Sociabilités urbaines1
p. 163-182
Texte intégral
1La sociabilité est un objet d’étude, mais aussi un enjeu de société. Pour corriger les effets nocifs de la ségrégation urbaine, faut-il promouvoir une politique de mixité de l’habitat dont on attend des conséquences bénéfiques sur les relations entre les groupes sociaux, sur l’insertion des plus démunis, voire sur l’intégration des minorités ethniques ? Ou bien faut-il plutôt s’efforcer de prendre appui sur les liens de proximité et les réseaux locaux existants pour mettre en place, dans le respect des spécificités sociales et culturelles, un traitement territorialisé de l’exclusion économique et de la marginalisation sociale ? Favoriser la dé-ségrégation des espaces de la ville, ou tenter d’enrayer la désagrégation des liens sociaux et des tissus urbains ? La question de la sociabilité est ainsi sous-jacente aux nombreux débats publics qui s’énoncent en termes de solidarité, de mixité, de cohabitation, de civilité, d’intégration, etc. Cela n’est pas sans incidence sur l’orientation même des recherches. Certaines s’inscrivent dans le droit fil des grandes enquêtes régulièrement produites et actualisées au sein de dispositifs nationaux d’observation statistique. D’autres, souvent de type monographique, répondent (quitte à les reformuler) aux demandes exprimées par des commanditaires impliqués à un titre ou à un autre dans le traitement du cadre bâti ou la gestion de la vie urbaine. Ce sont là les cas de figure extrêmes d’une large gamme de travaux, à la faveur desquels se sont diversifiés tout à la fois les savoirs, les problématiques et les outils d’analyse touchant au thème des sociabilités.
2La sociabilité sera considérée ici non comme qualité intrinsèque de la personne, comme aptitude à nouer des contacts avec autrui, mais comme l’ensemble des relations effectivement entretenues par une personne avec d’autres personnes. On peut distinguer, à partir de là, trois ordres de la sociabilité :
- la sociabilité organisée ou « formelle », en particulier celle qui se déploie dans le cadre d’associations ;
- l’ordre des liens « informels », qui peuvent être d’intensité variable (liens forts, liens faibles...), mais qui impliquent dans tous les cas un minimum de stabilité, de régularité et de durée dans les échanges interpersonnels ;
- l’ordre des interactions ou des « contacts », qui peuvent au contraire demeurer à l’état superficiel ou éphémère.
3Cette distinction commode ne doit pas être entendue de façon trop rigide. Lorsqu’on envisage les relations dans leur dynamique, tous les passages sont possibles de l’interaction initiale à l’instauration progressive de liens forts et pérennes, du réseau informel de voisins ou d’amis à sa consolidation sous forme associative, des rapports fonctionnels institués par une organisation au développement de liens amicaux entre collègues de travail ou entre militants d’une association.
4Par ailleurs, un même ordre de relations fait l’objet d’usages socialement différenciés. C’est ainsi par exemple que l’on a pu opposer, à partir de l’observation ethnographique d’une petite ville, le « familialisme » dont est empreinte la vie associative en milieu populaire, au « formalisme bourgeois » caractérisant aussi bien les contacts familiaux, amicaux ou impersonnels que les contacts proprement associatifs des classes supérieures (Bozon, 1984). Les oppositions formel / informel, fort / faible, assigné / choisi, etc., sont utiles moins pour découper arbitrairement des formes séparées de relations que pour s’interroger sur la manière dont elles s’agencent et interagissent dans les modèles de sociabilité typiques d’un groupe, d’un milieu, ou d’un contexte résidentiel particulier.
5À la diversité des formes prises par la relation se surimpose celle des types mêmes de relations : amis, parents, voisins, « connaissances », collègues, etc. À certains égards, la sociabilité peut être considérée comme une activité sociale parmi d’autres. Mais elle est en même temps une dimension constitutive de toutes les activités sociales, dès lors que ces dernières impliquent l’instauration et l’entretien de relations de divers ordres entre les êtres sociaux. Aux différents domaines d’activité d’une personne sont donc associés des cercles de relations tantôt cloisonnés, tantôt au contraire plus ou moins sécants.
