qui porte en germe la contestation de l’ordre établi.
De la contestation du pouvoir patriarcal au reniement de Dieu
156La contestation est d’abord d’ordre socioculturel et religieux. Elle traduit le processus d’émancipation du personnage qui commence par contester le pouvoir patriarcal dans la famille puis par rompre avec l’appartenance communautaire et finit par mettre en cause la religion.
La contestation du pouvoir patriarcal
157Pour ‘Adnân ‘Alî al-Sharîm179 et Yumnâ al-‘Îd180, le processus d’émancipation commence dans la famille. Les deux chercheurs expliquent que la famille arabe est à l’image de la société. Elle fonctionne sur un mode hiérarchique dans lequel l’individu n’existe que par rapport à son appartenance familiale et à la place qui lui est attribuée en fonction de son statut social, de son âge et de son sexe. Cette hiérarchisation assoit l’autorité du patriarche sur les membres du clan puis celle des personnes âgées sur les plus jeunes, celle des parents sur les enfants, celle des aînés sur les cadets, celle de l’homme sur la femme. Le père est au sommet de cette hiérarchie, il règne sur la famille. Son autorité, instituée par la société et légitimée par la religion, se fonde sur la crainte et la soumission. Il a le rôle d’un juge qui décide et assigne leurs tâches aux membres de la famille. Dans la littérature arabe contemporaine, les récits de Suhayl Idrîs, Hanan El-Cheikh, Hoda Barakat ou encore Leïla Baalbaki en donnent des exemples. Leurs personnages luttent contre l’emprise de la famille et se rebellent contre la tyrannie du père.
158Dans notre corpus, Mohamed Choukri et Rachid El-Daïf traitent de ce thème181. Issus d’une famille conservatrice et pauvre, leurs personnages rejettent la tyrannie du père pour s’émanciper, soit en résistant soit en luttant contre le père. Dans ‘Azîzî al-sayyid Kawâbâtâ, Rachid El-Daïf décrit la résistance de son personnage, un jeune garçon maronite destiné au travail manuel par son père paysan et analphabète qui trouve inutile d’apprendre à lire et à écrire. Sûr de lui, le personnage de Rashîd exprime sa volonté d’aller à l’école, l’instruction étant pour lui une ouverture sur le monde, la garantie de la réussite et de l’ascension sociale. Paraphrasant sa mère, il soutient que l’obtention du certificat d’études et d’un diplôme lui ouvrirait les portes de l’administration et lui permettrait d’y occuper un poste intéressant. Lorsqu’il apprend que son père cherche à interrompre ses études, il décide de résister. Mais comment s’opposer à un père tyrannique qui sait faire preuve d’une grande patience avant de laisser exploser sa colère ? Il le fera par la ruse. Puisque son père prend un malin plaisir à le tester pour évaluer son niveau, le jeune Rashîd ruse et fait semblant de ne pas savoir lire, du moins de ne pas être encore capable de déchiffrer un texte :
Un jour, mon père m’a demandé de lui lire une lettre envoyée par ma tante d’Amérique. Je l’ai prise, je l’ai examinée attentivement, penchant la tête à gauche et à droite, ouvrant grands les yeux ou au contraire les plissant, comme pour observer quelque chose à l’horizon. J’ai commencé la lecture, hésitant sur bien des lettres, écorchant bien des mots, me reprenant à plus d’une reprise. Il a hoché la tête en disant qu’il ne suffisait pas que je sache lire une lettre, mais qu’il fallait aussi que je puisse en écrire. (p. 55)
159Il a compris que le jour où il saura lire, son père interrompra ses études et l’obligera à travailler. Cependant, cette stratégie ne réussit pas toujours. Le père multiplie les tests de lecture et lorsqu’il s’aperçoit que son fils hésite ou fait semblant, il va jusqu’à exercer sa violence sur la mère pour terroriser son fils et le dissuader de poursuivre son apprentissage. Dans sa tyrannie, il va aussi jusqu’à brûler son fils au fer quand il refuse de lire la lettre qu’il lui présente :
Pour finir, mon père a eu recours à la corde. Il m’a attaché à ma chaise et il a brandi la lettre sous mes yeux. […] Après m’avoir ligoté, mon père a allumé le réchaud et posé sur la flamme une des tiges de fer que nous utilisions pour faire des brochettes. Son intention était claire : ou je lisais convenablement, ou mes doigts allaient connaître la morsure du fer chauffé à blanc ! (p. 72-73)
Il m’a brûlé ! […] Sur mes doigts, il a posé le fer rougi à blanc et l’a ôté aussitôt. Sur l’index. Le fer m’a touché un bref instant, mais d’une manière redoutablement efficace. J’ai hurlé. Il avait fermé les fenêtres et la porte qui donnaient à la rue. Il a remis le fer sur la flamme. J’ai senti l’odeur de viande grillée. Mon odeur. J’ai poussé un hurlement. Il me reprochait de ne pas me taire, il insistait. (p. 78-79)
160Pour diverses raisons, cette résistance ne conduit jamais à une confrontation directe avec le père parce que l’enfant obéit aux codes sociaux et culturels et qu’il respecte l’autorité parentale. Il subit la tyrannie du père mais n’en conçoit ni haine ni rancœur, il refoule au contraire ses sentiments comme s’il se résignait à supporter ces abus de pouvoir : « J’ai tout supporté en silence, avec orgueil, et je suis sorti » (kâbartu, wa ṣabartu, wa taḥammaltu wa kharajtu, p. 60). Comme Mohamed Choukri, le jeune Rashîd n’a ni le physique ni le mental pour braver son père et pour cette raison il compte sur sa mère qui, au péril de sa vie, intervient parfois pour s’opposer à la violence de son mari en invoquant ses sentiments et la survie du couple. La confrontation entre le fils et père n’aura jamais lieu, car le père meurt, victime d’une vengeance. Le jeune Rashîd poursuit ses études universitaires à Beyrouth, loin du domicile familial et du village.
161Dans les récits de Mohamed Choukri, on voit comment l’émancipation du personnage s’opère à travers un conflit entre le fils et le père tyrannique. Dès les premières pages d’al-Khubz al-ḥâfî, le lecteur découvre la violence d’un père qui abuse de son autorité et n’hésite pas à battre son fils. Cette scène marque le début du conflit qui s’amplifie lorsque, dans un excès de colère et de folie, le père tue son deuxième fils, malade et qui ne cesse de pleurer de faim :
Abdelkader, mon jeune frère, pleure de douleur et de faim. Je pleure avec lui. Je vois mon père s’approcher de lui. Tel un monstre, il avance. Les yeux pleins de fureur. Les bras lourds de haine. Personne ne peut l’arrêter. Je crie au secours : « Un monstre nous menace, un fou furieux est lâché, arrêtez-le ! » Il se jette sur mon frère et lui tord le cou avec violence. Mon frère se débat. Du sang coule de la bouche. Effrayé, je sors de la pièce pendant qu’il essaie de faire taire ma mère en la battant et en l’étouffant. Je me suis caché, en attendant la fin de la bataille. (p. 12)
162Ce crime atroce provoque le personnage de Shukrî et fait naître en lui une révolte silencieuse qui grandit peu à peu. S’il cache ses émotions et ses sentiments, il ne se résigne pas et exprime toute sa haine et toute sa rancœur envers son père tyrannique et violent. Il en appelle aux cieux pour venger son frère (p. 14). Il souhaite que le militaire qui le recherche l’arrête et le tue (p. 26). Il l’insulte (p. 53), le maudit (p. 53) et s’imagine en train de le battre (p. 53). Bientôt, le jeune révolté quitte le domicile familial pour mener une vie dangereuse de vagabond dans les rues de Tétouan et de Tanger. À ceux qu’il connaît ou qu’il croise, il ne cache pas les raisons de la discorde, jetant ainsi le déshonneur sur son père (p. 72, p. 100). Quand il se sent de taille à l’affronter, il laisse sa bande de copains corriger son père en public (p. 75-76). Devenu adulte, il n’hésite pas à menacer son père pour protéger sa mère et ses frères et sœurs, comme on peut le lire dans al-Shuṭṭâr : « En entrant, je l’ai menacé avec le pilon du mortier, jurant que je lui fendrais le crâne s’il osait lever la main sur ma mère. » (p. 113-114)
163Nous le voyons, le personnage chez Mohamed Choukri ne se contente pas de taire ses émotions en attendant des jours meilleurs, il sait aussi faire éclater sa révolte contre son père dans les paroles et dans les actes.
La rupture avec l’appartenance communautaire
164Pour Mohamed Choukri et Rachid El-Daïf, rompre avec sa communauté marque une nouvelle étape de l’émancipation et de la libération de soi. Leurs personnages suivent alors un parcours initiatique et intellectuel qui comporte trois étapes distinctes : acquérir un savoir, adhérer à de nouvelles valeurs et adopter un nouveau mode de vie.
165Le personnage veut apprendre à lire et à écrire, le plus sûr moyen d’échapper à une condition sociale précaire et de refuser un destin tracé d’avance. Chez Mohamed Choukri, le personnage aspire à devenir enseignant pour améliorer ses conditions de vie et celles de sa famille. Chez Rachid El-Daïf, il souhaite devenir fonctionnaire pour réaliser le vœu de sa mère. L’acquisition d’un savoir intellectuel et scientifique participe à la libération de soi et permet au personnage de s’émanciper. Il se sépare de son milieu analphabète, religieux et conservateur pour rejoindre une communauté nouvelle d’hommes et de femmes cultivés, laïcs et libres d’esprit. Pour Mohamed Choukri, une fois libéré de son milieu, il peut s’identifier à des personnes éduquées et cultivées. Dans al-Khubz al-ḥâfî, le narrateur admire les jeunes de sa génération qui savent lire et écrire, notamment les frères Hamid, Abdel Malik et Hassan Zilachi. Il est jaloux de ses compagnons de fortune – Krida, Massari et le vieux Anfiyouna –, qui commentent les articles de journaux traitant de politique. Dans al-Shuṭṭâr, il s’identifie à proprement parler à des hommes de lettres. Son modèle est Mukhtâr al-Ḥaddâd, un jeune aveugle, enfant d’une famille pauvre qui malgré sa cécité et ses origines sociales est l’un des brillants élèves de l’institution religieuse de Larache :
Quand il a su que j’étudiais, il a sorti de sous sa djellaba de laine le livre de Zakî Mubârak, Madâmi‘ al-‘ushshâq al-thalâtha [Les larmes des trois amants]. Il m’a proposé de prendre avec lui le petit déjeuner au Café Central et de lire le livre. C’était un dimanche, nous avions le temps. En sortant de la mosquée, je lui ai raconté un peu ma vie et expliqué les circonstances qui m’ont amené à venir étudier à Larache. Nous nous sommes consolés l’un et l’autre. Il soupirait à chaque mot prononcé, par moi ou par lui-même. C’est un jeune homme misérable, mais pas un vagabond comme moi. Orphelin, il n’a pas mon expérience des rapports empoisonnés avec le père. Dieu devait sûrement se réjouir de notre rencontre. (p. 34)
166Après ses années de formation, Shukrî, qui aspire à être écrivain, change de vie et de fréquentations. Il quitte la rue et ses compagnons de fortune pour fréquenter des écrivains tels que Muḥammad al-Sabbâgh, des Occidentaux installés à Tanger avec qui il peut converser dans leur langue sur la vie, l’art et la littérature.
167Chez Rachid El-Daïf, le narrateur qui a rompu avec son milieu analphabète et ignorant se sent libre de montrer son intérêt pour la science. Quand il est enfant, il s’identifie à Youri Gagarine, le premier astronaute russe à avoir effectué un voyage dans l’espace, qu’il considère d’ailleurs comme son « ami » (ṣadîq), son « camarade » (zamîl), son « frère » (akhî), comme une « partie de lui-même » (shay’an minnî). C’est ce que l’on peut lire dans ‘Azîzî al-sayyid Kawâbâtâ :
J’admirais les photos. Les photos du camarade Gagarine. Mon ami, mon condisciple, mon copain d’école, Gagarine ! Cher monsieur Kawabata, comment vous faire percevoir ce que représentait Gagarine pour moi à ce moment-là ? Il était une partie de moi-même, il m’appartenait, j’étais lui et il était moi. Pendant un long moment, nous sommes allés à l’école ensemble. Nous mangions ensemble. Ensemble nous allions nager à la rivière près de la maison. Il éclairait mon chemin quand je marchais, la nuit, dans l’obscurité. Je n’avais pas besoin de lumière tant il illuminait mon existence, à l’image du sentier devant mes pas. (p. 58)
168L’exploit du cosmonaute est comparable à celui que le narrateur tente d’accomplir dans sa communauté. Le voyage de Youri Gagarine dans l’espace a contribué au progrès de la science et a percé un peu le mystère du monde et du cosmos. Le narrateur tente avec la science d’éradiquer l’ignorance et l’obscurantisme au risque du rejet de son clan. Il s’engage à transmettre ses idées progressistes apprises à l’école, qui seront développées et défendues par le personnage pendant son engagement politique. On le voit ici, avec ses camarades de classe, essayer de convaincre le vieux Sadeq de la rotondité de la terre :
Sadeq, notre voisin, était celui qui s’opposait le plus ouvertement à nous quand nous revenions de l’école avec nos nouvelles. Il nous attendait, cela ne ratait jamais. Une fois par semaine, le jour de la leçon de géographie. Sans parler des rencontres fortuites qui pouvaient être nombreuses, nombreuses. […] Sadeq se tenait debout sur une seule jambe, comme en équilibre sur un terrain très en pente, un pied plus haut que l’autre, les bras écartés comme des ailes : « Alors, c’est comme ça qu’on tient debout sur Terre, pas vrai, puisque vous dites que la Terre est ronde comme un ballon ! Pourquoi est-ce qu’on ne tombe pas si elle tourne dans le vide ? » (p. 50-51)
On le retrouve ensuite en train d’expliquer à sa mère les progrès que la science apporte à la médecine : « “C’est la science tout cela”, lui ai-je expliqué. C’est la science qui lui avait permis d’avoir déjà six enfants, que tous restent en vie, qu’aucun d’entre eux ne soit mort. » (p. 99) Nous verrons plus loin que l’acquisition du savoir intellectuel et scientifique va contribuer à l’émancipation totale du personnage.
169Devenir lettré (adîb) entraîne l’abandon des valeurs traditionnelles pour en choisir d’autres. Chez Mohamed Choukri, le personnage a une conception de la vie individualiste et simpliste. Il n’envisage nullement de fonder une famille. Il multiplie les conquêtes, refuse de s’engager en amour. Le narrateur d’al-Khubz al-ḥâfî et d’al-Shuṭṭâr exprime souvent la haine de son père et son angoisse de devenir comme les hommes de son clan auxquels il ne veut surtout pas ressembler. Il dénigre leur comportement, leur attitude envers les femmes et les enfants. Les Rifains ont, comme son père, la réputation d’être durs, violents, voire assassins. C’est pour toutes ces raisons qu’il préfère mener sa vie en solitaire. Son expérience de la rue a été très instructive et l’a conduit à renoncer à tout confort matériel et à préserver sa liberté en toutes circonstances. Ce mode de vie est en contradiction totale avec celui de sa famille et de sa communauté, pour qui posséder un toit est la garantie d’assurer l’héritage matériel des générations futures. Après le décès de sa mère, il prend un tiers de sa part d’héritage et un tiers de celle de son jeune frère pour les répartir entre ses deux sœurs :
Le jour de la vente de la maison, et lorsque chacun de nous a eu ce qui lui revenait de l’argent selon la Charia, mes sœurs pleurnichaient discrètement devant les deux notaires, dans la demeure que nous quittions à jamais. Je demandai à notre voisin la raison de ces pleurs. « Le chagrin, mon fils, susurra-t-il, le souvenir des parents ! » Les parts encore sur la table, je pris mille dirhams dans la mienne, puis mille autres dans celle de mon frère. Je les donnai à chacune de nos sœurs. Elles cessèrent de pleurer. Je me tournai vers le voisin et je murmurai : « C’est du théâtre… La comédie des pitres et des faux jetons, des punaises et des cafards ! » Je quittai Tétouan avec le sentiment que le cordon qui me liait à la famille était coupé à jamais, que les racines de l’arbre familial étaient définitivement mortes. (Al-Shuṭṭâr, p. 203)
170On peut penser que c’est un geste équitable. C’est plutôt le signe ironique du rejet des valeurs traditionnelles. L’héritage matériel lui importe peu. Seul le patrimoine immatériel, culture et littérature, mérite à ses yeux d’être sauvegardé. Chez Rachid El-Daïf dans ‘Azîzî al-sayyid Kawâbâtâ, le personnage rejette les habitudes et les coutumes de son clan par humanisme et refuse la vengeance et la loi du talion. Il se rappelle la mort de Jamil, ami et camarade de classe de confession musulmane, froidement assassiné par quelqu’un appartenant au clan du narrateur qui voulait venger son frère ; il est assassiné à son tour par un membre du clan adverse :
Un jour qu’il était avec nous à l’école, des hommes armés sont entrés. Ils l’ont appelé et l’ont fait sortir. Il était tout pâle mais il est resté silencieux, maître de lui. Quelque chose que je ne peux pas oublier… Une demi-heure après… nous avons entendu une détonation. Jamil avait reçu une balle dans la nuque. Jamil avait dû rester debout face contre le mur de l’église. Il y avait un blessé dans le camp des hommes en armes. Quand on avait appris la nouvelle de sa mort, son frère s’était avancé et avait tiré un coup de pistolet, rien qu’une balle. (p. 53)
171Sa famille lui interdit d’assister à l’enterrement de son camarade. Il décide quand même de tenter de rompre le cercle infernal de la vengeance et se hasarde quelques jours plus tard à aller voir la mère de la victime pour lui présenter ses condoléances. Sa démarche échoue car appartenir à un clan c’est obéir à ses règles et respecter le caractère intangible de ses traditions qui s’imposent à la religion, à la politique, aux coutumes et à l’honneur. Ainsi, écrit-il :
Comme j’aurais aimé le voir avant qu’il ne soit mis en terre ! Sur un coup de folie, je suis allé en secret, une nuit, chez sa mère, bien des jours après. Son visage s’est empourpré quand elle m’a vu et elle a commencé à hurler. J’ai déguerpi avant que les voisins n’accourent. Pendant des jours, j’ai attendu avec angoisse que la nouvelle s’ébruite mais elle n’en a rien dit à personne. (p. 54)
172À son tour, le père de Rashîd est tué. Sa famille et son clan crient vengeance mais lui préfère se tenir à l’écart de toute cette agitation, de ces pratiques coutumières qui devraient être les siennes mais que son humanisme lui fait rejeter. Pour le signifier, il sort du cercle d’hommes et de femmes rassemblés autour de la dépouille les laissant indignés et stupéfaits :
Sans attendre que les femmes relèvent les hommes courbés sur le cadavre pour dégager le passage, je suis sorti. Ma conduite a suscité un grand étonnement et la nouvelle s’en est répandue très vite. Beaucoup l’ont interprétée comme la volonté de conserver la maîtrise de soi, malgré la perte d’un être cher : on ne pleure pas tant que le mort n’a pas été vengé, tant que le sang n’a pas lavé le sang. (p. 121)
173Pour rompre définitivement les liens avec la communauté d’origine, le personnage part pour la ville. Là, il entreprend de se débarrasser de tout ce qui pourrait le renvoyer à son appartenance familiale, confessionnelle et territoriale pour ne conserver que son identité propre. Dans al-Shuṭṭâr, Shukrî quitte Tétouan pour Tanger où il est nommé enseignant dans une école primaire. Le changement de lieu et d’environnement social contribue à la métamorphose qui s’opère au moment de la publication de sa première nouvelle. Pour se distinguer et affirmer sa personnalité, le personnage soigne son apparence, change de fréquentations et d’habitudes :
Pour confirmer la haute idée que j’avais de moi-même, je me suis acheté une veste et un pantalon voyants, des tas de nœuds papillon et une gourmette dorée en toc… Je me rase une ou deux fois par jour et je me parfume. J’ai même un petit flacon de parfum dans ma poche. L’enfant de la baraque, le compagnon des rats se fait coquet, se civilise, se métamorphose, se débarrasse de sa peau rustique et en enfile une autre satinée et délicate. (p. 108)
174Son langage aussi se métamorphose. Le personnage de Shukrî étant berbérophone de naissance, le Rifain lui sert à communiquer avec sa famille et les gens de son clan qui sont, comme ses parents, analphabètes. En arrivant à Tanger, il apprend le dialecte marocain pour s’intégrer dans la société. Puis il acquiert la maîtrise de l’arabe littéral pour s’ouvrir à la culture orientale. Enfin, il apprend le français et l’espagnol pour s’ouvrir à la culture occidentale. Dans ‘Azîzî al-Sayyid Kawâbâtâ, le personnage « IL », alter ego du narrateur Rashîd, s’installe à Beyrouth où il est nommé professeur des universités. Son arrivée dans la capitale marque son changement de mode de vie et d’habitudes alimentaires. Lui qui adorait les plats traditionnels typiques de son village (l’huile d’olive, le za‘tar [le thym écrasé], le fromage de chèvre, etc.) apprécie dorénavant d’aller au restaurant et de découvrir une autre cuisine. Il aime la ville, son charme, la possibilité qu’elle lui offre de rester anonyme et d’entretenir une relation hors mariage. À Beyrouth, comme dans toutes les grandes villes du monde, un individu peut se sentir libre et mener sa vie comme il l’entend : « Il fallait que Beyrouth devienne une cité peuplée d’individus responsables, libres de toute attache avec leur famille, leur région d’origine, leur confession ou leur communauté. C’était cela la ville ! » (p. 148-149)
La remise en cause de la religion : de la rationalité à l’athéisme
175L’étape la plus difficile à franchir dans ce processus de libération de soi est probablement celle de la religion. Dans le monde arabe, l’identité personnelle réside dans l’appartenance tribale, dans les origines géographiques mais aussi dans l’appartenance confessionnelle. Nous savons que Mohamed Choukri affirme son islamité par rapport à ses origines géographiques et aux us et coutumes du Maroc. Sonallah Ibrahim se réclame de la religion musulmane à travers les rites observés quotidiennement par son père et d’autres en Égypte. Rachid El-Daïf revendique avec fierté d’être chrétien par son appartenance clanique et territoriale au Liban. Cependant, les trois écrivains remettent en cause la religion, ou plus précisément la place prépondérante qu’elle occupe dans la société et dans la conscience arabe.
