Un serviteur de la sociologie
p. 261-262
Texte intégral
1J’ai eu le privilège de connaître Yves Grafmeyer lorsque Catherine Bonvalet et moi l’avons sollicité pour se joindre au séminaire de recherche que nous projetions de monter sur l’approche intergénérationnelle des statuts résidentiels (dit séminaire « SRAI » : Statuts résidentiels, approche intergénérationnelle). Il s’agissait alors de rapprocher la sociologie urbaine de la démographie pour inscrire le rapport au logement dans une perspective à la fois familiale et patrimoniale qui rende compte de la profondeur temporelle de stratégies résidentielles jusqu’ici réduites à celles du ménage seul. Lyonnaise de naissance, j’avais eu le loisir de lire Habiter Lyon : milieux et quartiers du centre-ville dont, parmi bien d’autres notations, une remarque à rebours de toutes les analyses de la sociabilité urbaine avait retenu mon attention, à savoir le fait qu’un quartier résidentiel digne de ce nom est un quartier où il ne se passe rien – où, plus exactement, il ne doit rien se passer. Tandis que la sociologie urbaine et les enseignements de l’École de Chicago s’appliquaient alors essentiellement aux quartiers populaires, anciens et nouveaux, cette lecture avait un délicieux parfum d’exotisme servi, il est vrai, par l’extraordinaire qualité d’observation, de méthode et d’écriture de ce chercheur et pédagogue hors pair. Ce fut aussi, mais ultérieurement, la lecture de Quand le Tout-Lyon se compte : lignées, alliances, territoires et des Gens de la banque qui acheva de me convaincre de la pertinence d’une approche intergénérationnelle des phénomènes urbains, que j’avais moi-même adoptée dans l’étude de l’héritage et des transmissions patrimoniales en milieu urbain. Enhardie par cette proximité et forte de l’appui de Catherine Bonvalet dont les travaux sur la famille et le marché du logement rejoignaient directement mes préoccupations, je sollicitai Yves pour un projet encore à formuler, qui se dessinerait très vite une fois le contact établi. Il s’agissait en un premier temps de réunir des chercheurs dont les enquêtes abordaient, chacune par des biais différents, une perspective intergénérationnelle du rapport au logement ; puis, en un second temps, mais nous ne le savions pas encore, de l’exploitation d’une enquête commune envisagée sous des aspects différents par chacun d’entre nous1.
2Ce fut le début d’une longue collaboration ponctuée de plusieurs publications – notamment Le Logement, une affaire de famille et La Famille et ses proches2 – dont chacun des participants devait se féliciter mois après mois, au fur et à mesure de l’avancement de nos travaux, en raison notamment de la présence ô combien précieuse d’Yves. Bien que chargé de lourdes responsabilités à l’Université Lyon 2, Yves ne manqua jamais une réunion – celles-ci se déroulaient à Paris en raison du nombre prédominant de chercheurs parisiens – et, toujours parfaitement disponible, nous faisait profiter de ses immenses qualités. À commencer par une courtoisie et une bienveillance grâce auxquelles le groupe put échapper aux frictions ou conflits dont ce type de travail est si facilement émaillé. Mais outre une intelligence des rapports humains aussi discrète qu’efficace, Yves devait apporter à nos interrogations, hésitations et questionnements en tout genre des éclaircissements décisifs dus à son immense culture et à la connaissance sociologique puissante qu’il avait des phénomènes que nous voulions étudier. Sa générosité intellectuelle n’ayant d’égale que sa modestie, il sut tirer de chacun le meilleur de lui-même, et nous faire avancer tous vers le but que nous nous étions donné.
3J’ai retrouvé ces mêmes qualités lors des soutenances de thèses auxquelles il m’a été donné de participer en sa présence. Ces occasions de briller, Yves ne les a jamais utilisées à son profit mais, toujours au service de l’impétrant et guidé exclusivement par l’ambition de faire avancer le front de la connaissance, il donnait aux travaux du doctorant un relief éclatant, limpide, pénétrant. La sociologie, si habile à critiquer, trouvait ainsi en la personne d’Yves Grafmeyer un serviteur entièrement dévoué à sa cause qui empruntait bien davantage le chemin de la maïeutique pour avancer et faire avancer la recherche. C’est ainsi que procèdent les véritables enseignants et les grands professeurs, ceux qui marquent de leur empreinte le destin intellectuel de leurs étudiants et futurs pairs.
4Enfin, ce spécialiste des sociabilités est lui-même, est-il besoin de le dire, un modèle d’urbanité. Jamais ce savant ne nous a écrasé de sa science. Jamais non plus, malgré les responsabilités qui pesaient sur ses épaules, il ne nous en a fait sentir l’ampleur et la charge. Toujours prêt à travailler, mais toujours prêt aussi à partager un repas arrosé, il s’abandonnait alors avec humour et légèreté aux conversations à bâtons rompus qui jaillissaient aux heures de pause. Son regard serein sur les affaires du temps tranchait avec l’acrimonie qui, bien souvent, parasitait nos analyses. Non qu’il regardât tout cela de haut et restât au balcon, mais il considérait d’un œil à la fois dépassionné et engagé les effervescences dont il sondait le fond et non l’écume.
5Qui a eu la chance de collaborer avec Yves Grafmeyer en garde un souvenir vif, marquant, ébloui car il aura eu l’immense privilège de connaître non seulement un grand professeur et un éminent chercheur, mais aussi un parfait gentleman.
Notes de bas de page
1 Furent associés à ces deux phases successives de recherche : Isabelle Bertaux-Wiame, Paul Cuturello, Dominique Maison et Laurent Ortalda.
2 C. Bonvalet, A. Gotman & Y. Grafmeyer (dir.), La Famille et ses proches : l’aménagement des territoires, Paris, Presses universitaires de France / Institut national des études démographiques.
Auteur
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La Jeune sociologie urbaine francophone
Retour sur la tradition et exploration de nouveaux champs
Jean-Yves Authier, Alain Bourdin et Marie-Pierre Lefeuvre (dir.)
2014