6En raison même du grand nombre de personnes qu’elles rassemblent, les sociétés urbaines ne sauraient être des sociétés d’interconnaissance généralisée. La ville est par excellence le lieu d’une dissociation plus ou moins marquée des espaces et des rythmes de la vie sociale, et donc aussi des cercles sociaux entre lesquels se distribuent les relations de chaque citadin. Dans quelle mesure, et pour quelles catégories de citadins, l’espace privé du logement représente-t-il un point d’appui important des pratiques de sociabilité ? On n’envisagera pas ici les relations entre les membres du groupe domestique […]. En revanche le réseau familial extérieur au ménage doit être pris en compte : les parents et alliés effectivement fréquentés font partie intégrante de l’univers de la sociabilité, et se distinguent à ce titre de l’ensemble souvent beaucoup plus large de la parenté « légale ».
7Au-delà du logement stricto sensu, on considérera aussi les éléments qui caractérisent l’environnement résidentiel (localisation, cadre bâti, structure du peuplement, image des lieux...), de manière à repérer les interférences entre les modèles de sociabilité des citadins et la configuration de leurs espaces de vie.
Une ressource sociale inégalement distribuée
8D’une façon générale, les pratiques de sociabilité n’ont ni la même intensité, ni les mêmes formes, ni sans doute le même sens, selon les caractéristiques sociales et démographiques des personnes considérées (Paradeise, 1980). Les enquêtes statistiques à représentativité nationale (en particulier celles de l’INSEE et de l’INED) permettent de se faire une idée précise des principales lignes de force selon lesquelles s’organise cette diversité. Conduit sur des échantillons importants, le raisonnement statistique présente l’avantage de discerner tout à la fois le poids respectif des différentes variables pertinentes et les effets de leur combinaison. En contrepartie, il suppose la stricte comparabilité des informations recueillies, et plus précisément leur standardisation en vue de traitements quantitatifs. Il implique donc de privilégier, dans la description des sociabilités, ce qui se prête le mieux à la mesure.
Les mesures de la sociabilité
9Plusieurs méthodes d’observation sont possibles :
- Explorer les habitudes de sociabilité d’une personne (ou d’un ménage) au cours d’une période donnée (en général l’année). Les questionnaires découpent alors a priori l’univers de la sociabilité en domaines distincts. Les nomenclatures retiennent d’ordinaire tout ou partie des rubriques suivantes : amitié, voisinage, parenté, vie associative, sorties et spectacles, relations de travail, connaissances plus lointaines. Pour chaque type de relation sont construits des indices : nombre de contacts, fréquence des contacts ou de l’activité, intensité de la relation (ce dernier indice étant en particulier retenu pour qualifier les relations de voisinage).
- Consigner systématiquement l’ensemble des contacts établis au cours d’une brève période, par exemple durant une semaine. Cette méthode dite du « carnet de bord » se distingue de la précédente sur trois points : les sociabilités ne font pas l’objet d’une évaluation globale et rétrospective, mais d’un enregistrement immédiat et, en principe, exhaustif ; l’enquêté a le choix de sa propre nomenclature pour qualifier ses divers interlocuteurs ; la constellation formée par ces interlocuteurs ouvre la voie à l’analyse des réseaux personnels des enquêtés.
- Utiliser des « générateurs de noms » afin d’identifier d’emblée le réseau relationnel d’une personne, ou un sous-ensemble de ce réseau : c’est ainsi par exemple que l’enquête « Proches et parents » de l’INED demande d’énumérer « les personnes que vous considérez comme vos proches, qu’ils soient des amis ou des membres de votre famille ou belle-famille ». C’est alors ce repérage préalable qui sert de cadre pour l’étude de la nature et de la fréquence des échanges entretenus avec les personnes citées.
10Ces méthodes engagent chacune un point de vue particulier sur l’objet « sociabilité ». Elles ne produisent pas des résultats équivalents. En revanche, leur confrontation systématique (parfois au sein d’un même dispositif d’enquête) permet de disposer au total d’un corps de savoirs diversifiés mais cohérents. On rappellera sommairement les principaux acquis de ces travaux.
Une richesse culturelle
11Les différents types de liens et de contacts interpersonnels sont certes inégalement développés selon les catégories d’enquêtés, mais la logique du cumul tend globalement à l’emporter sur la logique de substitution. Ceux qui fréquentent beaucoup d’amis sont aussi ceux qui ont la plus grande probabilité d’avoir des échanges avec leurs voisins, de sortir avec leurs collègues, de participer à des associations. En d’autres termes, « les relations vont aux relations ».