176Chez Mohamed Choukri, l’épreuve de la faim et de la mort le pousse à s’interroger sur l’existence de Dieu. Dans al-Khubz al-ḥâfî, le narrateur, enfant, se demande pourquoi Dieu a fait sa famille si pauvre et pourquoi lui et sa famille doivent mener une existence misérable. Choqué par la dure réalité qu’il découvre en arrivant à Tanger, où il croyait trouver de la nourriture en abondance, il questionne sa mère ainsi :
— Pourquoi Dieu ne nous donne-t-il pas un peu de chance, comme aux autres ? demandai-je à ma mère.
— Dieu seul sait. Nous, nous ne savons rien. Ce n’est pas bien d’interroger Dieu. Lui sait. Nous ne savons rien. Il est au-dessus de nous tous. (p. 15)
177Mais l’enfant n’est pas convaincu et, malgré ses prières, il voit que la condition sociale de la famille ne s’améliore ni à Tanger ni à Tétouan. Peu à peu, il se fait sa propre idée de la religion, elle est « l’opium du peuple » et Dieu – s’Il existe – n’aime ni les pauvres ni les faibles et n’intervient jamais pour leur venir en aide. Cette idée s’exprime souvent dans le récit des aventures que rapporte le narrateur ou celles dont témoigne le personnage principal. Le narrateur raconte l’histoire d’un jeune voleur pourchassé par la police parce qu’il a volé des oranges sur les étalages du marché. Il est plein de compassion pour le jeune voleur et il prie Dieu de le sauver. Mais le policier réussit à lui mettre la main dessus. Il exprime ainsi sa déception : « J’ai prié Dieu qu’Il le sauve. Mais peine perdue. J’ai ressenti de la haine. » (p. 16)
178Quant au personnage principal, il nous raconte le meurtre par son père de son petit frère Abdelkader, malade et affamé, dont il a été le témoin direct. La scène est au début du texte et elle se produit quelques semaines ou quelques mois après l’arrivée de la famille à Tanger. Il laisse éclater sa rancœur et sa haine envers son père, envers le cheikh (comme incarnation du religieux) et envers Dieu, qui n’est pas intervenu pour empêcher le geste fou du père :
Je vois mon père s’approcher de lui. Tel un monstre, il avance. Les yeux pleins de fureur. Les bras lourds de haine. Personne ne peut l’arrêter. Je crie au secours […] Je suis seul. Les voix de cette nuit me sont proches et lointaines. Je regarde le ciel. Les étoiles, lumières de Dieu, sont témoins du crime. Les gens aux alentours dorment profondément. Les étoiles apparaissent et disparaissent. (p. 12)
— Ça suffit ! Arrête de pleurer, m’ordonna mon père.
— C’est vrai, dit le Cheikh, arrête de pleurer. Ton frère est reparti chez Dieu. À présent, il est avec les anges.Je hais aussi cet homme qui avait enterré mon frère. (p. 14)
179Cette scène est fondatrice de la remise en cause de la religion chez Mohamed Choukri. Après ce drame, le personnage va vraiment douter de l’existence de Dieu. C’est en prison, où le personnage et ses acolytes sont incarcérés pour atteinte aux bonnes mœurs, que, par la voix du personnage d’Hamid, l’auteur renie toute appartenance religieuse : « Tout cela arrive à cause du vin et des femmes dans un pays musulman gouverné par des chrétiens. Nous ne sommes ni musulmans ni chrétiens. » (p. 185)
180Dans al-Shuṭṭâr, son parcours initiatique conduit Shukrî à confirmer son opinion sur la religion. Chez Rachid El-Daïf, l’importance qu’il attache à la science amène le personnage à renier l’existence de Dieu. Dans ‘Azîzî al-sayyid Kawâbâtâ, le narrateur retrace son cheminement. Élevé dans une famille de religion et de tradition chrétienne, bercé par la croyance et l’imaginaire populaires, il se fabrique une représentation naïve et simpliste de la création. Il croit que la terre est plate, que le ciel est suspendu au-dessus d’elle, que l’univers est régi par la loi divine. Ce qu’il apprend à l’école primaire laïque en cours de géographie va bouleverser ses représentations : la Terre est ronde et elle tourne autour du soleil.
Mon Dieu ! Comment la Terre pouvait-elle être cette balle flottant dans le vide, sans rien pour la soutenir ou s’y accrocher ? Comment la Terre pouvait-elle accomplir cette ronde rapide autour du Soleil ? … Et la Terre tournait en même temps sur elle-même, rythmant les saisons. Parfaitement ! Je comprenais, maintenant. Elle n’était donc pas le centre de l’univers, le pivot des galaxies. Rien ne la soutenait ni ne la portait, pas plus un homme qu’un djinn ou toute autre force gigantesque... (p. 46-47)
181En 1959, le voyage de Youri Gagarine dans l’espace et les photos prises au cours de ce voyage donnent à voir cette vérité scientifique : la Terre ronde et bleue. Le doute et l’inquiétude se glissent alors dans l’esprit du jeune narrateur et de ses camarades qui ont suivi l’exploit du cosmonaute avec passion à la radio et dans la presse écrite. Comment concilier croyance et vérité scientifique ? Le narrateur confesse d’ailleurs sa crainte d’une contre-vérité qui viendrait ébranler profondément ses croyances religieuses :
Une question, je dois le confesser, que je cachais au fond de mon cœur. Au fond de mon cœur parce que j’avais peur de la poser tout haut, afin de ne pas provoquer de conflit en moi-même entre vérité scientifique et mes croyances. Tout mon être penchait pour la vérité de la science mais la possible disparition de Dieu me glaçait les os. Tous les élèves étaient dans mon cas, j’en étais bien certain. (p. 61)
182D’ailleurs, il laisse un camarade de classe demander à l’enseignant ce que lui-même n’ose pas faire :
— Où est Dieu ? lui a demandé un jour un élève.
— Dieu est partout, Dieu est esprit, répond le professeur. (p. 61)
183La réponse de l’enseignant de géographie et la lecture quelques années plus tard de la pièce de Bertolt Brecht (1898-1956) sur la vie de Galilée (1938), font que le personnage Rashîd devient athée et renie Dieu. Ce reniement est vécu comme un déchirement nécessaire à l’émancipation du corps et de l’esprit : « Sa réponse m’avait profondément blessé même si elle ne m’avait pas fait changer d’avis et n’avait pas paru m’affecter. Pourtant… J’avais été atteint de le voir ainsi blessé. » (p. 63)
De l’autocritique au désaveu politique
184À un moment de leur vie, les trois écrivains se sont engagés en politique. De leur engagement, ils gardent un sentiment de déception d’autant plus grand qu’il a profondément ébranlé leurs convictions, ce qui les amène à prendre leur distance avec les mouvements politiques et à se désengager. Ce processus passe d’abord par la remise en cause de soi. Parce qu’ils ont été des acteurs de la vie politique et intellectuelle, les écrivains comme Sonallah Ibrahim et Rachid El-Daïf entreprennent d’évaluer leurs actions et leurs choix et de faire leur autocritique.
185Dans Tilka al-râ’iḥa, Sonallah Ibrahim fait le triste bilan de son passé de militant. Son narrateur recouvre la liberté après de longues années d’incarcération et éprouve le sentiment d’un échec total de ses choix idéologiques, il pense que son militantisme n’a servi à rien, que la société égyptienne n’a pas changé : « Les gens marchaient, parlaient, bougeaient normalement, comme si je ne les avais jamais quittés, comme si rien ne s’était passé. » (p. 29)
186C’est aussi un échec sur le plan personnel. Il est seul et sa vie est vide. Il tente de combler ce vide par les visites à sa famille, à ses amis, par ses déambulations dans les rues du Caire et surtout par l’écriture, en s’efforçant de trouver les mots justes pour raconter sa détention et exprimer son mal-être. C’est un échec sur le plan social. Il a perdu emploi, appartement, famille et ses amours d’autrefois.
187Dans ‘Azîzî al-sayyid Kawâbâtâ, Rachid El-Daïf revient sur son passé de militant et de combattant qui croyait avec force à la science et au progrès de la technologie. Il pouvait compatir à un drame dont il était le témoin ou réagir à un événement survenu dans les pays arabes ou ailleurs dans le monde :
Il m’arrive par exemple de rester une journée entière à ne boire que de l’eau, sans manger, parce que j’ai vu une photo d’un homme mort de faim [ou] laisser la fenêtre [ouverte] de ma chambre pour partager à ma manière les souffrances de ces Palestiniens [que les Israéliens] avaient expulsés. (p. 189)
188Il n’hésitait pas à s’engager à corps et âme pour défendre des idées politiques, à participer à des manifestations populaires pour défendre la cause des travailleurs. Il allait jusqu’à prendre les armes pour la nation arabe et pour la libération de la Palestine :
Nous nous sommes exercés à manier les armes et nous avons appris les techniques de combat… Nous avons montré aux camarades palestiniens le sérieux de notre engagement pour la cause, en tant que parti politique. Nous avons appris à les connaître et nous les avons aimés. (p. 189)
189Ce passé-là, Rachid El-Daïf doit le renier et, dès le début du récit, son narrateur dit tout le dégoût et toute la déception du militant et du combattant qu’il fut. Lorsqu’il aperçoit son reflet dans une vitrine de la rue Hamra, il ne le supporte pas parce qu’il est devenu son ennemi :
Je le dis « je l’ai rencontré »… Je l’ai vu qui marchait le long du trottoir, rue Hamra, l’air de rien ! Comme si tout ce qu’avait connu le Liban d’une façon générale et Beyrouth en particulier, quinze années durant, n’avait été qu’un débordement artificiel… Mes cheveux se sont dressés sur ma tête ; mon sang s’est mis à bouillir. Je le déteste, monsieur Kawabata ! (p. 11)
190Sa réaction se comprend si l’on suit le parcours politique du narrateur. Il a dû faire des concessions importantes pour défendre ses engagements politiques. Il lui a fallu s’oublier, se laisser gagner par le sentiment patriotique et accepter de se fondre dans le collectif pour mieux se reconnaître dans la communauté arabe. On le voit dans l’emploi fréquent du « nous » : « nous les Arabes » (naḥnu al-‘arab, p. 11), « chez nous » (‘inda-nâ, p. 21), « nous la masse » (naḥnu al-‘âmma, p. 24), « mes concitoyens arabes » (muwâṭiniyya al-‘arab, p. 29). Le narrateur l’emploie aussi pour désigner le groupe des intellectuels et des militants auquel il appartient : « nous, les intellectuels » (naḥnu al-muthaqqafîn, p. 170), « nous, les communistes » (naḥnu al-shuyû‘iyyîn, p. 175)… Il ne peut ensuite que rejoindre les révolutionnaires et prendre les armes pour défendre ses idées et les causes nationales et transnationales. Il doit enfin se convertir à l’islam et prendre une identité musulmane. Pendant la guerre civile, c’est le seul moyen pour les combattants marxistes chrétiens (ou autres) d’échapper aux enlèvements ou aux assassinats :
Et pourtant, dès les premières semaines de combat, le parti nous avait distribué, à nous les militants originaires de milieux chrétiens, y compris les combattants, de faux documents d’identité… D’après ma carte, je m’appelais Muḥammad Ayyûb, combattant né à Jaffa, Palestine. (p. 152-153)
191Il change de nom parce qu’en temps de guerre le nom peut sauver ou perdre celui qui le porte : « Chez nous : ton nom permet de te connaître, de savoir qui est ton père, ton grand-père, tes aïeux, là où tu habites. » (p. 188)
192Il vit sous une fausse identité et dans la scène du taxi, il dissimule tout ce qui pourrait trahir sa véritable identité et le mettre en danger :
Nous fuyions Beyrouth dans un taxi collectif : cinq passagers en plus du chauffeur. Personne ne se connaissait. La seule chose qui nous réunissait, c’était de partager cette voiture… à aucun moment nos regards ne se sont croisés. Jamais. Je n’ai pas entendu une seule voix. Personne n’a entendu la mienne. (p. 187-188)
193Les sacrifices et les souffrances n’ont pas empêché l’échec de la gauche arabe et lorsqu’ils renient leur passé de militant, Sonallah Ibrahim et Rachid El-Daïf dénoncent aussi l’échec de tout un système. C’est pourquoi ils rejoignent le mouvement du « désengagement politique » né dans les années 1980 et dont ont fait partie plusieurs écrivains et intellectuels arabes comme Raouf Moussad-Basta, Mohamed Berrada, Abdelkader Chaoui, Latifa al-Zayyat, May Telmissany ou encore Hanan El-Cheikh.
194Chez Sonallah Ibrahim, l’expérience de la prison est à l’origine de son désengagement politique. Dans Tilka al-râ’iḥa, l’auteur exprime sa profonde déception lorsque, à sa sortie de prison, son personnage découvre non sans amertume et regret le monde extérieur et qu’il réalise que les années de militantisme qui l’ont conduit en prison n’ont servi à rien. La société égyptienne n’a pas changé, les riches jouissent des mêmes privilèges, les pauvres mènent la même existence misérable, les policiers sont toujours aussi corrompus, le pays est toujours en guerre avec ses voisins frontaliers et la classe politique continue de maintenir l’illusion de la domination de l’Égypte sur la région. Quant au parti marxiste, certains de ses membres sont devenus des alliés du régime. Les plus convaincus aspirent encore au changement et à la révolution sociale et politique. Mais le combat n’est-il pas perdu d’avance ? Cette question, le narrateur se la pose lorsqu’il croise Majdi, un ancien compagnon de lutte, qui l’exhorte à rejoindre les rangs du mouvement et à continuer la lutte. Il lui dit : « Il nous faut nous imposer… Ce sont tous des salauds. Avec les autres, tu es fort. Tout seul, tu n’es rien. » (p. 47)
195Pour Rachid El-Daïf, c’est une blessure qui va provoquer son désengagement politique. Alors qu’il est pleinement engagé dans la lutte politique, le narrateur de ‘Azîzî al-sayyid Kawâbâtâ est grièvement blessé lors d’un bombardement (il est blessé au cou et à l’épaule). La blessure le fait douter de ses convictions et surtout de l’idée qu’il se fait de lui-même. En tant qu’intellectuel et révolutionnaire, il pensait sincèrement contribuer à mettre fin à la guerre du Liban et à favoriser l’évolution de la société libanaise et arabe en général :
Avant d’être touché, je croyais que la terre entière serait bouleversée s’il m’arrivait malheur… Je croyais que la planète avait besoin de moi, de mon existence, afin de conserver son équilibre… Les combats ont continué tandis que je gisais sur le sol, incapable de me relever, dévoré par la douleur, vidé de mon sang. (p. 186)
196Cette blessure lui fait sentir ses propres limites. S’il a pu sacrifier son individualisme pour le bien de la communauté et pour de nobles causes, il ne pense plus être prêt à mourir pour ses idées et il ne veut pas prendre le risque de mourir incognito. Il le dit, rien n’arrêtera les combats. Le narrateur mesure le fossé qui sépare ses idéaux de l’issue de la guerre civile du Liban :
Et lui, comment saura-t-il les persuader ? Au nom de la marginalité dont il se fait le héraut après avoir abandonné le nationalisme si longtemps porté aux nues ? Au nom de la démocratie et du pluralisme, du droit à la différence, parce que c’est une illusion que de croire qu’il existe une vérité unique ? (Son nouveau credo après sa période marginale, une fois débarrassé des ordures de la guerre.) Ou bien encore au nom de sa version à lui de l’islam, défendue avec toute l’énergie dont il sait faire preuve ? (p. 172)
197En réalité, le confessionnalisme, ou plus précisément la confessionnalisation de la société, s’est renforcé même chez les personnes les plus progressistes. Un seul événement suffit à le raviver. En voici deux exemples.
198Le narrateur Rashîd rapporte un incident qui a opposé le personnage « IL » (son alter ego) et le père de sa petite amie musulmane. Comme « IL », le père est marxiste et bien que se disant défenseur d’idées révolutionnaires, modernistes et laïques, il refuse que sa fille épouse un chrétien et va jusqu’à le menacer de mort :
J’ai vu qu’il se saisissait d’un pistolet-mitrailleur. J’ai pris l’homme au collet et je lui ai crié, à IL, de venir. Au lieu de m’aider à désarmer l’agresseur, il s’est mis à lui faire la leçon… à discourir… Cela n’a eu pour effet que d’ajouter à l’agitation et à l’énervement du père qui n’aurait pas hésité une seconde, j’en étais maintenant parfaitement certain, à ouvrir le feu, sur lui comme sur moi, si je l’avais laissé faire. (p. 149-150)
199Il évoque ensuite son compagnon d’armes, Hassan, musulman et marxiste. Grièvement blessé au combat et alors qu’il agonise, il demande au narrateur de lui réciter une sourate du Coran. Le narrateur comprend que la « conversion » des combattants chrétiens progressistes (ou issus d’autres confessions) à l’islam pendant la guerre civile n’a fait que renforcer la place du religieux au Liban et l’islamisation du nationalisme arabe et de la question palestinienne, qu’à accentuer l’emprise de la religion musulmane sur la société libanaise et sur la société arabe :
Nous n’avons pas vu le danger. Nous n’avons pas demandé, et nous ne nous sommes pas demandé, pourquoi il nous fallait être musulmans pour échapper à un enlèvement ou à un assassinat dans les quartiers que nous défendions les armes à la main ! (p. 152)
200Après avoir vu comment les auteurs transgressent l’autobiographie et brisent l’illusion biographique, il faut maintenant voir de quelle manière ils endossent le rôle du romancier. Mohamed Choukri, Sonallah Ibrahim et Rachid El-Daïf, qui pratiquent l’altérité et la distanciation de soi, ont aussi recours à des stratégies d’ambiguïté et à des techniques narratives de fictionnalisation de soi pour se regarder et se montrer, pour se comprendre et se faire comprendre. Ils s’autofictionnalisent pour se livrer en entier et critiquer la société arabe de manière radicale.
La fictionnalisation de soi
201Pour la critique littéraire, al-Shidyâq est un modèle de fictionnalisation de soi dans la littérature arabe moderne. Son œuvre al-Sâq ‘alâ al-sâq permet de comprendre que le processus de fictionnalisation de soi s’opère par le biais du dédoublement de la personnalité de l’auteur. Il s’établit à partir des caractéristiques formelles de la maqâma, plus précisément celles du khabar auxquelles viendront se greffer les caractéristiques du roman et de l’autobiographie. On retrouve à peu près la bipartition du khabar. D’abord, l’isnâd, ou la « reconstitution linéaire et personnalisée de la circulation orale d’une information secondairement écrite182 », assurée par le râwî, un narrateur-transmetteur. Ensuite le matn, à savoir le récit dont la narration est faite par le sârid, un narrateur homodiégétique, qui n’est autre que le personnage principal lui-même racontant ses aventures en compagnie d’un acolyte.
202Dans un article, Katia Zakharia explique la manière dont al-Shidyâq réussit à se dédoubler et à fragmenter l’instance narrative qui le représente :
Comme on le sait, le Sâq est un récit à la première personne dans lequel un premier alter ego de l’auteur, le narrateur, rapporte ses propres tribulations doublées par les faits et pensées d’un second alter ego de l’auteur, le héros intradiégétique al-Fâryâq, dont le nom est un mot-valise composé à partir des prénom et patronyme de Fâr/is al-Shid/yâq. Ce dédoublement, faisant vivre l’auteur tant dans le narrateur que dans le héros, est déjà en lui-même tout à fait intéressant, puisqu’il casse en quelque manière le schéma définissant habituellement la relation entre auteur, héros et narrateur intradiégétiques. Ce jeu de miroirs devient encore plus remarquable au vu de la structure des quatre maqâmât. En effet, à son tour, le narrateur y délègue la narration à son double textuel, le dénommé al-Hâris Ibn Hithâm [sic]. Ce dernier devient ainsi un nouvel épigone du narrateur et, de ce fait, de l’auteur, tout en étant le relais des actes et propos d’al-Fâryâq, lui aussi représentation supposée de l’auteur. La fragmentation de l’instance de l’auteur démultiplie ses images et renforce dans le texte sa présence parce qu’elle la fait éclater183.
203Dans son étude, Boutros Hallaq pousse plus loin l’analyse de cette fragmentation des images de l’auteur :
Entre le personnage principal, Fâryâq, et les autres personnages narrateurs secondaires se tisse un réseau évident de similitudes. Mari et femme, Fâryâq et Fâryâqiyya, sont les deux faces du même sujet. Si la femme prend au début du récit le visage de la femme orientale type, elle s’affirme peu à peu et finit par acquérir le statut d’un alter ego du mari, suggéré par son prénom même : Fâryâqiyya est le féminin de Fâryâq, construit, selon le schème de la nisba courant à l’époque dans le dialectal du Mont libanais (le féminin simple serait : Fâryâqa) […]. Le même phénomène est repérable entre Fâryâq et son confesseur, le Qissîs […]. Ils se caractérisent par le même parcours : d’abord une profession libérale (copiste puis marchand ambulant et tenancier de khân pour le premier, tisserand puis boutiquier pour le second), puis une vie religieuse (apprenti missionnaire avec les kharjî pour l’un, moine pour l’autre) où ils passent du service d’un chef religieux, jathlîq, à un autre, avant de prendre leurs distances. Physiquement, les deux sont peu gâtés par la nature (nez proéminent et courte taille, physique ingrat) ; moralement, tous les deux sont portés par les femmes ; et intellectuellement, ils se montrent agnostiques et mêmes libertaires l’un comme l’autre. Ils se trouvent, en outre, unis par un commun amour de la langue arabe dont ils manient avec une égale virtuosité le bayân, le lexique, voire la calligraphie […] ; par un commun mépris pour le clergé chrétien de leur époque, coupable, à leurs yeux, de rakâka. Le Qissîs apparaît donc à son tour comme un alter ego de Faryâq184.
204À lire ces deux spécialistes de littérature arabe, on pourrait penser que le récit d’al-Shidyâq est un exemple unique de l’expression et de la représentation de soi dans la littérature arabe moderne et contemporaine. C’est une œuvre d’érudition, d’une grande originalité dans laquelle se mêlent poésie et prose, histoire et récit de voyage, roman (de formation) et autobiographie, fiction et réalité, sans s’engager ni dans l’une ni dans l’autre. Boutros Hallaq va jusqu’à la considérer comme le commencement de l’autofiction arabe185. Mais il faut dire que, en raison de son hybridité générique, cette œuvre est davantage d’ordre expérimental186 qu’elle ne donne naissance à un genre littéraire défini. Le procédé lancé par al-Shidyâq est extrêmement complexe et difficile à imiter. La tentative d’al-Muwaylihî de recourir au même procédé dans Ḥadîth ‘Îsâ Ibn Hishâm reste marginale187.
205Il nous paraît qu’al-Mâzinî pose aussi les jalons de la fictionnalisation de soi188 et offre un modèle de dédoublement de la personnalité de l’auteur plus facile à imiter. L’auteur prend le genre littéraire du roman comme seul modèle. Dans Ibrâhîm al-Kâtib, il prête son identité au personnage de fiction qu’il prénomme Ibrahim, comme lui, et qui est écrivain, comme lui. Pour Philippe Gasparini, cette dénomination remplit une fonction essentielle dans la façon dont le livre est présenté et reçu :
Outre son utilité thématique et rhématique, le titre remplit en effet une troisième fonction, qu’on pourrait nommer fonction « héroïque ». Il lui suffit pour cela de nommer ou de caractériser le personnage principal. Cette désignation, dans l’espace réduit de la page de titre, voisine nécessairement avec la mention du nom de l’auteur : ils apparaissent l’un en dessous de l’autre, parallèles, symétriques, ils se font écho. Que, par le graphisme, la sonorité, ou quelque connotation virtuelle, l’un vienne à refléter l’autre et le lecteur, aussitôt, sera tenté de superposer les deux instances189.
Concernant l’identité professionnelle du héros, Philippe Gasparini note :
On a vu combien l’attribution au héros de la profession d’écrivain encourage son identification avec l’auteur. A fortiori, dès que le métier d’écrire est mentionné en titre, comme dans Après-midi d’un écrivain, L’Écrivain public ou La Tante Julia et le scribouillard, le lecteur s’attend à voir l’auteur dans le miroir du texte190.
206Alors qu’al-Shidyâq se dédouble et fragmente l’instance narrative qui le représente, al-Mâzinî prend le parti de l’identification onomastique et de l’identification biographique pour se rapprocher du personnage de fiction. N’est-ce pas la meilleure façon de s’autofictionnaliser ?
207Cette manière de se dédoubler et de se mettre en fiction a probablement influencé bon nombre des contemporains d’al-Mâzinî, à commencer par Taha Hussein. Dans Adîb, l’auteur abandonne la narration à la troisième personne – trait caractéristique de son célèbre Kitâb al-ayyâm – et prête son identité biographique à son personnage de fiction : Adib et l’auteur partagent la même passion pour les choses de l’esprit.
Processus de fictionnalisation de soi
208Nous allons voir que chez Mohamed Choukri, Sonallah Ibrahim et Rachid El-Daïf, la fictionnalisation de soi s’établit également à partir du dédoublement de la personnalité de l’auteur. Mais auparavant, il nous paraît intéressant de réfléchir à l’ambiguïté générique et de voir comment le mélange des genres littéraires, l’intertextualité et la polyphonie des voix narratives contribuent au processus de fictionnalisation de soi.
Ambiguïté générique : mélange de genres, intertextualité et polyphonie
209Dans notre corpus d’étude, l’ambiguïté générique est d’abord représentée par une écriture hybride caractérisée par le mélange des genres littéraires. Mais force est de constater que les textes de Mohamed Choukri, de Sonallah Ibrahim et de Rachid El-Daïf ne relèvent en aucun cas du transgénérisme tel que le conçoit Boutros Hallaq191. En effet, on ne trouve pas comme chez al-Shidyâq (ou encore chez Gibran Khalil Gibran) le mélange réussi de plusieurs genres à l’intérieur du même texte. On trouve en revanche une hybridité dans la manière dont l’écriture romanesque des trois écrivains adopte les genres littéraires de l’autobiographie – c’est-à-dire les récits de voyage, la correspondance, voire le journal – et imite le mode de fonctionnement narratif et thématique de ceux-ci. Comme Philippe Vilain192, Philippe Gasparini part du principe que le roman est un genre polymorphe dans lequel se mélangent plusieurs genres littéraires :
On sait que le roman adopte volontiers la stratégie du coucou qui pond des œufs dans les nids d’autres espèces. Le roman autobiographique perfectionne encore cette technique de reproduction en investissant subrepticement des nids, c’est-à-dire des genres, déjà colonisés par la fiction – la lettre, le journal, le testament, la confession, les mémoires –, dont il mimera plus ou moins le fonctionnement. Ainsi va s’engager un jeu intertextuel et même, si l’on peut dire, intergénérique, qui ne prendra tout son sens qu’après le décryptage sémiotique du texte que le titre encode193.
210Nous l’avons vu, les éléments du paratexte donnent des informations sur la nature, la composition, la structure des œuvres romanesques étudiées qui se caractérisent par une écriture hybride empruntant leurs techniques d’écriture ou d’expression aux différents genres littéraires.
211La riḥla est le genre littéraire dont s’inspirent en premier les trois écrivains. Si Sonallah Ibrahim fait évoluer son personnage en le faisant passer d’un espace à un autre194, Rachid El-Daïf et Mohamed Choukri maintiennent leurs romans dans le cadre du récit de voyage, tant en ce qui concerne la structure que les thèmes. Pour Rachid El-Daïf, le voyage relève de l’iktishâf dhâtî, comprendre la « découverte de soi ». Dans ‘Awadat al-almânî ilâ rushdi-hi, le narrateur raconte le séjour en Allemagne qui lui fait découvrir un autre monde, une autre culture et une autre conception de la vie, de la sexualité et des rapports entre les hommes et les femmes. La bipartition du roman nous renvoie aux récits des explorateurs arabes des xixe et xxe siècles à la découverte de l’Occident. La rencontre avec la culture allemande incite le narrateur à examiner son identité personnelle et culturelle. Pour Mohamed Choukri, le voyage relève plutôt du takawwun dhâtî, c’est-à-dire la « formation de soi » à travers des aventures extraordinaires. Les routes qu’emprunte le narrateur d’al-Khubz al-ḥâfî et d’al-Shuṭṭâr sont là pour décrire son cheminement intérieur. C’est un voyage initiatique, une transformation existentielle. Son parcours mouvementé et son destin extraordinaire font que certains critiques, comme Salah Natij195, Mohamed Ouled Alla196 et Levi Thompson197, y voient une possible ressemblance avec le roman picaresque.
212La risâla est un autre genre littéraire qui a beaucoup inspiré Rachid El-Daïf dans ‘Azîzî al-sayyid Kawâbâtâ. Sur la couverture, le livre s’annonce comme une correspondance, une confidence intime faite au lecteur. Le texte épouse parfaitement la forme et la structure de l’échange épistolaire entre l’auteur et le destinataire, Yasunari Kawabata. Le lecteur s’aperçoit assez vite qu’il ne dispose que d’une seule partie de la correspondance composée des lettres écrites par Rashîd mais pas de celles du prétendu destinataire. Les expressions comme « ‘azîzî al-sayyid Kawâbâtâ » (p. 9), « sayyid Kawâbâtâ » (p. 20) et « sayyidî » (p. 26) veulent faire croire au lecteur qu’il s’agit d’une correspondance, alors qu’il s’agit en réalité d’une fiction. L’univocité de la correspondance et l’absence intrigante du destinataire soutiennent la fictionnalité de l’œuvre. Cette manière de transformer la correspondance en matière fictionnelle fait penser à Tewfik El-Hakim. Dans Zahrat al-‘umr, l’auteur cite de larges extraits de sa correspondance, qu’il commente pour se faire historien du monde moderne. Cependant, les lettres perdent en substance et en authenticité « pour faire entendre la parole d’un personnage absent et introduire artificiellement un effet dialogique dans le monologue de [son] héros198 ». L’originalité de l’œuvre réside dans la manière dont Tewfik El-Hakim réussit à imiter les stratégies narratives de la correspondance et à créer l’illusion biographique. Comme chez Rachid El-Daïf, le destinataire, un certain André, est constamment interpellé199, ses messages sont évoqués mais il est absent. Il n’existe que sous la plume de l’auteur.
213Les yawmiyyât sont un autre genre littéraire repris par Sonallah Ibrahim dans Tilka al-râ’iḥa, où il adopte une technique d’écriture très semblable à celle des diaristes. À travers une belle économie de mots et un style sobre, le lecteur peut suivre la vie quotidienne du personnage du monde carcéral au monde extérieur, connaître ses faits et gestes, ses propos, ce qu’il voit et ce qu’il entend. L’illusion biographique se crée quand le récit devient plus dense, chargé de souvenirs. Ce procédé littéraire, très apprécié de Sonallah Ibrahim, se retrouve ailleurs dans ses œuvres, notamment dans son roman-reportage Bayrût Bayrût... Et on peut penser que ce choix stylistique s’était déjà imposé à lui dans Yawmiyyât al-wâḥât.
214Les trois auteurs jouent avec l’ambiguïté générique et ont recours à l’intertextualité pour brouiller les pistes. Nous trouvons trois formes d’intertextualité : l’attestation documentaire, la mise en abyme et les emprunts littéraires. Ils utilisent différents documents historiques, comme des photos de famille, des articles de journaux, des émissions de radio, des archives, etc. pour attester de l’authenticité de leurs propos et contribuer à la référentialité des textes. Dans Tilka al-râ’iḥa, Sonallah Ibrahim évoque la dernière lettre de son camarade mort sous la torture en prison et recopie le poème adressé à son épouse (p. 34-36). Dans al-Talaṣṣuṣ, il décrit des cartes postales et des photos de familles (p. 77) sur lesquelles on pense reconnaître le père de l’auteur dans sa tenue d’officier, ses demi-frères et sœurs et sa mère. Il ajoute des extraits de revues (p. 37 et p. 78) et des articles de journaux (p. 52-53 et p. 89-90), il retranscrit les entretiens radiophoniques diffusés à propos de la situation politique de l’Égypte. Chez Mohamed Choukri et Rachid El-Daïf, la mémoire documente l’histoire. Pour Mohamed Choukri, dans al-Khubz al-ḥâfî (p. 117-129) et al-Shuṭṭâr (p. 15-20), c’est l’histoire du Maroc avant et après l’indépendance, ce sont des scènes de soulèvements populaires à Tanger et à Larache et les revendications. Pour Rachid El-Daïf dans ‘Azîzî al-sayyid Kawâbâtâ, c’est l’idéologie marxiste qui pénètre le monde rural libanais (p. 56-58), ce sont les revendications sociales et politiques à Beyrouth (p. 107-116), ce sont les manifestations en faveur de la libération de la Palestine durement réprimées par l’armée (p. 134-137). En plus de ces témoignages et pour renforcer l’illusion biographique, les auteurs parlent de leurs œuvres et commentent leur écriture, comme dans al-Shuṭṭâr où Mohamed Choukri procède à une mise en abyme en faisant clairement allusion à l’écriture d’al-Khubz al-ḥâfî :
Nous sommes en plein été 1989. Mon ami, l’arabisant japonais Nutahara et son épouse Shuku me rendent visite à Tanger. Il a déjà traduit trente pages du Pain nu… « Dans le livre, dit-il en souriant, cet endroit est très beau. En réalité, il ne l’est pas du tout, et rien ne semble prouver qu’il l’a été. » Je lui réponds avec la même conviction : « Embellir la laideur, c’est le pari de l’art. L’image qui s’est gravée dans mon esprit d’enfant est celle d’un beau bassin, et je me dois de la reproduire telle quelle, même si vous n’y voyez aujourd’hui qu’une mare boueuse. » (p. 94)
215Chez Sonallah Ibrahim, le narrateur de Tilka al-râ’iḥa parle du travail de l’écrivain et dit la difficulté d’écrire et l’absence parfois d’inspiration :
Je suis resté seul devant mon bureau, j’essayais d’écrire. (p. 43)
J’ai rangé le bureau, enlevé la poussière qui s’y était accumulée et j’ai pris le stylo. Impossible d’écrire […] Je suis allé à la fenêtre, j’ai regardé de l’autre côté. La fenêtre de la veille était fermée. Je me suis rassis au bureau et j’ai repris le stylo. Impossible d’écrire. (p. 50)
Je me suis assis et j’ai essayé d’écrire. (p. 54)
216De quel ouvrage parle-t-il ? Est-ce de Tilka al-râ’iḥa ? De Yawmiyyât al-wâḥât qu’il publiera des années plus tard ? Le narrateur ne nous en dira pas davantage. Tout ce que l’on sait, c’est qu’il consigne son quotidien, ses souvenirs de prison et ses observations sur la société et la politique. Le lecteur peut croire qu’il s’agit du livre qu’il est en train de lire. Le choix stylistique du journal l’y encourage.
217Sous sa forme purement littéraire, l’intertextualité ouvre le texte à des formes d’écritures ou à des genres différents. Les auteurs reprennent par exemple à leur compte certaines citations. Ils empruntent à la culture populaire des chansons d’artistes connus comme Abdelhalim Hafez (1929-1977) et Oum Kalthoum (1898-1975) dont les paroles sont mises entre guillemets ou en gras. Ils empruntent aussi à la littérature et / ou aux textes religieux des extraits pour enrichir le texte. L’intertextualité littéraire est à l’œuvre dans les récits de Mohamed Choukri. Il cite des poèmes, dont les vers du célèbre poète tunisien Aboul Kassim Chabbi (1909-1934), ce qui apporte au texte une dimension supplémentaire tant stylistique que thématique. Il choisit aussi d’insérer des poèmes inédits (p. 163, 165, 166, 213-217) dont il est lui-même l’auteur. En reproduisant de longs passages d’œuvres classiques, Sonallah Ibrahim et Rachid El-Daïf s’inscrivent également dans cette démarche. Dans le récit de son enfance, Sonallah Ibrahim cite de nombreux extraits d’ouvrages d’histoire ou de magie, des versets du Coran ou d’histoires pour enfants – notamment l’histoire de Hassan le Brave (p. 21 et p. 23) – qui mettent en résonance le texte avec la littérature populaire des contes imaginaires. Rachid El-Daïf puise dans la littérature savante occidentale et orientale. Il cite la Vie de Galilée de Bertolt Brecht et surtout le Kitâb al-aghânî (Le livre des chants) d’Abû al-Faradj al-Aṣfahânî, qu’il mentionne fréquemment dans ses deux textes. Il évoque aussi l’histoire du Calife al-Amin (p. 57) et celle d’Ibn Munâdhir (p. 61-62) pour illustrer ses propos sur l’homosexualité dans le monde arabe, tout comme il reprend à son compte l’histoire de la mère d’un savant musulman al-Ḥârith b. Abî Rabâ‘a (p. 172-173) pour dénoncer le confessionnalisme au Liban.
218Ces emprunts à la littérature savante et à la culture populaire s’inscrivent dans une logique romanesque qui cherche à rompre avec les règles conventionnelles d’un texte qui se veut autobiographique. Ils permettent aux auteurs de se sentir libres de leur écriture et libres de donner à leur texte un caractère polyphonique.