12Cette logique de cumul est socialement ordonnée. La sociabilité est d’autant plus riche que le statut social est plus élevé. Elle est corrélée avec le revenu, mais plus nettement encore avec le niveau d’instruction. Elle varie donc selon les milieux sociaux de la même manière qu’une pratique culturelle (Héran, 1988 a). Atteignant sa plus forte intensité dans les milieux supérieurs, elle est particulièrement développée chez les professeurs, les artistes, les membres des professions libérales et les cadres de la fonction publique. Au sein des couches moyennes, les salariés du secteur public sont à la fois mieux dotés en titres scolaires et plus riches en relations que les artisans, commerçants et professions intermédiaires des entreprises. La sociabilité est en revanche beaucoup plus limitée en milieu ouvrier, contrairement aux idées courantes qui tendent à généraliser ce qui a pu être observé plus spécifiquement dans certains quartiers populaires.
13Ce qui vaut pour l’ensemble des contacts se retrouve aussi quand on considère le nombre des personnes citées comme amis proches : « En matière d’amitié, le cercle des affinités étroites varie socialement comme celui, plus large, des simples fréquentations. » (Bonvalet et al., 1993) L’enquête « Proches et parents » permet aussi de relativiser la place apparemment singulière qu’occupent les relations de parenté dans la distribution des pratiques de sociabilité. Si l’on s’en tient aux contacts établis au cours d’un mois, ce sont en effet les ouvriers qui voient le plus de membres de leur réseau familial, et les cadres et les professions intellectuelles supérieures qui en voient le moins. Mais cette hiérarchie, que l’on voit déjà s’estomper pour peu qu’on allonge la période de référence, tend même à s’inverser légèrement si l’on envisage non plus le rythme des fréquentations effectives, mais le nombre de parents que l’enquêté considère comme ses proches. Au bout du compte, les liens forts, qu’ils soient familiaux ou amicaux, ne sont pas moins cultivés, bien au contraire, par ceux que leurs ressources culturelles et leurs compétences relationnelles rendent par ailleurs les mieux à même d’entretenir et de développer de larges réseaux de liens faibles.
Selon l’âge et le sexe
14La sociabilité est aussi fonction de l’âge. Le réseau des relations se rétrécit après 40 ans, et en même temps se recompose. Pour schématiser, on peut distinguer trois âges de la sociabilité des adultes : « La jeunesse est le temps privilégié des amis, la maturité celui des relations de travail, la vieillesse celui des relations de parenté. » (Héran, 1988 b) Ces données issues d’enquêtes transversales suggèrent (avec les précautions d’usage) qu’il y a évolution des sociabilités au cours du cycle de vie.
15Il faut toutefois distinguer entre la part respective de chaque type de sociabilité et son ampleur. Cette dernière, on l’a dit, varie selon les milieux sociaux, qui sont d’ailleurs inégalement sensibles aux effets du vieillissement. Mais les effets de l’âge portent moins sur la taille du réseau d’amitié que sur le rythme des fréquentations. En moyenne, les personnes âgées se reconnaissent presque autant d’amis proches que les enquêtés les plus jeunes, mais les voient beaucoup moins souvent.
16La division traditionnelle entre rôles masculins et féminins se retrouve assez largement dans la répartition des pratiques de sociabilité. Les femmes sont plus fortement impliquées dans les relations avec la famille et le voisinage, les hommes dans les relations amicales et associatives. Ce constat ne vaut toutefois que pour une définition large de la sociabilité. Quand on s’en tient au cercle des proches, la part respectivement occupée par les amis et par les membres de la famille ne varie guère d’un sexe à l’autre.
17Sensible dans tous les milieux, ce partage des rôles entre les sexes n’est cependant pas suffisant pour entraver le développement de la sociabilité féminine dans les milieux riches en capital culturel. C’est ainsi par exemple que les femmes professeurs « cumulent une forte spécialisation dans les relations de parenté et une aptitude à diversifier leurs réseaux » (Héran, 1988 b).
18Ces écarts entre les sexes disparaissent chez les générations les plus jeunes (moins de trente ans) pour les relations d’amitié et de travail, mais se maintiennent en revanche en ce qui concerne les rapports avec la parenté. Dès l’adolescence, les usages du temps libre diffèrent d’ailleurs très sensiblement : les garçons s’orientent plus nettement et plus tôt que les filles vers des activités extérieures au domicile parental, et vers des sociabilités de pairs constituées sur la base du quartier ou du lieu d’études (Bozon, 1990 ; Bozon & Villeneuve-Gokalp, 1994).