219La polyphonie des textes étudiés se vérifie dans l’énonciation. De manière générale, Mohamed Choukri, Sonallah Ibrahim et Rachid El-Daïf adoptent une forme autodiégétique pour présenter leur histoire personnelle, raconter une expérience particulière et témoigner de l’histoire de leur époque. Mais, contrairement à ce qu’affirme Muḥammad Kâmil al-Khaṭîb200, ce mode narratif est constamment transgressé. Nous l’avons vu, les auteurs ont recours à la distanciation pour prendre du recul avec eux-mêmes et font appel à un narrateur anonyme ou à un personnage fictif pour rendre compte de leurs observations. Il arrive aussi que le narrateur cède ses droits de personnage principal pour confier progressivement la narration du récit à d’autres. Le narrateur est d’abord un simple témoin lorsqu’il rapporte les faits et gestes des personnages. Puis il s’efface complètement et donne la parole aux personnages secondaires qui sont à leur tour des narrateurs à part entière. Les œuvres de Mohamed Choukri en offrent de bons exemples. Les personnages forment le tissu social de la société marocaine de l’époque. On y trouve des Rifains à la recherche d’une vie meilleure, des citadins touchés par la crise économique, des Espagnols ayant fui le régime franquiste, des Occidentaux en quête d’exotisme et d’aventures, des contrebandiers, des prostituées, des gamins des rues, etc. Ces personnages interviennent à tour de rôle, parfois brièvement, pour parler d’eux-mêmes et parfois pour donner des informations sur le parcours du narrateur et de l’auteur en procédant au dédoublement de sa personnalité.
Dédoublement de la personnalité de l’auteur
220Parler de soi par l’intermédiaire d’autrui relève tout autant de la distanciation de soi que du dédoublement de la personnalité. Nous l’avons vu, l’altérité est un procédé qui permet à l’auteur de se mettre à distance pour se comprendre et se faire comprendre en faisant appel à un narrateur anonyme ou à un personnage fictif. Le dédoublement de la personnalité opère aussi à travers la multiplicité des voix narratives par lesquelles l’auteur peut se montrer sous tous ses aspects, même s’il lui faut usurper plusieurs identités.
221Pour s’autofictionnaliser, Sonallah Ibrahim et Mohamed Choukri passent uniquement par l’altérité et la distanciation de soi. Chez Rachid El-Daïf, le procédé est plus complexe. Il annonce dès les premières lignes de ‘Azîzî al-sayyid Kawâbâtâ qu’il va procéder au doublement de sa personnalité et il passe par trois étapes. À la première étape, l’auteur se distancie de son narrateur homodiégétique et le confond avec le personnage qui est le sujet du récit, comme dans ce passage déjà cité :
Je marchais rue Hamra, à Beyrouth, quand je l’ai vu tout à coup. Sur le moment, j’ai eu l’impression de me voir moi-même. J’ai cru d’abord voir quelqu’un qui me ressemblait beaucoup mais je me suis rapidement rendu compte que ce n’était pas simplement cela. Je me suis dit : c’est donc que je suis devant une vitrine ou devant un miroir qui me renvoie mon image avec une netteté effrayante… Mais le reflet se dirigeait en sens inverse, avec une démarche différente, des vêtements qui n’étaient pas les miens. Ce n’était donc pas mon image, mais bien moi ! […] Sur le moment, j’ai eu l’impression de me voir en train de marcher sur le trottoir d’en face, à quelques mètres de moi. Il m’a semblé que le temps était suspendu, ce qui n’a fait que renforcer ma sensation de surprise et même de vide. J’avais perdu mon équilibre, je veux dire mon unité, la cohésion des parties dont je suis formé, leur adhésion à ce vague quelque chose qui les lie ensemble. (p. 9-10)
222Le narrateur et le personnage principal deviennent alors les alter ego de l’auteur. Le premier partage son identité et porte son (pré)nom, « Rashîd ». Le second reste volontairement anonyme pour les raisons qui ont déjà été évoquées dans le chapitre précédent. Il sera désigné par le pronom « huwa » ou par les termes « ṣadîq » et « rafîq ».
223À la deuxième étape, l’auteur fait de ses deux alter ego des doubles, des représentations fictionnelles lorsqu’il met en cause l’identité réelle de son narrateur :
Mon cher Kawabata. Dans la mesure où je suis moi, Rashîd, en personne, l’auteur et le sujet de ce discours, permettez-moi de vous faire part d’une remarque – non pas à vous personnellement, car vous savez cela mieux que quiconque, mais à un possible lecteur de cette missive. Moi, Rashîd, qui m’adresse à monsieur Kawabata, je ne suis pas tout à fait Rachid-l’auteur. Ce que j’ai en commun avec celui-ci, c’est qu’il m’a créé. (p. 19-20)
224À la troisième étape, l’auteur se reconnaît en la personne de « Kawabata », destinataire de la correspondance, un choix qui souscrit aux exigences du roman. Il s’adresse à un écrivain disparu dans lequel il se dédouble et dont il usurpe l’identité. En réalité, c’est à lui-même qu’il s’adresse.
225Dans le second ouvrage, le procédé de dédoublement est annoncé sur la couverture. ‘Awadat al-almânî ilâ rushdi-hi est un titre thématique dont les termes méritent d’être analysés pour en saisir le sens métaphorique et comprendre le contenu de l’œuvre. Gamal al-Ghitany201 et Abbas Beydoun202 attirent l’attention sur les références culturelles du titre. Selon eux, ‘Awadat al-almânî ilâ rushdi-hi (L’Allemand retrouve la raison) est une allusion évidente aux manuels d’érotisme de la tradition littéraire arabe et précisément au Kitâb rujû‘ al-shaykh ilâ ṣibâh ([Livre de] l’homme âgé [qui] retrouve la jeunesse) de Aḥmad Ibn Sulaymân (1468-1536). Et on notera avec Yves Gonzalez-Quijano que le choix judicieux de ce titre oriente vers le dédoublement de la personnalité : « On peut même risquer une interprétation supplémentaire : le mot, peu fréquent là encore, qu’a utilisé Rachid El-Daïf pour désigner la “raison”, ou plus précisément la “conduite raisonnable”, al-rushd, n’est certainement pas par hasard un écho sonore de son propre prénom203. »
226Cette manière de se mettre en fiction par mille et un petits détails qui appartiennent indubitablement à sa personne est fréquente chez Rachid El-Daïf. Nous l’avons vu, l’auteur joue sur l’orthographe de son prénom : tantôt, il le fait apparaître sous la forme du qualificatif « al-rashîd » (Le Raisonnable) dans Nâḥiyat al-barâ’a et tantôt sous la forme du diminutif « Rashshûda » (Mon petit Rachid) dans Taṣṭafil Mîrîl Strîb. Pour Yves Gonzalez-Quijano, ce procédé s’explique par le besoin impérieux de l’auteur d’affronter ses propres contradictions :
À mon sens, il ne faut pas y lire une sorte de forfanterie, une manière d’affirmer la certitude de ses choix, y compris sexuels, en posant l’adéquation rush = Rashid mais plutôt un aveu par Rachid El-Daïf des fragilités de son être intime, avant de se proclamer, trop facilement rasséréné, faussement rassuré, confirmé dans sa propre « bonne conduite » par le comportement, enfin « viril », de cet étranger si étrange204.
Dévoilement de soi et de la société
227L’objectif premier des trois auteurs choisis n’est pas de se livrer à une critique radicale de la religion, mais de montrer une société profondément attachée à ses traditions et à ses habitudes culturelles et religieuses, qui se trouve confrontée à l’évolution du monde moderne. L’Empire des sens205 est le titre que l’on pourrait donner à cette sous-partie. À travers leurs aventures, l’auteur-narrateur ou les personnages dressent le tableau de la société arabe et en dénoncent les tabous. On suit les aventures du narrateur présenté sous les traits d’un jeune garçon qui veut découvrir les mystères de la sexualité. Son initiation se fait à travers les propos des adultes et de leur comportement qu’il observe en secret, comme dans le récit de Sonallah Ibrahim. Il fréquente aussi les cabarets et les « bordels » où sa première expérience sexuelle le fait entrer dans le monde des adultes, comme pour le narrateur dans les récits de Mohamed Choukri et de Rachid El-Daïf. C’est aussi l’occasion d’affirmer sa virilité dans un milieu où la liberté sexuelle n’est pas condamnable, comme on peut le lire dans ‘Awdat almânî ilâ rushdi-hi de Rachid El-Daïf. La censure s’est exercée sur ces œuvres qui décrivent les mœurs (la sexualité, la prostitution, l’homosexualité) et les excès (l’alcool, la drogue) de la société arabe tels qu’on les voit dans al-Khubz al-ḥâfî de Mohamed Choukri et dans Tilka al-râ’iḥa de Sonallah Ibrahim.
Une sexualité sans tabous : voyeurisme, masturbation et fréquentation de prostituées
228Dans la société arabe traditionnelle et conservatrice, la sexualité est un tabou, un non-dit, une faute morale passible d’emprisonnement pour l’écrivain qui en parle. Pour rester fidèles aux exigences de l’écriture du moi, Mohamed Choukri, Sonallah Ibrahim et Rachid El-Daïf bravent les interdits moraux et religieux. Ils plaident pour une sexualité sans tabous et, à travers leurs récits, racontent l’initiation à la sexualité de l’enfance à l’adolescence. L’enfant est d’abord voyeur. Il vit dans un environnement social modeste et partage le plus souvent un appartement exigu avec une famille pauvre ou nombreuse. La promiscuité et l’absence d’intimité lui donnent l’occasion d’épier les moments d’intimité de ses proches et de découvrir la différence entre l’homme et la femme, ce qui provoque chez lui la montée d’un désir souvent incontrôlable. L’adolescent fait la découverte de la puberté et a recours à la masturbation pour assouvir ses pulsions et ses fantasmes avant de vivre sa première expérience sexuelle, le plus souvent avec une prostituée.
Le voyeurisme : de la quête de sens à l’éveil sexuel
229Sonallah Ibrahim nous donne un bon exemple de l’« enfant-voyeur ». Dans le récit de ses souvenirs d’enfance, al-Talaṣṣuṣ, l’auteur décrit le monde des adultes à travers les yeux d’un enfant qui ne comprend pas tout mais qui perçoit les non-dits et entrevoit l’intimité cachée comme autant de pièces d’un puzzle. Le titre du livre est explicite. Traduit par Richard Jacquemond, al-Talaṣṣuṣ est le nom d’action du verbe ṭalaṣṣaṣa, cinquième forme dérivée de la forme sourde laṣṣa, qui signifie « voler ou dérober quelque chose ». Suivi de la particule ‘alâ, il désigne le fait d’« écouter aux portes », de « tendre l’oreille » pour écouter une conversation ou d’« épier, espionner quelqu’un en douce, en toute discrétion ». Et c’est bien ce que fait l’enfant. À la demande de son père, le jeune garçon doit surveiller discrètement la femme de ménage Oum Nazira pour savoir si elle ne dérobe pas des affaires à la cuisine :
J’épie Oum Nazira par l’ouverture de la porte. Elle emporte le plat de colocases à la cuisine… Je m’approche discrètement de la porte de la cuisine, me colle au mur, tends la tête en avant en prenant garde qu’elle ne me voie pas… Elle ramène la cuillère dans le pot de graisse ; je retiens mon souffle : va-t-elle la boire ? Je suis le mouvement de sa main qui retourne à la poêle. (p. 44-45)
230Cette surveillance se transforme peu à peu en voyeurisme lorsqu’il découvre comment son père regarde Fatima, la jeune femme qui remplace Oum Nazira : « Il lui fait descendre les photos encadrées. Elle monte sur la chaise… Sa gallabeya se coince entre ses fesses. Elle tend la main et l’arrange. Mon père a les yeux sur son petit derrière. » (p. 172-173)
231L’enfant est de plus en plus curieux du comportement de son père qui se dissimule dans la pénombre de la nuit pour épier le voisinage de son balcon. Dans la rue ou dans les magasins, il remarque que son père est sensible à la beauté des femmes qu’il croise. Il assiste aux échanges de son père avec ses amis au sujet de leurs aventures amoureuses, de celles des voisins et des célébrités politiques ou artistiques. Pour tenter de comprendre ce comportement et le sens des conversations qu’il entend, le jeune narrateur adopte les habitudes de son père206. Il espionne lui aussi les voisines : la femme de Sabri, Oum Safwat, Oum Zakiyya. Lors d’une promenade, il surprend le regard de son père sur une jeune fille qu’ils croisent dans la rue. Dans l’épicerie du cheikh Abdel Alim, il voit son père et ses amis dévorer du regard les clientes aux formes généreuses. Pour satisfaire sa curiosité, il s’amuse à regarder par le trou de la serrure pour voir ce que font sa demi-sœur et son mari dans leur chambre à coucher. Il profite de la promiscuité qui règne dans les appartements pour épier les voisins dans leurs allées et venues et dans leur intimité. Comme ici, quand il espionne Fatima dans la douche : « Je regarde par le trou de la serrure. Mes lunettes heurtent la porte. Je les pousse contre mes yeux, regarde à nouveau. Elle est assise dans la bassine, on ne voit que ses épaules nues. De la vapeur s’élève de la marmite d’eau. » (p. 248) Ou là, quand il regarde Taheya, la femme du constable207, en pleine séance d’épilation :
Je m’approche sans bruit de la porte du salon, colle un œil contre le trou de la serrure. Je la vois assise sur le tabouret de la cuisine… Penchée sur sa jambe pliée, elle plaque un morceau de sucre à épiler au-dessus de la cheville, le décolle, l’assouplit, le repose un peu plus haut, recommence jusqu’à approcher de la cuisse… Elle prend un autre morceau de sucre, le plaque entre ses jambes, le retire en poussant un cri. (p. 137-138)
232Il voit Salma, la fille de la voisine, nue. Il est le témoin de scènes étranges dans le tramway et chez sa demi-sœur. Plus il épie, plus sa curiosité est aiguisée. Il veut savoir ce qui se passe entre son père et la femme de ménage. Il se cache donc, il récite des formules magiques, il avale une potion qui doit le rendre invisible, du moins le croit-il : « J’entre dans la chambre en toute confiance, puisque je leur suis devenu invisible. Les fesses nues de mon père entre les jambes nues, levées en l’air, de Fatima. » (p. 289-291)
233Toutefois, le voyeurisme tel que le présente Sonallah Ibrahim dans son récit est dénué de toute perversité. Chez Rachid El-Daïf et Mohamed Choukri, en revanche, le voyeurisme prend un tout autre sens. Le mot al-mutalaṣṣiṣ dans le sens qu’en donne le dictionnaire monolingue Al-Munjid veut dire « celui qui prend plaisir » à la scène qu’il observe sans être vu. Dans ‘Azîzî al-sayyid Kawâbâtâ, le personnage de Rashîd exprime sa curiosité et ses interrogations sur l’intimité des adultes. Il se demande comment ses parents réussissent à s’unir dans la seule et même pièce qui sert à la fois de pièce à vivre et de chambre à coucher pour une famille de trois enfants qui ne cessent de s’agrandir. Il discute avec son groupe d’amis des diverses ruses et stratégies qu’emploient les adultes pour préserver leur intimité de la curiosité des enfants. Il fantasme et imagine des choses, il veille et, dans le silence de la nuit, il guette les cris ou les soupirs de jouissance. Le jour où il surprend les ébats de ses parents, il éprouve à la fois de la gêne et du plaisir : « Je ne nie pas que cela m’a surpris et même gêné. Mais cela n’a duré qu’un instant fugace. J’étais content, et cela n’a fait que croître avec le temps : ma mère aimait donc mon père. » (p. 82)
234Chez Mohamed Choukri, le héros d’al-Khubz al-ḥâfî exprime sa gêne lorsqu’il est réveillé par les soupirs de ses parents. Mais il prend un véritable plaisir à espionner l’intimité des gens autour de lui. Pris en flagrant délit en train de voler des fruits dans un jardin, le personnage de Shukrî est enfermé dans une cabane par les propriétaires qui veulent le punir et l’inciter à réfléchir à son acte. Alors qu’il se lamente et demande sa libération, il voit par le trou de la serrure la fille de ses « geôliers » à moitié dénudée, en train de faire le ménage :
Par le trou de la serrure, j’observais la jeune fille qui s’activait à laver le sol. Elle allait et venait, sa robe un peu relevée. On voyait ses belles cuisses blanches. Elle avait des petits seins très beaux qui sortaient de son chemisier quand elle se baissait pour ramasser le seau d’eau sale. (p. 21)
235Cette scène joue un rôle important dans l’évolution du récit et dans celle du personnage. Elle apporte en effet une touche sensuelle et tendre qui contraste avec le reste de l’histoire. Elle éveille le désir du narrateur et apporte un peu de douceur à son existence misérable. Quelques pages plus loin, son désir est ravivé à la vue de la nudité d’autres jeunes filles : d’abord Mouna qui se soulage sous un arbre, puis la voisine en train de se changer, ensuite Fatima qui fait la lessive, et enfin Assia, la fille du patron de café qui se baigne dans la rivière :
Un matin, je montai sur le figuier et je vis Assia à travers les branches. Assia, ce devrait être la fille du propriétaire de ce jardin. Elle marchait lentement vers le bassin… Elle s’approcha avec délicatesse du bassin en se retournant… Elle retira sa ceinture. Son corps m’apparut dans toute son innocence… Assia complètement nue. La fille du propriétaire du jardin était nue ! Un corps d’une blancheur lumineuse. Une chevelure d’un noir splendide. Une poitrine ferme. Le bout des seins bien visible. La toison de son pubis est trop noire. Je sentis une douleur dans ma verge. Elle avança sur les marches du bassin. Se retourna. Ma douleur s’amplifia. Ses cheveux lui couvraient tout le dos. Elle se baissa et son dos se découvrit. Sa chevelure, en se penchant, glissa sur ses épaules. Je découvris aussi ses fesses traversées par un fil de poils bruns. J’avais l’eau dans la bouche, le miel à la bouche. Tout mon corps était secoué par un tremblement de plaisir. (p. 33-34)
La masturbation : le désir incontrôlable
236Avec pudeur, Sonallah Ibrahim effleure la question de la masturbation dans al-Talaṣṣuṣ. Son personnage est encore trop jeune pour comprendre le comportement des adultes. Il se contente de rendre compte de ce qu’il observe. Chez Rachid El-Daïf, le personnage reste également pudique208. C’est avec Mohamed Choukri que nous en apprenons davantage sur cette étape de l’initiation sexuelle. Dans al-Khubz al-ḥâfî, le personnage exprime sans nulle gêne ses fantasmes sur Assia, Mounia et Fatima, qu’il revoit nues. Éveillé ou en rêve, il est aussi saisi d’un désir incontrôlable et c’est alors qu’il se masturbe :
Mon pénis me démangeait à longueur de journée. Il me faisait mal. Nerveux et impatient. Je le caressais avec mes doigts pour le calmer. Il se dressait et se gonflait, devenait rouge et haletant. Mes testicules me faisaient mal quand je n’arrivais pas à satisfaire le désir. Devant moi l’image d’un corps, l’image d’Assia… Je poursuis l’image jusqu’à la cime du plaisir, jusqu’à la lassitude et le retour au réel. (p. 35)
237À Oran, où il est employé comme homme de ménage, il fantasme sur Monique lorsqu’il voit des photos de sa patronne à moitié dénudée : « J’avais posé en face de moi la photo de Monique. Elle me faisait de l’œil… La photo provoque en moi la sensation d’un désir violent, comme dans un rêve… Un désir qui traversait tout mon corps. Je sortis mon pénis et le caressai. » (p. 62) Progressivement, le jeune Shukrî se laisse dominer par ses pulsions et va jusqu’à se fabriquer un corps de femme avec un arbre fruitier pour assouvir son désir.
La première expérience sexuelle : la fréquentation des prostituées
238On passe ensuite de la sexualité passive à la sexualité active, au moment de la première expérience, quand le personnage se met à fréquenter les prostituées. Cette expérience est partagée, elle se vit en groupe, en compagnie d’amis, comme on le voit dans les récits de Mohamed Choukri et de Rachid El-Daïf. Les personnages se rendent sur les lieux de la prostitution situés dans les quartiers populaires ou dans les faubourgs des grandes villes. C’est là qu’ils sont initiés aux plaisirs, assurés de rester anonymes, cabarets ou maisons closes n’étant fréquentés que par un public averti. C’est un moment important dans la vie du jeune garçon, marqué dans le texte par un changement de pronom : l’abandon du singulier « je » (anâ) pour « nous » (naḥnu) qui confère à cette expérience une dimension collective et par là même sociale. Dans ‘Azîzî al-sayyid Kawâbâtâ, le jeune Rashîd décrit sa première aventure sexuelle sur le ton de la dérision. Avec un groupe d’amis, il se retrouve dans le quartier des maisons closes à Beyrouth. Sans entrer dans les détails, il nous explique comment lui et ses camarades sont arrivés sur ces lieux réservés aux adultes et leur appréhension de ce qu’ils allaient découvrir. Deux scènes du livre nous racontent cette aventure. Le narrateur et ses amis sont à Beyrouth pour participer à une manifestation place des Martyrs. Comme ils sont en avance, ils en profitent pour flâner dans les rues lorsqu’ils arrivent par hasard dans la rue Mutanabbi (du nom d’un célèbre poète arabe du xe siècle) connue pour ses maisons closes. Les jeunes gens, curieux et un peu angoissés, entrent dans l’une des maisons. Mais l’accueil qui leur est fait, loin d’être rassurant, accentue leur gêne et leur appréhension : « Nous avons franchi la porte, passant dans une entrée relativement sombre par rapport à la lumière de la rue… Un homme assez âgé, la soixantaine environ, s’est approché. Il était en chaussettes. À notre grande surprise, il nous a demandé ce que nous voulions. » (p. 109-110) Pris de panique, sans doute aussi de honte, ils décident de s’en aller sans mot dire. La première visite est un échec, la seconde est plus réussie. Le groupe d’amis fait une nouvelle tentative dans une autre maison close tenue par une vieille patronne. Cette fois, l’accueil est chaleureux, le prix de la prestation est négocié, mais nous n’en apprendrons guère davantage :
Nous avons fait part de notre décision à la vieille femme qui attendait en silence, tranquillement. Elle s’est levée lentement pour aller prévenir les deux autres femmes… Elles étaient allongées, le bas du corps totalement nu : difficile de fixer des yeux ce qui s’offrait à nos regards ! Elles nous ont priés de payer sans perdre de temps, avant de nous déshabiller et de commencer, chacun notre tour. (p. 111-112)
239Si cette première expérience sexuelle n’a été qu’une brève aventure pour le narrateur de Rachid El-Daïf dans ‘Azîzî al-sayyid Kawâbâtâ, ce n’est pas le cas dans al-Khubz al-ḥâfî de Mohamed Choukri. La condition sociale et financière de ses parents ne lui permettant pas d’être scolarisé, Shukrî fait son apprentissage de la vie dans les bars et les cabarets de Tétouan et de Tanger. Les transformations physiques, l’éveil de sa libido sont décrits par le jeune garçon comme quelque chose de naturel. Il fantasme sur les jeunes filles qu’il croise, ce qui le conduit à fréquenter de plus en plus souvent le milieu de la prostitution. Accompagné d’un ami d’enfance, il s’adresse à dame Harrouda, une vieille prostituée célèbre dans le quartier pour être une bonne initiatrice des jeunes adolescents. On la surnomme « mu‘allimat al-nikâḥ », l’éducatrice du sexe. Le narrateur décrit en détail ce rite d’initiation fondateur. Comme nous l’avons constaté dans le récit de Rachid El-Daïf, ce moment se vit en communauté puisque le narrateur est accompagné de son acolyte. L’emploi du « nous » est récurrent. En revanche, dans le texte de Mohamed Choukri, le « je » du narrateur fait de ce rite, de ce passage à la vie adulte, une expérience personnelle et individuelle. Ce faisant, il raconte l’expérience telle qu’il l’a vécue, en confiant ses appréhensions et en décrivant la représentation naïve et enfantine qu’il avait de la sexualité :
Je me mis à enlever mes habits, le cœur battant. Assia, Fatima. Leurs corps ne me procuraient pas cette impression de peur. Nous nous touchions avec délicatesse et légèreté. C’était du flirt. Tandis que cette femme me faisait peur : elle me proposait de la pénétrer, d’entrer dans sa chair comme un couteau pénètre une plaie… Elle prit ma verge dressée entre ses doigts. Je pensai soudain : « Et si sa plaie avait des dents ! » Je glissai entre ses cuisses avec crainte… J’hésitai… Je réussis à la pénétrer.
— Tu viens de coucher pour la première fois avec une femme. N’est-ce pas que je suis la première ?
Je souris en hochant la tête… Tafersati me demanda, inquiet :
— Comment est-elle ?
— Merveilleuse. Sans dents.
— Comment ? Elle n’a pas de dents ?
— Non. Il ne s’agit pas de sa bouche. Ce que je veux te dire, c’est que son sexe ne mord pas. Il te prend, te serre, t’aspire et te suce mais ne mord pas. Enfin, tu verras. Il est tiède et doux. (p. 42-45)
240On nous pardonnera cette longue citation, mais nous n’avons pas résisté à reproduire ce passage qui est l’un des rares moments où l’auteur s’exprime en termes crus sur sa sexualité. Cette expérience marque le début d’une série d’aventures riches de découvertes dans le milieu de la prostitution où, avec son ami, il fréquente des prostituées espagnoles dont il apprécie l’hygiène.
Mœurs et excès de la société arabe : célibat, prostitution, homosexualité, alcool et drogue
241Les observations et les expériences du personnage principal lui font découvrir un aspect des mœurs de la société arabe. Mais quand on parle de célibat, de prostitution et d’homosexualité, on découvre une misère sexuelle liée à la pauvreté. Contrairement à ce que nous pouvons lire dans la récente enquête de Shereen El-Feki209, ce n’est pas l’affirmation d’une liberté individuelle qui dicte le comportement des personnages. Ce sont plutôt les contraintes socio-économiques et culturelles qui les condamnent au célibat, qui les poussent, dans l’espoir d’améliorer leur condition matérielle, à la prostitution ou à la prostitution homosexuelle, ce qui ne se fait pas sans réticence.
242Le célibat n’est pas tolérable dans une société attachée aux valeurs de la famille, qui accepte mal tout mode de vie différent du code social210. Comment vivre sa sexualité quand on est célibataire ? Cette question revient souvent dans les récits de Sonallah Ibrahim. Dans Tilka al-râ’iḥa, le narrateur découvre avec amertume, à sa sortie de prison, que la société égyptienne n’a pas connu les transformations politiques qu’il espérait de son point de vue de marxiste. La société est encore plus conformiste. Ses anciennes amours ne l’ont pas attendu pour faire leur vie : Nagwa a rencontré un autre homme ; Samia n’a pas supporté plus longtemps les regards des parents et de la communauté, elle a accepté d’épouser le premier venu pour fonder une famille. Le narrateur subit lui aussi la pression de son entourage proche, sa famille et ses amis, qui le pousse à trouver une femme, à se marier et à fonder une famille. Mais sa condition sociale ne le lui permet pas. Il compte toujours sur le soutien financier de sa sœur et de certaines de ses connaissances. Il en est réduit aux plaisirs solitaires : le voyeurisme et la masturbation. Il fait appel à une prostituée pour assouvir ses besoins sexuels, mais sans succès : « Elle m’a attiré à elle et a essayé de m’embrasser, mais je me suis détourné… Elle a essayé de m’embrasser mais j’ai détourné la bouche. Enfin, je me suis levé et rhabillé. » (p. 54-55)
243On pourrait attribuer cet échec à la pratique des plaisirs solitaires, ou l’interpréter comme le signe de l’impuissance masculine. Il faut plutôt chercher les raisons de son refus de coucher avec une prostituée dans la solitude qui est la sienne et dans les frustrations sexuelles qu’elle entraîne. Le personnage ne tire aucune satisfaction du voyeurisme ni aucune jouissance de la masturbation, et si jouissance il y a, elle ne le comble pas ; comme si le narrateur éprouvait de la honte ou des remords qu’il tente de dissimuler et qu’il décrit sans joie : « Je suis monté dans ma chambre, je me suis déshabillé et j’ai allumé le transistor. Mais je n’ai pas trouvé de programme musical et l’appareil s’est mis à grésiller. Par terre, des taches sombres étaient apparues, traces de mon plaisir solitaire. » (p. 54)
244Cette misère sexuelle est aussi le quotidien des hommes et des femmes arrivés à un certain âge qui rencontrent des difficultés à trouver une compagne ou un compagnon, soit pour des raisons sociales soit pour des raisons économiques. Le narrateur donne comme exemples l’histoire de Samia, que nous avons déjà évoquée, et celle de l’oncle de Hosneyya, qui nous renseigne un peu plus sur la vie d’un célibataire quadragénaire épris de passion pour sa nièce. Cet amour incestueux est symptomatique de la misère sociale et culturelle, de la frustration de ces hommes et de ces femmes contraints au célibat et à la solitude pour des raisons sociales ou économiques, contraints par la force des choses à prendre pour partenaire un membre de leur famille. Dans al-Talaṣṣuṣ, le narrateur nous renseigne davantage sur le célibat à travers l’histoire du père, un homme âgé, vivant avec son jeune fils dans une seule pièce. Il souhaiterait prendre une nouvelle épouse pour l’aider à élever son garçon, mais sa maigre pension de retraite ne le lui permet pas, d’autant plus qu’avec l’âge, il rencontre des problèmes de santé qui affectent sérieusement sa sexualité. Il doit se contenter d’épier les voisines en tenue légère ou les jeunes femmes au physique avantageux qu’il croise dans la rue, de pratiquer la masturbation à l’aide de revues pornographiques qu’il cache à son enfant ou de prendre des produits énergisants. Grâce à ces produits, il peut avoir des aventures clandestines avec les femmes de ménage (notamment avec Fatima) et avec les prostituées du quartier populaire où il se rend avec ses compères.
245La question de la prostitution est simplement évoquée chez Sonallah Ibrahim : le jeune narrateur d’al-Talaṣṣuṣ s’interroge sur les absences fréquentes du père, une fois la nuit tombée. Il en est de même chez Rachid El-Daïf avec l’aventure hasardeuse du narrateur et de ses acolytes racontée dans ‘Azîzî al-sayyid Kawâbâtâ. Cependant, elle prend une place importante chez Mohamed Choukri. Dans al-Khubz al-ḥâfî et al-Shuṭṭâr, la prostitution est en effet traitée sous deux aspects : elle est montrée comme une réalité de la société arabo-musulmane et comme une nécessité pour ceux qui sont soumis à des contraintes morales et pris dans des difficultés économiques. Seul Mohamed Choukri en parle ouvertement. Dès son plus jeune âge, en rupture avec sa famille, il fait connaissance avec la pègre, l’alcoolisme et la prostitution. Il s’intéresse au quotidien de ces femmes qu’il observe, qu’il nous présente et dont il raconte l’histoire et donne les raisons qui les ont conduites à se prostituer. Les juridictions d’État et les institutions religieuses condamnent la prostitution sans appel. C’est pourtant un phénomène social parfois toléré par les pouvoirs politiques. Dans ses récits, Mohamed Choukri parle longuement de ces lieux de plaisir que sont les bars, les cabarets, les maisons closes, les camionnettes stationnées dans les faubourgs des grandes villes marocaines. Ils sont fréquentés en majorité par des hommes de tous âges et de toutes conditions sociales qui cherchent à satisfaire leurs désirs et leurs besoins sexuels en dehors de toute relation sociale et de tout engagement sentimental. Considérée, avec celui des contrebandiers et des malfrats, comme un monde à part, la prostitution représente le « mal absolu ». Mais à travers quelques anecdotes comiques, Mohamed Choukri s’attache à le présenter comme un monde profondément humain et respectable. Il rend hommage à ces prostituées qui acceptent leur rôle d’initiatrices avec générosité, et plus particulièrement, aux femmes espagnoles qui, en respectant l’hygiène, respectent le client. Ailleurs, il s’indigne quand son ami turc se plaint d’être interdit d’entrée au bordel par des prostituées marocaines au prétexte qu’il n’est pas « arabe » et donc pas « musulman ». Mohamed Choukri profite de cet incident pour se moquer de la question de l’arabité et de l’islamité qui se pose jusque dans ce milieu dit « impur » :
Kamal, le Turc, entra dans le café en trébuchant. Il avait l’œil gauche au beurre noir.
— J’ai été attaqué par deux gars du bordel Ben Charqui.
— Et pourquoi ?
— Ils croyaient que j’étais chrétien. Ils n’ont pas voulu croire que j’étais musulman. Ils m’ont dit : « Comment prétends-tu être musulman alors que tu ne parles pas un mot arabe ! »
— Mais pourquoi tout ce cirque ?
— Je voulais aller avec une fille marocaine pour coucher avec elle.(p. 221)
246Une autre fois, dans al-Khubz al-ḥâfî, Mohamed Choukri ironise sur les incohérences et les paradoxes de la société arabe. Arrêté avec ses amis sous l’emprise de l’alcool et en compagnie de deux prostituées, ils ne sont pas jugés pour une histoire de mœurs, mais parce que ce soir-là, la police a tout simplement besoin de grossir ses statistiques. Une politique du chiffre de plus en plus dénoncée par de récentes enquêtes menées auprès des homosexuels211. Le narrateur, sans papiers d’identité ni casier judiciaire, sera d’ailleurs libéré au bout de quelques jours. La morale n’avait rien à faire dans cette histoire.
247Mohamed Choukri montre aussi le lien existant entre la prostitution et la misère sociale des années 1940 et 1950 au Maroc. La pauvreté qui sévit dans les campagnes ainsi que les fractures familiales poussent des jeunes filles à fréquenter les bars et autres lieux de débauche des grandes villes marocaines. Dans al-Khubz al-ḥâfî, l’auteur présente Salafa et Bouchra, deux prostituées qu’il rencontre lorsqu’il est contrebandier. Avec elles, il connaîtra l’amour et ses tourments. Dans al-Shuṭṭâr, il fait le portrait de plusieurs jeunes filles, dont Kenza, Saida et Aïcha, qui se prostituent par nécessité, il est curieux d’en connaître les raisons. C’est aussi le cas de Rabia, originaire de Meknès ; violée par son père ivrogne et chassée du domicile familial pour sauver l’honneur, elle s’installe à Larache et se prostitue pour survivre. De même pour Fatima, originaire de Larache, née d’une mère marocaine et d’un père yéménite. À la mort de sa mère, son père part refaire sa vie au Yémen en abandonnant Fatima qui, livrée à elle-même, se prostitue pour vivre. Victimes de la misère et de la pauvreté, les jeunes Marocains vendent aussi leur corps, ce qui nous amène à aborder l’homosexualité. Il faut d’abord préciser que dans les textes étudiés, le terme désigne plutôt la sodomie, qu’elle soit masculine ou féminine. Mohamed Choukri et Sonallah Ibrahim décrivent souvent des scènes de viol dans la rue ou en prison. Seul Rachid El-Daïf parle de l’homosexualité et utilise les mots justes. Quand il emploie des termes péjoratifs comme shâdhdh (shâdhdhûn au pluriel) ou lûṭî (liwâṭ au pluriel), c’est en fonction des nuances de mépris ou de déshonneur liées au contexte. En revanche, il se sert du terme « politiquement correct » de mithlî (mithliyyûn au pluriel) pour nommer la relation homosexuelle du personnage, son alter ego212.