Les lieux de la sociabilité : sortir ou recevoir ?
19Les modèles de sociabilité combinent en proportion variable les relations centrées sur le foyer et celles tournées vers l’extérieur. Au sens où l’entend Michel Forsé (1981 ; 1993), cette distinction interne / externe présente l’intérêt d’être envisagée dans sa double dimension physique et symbolique. En effet, le foyer familial et son environnement immédiat représentent la fois un lieu d’ancrage territorial de certaines relations et le support d’un ensemble de valeurs et de normes. La proximité au foyer peut donc s’entendre soit en un sens spatial (voisins), soit en un sens plus affectif (parents ou intimes). À l’opposé, les sociabilités « externes » sont celles qui traduisent, notamment par les lieux où elles se pratiquent, une certaine distance par rapport aux valeurs de l’intimité ou à l’emprise de la localité.
20D’une façon générale, la sociabilité externe est plus prononcée chez les jeunes, et aussi dans une certaine mesure chez les hommes. L’effet discriminant de l’âge doit cependant être relativisé par les appartenances sociales. L’indicateur d’intériorité ou d’extériorité de la relation se révèle également sensible au niveau d’urbanisation. Tous ces déterminants peuvent agir sur la manière dont s’opère le partage entre lieux publics et lieux privés pour une même pratique de sociabilité.
21Spectacles, restaurants, cafés, promenades, activités sportives... : nombreuses sont les occasions de rencontres hors du domicile. Si l’on considère seulement les sorties effectuées avec une ou plusieurs personnes extérieures au ménage, on constate que, dans deux cas sur trois, ce sont des amis ou des « copains » que l’on voit à la faveur de ces sorties. Viennent loin derrière les membres de la parenté, puis les collègues, et enfin les voisins (Choquet, 1988).
22Les différents types de sorties sont inégalement pratiqués selon les âges, selon les possibilités offertes dans la zone de résidence, et aussi selon les milieux sociaux. Mais, envisagée globalement, la fréquence des sorties ne s’ordonne pas selon la hiérarchie culturelle évoquée plus haut. Elle est certes à son niveau maximal chez les cadres et professions intellectuelles supérieures, et décroît quand on passe aux professions intermédiaires, puis aux indépendants du commerce et de l’industrie, et enfin aux employés. Mais elle est forte chez les ouvriers, au point de se situer exactement au même niveau que celle des cadres dans le cas des ouvriers qualifiés. Pour ces derniers, les sorties occupent donc une place privilégiée puisque leur vie relationnelle est, prise dans son ensemble, beaucoup moins développée que celle des catégories les mieux dotées en capital culturel. Espace de l’intimité familiale, le logement ouvrier est moins que pour d’autres groupes sociaux un lieu où l’on reçoit les amis ou les voisins.
23Dans la manière dont tout un chacun gère l’alternative entre les rencontres à l’extérieur et les réceptions à domicile, sans doute ne faut-il pas exclure l’incidence des caractéristiques propres de l’habitat (taille et nombre de pièces, coefficient d’occupation...). On sait d’ailleurs depuis longtemps qu’un changement des conditions de logement peut s’accompagner de transformations substantielles des modes de vie et des sociabilités des familles populaires (Coing, 1966). Il convient de tenir compte de ces enseignements pour prendre la mesure de la propension dont on a crédité parfois bien généreusement les milieux populaires – ou aujourd’hui les immigrés – à se centrer de façon inexorable sur une « vie de quartier », voire une « sociabilité de rue ».
24Il reste que l’arbitrage entre inviter et sortir peut probablement s’interpréter, aussi, comme une affaire de ressources culturelles. Dans les sorties, note Olivier Choquet (1988), l’échange verbal est d’ordinaire associé à une activité principale et ne joue donc pas un rôle aussi décisif que dans les réceptions. Cela peut représenter un avantage pour les catégories qui maîtrisent le moins bien les jeux de la conversation, et qui préfèrent du même coup subordonner leurs intentions de sociabilité aux objectifs affichés de la sortie en commun. Dès lors, « ceux qui sont peu à l’aise dans les contacts sociaux en général auront tendance à donner un avantage relatif aux sorties, et spécialement à celles où la parole tient peu de place ».