248L’homosexualité est pour les trois écrivains une réalité sociale. Contrainte ou choisie, subie ou désirée, elle est pratiquée en grand secret dans la société arabe par des hommes et des femmes de tout âge et de tout milieu social. Pour Sonallah Ibrahim et Mohamed Choukri, l’homosexualité est la conséquence de la frustration sexuelle qui ronge la société arabe. Dans Tilka al-râ’iḥa, le narrateur témoigne des scènes de viol en prison213. Dans al-Khubz al-ḥâfî, le héros découvre sa sexualité en épiant l’intimité de son entourage et pratique la masturbation. Submergé par ses pulsions et ne pouvant approcher les filles de la campagne algérienne, il essaie de violer un jeune garçon : « C’était un garçon fin et beau. Il avait les joues roses et portait un short. Ses lèvres étaient d’un rouge vif… Mon corps tremblait de plaisir. J’étais fou de désir. Il se détacha et voulut s’enfuir. Je m’agrippai à ses jambes et montai sur lui. Je le possédai. Il était à moi. » (p. 65-67)
249Alors qu’il vit dans la rue, Shukrî exprime son angoisse et son appréhension en évoquant les convoitises dont il a été objet et les scènes de viol dont il a été témoin. Il fuit les agresseurs possibles que l’on pourrait qualifier de liwâṭ, pour reprendre les termes de Shereen El-Feki, qui explique que le lûṭî est celui qui aime pénétrer / sodomiser un homme plus jeune214. Cette réaction est surprenante alors que le personnage éprouve le désir impérieux d’assouvir ses pulsions sexuelles coûte que coûte comme nous l’avons vu dans sa tentative de viol ou dans une autre scène où il est pris par l’envie de sodomiser Salafa, une prostituée et sa compagne d’infortune. Cette frustration sexuelle est aussi une conséquence de la misère sociale et économique. Les jeunes gens qui découvrent la sodomie ou l’homosexualité en se prostituant le font pour gagner leur pain, comme le narrateur dans al-Khubz al-ḥâfî :
Une voiture s’arrêta à mon niveau. Un vieillard me fait signe : « Monte ! » […] On se dirigeait vers les environs de la ville. Un pédéraste […]. Un nouveau métier parmi d’autres, en plus du vol et de la mendicité. Je sortis le billet de cinquante pésètes et l’examinai. Ce sexe, lui aussi, doit contribuer à me faire vivre ! (p. 106-107)
250Le narrateur accepte une fellation, mais n’ira pas plus loin. Pour Sonia Dayan-Herzbrun, l’auteur veut sauver son honneur car, écrit-elle, « l’homosexualité “active” et l’homosexualité “passive” n’ont pas la même signification dans l’imaginaire collectif des Marocains. La première est considérée comme une manifestation de virilité par opposition à la seconde qui est vécue comme une source d’humiliation et de dégradation215 ». On comprend mieux pourquoi dans al-Shuṭṭâr, le personnage s’en prend violemment à son nadîm, compagnon de beuverie, qui lui propose de coucher avec lui (p. 187-188). Cet incident est pour Mohamed Choukri l’occasion de faire allusion au tourisme sexuel pratiqué au Maroc et dans le monde arabe et de le dénoncer. Cependant, l’homosexualité / sodomie n’est pas que la manifestation de la frustration sexuelle et de la contrainte économique, elle est aussi une orientation sexuelle plus ou moins assumée. C’est ce que laisse entendre Sonallah Ibrahim dans Tilka al-râ’iḥa quand le narrateur aperçoit de sa fenêtre un couple de jeunes femmes qui vit une relation amoureuse (p. 36). Rachid El-Daïf traite plus longuement de cette question. Dans ‘Awdat al-almânî ilâ rushdi-hi, le narrateur exprime le choc qui fut le sien de découvrir l’homosexualité de Joachim Helfer. Il s’interroge sur cette orientation sexuelle qui va à l’encontre de ses principes d’homme hétérosexuel et de ses valeurs culturelles et religieuses. Il cherche aussi à comprendre comment se vit l’homosexualité en Occident. Le récit de Joachim Helfer est l’histoire d’un jeune homme qui a découvert très tôt son homosexualité, mais qui a longtemps hésité à l’accepter parce qu’il est issu d’un milieu bourgeois et conservateur et parce qu’il n’arrive pas à choisir entre ce qu’il est réellement et ce que la société voudrait qu’il soit. À 17 ans et se définissant comme homosexuel, il fait la rencontre de deux femmes. L’une souhaite avoir un enfant et lorsqu’elle est enceinte, il refuse d’assumer sa paternité. L’autre est une ancienne camarade de classe qui souhaite acquérir de l’expérience avant de se marier. Il accepte, mais cette fois encore il refuse de reconnaître sa paternité. À l’âge de 19 ans, il assume enfin son homosexualité et fait la rencontre de Noun, le compagnon et l’amour de sa vie :
Il passait des vacances dans le sud de la France lorsqu’il a rencontré Noun, son ami et son aîné de trente-huit ans. Joachim avait environ dix-neuf ans et son ami, cinquante-sept ans. Ils vivaient sous le même toit, partageaient le même lit et avaient les mêmes occupations qu’un homme et une femme mariés. Rien n’a pu les emmener au divorce puisqu’ils entretenaient une union libre qui était plus forte qu’une union civile ou sacrée. Ils se sont rencontrés. Ils se sont complétés l’un l’autre, comme on dirait d’un homme et d’une femme en parfaite harmonie. (p. 19)
251Avec Noun, le jeune homme ne craint plus de vivre son homosexualité au grand jour. Lors d’un séjour au Liban, il a pourtant une liaison avec Ingrid et il accepte cette fois d’assumer son rôle de père sans renier son homosexualité et continue à partager sa vie avec Noun. Avec l’histoire de Joachim Helfer, Rachid El-Daïf montre qu’il existe des lieux où il est possible d’être homosexuel sans se cacher, sans craindre d’être emprisonné, tué ou rejeté par la famille ou la société :
Il sait déjà que la loi libanaise emprisonne les homosexuels qui sont parfois sifflés dans la rue, que certains parents ne supportant pas le fait que leurs fils soient homos les menacent de les tuer s’ils n’abandonnent pas leur homosexualité, que d’autres parents riches envoient leurs enfants à Londres pour se faire soigner auprès de spécialistes. Il sait également que parmi ces homosexuels, certains sont si désespérés qu’ils se suicident. (p. 46)
252L’homosexualité est une réalité qui n’est pas acceptée dans la société arabe d’aujourd’hui216. Elle est source d’incompréhension entre l’Orient et l’Occident et le narrateur d’al-Khubz ḥâfî se demande même, non sans naïveté, après son expérience avec un touriste espagnol, si l’attirance pour les garçons n’est pas un phénomène propre à la culture occidentale : « Les femmes ne manquent pas. “Pourquoi cet homme est-il homosexuel ?”, me suis-je demandé. […] Est-ce une pratique des vieillards, c’est-à-dire est-ce qu’ils recherchent tous des jeunes garçons ? […]. Trouve-t-il le même plaisir à sucer la verge d’un garçon que moi à embrasser les seins des femmes ? » (p. 106-107) Une question sans doute naïve mais qui a le mérite d’être posée parce qu’elle interroge la place de l’homosexualité dans la société arabe d’aujourd’hui. Doit-elle être marginalisée ou faut-il l’accepter comme faisant partie de la nature humaine ? C’est à cette question que Rachid El-Daïf tente de répondre dans ‘Awdat al-almânî ilâ rushdi-hi quand il dévoile une face cachée de la société libanaise. Le narrateur repense aux propos du personnage principal, un homme à l’esprit ouvert, tolérant et laïc, qui lui exprime ses craintes d’entendre un jour son fils lui avouer son homosexualité : « Je me rappelle la joie intense que j’ai éprouvée en voyant pour la première fois mon fils ramener une copine et s’enfermer avec elle dans sa chambre. “Ouf !”, me suis-je dit en l’entendant fermer la porte à clé. Je me suis rassuré sur sa virilité. C’est maintenant un homme ! » (p. 12) Ensuite, par la voix de personnages secondaires, il exprime ses propres craintes :
Mon ami m’a dit une fois : « Rashîd, par Dieu ! je ne sais pas ma réaction si j’apprenais un jour que mon fils, par exemple, était homo (il n’a pas dit « homo » mais yantâk, précédé « par exemple » afin d’en retarder l’expression, comme s’il devait retarder l’avènement d’un fait, par sa parole). Puis il a soupiré et ajouté : « je le tuerai ! » Je ne lui ai pas répondu car j’étais sûr qu’il ne ferait pas une chose pareille même si son fils était homo et qu’il le savait. Néanmoins, je savais que sa vie deviendrait un enfer et celle de sa femme à coup sûr. Elle et lui seraient certainement brisés dans une telle éventualité. (p. 47-48)
253Aux propos de ses personnages qui refusent de reconnaître et d’accepter l’homosexualité au nom de préjugés sociaux, culturels et religieux, l’auteur oppose, comme pour s’en convaincre lui-même, des exemples de relations homosexuelles tirés de la littérature classique pour rappeler la tolérance qui existait autrefois et qui prouve que l’homosexualité n’a pas toujours été bannie de la culture arabo-musulmane. Elle était chantée par des poètes célèbres tels qu’Abû Nuwâs et pratiquée par le calife al-Amin et par des hommes de lettres tels qu’Ibn Munâdhir.
254La consommation abusive d’alcool et de drogue est également la conséquence d’une misère sociale et économique que les auteurs dénoncent. Seul Mohamed Choukri, dans al-Khubz al-ḥâfî, explique comment, adolescent, il s’est mis à consommer de l’alcool et du kif en cachette dans les bars où il travaillait (p. 30-31). Après avoir quitté sa famille à cause d’un père violent, il noie sa solitude et sa misère dans l’alcool et la drogue dont il devient progressivement dépendant. Dans al-Shuṭṭâr, il en dénonce les effets. L’alcool et le kif l’avaient rendu fou au point d’être interné par deux fois dans un hôpital psychiatrique et au point de vouloir tuer (p. 181-185). La consommation d’alcool et de drogue l’a quand même aidé à supporter sa vie de vagabond et de sans-abri, à lutter contre le froid et la faim. Elle lui a apporté aussi quelque réconfort et quelque consolation après la mort de son jeune frère assassiné par son père.
Bilan : les œuvres et leurs traits caractéristiques
255L’analyse textuelle a permis de mettre en évidence une écriture du moi qui s’apparente à l’autofiction. La pratique romanesque de Mohamed Choukri, de Sonallah Ibrahim et de Rachid El-Daïf est à la frontière de l’autobiographie et du roman, du référentiel et du fictionnel. Les trois auteurs explorent l’univers fictionnel pour raconter le parcours d’une vie faite d’expériences intimes et d’aventures remarquables. Les écritures sont singulières, mais les démarches sont identiques.
256Les trois auteurs créent d’abord une illusion autobiographique217 pour faire croire au lecteur qu’il s’agit d’un récit « réaliste », d’une histoire « véridique », d’une autobiographie « authentique ». C’est une étape nécessaire pour poser le cadre autofictionnel. Mohamed Choukri et Rachid El-Daïf mettent en scène un narrateur homonyme qui se raconte à travers son histoire familiale, qui fait un tableau réaliste de son milieu social et témoigne d’événements historiques et politiques marquants. Sonallah Ibrahim fait appel à un narrateur homodiégétique avec lequel il partage une identité biographique pour relater des souvenirs d’enfance ou son expérience de militant. Une fois l’illusion référentielle218 établie, les trois auteurs procèdent à la distanciation de soi pour faire de leur « je » un objet d’étude.
257En effet, Mohamed Choukri, Sonallah Ibrahim et Rachid El-Daïf brisent le carcan autobiographique pour mettre le narrateur à distance. Ils invitent alors le lecteur, déjà conquis par l’illusion autofictionnelle, à saisir ce « je » dans son essence, pour comprendre comment il se construit et à quoi il aspire. Chez Mohamed Choukri et Rachid El-Daïf, en particulier, le narrateur issu du monde rural évolue dans un milieu traditionnel et conservateur duquel il décide de s’émanciper pour affirmer son individualité en contestant le pouvoir patriarcal. Cette émancipation n’est rendue possible que par l’éducation, la rupture avec la famille, l’installation en ville, les pérégrinations ou le voyage. L’émancipation n’est pas seulement sociale et culturelle, elle est aussi politique et intellectuelle. La libération de soi passe également par la libération de l’esprit, comme on le voit chez Rachid El-Daïf et chez Sonallah Ibrahim en particulier. Ensuite, dans une étape ultime, les trois auteurs procèdent à la fictionnalisation de soi pour faire du « je » le sujet de l’écriture. Ils mettent le sujet en fiction pour sonder son intimité. Rachid El-Daïf, par exemple, procède au dédoublement de la personnalité et de l’instance narrative qui le représente. De la présence de l’auteur, il ne reste qu’une voix singulière assumée par un personnage de fiction, qui est en fait le double ou l’alter ego de l’auteur, dont l’intimité est dévoilée.
258À ce stade de notre recherche, on peut sans risque proposer un modèle d’écriture autofictionnelle : est considérée comme une autofiction toute écriture romanesque qui répondrait aux étapes définies ci-dessus et dont le processus est décrit dans le schéma qui suit.
259Comme on peut le voir sur ce schéma, le modèle d’écriture autofictionnelle que nous proposons suit, en ce qui concerne la narration et le thème, une évolution bien définie. Elle part d’une écriture d’apparence autobiographique pour aller vers une écriture romanesque, vers la fictionnalisation de soi. L’étape nº 3 de ce processus correspond au stade ultime du dévoilement de soi que seule la distanciation de soi (étape nº 2) permet d’accomplir. Il convient cependant de noter que ce processus est loin d’être linéaire, il s’opère à travers un jeu narratif très complexe dont il appartient au lecteur de déchiffrer le fonctionnement pour mieux comprendre la construction du « je » identitaire et narratif219.
260Il nous faut maintenant parler des traits caractéristiques qui rapprochent les œuvres de Mohamed Choukri, de Sonallah Ibrahim et de Rachid El-Daïf de la pratique autofictionnelle de Serge Doubrovsky et des partisans d’une autofiction référentielle. L’analyse textuelle permet de vérifier certains des critères établis par Philippe Gasparini220.
261Sur le plan de la communication (critères 1, 2, 8, 9 et 10), les œuvres étudiées postulent pour un double pacte de lecture autobiographique et fictionnel. Les mentions sîra dhâtiyya et riwâya s’affichent d’emblée sur la couverture des ouvrages. Dans le paratexte, les trois auteurs déclarent leurs intentions, ils expriment le besoin de se raconter, de dire la réalité sociale ou politique. Le texte montre clairement comment ils affirment leur individualité, comment ils s’engagent pleinement dans la narration et comment ils s’exposent et dévoilent leur intimité. Pour maintenir leur emprise sur le lecteur, ils utilisent une langue crue et directe qui entre en résonance avec l’audace du propos. Par son style, Mohamed Choukri pose d’entrée de jeu la question de la franchise et de l’authenticité dans une œuvre romanesque. Dans al-Khubz al-ḥâfî, par exemple, il fait une peinture très réaliste du Maroc de sa jeunesse et décrit sans fard la misère sociale, économique et sexuelle. Cette exigence d’authenticité est aussi présente dans les récits de Sonallah Ibrahim et de Rachid El-Daïf. Le premier captive le lecteur en multipliant les scènes de la vie quotidienne, sociale et politique. Dans Tilka al-râ’iḥa, il décrit avec réalisme le milieu carcéral et la société égyptienne qu’il découvre à sa libération. Dans al-Talaṣṣuṣ, il invite le lecteur dans le monde de son enfance, il lui fait partager ses interrogations sur l’intimité des adultes, lui fait entendre les discussions des habitants de son quartier, l’emmène avec lui dans sa découverte du Caire d’avant la chute de la monarchie. La stratégie de Rachid El-Daïf consiste, pour retenir le lecteur, à jouer avec les limites de l’autobiographie et du roman. Dans ‘Azîzî al-sayyid Kawâbâtâ, par exemple, pour parler de son enfance et de ses années de formation, de son parcours intellectuel et politique et de son expérience de la guerre, il s’invente une correspondance avec un célèbre auteur japonais.
262Au plan esthétique, les œuvres de Mohamed Choukri, Sonallah Ibrahim et Rachid El-Daïf semblent répondre en partie aux critères 3, 4, 5, 6 et 7 de la liste établie par Philippe Gasparini. La composition de notre corpus et la structure des textes nous conduisent à penser que les trois écrivains partagent une conception plutôt traditionnelle de l’écriture du moi. En effet, le parcours personnel ou l’expérience singulière sont racontés au passé et suivent, en quelque sorte, une progression linéaire. Dans al-Khubz al-ḥâfî, Mohamed Choukri raconte, par exemple, les vingt premières années de sa vie et prend soin d’en préciser la chronologie : de 1935 à 1956. Dans Tilka al-râ’iḥa, Sonallah Ibrahim reconstitue avec exactitude les premières heures, puis les premiers jours qui ont suivi sa sortie de prison en 1964. Dans ‘Awdat al-almânî ilâ rushdi-hi, Rachid El-Daïf revient sur les neuf semaines qu’il a passées en compagnie de Joachim Helfer, à Berlin puis à Beyrouth. Pour autant, cette conception traditionnelle de l’expression de soi n’entame en rien l’originalité de ces textes ni l’originalité de l’ensemble de notre corpus. C’est la force de leur écriture qui a présidé au choix des œuvres. Lorsqu’on compare al-Khubz al-ḥâfî et al-Shuṭṭâr (ou Zaman al-akhṭâ’), l’évolution est significative. Mohamed Choukri renouvelle son écriture en expérimentant de nouvelles techniques et de nouvelles stratégies narratives. C’est particulièrement frappant dans al-Shuṭṭâr, où il reconfigure le déroulement linéaire du récit en modifiant la structure du texte qu’il divise en plusieurs parties auxquelles il attribue un thème différent sans se soucier de la chronologie. Dans sa quête d’une « forme originale », Mohamed Choukri n’hésite pas à mélanger les genres littéraires en faisant cohabiter prose et poésie dans une parfaite harmonie afin d’affirmer sa personnalité d’écrivain. Chez Sonallah Ibrahim, l’évolution de l’écriture est également remarquable. De Tilka al-râ’iḥa à al-Talaṣṣuṣ, l’auteur innove. Il construit ses romans à partir et / ou autour de documents et d’archives historiques qu’il intègre à une forme romanesque. Dans Tilka al-râ’iḥa, l’extrait du poème qu’il cite (p. 34-36) veut, en rendant hommage à Shuhdî ‘Aṭiya, témoigner de l’expérience douloureuse de la prison et des tortures subies par les prisonniers politiques sous le régime de Nasser. Ce poème-document à l’authenticité incontestable s’insère parfaitement dans le roman, ce qui permet à l’auteur de manipuler les éléments référentiels et de construire son identité narrative. Cela est également à l’œuvre dans al-Talaṣṣuṣ où des photos de famille de la vie du père servent à reconstituer l’identité nominale mais aussi l’identité narrative de l’auteur. On passe alors d’une forme d’écriture autobiographique d’apparence traditionnelle à une écriture de soi dont le caractère romanesque est plus affirmé. Ce passage de l’autobiographique au romanesque est également caractéristique de l’œuvre de Rachid El-Daïf. Dans ‘Awdat al-almânî ilâ rushdi-hi, l’auteur fait du récit de son voyage un prétexte pour traiter, par le biais de la fiction, de questions de mœurs, de sexualité et du choix de vivre son homosexualité. Dans ‘Azîzî al-sayyid Kawâbâtâ, dont le titre annonce une correspondance familière, l’auteur aborde ouvertement le travail de fictionnalisation de soi. En effet, il ajoute sur la couverture la mention « riwâya » (roman) pour lever toute ambiguïté. Ce qui est renforcé, dès les premières lignes, lorsque l’auteur procède au dédoublement de sa personnalité.
*
263La pratique romanesque de Rachid El-Daïf est loin d’égaler celle d’al-Shidyâq, maître incontesté dans l’art de la fictionnalisation de soi dans la littérature arabe moderne221. Toutefois, il faut reconnaître à Rachid El-Daïf ainsi qu’à Mohamed Choukri et Sonallah Ibrahim le mérite d’avoir porté aussi loin l’expression de soi dans l’écriture romanesque. À la rhétorique classique d’al-Shidyâq222, les trois auteurs répondent par une expression franche et un total dévoilement de soi.
Notes de bas de page
1 Boutros Hallaq, « al-Sîra al-riwâ’iyya fî bilâd al-shâm wa mawqi‘u-hâ min al-riwâya al-‘arabiyya » (L’autofiction dans la littérature du Bilad Cham et son statut dans le roman arabe), dans Maher Charif & Kaïs Ezzerelli (dir.), al-Sîra al-dhâtiyya fî bilâd shâm (Les écritures autobiographiques au Bilad Cham), Damas, Dâr al-Madâ / Institut français du Prohe-Orient, 2009, p. 27-46.
2 Ils sont prosateurs, poètes, critiques littéraires, intellectuels, essayistes ou encore journalistes, etc.
3 Mohamed Berrada, « ‘Abdul-Qâdir al-Shâwî mutafarridan bi-l-takhyîl al-dhâtî » (Abdelkader Chaoui se singularise dans l’autofiction), Al-Ḥayât, 6 mars 2006.
4 M’hamed Dahi, « L’autofiction dans la littérature maghrébine », entretien accordé à Arnaud Genon, Fabula, 22 septembre 2009, en ligne : http://www.fabula.org/actualites/l-autofiction -dans-la-litterature-maghrebine-entretien-avec-m-hamed-dahi_33097.php (mars 2019).
5 Zuhûr Kurâm, Dhât al-mu’allif : min al-sîra al-dhâtiyya ilâ al-takhyîl al-dhâtî (Le moi de l’auteur : de l’autobiographie à l’autofiction), Rabat, Dâr al-Amân, 2013.
6 Kamel Riahi, « al-Ḥarakât al-saridyya fî riwâyât ‘Abdul-Jabbâr al-‘Ishsh » (Les mouvements narratifs dans les romans d’Abdeljebbar El-Euch), communication prononcée lors de la rencontre internationale des écrivains tunisiens tenu à Tunis en 2008 (non publiée).
7 Voir Jabbour Douaïhy, « I‘tidâl al-kharîf kitâbî al-awwal » (La Stabilité de l’automne est mon premier roman), Al-Akhbâr, 4 octobre 2014.
8 Voir Fatḥ al-Rahmân Yûsuf, « al-Riwâ’î al-kûwîtî Ṭâlib al-Rifâ‘î : al-kitâba ‘an al-maskût ‘an-hu mâddat al-ibdâ‘ al-ḥaqîqî » (Le romancier Ṭâlib al-Rifâ‘î : l’écriture du tabou est la matière de la vraie innovation), Al-Sharq Al-Awsaṭ, 30 janvier 2011.
9 Voir Muḥammad ‘Abdul-Qâdir, « al-Wâqi‘î wa-l-mutakhayyal fî Arḍ al-yanbûs li Ilyâs Farkûḥ » (Le réel et le fictionnel dans le roman Olympus d’Ilyâs Farkûḥ », 2009, en ligne : www.elias.farkouh.net/about.php?id=26 (mars 2019).
10 Voir Mohamed Berrada, « Ḥabîb Surûrî wa jurḥ al-dhât al-yamaniyya » (Ḥabîb Surûrî et la blessure du moi yéménite), Al-Ḥayât, 14 septembre 2014.
11 Mohamed Ouled Alla, « Un picaro dans la ville : essai d’un déchiffrement de l’espace urbain dans le Pain nu de Mohamed Choukri », Al-Andalus Magreb, nº 13, 2006, p. 251-268.
12 Voir Kamel Riahi, « Ma‘a al-riwâ’î al-lubnânî Rashîd al-Ḍa‘îf » (Entretiens avec le romancier libanais Rachid El-Daïf), Durûb, 23 avril 2007.
13 Fayṣal Darrâj, « Bayna al-tajrîb wa-l-ratâba : al-ufuq al-riwâ’î ‘inda Ṣun‘allâh Ibrâhîm » (Entre la pratique et l’uniformité : l’horizon romanesque chez Sonallah Ibrahim), Al-Âdâb, nº 11-12, 1999, p. 31-36.
14 Voir le film documentaire « Écrire le Liban à jamais » qui accompagne l’ouvrage anthologique Douze écrivains libanais : les belles étrangères, Paris, Gallimard / Centre national du livre, 2007.
15 Rachid El-Daïf, Cher monsieur Kawabata, Yves Gonzalez-Quijano (trad.), Arles, Actes Sud, 1996.
16 Edgard Weber, L’Univers romanesque de Rachid El-Daïf et la guerre du Liban, Paris, L’Harmattan, 2001.
17 Sonallah Ibrahim, « al-takhyîl huwa fi‘l ṣinâ‘at al-khayâl », Jadaliyya, juin 2011, en ligne : www.jadaliyya.com/pages/index/1814 (mars 2019).
18 Voir Gilles Kepel, La Grande Traversée : retour d’Égypte, émission radiophonique diffusé sur France Culture : www.franceculture.fr/emissions/grande-traversee-retour-degypte (mars 2019). Voir plus précisément les deux premières émissions : « La Monarchie », diffusée le 7 juillet 2014, et « Nasser », diffusée le 8 juillet 2014.
19 Mohamed Choukri, Jân Jinîh fî Ṭanja, Rabat, al-Sharika al-Maghribiyya li-l-Ṭibâ‘ wa-l-Nashr, 1993.
20 Voir Arnaud Genon, « Hervé Guibert : fracture autobiographique et écriture du sida », dans Claude Burgelin, Isabelle Grell & Roger-Yves Roche (dir.), Autofiction(s) : colloque de Cerisy 2008, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2010, p. 187-206 ; et Arnaud Genon, « Ce que dit l’autofiction : les écrivains et leurs fractures », Raison publique, 2012, en ligne : www.raison-publique.fr/article540.html (mars 2019).
21 Voir Mustapha Ettobi, « Quand la traduction libère : le cas d’al-Khubz al-ḥâfî de Mohamed Choukri », Post-scriptum, nº 3, 2003, en ligne : http://post-scriptum.org/03-07-quand-la-traduction-libere/ (mars 2019).
22 Mohamed Choukri, Ghawâyat al-shuḥrûr al-abyaḍ : Nuṣûṣ tadjribatî ma‘a-l-qirâ’a wa-l-kitâba (La tentation du merle blanc : mon expérience avec la lecture et l’écriture), Cologne, Manshûrât al-Jamal, 1998, p. 31.
23 Voir Bernard Lugan, L’Histoire du Maroc : des origines à nos jours, Paris, Ellipses, 2011 ; et la revue Qantara, « Tanger, légendes et séductions », nº 67, printemps 2008.
24 Marc Gontard, Le Moi étrange : littérature marocaine de langue française, Paris, L’Harmattan, 1993.
25 Al-Zubayr b. Bûshtâ, « ḥiwâr ma‘a Muḥammad Shukrî » (Entretien avec Mohamed Choukri), dans « Mohamed Choukri (1935-2003) : la parole insoumise », Nejma, automne 2011, partie en langue arabe, p. 30.
26 Marc Gontard, Le Moi étrange, op. cit., p. 127.
27 Al-Zubayr b. Bûshtâ, « ḥiwâr ma‘a Muḥammad Shukrî », art. cité, p. 34.
28 Voir Mohamed Choukri, Ward wa ramâd, Cologne, Manshûrât al-Jamal, 2006.
29 Mohamed Choukri, Bûlz fî ‘uzlat Ṭanja, Cologne, Manshûrât al-Jamal, 1996.
30 Mohamed Choukri, Tînisî Wilyâms fî Ṭanja, Rabat, al-Sharika al-Maghribiyya li-l-Ṭibâ‘ wa-l-Nashr, 1993, p. 3-5.
31 Mohamed Choukri, Jân Jinîh fî Ṭanja, op. cit., p. 7-8.
32 Cette hypothèse est également défendue par El-Hassan Yacoubi dans son étude L’Écriture de soi au Maroc : de l’autobiographie à l’autofiction de langue française et arabe, Riga, Éditions universitaires européennes, 2014.
33 Il n’est pas aisé de résumer en quelques lignes l’histoire complexe de la gauche égyptienne. Néanmoins, nous avons voulu donner quelques repères historiques pour situer autant que possible le parcours politique de Sonallah Ibrahim. Le lecteur trouvera, s’il le souhaite, davantage de précisions dans le dossier portant sur « Les gauches en Égypte (xixe-xxe siècles) » des Cahiers d’histoire, nº 105-106, 2008, p. 129-143.
34 Sonallah Ibrahim, Yawmiyyât al-wâḥât, Le Caire, Dâr al-Mustaqbal al-‘Arabî, 2005, p. 7.
35 Dina Heshmat, « Ṣun‘allâh Ibrâhîm : kayfa tabqâ shuyû‘iyyan jayyidan ? » (Sonallah Ibrahim, comment rester un bon communiste ?), Al-Akhbâr, 14 août 2009.
36 Dans les années 2000, Sonallah Ibrahim rejoint le mouvement contestataire égyptien Kifâya (ça suffit !), qui regroupe un collectif de citoyens organisant des manifestations citoyennes pour exprimer le « ras-le-bol » général du régime Moubarak, de son despotisme et de sa politique proaméricaine.
37 Yves Gonzalez-Quijano, « Sonallah Ibrahim : l’homme qui regarde l’Égypte en douce », blog « Culture et politique arabes », 21 mars 2007, en ligne : http://cpa.hypotheses.org/199 (mars 2019) ; et Yves Gonzalez-Quijano, « Les “règles de l’art” et le prix d’un intellectuel en Égypte », 29 juin 2009, en ligne : http://cpa.hypotheses.org/1133 (mars 2019). Voir également Samia Mehrez, Egypt’s Culture Wars: Politics and Practice, Londres, Routledge Taylor & Francis Group, 2008, p. 77-82.
38 Hassan Daoud, « Un final explosif », Babelmed, 7 novembre 2003, en ligne : www.babelmed.net/cultura-e-societa/49-egypt/657-un-final-explosif.html (mars 2019).
39 Tayeb Saleh, « Je ne veux pas me laisser prendre par les méchantes gardiennes de l’art », entretien accordé à Soheir Fahmi, Al-Ahram, 9 mars 2005.
40 Sonallah Ibrahim, « Ḥâwalû an yashtarû-nî fa-kuntu adhkâ min-hum » (Ils ont essayé de me corrompre, mais j’ai été plus malin qu’eux), entretien accordé à Ḥamdî ‘Âbidîn, Al-Sharq Al-Awsaṭ, 6 novembre 2003.
41 Samia Mehrez, Egyptian Writers between History and Fiction: Essays on Naguib Mahfouz, Sonallah Ibrahim and Gamal al-Ghitani, Le Caire, American University Cairo Press, 2005.
42 Fayṣal Darrâj, Naẓriyyat al-riwâya wa-l-riwâya al-‘arabiyya (La théorie du roman et le roman arabe), Casablanca, al-Markaz al-Thaqâfî al-‘Arabî, 2002, p. 285-316.
43 Edgard Weber, L’Univers romanesque de Rachid El-Daïf et la guerre du Liban, op. cit., p. 9.
44 Rachid El-Daïf, « ‘An al-khawf wa-l-bûḥ wa inḥiyâr al-siyâsa » (Sur la peur, la divulgation et l’effondrement de la politique), Al-Âdâb, 3 avril 1999, p. 81.
45 Rachid El-Daïf, « al-Adab laysa mihnatî ! » (La littérature n’est pas ma profession !), entretien accordé à Ḥusayn Ibn Ḥamza, Al-Akhbâr, 7 novembre 2006.
46 Voir les extraits en langue arabe publiés dans « Mohamed Choukri (1935-2003) : la parole insoumise », art. cité, p. 109-111.
47 Voir Edgard Weber, L’Univers romanesque de Rachid El-Daïf et la guerre du Liban, op. cit., p. 9-11 ; et Yves Gonzalez-Quijano, « L’écrivain en capitales : le roman libanais et Rachid El-Daïf », dans Gilles Ladkany & Hady Miliani (dir.), Alger-Beyrouth : capitales de la douleur, Paris, L’Harmattan, 2010, p. 61-63.
48 Voir les extraits en langue arabe publiés dans « Mohamed Choukri (1935-2003) : la parole insoumise », art. cité, p. 39-46.
49 Mohamed Choukri, « al-Kiyân wa-l-makân » (L’existence et le lieu), Alif, Journal of Comparative Poetics, nº 6, printemps 1986, p. 72.
50 Il s’agit de la loi nº 2005-158 du 23 février 2005 portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés.
51 On ne peut pas ne pas voir dans ce personnage le clin d’œil manifeste adressé à Fâris al-Shidyâq, mais aussi à la tradition littéraire des Maqâmât d’al-Hamadhânî et d’al-Ḥarîrî.
52 Cette définition donne une idée très générale de l’autobiographie. Elle accorde un crédit à tout texte rétrospectif qui donne l’illusion que l’auteur parle de son existence lorsqu’il emploie le « je », multiplie les assertions biographiques ou renforce le réalisme dans la narration et la description des scènes. On comprend pourquoi Philippe Lejeune s’est toujours employé depuis son premier essai (1971) à distinguer l’autobiographie des autres formes d’écriture à la première personne.
53 Voir la liste des œuvres autofictionnelles en fin d’ouvrage.
54 Voir Kadhim Jihad Hassan, Le Roman arabe (1834-2004), Arles, Actes Sud, 2006, p. 107.
55 Mohamed Choukri, Zaman al-akhṭâ’, Maṭba‘a al-Najâḥ al-Jadîda, Maroc, 1992, Mohamed Berrada (préf., p. 7-13).
56 Voir l’entretien accordé à Yûsuf al-Qa‘îd : « Anâ al-âna rajulun muṭârid bi shahratî ḥattâ al-inzi‘âj », art. cité.
57 Nous utiliserons dorénavant le titre al-Shuṭṭâr lorsque nous ferons référence à la fictionnalité du texte de Mohamed Choukri.
58 Mohamed Choukri, Ward wa ramâd, op. cit., p. 48.
59 Ce texte vient d’être publié en anglais, en ligne : www.combinedacademic.co.uk/what-makes-a-man (mars 2019).
60 Pour le cas d’al-Khubz al-ḥâfî, par exemple, il suffit de consulter les éditions successives de Dâr al-Sâqî (2004 et 2006) ou de se reporter à la traduction française (Maspero, 1980) pour se rendre compte que tout est fait pour orienter le lecteur dans ce sens.
61 Sonia Dayan-Herzbrun, « Dire, ne pas dire les sexualités », Journal des anthropologues, nº 82-83, 2000, p. 179-194.
62 Mohamed Choukri, « al-Kiyân wa-l-makân », art. cité, p. 76.
63 Al-Zubayr b. Bûshtâ, « ḥiwâr ma‘a Muḥammad Shukrî », art. cité, p. 14.
64 Sonallah Ibrahim, « Mushâkis bi-ṭabî‘î… lâ turîdûn al-kalâm fi-l-mamnû‘ât : anâ ḥatkallâm », art. cité.
65 Voir Edgard Weber, L’Univers romanesque de Rachid El-Daïf et la guerre du Liban, op. cit., p. 157.
66 Ibid., p. 158-159.
67 C’est d’ailleurs l’une des trois principales caractéristiques de ces textes ; nous y reviendrons dans les pages qui suivent.
68 Sonallah Ibrahim, Tilka al-râ’iḥa, Le Caire, Dâr al-Hudâ, 2003, p. 18.
69 Serge Doubrovsky, « Le dernier moi », dans Claude Burgelin, Isabelle Grell & Roger-Yves Roche (dir.), Autofiction(s), op. cit., p. 383-393.
70 Chloé Delaume, « S’écrire mode d’emploi », dans Claude Burgelin, Isabelle Grell & Roger-Yves Roche (dir.), Autofiction(s), op. cit., p. 109-126.
71 Camille Laurens, « Qui dit ça ? », dans Claude Burgelin, Isabelle Grell & Roger-Yves Roche (dir.), Autofiction(s), op. cit., p. 25-34.
72 Catherine Cusset, « Je », dans Claude Burgelin, Isabelle Grell & Roger-Yves Roche (dir.), Autofiction(s), op. cit., p. 35-41.
73 Jacqueline Rousseau-Dujardin, « Une alternative : l’autofiction », dans Claude Burgelin, Isabelle Grell & Roger-Yves Roche (dir.), Autofiction(s), op. cit., p. 95-107.
74 Voir les entretiens de Serge Doubrovsky, « L’autofiction selon Serge Doubrovsky », dans Philippe Vilain, Défense de Narcisse, Paris, Grasset, 2005, p. 205.
75 Mohamed Choukri, al-Sûq al-dâkhilî, Cologne, Manshûrât al-Jamal, 2006, p. 94.
76 Ibid., p. 138.
77 Paul Starkey, « Heroes and Characters in the Novels of Sonallah Ibrahim », Middle Estern Literatures, vol. 9, nº 2, 2006, p. 147-157.
78 Voir Yves Gonzalez-Quijano, Les Gens du livre : édition et champ intellectuel dans l’Égypte républicaine, Paris, CNRS éditions, 1998.
79 Nous faisons bien évidemment référence aux Yawmiyyât al-wâḥât (Carnets de prison), dans lesquels se trouvent toutes sortes de réflexions. Il n’est pas impossible de penser que les réflexions développées dans Warda sur la politique et les attentes sociales proviennent en partie de ces carnets.
80 Pierre Bourdieu, « L’illusion biographique », Actes de la recherche en sciences sociales, nº 62-63, 1986, p. 69-72.
81 Ibid., p. 70.
82 Edgard Weber, L’Univers romanesque de Rachid El-Daïf et la guerre du Liban, op. cit.
83 Sobhi Boustani, « Le héros chez Rashîd ad-Da‘îf : la quête d’une identité », Middle Eastern Literatures, vol. 12, nº 1, 2009, p. 43-57.
84 Sobhi Boustani, « Le héros chez Rashîd ad-Da‘îf : la quête d’une identité », art. cité, p. 45.
85 Stefan Leder, « Riwâya », Encyclopédie de l’Islam (2), 1994, vol. 8, p. 563-565.
86 Gérard Genette, Seuils, Paris, Éditions du Seuil, 1987, p. 85-89.
87 Charles Pellat, « Ḳiṣṣa : sémantique de kissa en arabe », Encyclopédie de l’Islam (2), 1986, vol. 5, p. 183-184.
88 Charles Vial, « Ḳiṣṣa : le roman et la nouvelle dans la littérature arabe contemporaine », Encyclopédie de l’Islam (2), 1986, vol. 5, p. 184-190.
89 Muḥammad Kâmil al-Khaṭîb, « Mâ bayna al-qiṣṣa wa-l-riwâya » (Entre la nouvelle et le roman), dans Jamal Chehayed & Yves Gonzalez-Quijano (dir.), al-Qiṣṣa al-qaṣîra fî sûriyâ : aṣâlatu-hâ wa taqniyyâtu-hâ al-sardiyya (La nouvelle en Syrie : authenticité et techniques narratives), Damas, Institut français du Proche-Orient, 2004, p. 85-91.
90 Gérard Genette, Seuils, op. cit., p. 283-287.
91 Jérôme Meizoz, « Ce que préfacer veut dire », dans Jean-Pierre Martin (dir.), Bourdieu et la littérature, Nantes, Éditions Cécile Defaut, 2010, p. 202.
92 Charles Pellat, « Ḥikâya », Encyclopédie de l’Islam (2), 1971, vol. 3, p. 379-384.
93 Philippe Vilain, L’Autofiction en théorie, Chatou, Éditions de la Transparence, 2009, p. 35-36.
94 Philippe Gasparini, Est-il Je ? Roman autobiographique et autofiction, Paris, Éditions du Seuil, 2004, p. 70.
95 Voir Raphaëlle Leyris, « L’autofiction rattrapée par la justice », Le Monde, 7 juin 2013 ; et Annie Richard, L’Autofiction et les femmes : un chemin vers l’altruisme ?, Paris, L’Harmattan, 2013.
96 Catherine Cusset, « L’écriture de soi : un projet moraliste », dans Jean-Louis Jeannelle & Catherine Viollet (dir.), Genèse et autofiction, Louvain-la-Neuve, Academia-Bruylant, 2007, p. 197-209.
97 Camille Laurens, « (Se)dire et (s’)interdire », dans Jean-Louis Jeannelle & Catherine Viollet (dir.), Genèse et autofiction, op. cit., p. 221-228.
98 Sonallah Ibrahim, « al-Raqâba wa Tilka al-râ’iḥa » (La censure et le roman Cette odeur-là), Al-Âdâb, nº 50, 2002, p. 73-76.
99 Nada Tomiche, Histoire de la littérature romanesque de l’Égypte moderne, Paris, Maisonneuve & Larose, 1981, p. 90.
100 On peut en effet émettre l’hypothèse, sans pouvoir la démontrer réellement, que ce qui choque Yahya Haqqi n’est pas tant qu’il s’agisse du « soi », livré aux lecteurs, mais que ce « soi » soit présenté dans ses détails les plus intimes. Prétextant relever les défauts esthétiques, Yahya Haqqi ne fait que dénoncer l’immoralité du texte et, ce faisant, il rejoint la position du censeur.
101 Sonallah Ibrahim, « al-Raqâba wa Tilka al-râ’iḥa », art. cité, p. 74-76.
102 Mustapha Ettobi, « Littérature, censure et liberté : le “texte nu” de Mohamed Choukri », communication prononcée à l’occasion d’un colloque à l’Université de Victoria, 2007, en ligne : www.uvic.ca/humanities/french/assets/docs/colloque-boreal/2007/ettobi.pdf (mars 2019).
103 Voir Mohamed Choukri, Ward wa ramâd, op. cit.
104 Ibid., p. 87-88.
105 Mustapha Ettobi, « Quand la traduction libère : le cas d’al-Khubz al-ḥâfî de Mohamed Choukri », art. cité.
106 Samia Mehrez, « al-Khubz al-ḥâfî : wathîqat al-idâna » (Le Pain nu : le document de la condamnation), Al-Âdâb, nº 50, 2002, p. 58-68.
107 Ibid., p. 60-61.
108 Ibid., p. 61.
109 Ibid., p. 58-59 : une année avant, une campagne de dénonciation avait été menée contre un autre enseignant de la même université qui faisait lire à ses étudiants l’ouvrage de Maxime Rondinson sur la vie du Prophète. Les éditorialistes et les conservateurs religieux l’ont accusé d’avoir voulu saper la foi des jeunes Égyptiens. L’université a dû présenter publiquement des excuses pour que l’affaire se tasse.
110 Voir Richard Jacquemond, qui synthétise avec acuité les principaux points de vue de différents intervenants de cette affaire dans son article « Les limites mouvantes du dicible dans la fiction égyptienne », Égypte-monde arabe, nº 3, 2000, p. 63-83 ; mais aussi dans son essai intitulé Entre scribes et écrivains : le champ littéraire dans l’Égypte contemporaine, Arles, Actes Sud, 2003, p. 87-91.
111 Rachid El-Daïf, « Le lit est l’endroit où se confrontent l’Occident et l’Orient », entretien accordé à Adlène Meddi, El-Watan, 25 février 2008 ; et « Le lit, lieu de confrontation », Le Monde des livres, 23 mai 2008. Voir également Béatrice Stauffer, « Rachid El-Daïf : de la débrouille à l’embrouille », LeMag, 21 octobre 2006.
112 Pour plus de précisions sur cette affaire, voir Yves Gonzalez-Quijano, « Un choc dans la bataille : le clash des programmes culturels », blog « Culture et politique arabes », 16 novembre 2006, en ligne : http://cpa.hypotheses.org/170 (mars 2019) ; et Nicolas Liscutin, « West-East Divan or Procrustean Bed? », Al-Kalima, janvier 2007, en ligne : www.rachideldaif.com/west-east-divan-or-procrustean-bed-al-kalimahthe-word-february-2007 (mars 2019).