25Le thème récurrent de la sociabilité comme « pratique culturelle » permet donc d’éclairer aussi, dans une certaine mesure, les logiques qui président au partage des lieux d’exercice de la vie relationnelle, et qui font par exemple que l’habitat y occupe une place différente selon les milieux sociaux. En milieu populaire, l’espace privé du logement apparaît plutôt en retrait, quand bien même les principaux points d’appui de la sociabilité (parentèle, amis, voisinage, collègues) se trouvent localisés à proximité du lieu de résidence et interconnectés dans un réseau dense de liens affinitaires étroits. Au contraire, cumulant toutes les formes de sociabilités, les milieux les mieux pourvus en ressources culturelles entretiennent des relations plus nombreuses, plus diversifiées et moins dépendantes de la proximité géographique. Mais ce sont aussi eux qui « voisinent » le plus, en dépit d’une moindre stabilité résidentielle, et qui reçoivent le plus à domicile, y compris leurs voisins. « À l’aise dans le cadre formel des réceptions comme dans celui des échanges verbaux de la vie associative » (Choquet, 1988), ils sont mieux à même de mobiliser tout aussi bien leur habitat que les divers espaces extérieurs pour l’entretien de leurs réseaux relationnels. L’intimité de leur logement peut s’ouvrir à un large cercle de relations, voire à une certaine forme de vie publique. Réciproquement, leur maîtrise des sociabilités formelles peut aussi, le cas échéant, servir les enjeux les plus directement liés à l’habitat, comme en témoigne leur très forte prééminence dans les associations de résidents ou de locataires (Héran, 1988 a).
Une activité diversement vécue et valorisée
26Ce que l’on vient de dire à propos des réceptions et des sorties illustre une idée de portée plus générale, à savoir que la définition même du champ des sociabilités impose de considérer le contenu des échanges et le sens qui leur est conféré par les personnes engagées dans l’échange. On peut en effet douter que soit très répandue une « sociabilité pure » qui trouverait en elle-même, et par exemple dans le simple plaisir de la conversation, sa propre fin et son unique justification. À l’inverse, peut-on encore parler de sociabilité lorsque l’échange est de type instrumental et paraît exclusivement commandé par une transaction entre des intérêts bien compris ? Pour l’essentiel, l’univers courant des pratiques sociables se situe dans l’entre-deux. On voit s’y combiner de façons très diverses les activités finalisées et la recherche du lien social, la relation de service et l’agrément du contact, l’échange intéressé et l’intérêt pour l’échange.
27Or la manière dont s’agencent ces différentes composantes de l’échange varient selon les milieux sociaux. Inviter chez soi ou sortir ensemble sont, comme on l’a vu, deux façons bien différentes de voir ses amis. De même, les relations de voisinage paraissent plus empreintes d’utilitarisme (entraide, solidarités, services rendus...) chez les ouvriers, techniciens et artisans, alors que, chez les cadres et les membres des professions libérales, elles passent davantage par les discussions, par les invitations mutuelles, et aussi par la capacité à faire du voisin un ami ou un confident (Héran, 1988 b). Cette opposition entre une sociabilité plutôt « pragmatique » et une sociabilité plutôt « mondaine » ne vaut d’ailleurs pas que pour le seul voisinage, et imprègne peu ou prou toutes les formes de relations interpersonnelles. Elle est affaire de pratique, mais aussi, dans une certaine mesure, de représentation, les deux étant ici indissociables. Les notions mêmes de « proche », d’« ami », de « relation » sont socialement déterminées, et ne recouvrent pas tout à fait le même contenu selon les enquêtés.
28Ce qui est en jeu au bout du compte, c’est l’inégale propension des êtres sociaux à mettre en œuvre, mais aussi à distinguer et à valoriser en tant que telle la part proprement sociable de l’échange. Pour forcer le trait, tout se passe comme si les milieux qui ont la plus grande compétence pour tisser et entretenir de larges réseaux de liens opératoires étaient en même temps les mieux à même d’estomper les enjeux sociaux de l’échange, et de transfigurer au besoin leur richesse relationnelle en activité gratuite et désintéressée.
Des modèles diversifiés
29Les données générales qui viennent d’être rappelées apparaissent assez stables au cours du temps, du moins sur les vingt dernières années pour lesquelles les différentes enquêtes ont mis en œuvre des dispositifs sinon identiques, du moins comparables. Si les grands principes de différenciation des sociabilités conservent leur pertinence, leur pouvoir discriminant tend cependant à s’atténuer. Ainsi en est-il des écarts entre les statuts sociaux, ou encore entre les hommes et les femmes, notamment chez les jeunes adultes. On note aussi une implication croissante – et relativement nouvelle – des retraités dans la vie associative. Sans qu’on puisse parler de bouleversement ni de ruptures, on assiste donc à tout un ensemble d’inflexions qui ne doivent pas conduire pour autant à des interprétations trop hâtives.
Des pratiques individuelles plus variées
30Le fait que les contrastes s’estompent pourrait en effet suggérer un mouvement général d’homogénéisation des comportements en matière de sociabilité. En réalité, il traduit surtout une moindre soumission des individus aux normes qui prévalent dans leur groupe social, leur classe d’âge ou leur milieu de vie. La réduction des variances statistiques tient pour une bonne part à cette augmentation de la variabilité des pratiques individuelles. « Il ne s’ensuit donc pas qu’il n’y ait plus de genres distincts de sociabilité, mais que l’adhésion d’un individu à tel ou tel d’entre eux se fait d’une manière plus désordonnée. Il y a eu diversification et, par un même mouvement, les écarts entre modes de sociabilité sont devenus plus subtils et ténus. » (Forsé, 1993)
31Cette diversification, statistiquement établie, des pratiques de sociabilité invite dès lors à modifier les schémas d’interprétation que l’on peut construire sur la base même du raisonnement statistique. Si ces pratiques s’agencent avec une marge de liberté accrue, si elles apparaissent moins déductibles que naguère des habituelles variables sociodémographiques, alors il y a d’autant moins de raisons de tenir ces variables mêmes pour des « facteurs explicatifs » au sens déterministe du terme. Elles doivent plutôt être utilisées comme des éléments de repérage des ressources, contraintes et préférences qui circonscrivent le champ des possibles en matière de sociabilité. Les choix individuels opérés sur cette base se conforment certes à un minimum de régularités. Mais ces dernières ne peuvent être correctement saisies qu’à la condition de combiner les variables de sexe, d’âge ou de position sociale avec d’autres éléments de compréhension des logiques d’acteurs.
32À cet égard, le champ des études sur la sociabilité illustre les inflexions qui relèvent à la fois de la réalité observée et de la manière d’en parler. Plus sans doute que par le passé, le langage du choix, du « jeu », des « ressources » ou des « atouts » que l’acteur a la faculté de mobiliser tend à s’insinuer dans le commentaire des tableaux statistiques. Peut-être est-ce aussi là une façon de faire droit à l’usage courant du mot « sociabilité » – mais en établissant du même coup que, si cette dernière est bien en un sens une aptitude ou une « compétence », elle n’est pas pour autant pure affaire de tempérament. Elle est socialement constituée, et n’est pas la chose du monde la mieux partagée.
33Si l’on va jusqu’au bout du raisonnement, il devient d’ailleurs difficile de maintenir dans toute sa rigidité le vecteur explicatif qui se limiterait à rendre raison de la sociabilité par les variables sociographiques, des relations par les positions. La définition sociale de l’individu passe aussi par la prise en compte de son réseau relationnel, de la manière dont s’agencent ses diverses pratiques de sociabilité. Du coup, il n’y a pas lieu de confiner la configuration des liens et des « contacts » dans le seul registre des variables dépendantes. On peut, tout autant, situer à leur niveau l’un des principes mêmes d’explication des manières d’être et des manières d’agir. Certes, les variables usuelles telles que l’âge, le sexe ou le niveau culturel conservent comme on l’a vu un poids important. Dans ses formes comme dans son intensité, la vie relationnelle varie dans une large mesure selon la hiérarchie des statuts sociaux. Mais, réciproquement, on peut aussi qualifier socialement les personnes par leurs modes de relations à d’autres personnes. On sait, par exemple, que les milieux les moins favorisés en termes économiques et culturels sont également les plus pauvres en relations ; mais il est tout aussi pertinent de s’interroger sur les processus cumulatifs de rupture des liens et de « désaffiliation » (Castel, 1991) qui peuvent faire basculer un parcours biographique dans la précarité économique et l’exclusion sociale. En déplaçant ainsi le regard des positions aux relations, des catégories de classement aux formes de liens, on est du même coup amené à porter un regard différent – ou du moins complémentaire – sur les proximités et les distances entre les êtres sociaux. Entre les déterminants structurels et les contingences individuelles, l’attention portée à la configuration des liens et à leur évolution au fil du temps ouvre la voie à une approche originale des conduites et des destinées sociales.