113 Joachim Helfer, Die Verschwulung der Welt. Rede gegen Rede. Beirut-Berlin, Francfort, Suhrkamp, 2006.
114 Ḥusayn al-Mawzânî, « al-Furṣa al-ḍâ’i‘a » (Une occasion ratée), Qantara, 22 novembre 2006, en ligne : http://ar.qantara.de/content/hwl-lq-lktbyn-llmny-ywkhym-hlfr-wllbnny-rshyd-ldyf-lfrs-ldy (mars 2019).
115 Samîr Jarîs, « Rashîd yu‘îd al-almânî ilâ rushdi-hi wa Yuwâkhîm Hilfir yuwadjdjihu la-hu al-ḍarba al-qâḍiyya » (Rachid El-Daïf revient sur son livre « L’Allemand recouvre la raison » et Joachim Helfer lui adresse le coup de grâce), Al-Ḥayât, 8 novembre 2006.
116 Gamal al-Ghitany, « Fî ma‘raḍ frânkfûrt niqâsh ḥâdd ḥawla al-almânî al-ladhî ‘âda ilayh rushdu-hu » (Au salon du livre de Francfort, une vive polémique a porté autour de l’Allemand qui recouvre sa raison), Akhbâr al-adab, 15 octobre 2006.
117 Abbas Beydoun, « Qiṣṣat Rashîd » (Histoire de Rachid), Al-Safîr, 22 novembre 2006.
118 Gamal al-Ghitany,« Fî ma‘raḍ frânkfûrt niqâsh ḥâdd ḥawla al-almânî al-ladhî ‘âda ilayh rushdu-hu », art. cité.
119 Abbas Beydoun, « Qiṣṣat Rashîd », art. cité.
120 Voir les articles d’Arnaud Genon : « Hervé Guibert : fracture autobiographique et écriture du sida », art. cité ; et « Ce que dit l’autofiction : les écrivains et leurs fractures », art. cité.
121 Pour que le charme de l’autofiction opère, il faut que le lecteur se laisse prendre par l’illusion du référentiel ou de la fiction du texte. Bien qu’avisé, nous devons donc, nous aussi, nous laisser emporter par l’illusion de l’écriture autofictionnelle pour en comprendre les mécanismes.
122 Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique, Paris, Édition du Seuil, 1996, p. 15.
123 Ibid., p. 16.
124 Ibid., p. 32-33.
125 Ibid., p. 22-23.
126 Ibid., p. 32.
127 Philippe Gasparini, Est-il Je ? Roman autobiographique et autofiction, Paris, Éditions du Seuil, 2004, p. 40.
128 Pour attester la véracité de leur propos, les écrivains comme Abdul Rahman Mounif dans la première édition de Sîra madîna : ‘Ammân fi-l-arba‘înât et Ḥannâ Mînah dans les rééditions d’al-Mustanqa‘ (2003) et de Baqâyâ ṣuwar (2008) n’hésitent pas à insérer dans leurs ouvrages des documents historiques, lettres, coupures de journaux qui donnent à voir un passé révolu que l’on tente de réécrire par la rétrospection. Sonallah Ibrahim s’inscrit dans cette perspective et documente presque systématiquement ses ouvrages par des éléments biographiques et historiques. C’est ainsi qu’il insère cette photo en première de couverture d’al-Talaṣṣuṣ, une manière d’inviter le lecteur à lire le texte comme une autobiographie, mieux encore un récit d’enfance. En effet, plusieurs éléments textuels portant sur l’identité du père et sur la description physique du narrateur viennent confirmer l’hypothèse selon laquelle il s’agit bien de l’auteur, enfant, sur la photo.
129 Ulrike Stehli-Werbeck, « The Question of Identity and the Narrative Concept of Tilka al-râ’iḥa by Sun‘allâh Ibrâhîm », Middle Eastern Literatures, vol. 9, nº 2, 2006, p. 137-146.
130 Philippe Gasparini, Est-il Je ? Roman autobiographique et autofiction, op. cit., p. 52.
131 Ibid., p. 50.
132 Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique, op. cit.
133 Philippe Lejeune, Signes de vie : le pacte autobiographique 2, Paris, Éditions du Seuil, 2005.
134 Gérard Genette, Seuils, op. cit., p. 85-89
135 Ibid., p. 90-92.
136 Il s’agit ici de la première édition complète du roman datant de 1966.
137 D’ailleurs, le titre originel du texte, al-Râ’iḥa al-natina fî anfî (L’odeur puante dans mon nez), renvoyait à cette idée en particulier.
138 Le titre renvoie aux manuels d’érotisme. On peut trouver des ressemblances avec notamment l’ouvrage d’Aḥmad Ibn Sulaymân (1468-1536) : Kitâb rujû‘ al-shaykh ilâ ṣibâh fi-l-quwwa ‘alâ albâh (L’homme âgé retrouve la jeunesse).
139 On utilisera ce titre à chaque fois qu’on fera allusion à la référentialité du texte.
140 Philippe Gasparini, Est-il Je ? Roman autobiographique et autofiction, op. cit., p. 66.
141 Il s’agit bien là d’une ruse puisque l’écrivain japonais s’est suicidé en 1972. C’est un moyen pour l’auteur de mieux se livrer à lui-même. Si Rachid El-Daïf prend Kawabata comme confident, ce n’est pas seulement parce qu’il restera muet mais c’est sans doute aussi parce qu’ils ont la souffrance en partage.
142 Placé dans cette zone du paratexte, investie de manière générale par les intertitres, le terme ḥikâya nous renseigne sur la nature et le genre de l’œuvre. C’est une manière pour Rachid El-Daïf d’en souligner le caractère réel et d’inciter le lecteur à le lire comme un texte référentiel.
143 Il s’agit ici de la préface originale du livre écrite le 17 mai 1982 et reprise, dans sa forme, par Dâr al-Sâqî dans l’édition de 2006, celle que nous utilisons ici.
144 Philippe Lejeune, Brouillons de soi, Paris, Éditions du Seuil, 1998.
145 Philippe Gasparini, Est-il Je ? Roman autobiographique et autofiction, op. cit., p. 95-96.
146 Mohamed Choukri, Ward wa ramâd, op. cit., p. 36.
147 Philippe Gasparini, Est-il Je ? Roman autobiographique et autofiction, op. cit., p. 97-98.
148 Voir l’émission culturelle Apostrophes, 1980, en ligne : www.ina.fr/video/CPB80050446 (mars 2019).
149 Mohamed Choukri, « al-Kiyân wa-l-makân », art. cité, p. 67-78.
150 Ibid., p. 70.
151 Mohamed Choukri, « Anâ al-âna rajulun muṭârid bi shahratî ḥattâ al-inzi‘âj » (Je suis un homme pourchassé par sa célébrité jusqu’au désagrément), entretien accordé à Yûsuf al-Qa‘îd, 1999, en ligne : www.nizwa.com/محمد-شكري-أنا-الآن-رجل-مطارد-بشهرتي (mars 2019).
152 Mohamed Choukri, « Anâ ṣu‘lûk adrakat-hu ḥirfa al-kitâba » (Je suis un brigand rattrapé par le métier de l’écriture), entretien accordé à Hayâm Darbak, Al-Watan Al-‘Arabî, 4 juillet 1997.
153 Javier Valenzuela, « Entrevista al escritor Mohamed Chukri », El-Pais, 5 octobre 2002.
154 Al-Zubayr b. Bûshtâ, « ḥiwâr ma‘a Muḥammad Shukrî », art.cité, p. 9.
155 Mohamed Choukri, « Racines » dans « Mohamed Choukri (1935-2003) : la parole insoumise », art. cité, p. 13-19.
156 Mohamed Choukri, « Mafhûmî al-sîra al-dhâtiyya al-Shuṭṭâriyya », dans al-Riwâya al-‘arabiyya : wâqi‘ wa âfâq (Le roman arabe : réalité et horizons), Rabat, Dâr Ibn Rushd, 1981, article cité par Mohamed Berrada dans As’ila al-riwâya as’ilat al-naqd (Questions de romans, questions de critique), Casablanca, Maṭbû‘at al-Najâḥ, 1996, p. 86.
157 Ibid., p. 119.
158 Sonallah Ibrahim, « Mushâkis bi-ṭabî‘î… lâ turîdûn al-kalâm fi-l-mamnû‘ât : anâ hatkallâm » (De nature, je suis un fauteur de trouble… Vous ne souhaitez pas parler des tabous, je vais alors en parler), entretien accordé à Âmâl Fallâḥ, Al-Sharq Al-Awsaṭ, 7 février 2007.
159 Ibid.
160 Voir Edgard Weber, L’Univers romanesque de Rachid El-Daïf et la guerre du Liban, op. cit., p. 149-172.
161 Ibid., p. 157
162 Ibid., p. 157-158
163 Mohamed Ouled Alla, « Un picaro dans la ville : essai de déchiffrement de l’espace urbain dans Le Pain nu de Mohamed Choukri », art. cité.
164 Pour les citations françaises de ce roman, nous adoptons parfois la version française traduite par Mohamed El-Ghoulabzouri, Le Temps des erreurs, Paris, Éditions du Seuil, 1994.
165 Dina Heshmat, « Ṣun‘allâh Ibrâhîm : kayfa tabqâ shuyû‘iyyan jayyidan ? », op. cit.
166 Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique, op. cit., p. 16-17.
167 Philippe Lejeune, Je est un autre : l’autobiographie de la littérature aux médias, Paris, Éditions du Seuil, 1980, p. 47.
168 Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique, op. cit., p. 17.
169 Katia Zakharia & Heidi Toëlle, À la découverte de la littérature arabe : du vie siècle à nos jours, Paris, Flammarion, 2003, p. 225.
170 Nada Tomiche, Histoire de la littérature romanesque de l’Égypte moderne, op. cit., p. 50.
171 Luc-Willy Deheuvels, « Tâhâ Husayn et Le Livre des jours : démarche autobiographique et structure narrative », REMMM, nº 95-98, 2002, p. 269-295.
172 Ibid., p. 287.
173 Jamîl Ḥamdâwî, « Sîrat Adîb li-Ṭâhâ Ḥusayn bayna al-dhât wa-l-ghayrî » (Adib ou l’aventure occidentale de Taha Hussein : le récit autobiographique entre le « moi » et l’« autre »), Dîwân al-‘Arab, 18 mars 2007.
174 Pour ce qui est de ce procédé littéraire, se rapporter au dernier point de notre analyse textuelle.
175 Nâẓim Al-Sayyid, « al-Sîra al-dhâtiyya fi-l-riwâya al-‘arabiyya (1/2) : mu‘ẓam al-riwâyât al-‘arabiyya siyar muqanna‘a » (L’autobiographie dans le roman arabe : la plupart des romans sont des « autobiographies déguisées »), Al-Quds Al-‘Arabî, 30 juin-1er juillet 2007.
176 Philippe Gasparini, Est-il je ? Roman autobiographique et autofiction, op. cit., p. 188.
177 Ibid., p. 40.
178 Jean-Paul Sartre, L’Être et le néant, Paris, Gallimard, 1943, p. 290.
179 ‘Adnân ‘Alî al-Sharîm, al-Abb fi-l-riwâya al-mu‘âṣira (L’image du père dans le roman arabe contemporain), Amman, ‘Âlam al-Kutub al-Ḥadîth, 2008.
180 Yumnâ al-‘Îd, al-Riwâya al-arabiyya : al-mutakhayyal wa bunyatu-hu al-fanniyya (Le roman arabe : la fiction romanesque et sa construction esthétique), Beyrouth, Dâr al-Fârâbî, 2011, p. 217-224.
181 À l’instar de Jabra Ibrahim Jabra dans al-Bi’r al-ûlâ et de Samuel Shimon dans ‘Irâqî fî Bârîs (2005, Un Irakien à Paris), Sonallah Ibrahim décrit une relation très positive entre un père et son fils. Dans Tilka al-râ’iḥa, le narrateur est en quête de soi et de son passé. Nostalgique, il se lance sur les traces de son géniteur : il se rend dans son quartier d’enfance, emprunte les mêmes chemins et effectue les mêmes visites familiales comme il le faisait dans le temps avec son père. Les souvenirs surgissent et, progressivement, le passé s’établit. Le narrateur revoit enfin son père, son confident, son modèle. La quête du père va engendrer le projet littéraire d’al-Talaṣṣuṣ. Dans ce livre, l’auteur parle explicitement de son père. Il fait le portrait d’un père aimant et bienveillant qui élève seul son jeune fils.
182 Katia Zakharia & Heidi Toëlle, À la découverte de la littérature arabe, op. cit., p. 117.
183 Katia Zakharia, « Aḥmad Fâris al-Shidyâq, auteur de maqâmât », Arabica, vol. 52, nº 4, 2005, p. 499-500.
184 Boutros Hallaq, « Au-delà de l’iḥyâ’ et de l’iqtibâs », dans Boutros Hallaq & Heidi Toëlle (dir.), Histoire de la littérature arabe moderne, 1. 1800-1945, Arles, Actes Sud, 2007, p. 223-224.
185 Boutros Hallaq, « al-Sîra al-riwâ’iyya fî bilâd al-shâm wa mawqi‘u-hâ min al-riwâya al-‘arabiyya » (L’autofiction dans la littérature du Bilad Cham et son statut dans le roman arabe), dans Maher Charif & Kaïs Ezzerelli (dir.), al-Sîra al-dhâtiyya fî bilâd al-shâm (Les écritures autobiographiques au Bilad Cham), Damas, Dâr al-Madâ / Institut français du Proche-Orient, 2009, p. 27-46.
186 Quelles que soient son importance et son originalité, l’œuvre d’al-Shidyâq est une imitation, ou tout du moins la reprise par certains aspects des chefs-d’œuvre de la littérature arabe classique. Dans la première partie de cet ouvrage, nous avons évoqué les ressemblances avec les Maqâmât d’al-Hamadhânî ou d’al-Ḥarîrî. Il nous semble utile de rappeler que cette œuvre est également une forme d’imitation du chef-d’œuvre de la littérature anglaise Tristram Shandy de Lawrence Sterne, paru en neuf volumes de 1760 à 1767.
187 Luc-Willy Deheuvels, « Fiction, discours et généricité : autour de Ḥadîth ‘Îsâ Ibn Hishâm d’al-Muwayliḥî et d’al-Ba‘th d’al-Manfalûtî », Middle Eastern Literatures, vol. 13, nº 2, 2010, p. 141-151.
188 Voir M’hamed Dahi, « La fictionnalisation de soi dans le roman arabe », Revue de la Faculté des lettres et des sciences humaines Dhar El-Mahraz, nº 19, 2013, en ligne : www.mohamed-dahi.net/site/news.php?action=view&id=455 (mars 2019).
189 Philippe Gasparini, Est-il Je ? Roman autobiographique et autofiction, op. cit., p. 65.
190 Ibid., p. 65-68.
191 Boutros Hallaq, Gibran et la refondation littéraire, Arles, Actes Sud, 2008.
192 Philippe Vilain, « Démon de la définition », dans Claude Burgelin, Isabelle Grell & Roger-Yves Roche (dir.), Autofiction(s) : colloque de Cerisy 2008, op. cit., p. 461-482.
193 Philippe Gasparini, Est-il Je ? Roman autobiographique et autofiction, op. cit., p. 64.
194 Dans Tilka al-râ’iḥa, le personnage sort de la prison pour le monde extérieur, et dans al-Talaṣṣuṣ, il quitte fréquemment son immeuble et son appartement exigu pour partir à la découverte du Caire.
195 Salah Natij, « Le Pain nu de Mohamed Choukri : une lecture plurielle », Revue de l’Institut des belles lettres arabes, vol. 56, nº 169, 1992, p. 57-70.
196 Mohamed Ouled Alla, « Un picaro dans la ville : essai d’un déchiffrement de l’espace urbain dans le Pain nu de Mohamed Choukri », art. cité, p. 254-255.
197 Levi Thompson, « The Autobiography of Muḥammad Shukrî: Modern Ṣu‘lûk », communication prononcée lors d’une conférence sur les études interdisciplinaires à l’Université de Columbia, New York, 2010, p. 6.
198 Philippe Gasparini, Est-il Je ? Roman autobiographique et autofiction, op. cit., p. 108.
199 Tewfik El-Hakim, Zahrat al-‘umr, Le Caire, Maktabat al-Usrâ, 1998, p. 17.
200 Muḥammad Kâmil al-Khaṭîb, « Ba‘ḍ mushkilât al-riwâya al-‘arabiyya », dans Jamal Chehayed & Heidi Toëlle (dir.), al-Riwâya al-sûriyya al-mu‘âṣira : al-judhûr al-thaqâfiyya wa-l-taqniyyât al-riwâ’iyya al-jadîda (Le roman syrien contemporain : racines culturelles et rénovation des techniques narratives), Damas, IFEA, 2001, p. 193-202.
201 Gamal al-Ghitany, « Fî ma‘raḍ frânkfûrt niqâsh hâdd ḥawla al-almânî al-ladhî ‘âda ilayh rushdu-hu », art. cité.
202 Abbas Beydoun, « Qiṣṣat Rashîd », art. cité.
203 Yves Gonzalez-Quijano, « Un choc dans la bataille : le clash des programmes culturels », art. cité.
204 Ibid.
205 En référence au film érotique du réalisateur japonais Nagisa Oshima, sorti en salle en 1976.
206 Des habitudes que le narrateur gardera dans sa vie d’homme, comme on peut le voir dans Tilka al-râ’iḥa (p. 36).
207 Terme anglo-saxon utilisé en Égypte pour désigner un officier de police.
208 L’auteur reviendra sur cette étape de sa vie sexuelle dans un autre roman autofictionnel portant sur son adolescence : voir Rachid El-Daïf, Ûkî ma‘a al-salâma, Beyrouth, Dâr Riyâḍ al-Rayyis, 2008, p. 25-26.
209 Shereen El-Feki, La Révolution du plaisir : enquête sur la sexualité dans le monde arabe, Samuel Sfez (trad.), Paris, Autrement, 2013.
210 Ibid., p. 106-110.
211 Shereen El-Feki, La Révolution du plaisir, op. cit., p. 231-232.
212 Voir Rachid El-Daïf, ‘Awdat al-almânî ilâ rushdi-hi, op. cit.
213 Sonallah Ibrahim, Tilka al-râ’iḥa, op. cit., p. 31.
214 Shereen El-Feki, La Révolution du plaisir, op. cit., p. 234.
215 Sonia Dayan-Herzbrun, « Dire, ne pas dire les sexualités », art. cité.
216 Les contraintes sont nombreuses. Elles sont d’ordre religieux, social, politique et juridique. Les hommes et les femmes homosexuels sont contraints de vivre dans la clandestité sous peine d’être parfois rejetés par leur famille ou mis en prison. Shereen El-Feki souligne la complexité de la législation des pays arabes sur cette question : « Aucune loi, dit-elle, ne mentionne explicitement l’homosexualité en soi, bien que des textes parviennent à l’englober en criminalisant la sodomie, vaguement définie comme “actes homosexuels”, et d’autres infractions sujettes à interprétation. » Quant à la religion, continue Shereen El-Feki, elle ne « fait rien pour arranger la situation », parce qu’elle a des positions divergentes sur la condamnation des rapports sexuels entre personnes de même sexe ; voir Shereen El-Feki, La Révolution du plaisir, op. cit., p. 227-286.
217 Pierre Bourdieu, « L’illusion biographique », art. cité.
218 Philippe Gasparini, Est-il Je ? Roman autobiographique et autofiction, op. cit.
219 Nous reviendrons sur ce point dans la conclusion.
220 Philippe Gasparini, Autofiction, une aventure du langage, Paris, Éditions du Seuil, 2008, p. 209.
221 Boutros Hallaq, « Au-delà de l’iḥyâ’ et de l’iqtibâs », art. cité.
222 Ibid., p. 254-255.
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