Trajectoires de vie et réorganisation des liens
34À la jeunesse, à la maturité et à la vieillesse semblent bien correspondre, comme on l’a dit, « trois âges de la sociabilité ». Les enquêtes nationales qui valident ce constat sont de type transversal. Interpréter des données instantanées ventilées par tranches d’âge en termes d’évolutions liées au cycle de vie n’est certes pas illégitime, surtout lorsque les informations collectées à différentes dates montrent une certaine stabilité des écarts liés à l’âge. L’incertitude s’accroît en revanche quand des inflexions se font jour d’une génération à l’autre. De telles inflexions se manifestent tout particulièrement lors des moments forts de transition biographique où se reconfigurent tout à la fois les liens interpersonnels, les rôles sociaux et les espaces de vie.
35Ces moments de transition sont vécus de façon très différente selon les personnes. Les effets d’âge, de génération, de période, de milieu, se combinent selon des modalités très diverses qui permettent de distinguer des sous-populations relativement homogènes du point de vue des trajectoires de vie. Tel est bien le cas, en particulier, lors du passage à l’âge adulte, qui met en jeu plusieurs changements importants : installation dans un logement indépendant, autonomie financière, mise en couple, constitution d’une descendance... Ces événements n’interviennent pas pour tous les jeunes au même moment, ni dans le même ordre. Le temps de la jeunesse a aujourd’hui tendance à s’étaler sur une durée plus longue, et à enchaîner de façon plus variable les calendriers des différents événements qui le jalonnent. Aussi peut-on distinguer plusieurs jeunesses, correspondant à des modèles diversifiés de transition vers l’âge adulte (Galland, 1991).
36La poursuite du mouvement déjà fort ancien d’allongement de la scolarité confère désormais au modèle étudiant d’entrée dans la vie un poids important dans les changements en cours. D’abord parce qu’il concerne une proportion croissante de jeunes au fil des classes d’âge successives, et aussi parce que le développement des études supérieures a des incidences multiples et parfois très visibles sur la dynamique des populations et des espaces urbains, notamment dans les grandes villes universitaires. Avec l’augmentation de ses effectifs, le monde étudiant est lui-même devenu plus hétérogène que naguère, moins dominé en tout cas par la figure de l’« héritier ». On observe une diversification sensible du recrutement social, des cursus offerts, des parcours effectivement suivis, et aussi des usages de l’université. Le « modèle étudiant » présente certes quelques traits spécifiques qui le distinguent globalement d’autres modes d’entrée dans la vie adulte. Mais il n’en est pas moins traversé par des lignes de différenciation qui tiennent en partie aux effets de la socialisation familiale, mais aussi à d’autres composantes des biographies individuelles ainsi qu’aux processus complexes qui président à l’orientation scolaire et universitaire.
37En retardant l’âge d’accès à un emploi stable, les études supérieures peuvent jouer dans le sens d’un report de l’âge de la décohabitation. Cette tendance dominante est cependant modulée par des effets de sens contraire, qui dépendent à la fois de la localisation du domicile parental, de celle de l’établissement choisi, des propriétés sociales du milieu d’origine et de la manière dont les liens familiaux interfèrent avec la recomposition de l’ensemble de la vie relationnelle de l’étudiant. Pour ceux qui ne sont pas originaires de la ville où ils viennent faire leurs études, tous ces éléments ont des incidences assez sensibles sur le choix du type et du lieu d’habitat, sur le développement d’une sociabilité de pairs et sur les chances d’accès à une pratique réellement diversifiée du monde urbain, au-delà d’un usage purement instrumental de l’université et du logement (Bensoussan, 1994 a ; 1994 b).
38Tout comme l’entrée dans la vie adulte, le vieillissement est un processus socialement différencié, qui a des conséquences très variables sur les pratiques de sociabilité. Départ des enfants et naissance des petits-enfants, cessation de l’activité professionnelle, changement éventuel de lieu de vie (Cribier, Duffau & Kych, 1990), veuvage, perte d’autonomie, sont autant d’événements qui scandent diversement les destinées individuelles. La contraction des réseaux de sociabilité, ou du moins l’espacement des fréquentations, affecte très inégalement les personnes âgées selon leur passé professionnel et leur niveau culturel, selon la configuration et la distribution géographique de leur réseau familial et aussi selon que les personnes vivent seules ou en couple. Dans les milieux qui sont les plus favorisés par leur niveau d’instruction et qui étaient les plus riches en relations au cours de la vie active, le recentrage sur les relations de parenté et de voisinage n’est pas exclusif d’une vie associative dont toutes les études récentes confirment le fort développement au cours du troisième âge, en particulier dans le domaine des loisirs, de la religion et des activités culturelles. À cette figure du retraité parfois très « actif » s’opposent de plus en plus, du fait même de l’allongement de la durée de la vie, les formes de dépendance, mais aussi d’isolement social, qui sont plus particulièrement la marque du très grand âge.
39Non seulement les transitions biographiques s’effectuent selon des modalités très diverses, mais, de surcroît, les moments-clés des trajectoires personnelles se sont eux-mêmes diversifiés, si bien qu’ils ne coïncident plus forcément avec le découpage classique des « âges de la vie ». La déconnexion croissante entre conjugalité, nuptialité et procréation brouille les chemins et les calendriers du passage à l’âge adulte. La fragilisation de l’emploi tend parfois à fragmenter la vie active en séquences contrastées, éventuellement porteuses de ruptures et de transformations dans la vie relationnelle. De même, les séparations et les divorces sont l’occasion de processus socialement différenciés de recomposition des groupes domestiques, des réseaux familiaux et amicaux (Martin, 1994) et aussi, bien souvent, des espaces habités ou fréquentés. Il n’est pas rare, par exemple, que le divorce mette fin à l’expérience de la maison individuelle en lointaine banlieue. L’installation ou le retour dans un habitat plus central peuvent tenir dans une certaine mesure à des raisons économiques (réduction des coûts de transports et recours à la location). Mais ils consacrent aussi la rupture avec un certain modèle de vie familiale. Et ils permettent, en contrepartie, l’insertion dans des réseaux plus denses de services urbains et, parfois, de solidarités locales.
Liens sociaux et isolement dans l’habitat
40Entendue dans son sens le plus large, la vie relationnelle des êtres sociaux résulte de deux composantes diversement agencées : les relations avec les autres membres du groupe domestique et les sociabilités proprement dites, qui concernent les personnes extérieures au ménage. Or les moments de transition biographique correspondent le plus souvent à un réaménagement de ces deux composantes. Ils peuvent conduire en particulier à des séquences plus ou moins durables, plus ou moins nombreuses, pendant lesquelles on vit seul dans son logement. Les déterminants majeurs de l’isolement résidentiel varient selon la position dans le cycle de vie : départ du foyer parental et report des engagement conjugaux chez les jeunes, divorce ou séparation aux âges intermédiaires, décohabitation entre les générations et veuvage pour les personnes âgées. Sous l’effet combiné de ces différents processus, la proportion des ménages constitués d’une personne augmente fortement dans l’ensemble des pays européens. Elle dépasse aujourd’hui en France le quart des ménages, et concerne près d’un ménage sur deux à Paris.
41En dépit de cette grande diversité des cas de figure, et bien que la « monorésidentialité » caractérise moins une sous-population spécifique qu’un moment particulier des trajectoires individuelles, les personnes vivant seules dans leur logement présentent majoritairement un certain nombre de traits communs. « Le monohabitant typique apparaît comme un urbain, habitant le centre-ville, locataire d’un appartement relativement spacieux mais faiblement équipé, cet équipement faible étant cohérent avec une vie sociale importante tournée vers l’extérieur : consommation de services, sorties, voyages, relations et contacts, communications téléphoniques. » (Kaufmann, 1994) L’isolement dans l’habitat n’est donc pas synonyme d’isolement social. Tout au contraire, les personnes vivant seules sont, en moyenne, celles qui ont le plus de relations sociales en dehors de leur logement. Cette tendance se renforce en même temps qu’augmente, parmi les monohabitants, la part relative des jeunes (étudiants ou actifs) de 25 à 35 ans, chez qui la sociabilité externe et le comportement urbain sont d’autant plus développés lorsqu’ils vivent seuls dans leur logement (Kaufmann, 1993). À ce portrait dominant s’oppose trait pour trait le plus grand isolement social d’une partie des monohabitants âgés, et aussi des personnes pour qui la vie solitaire va de pair avec la précarisation économique et la déstructuration des réseaux familiaux et sociaux. Au total, y compris dans ses aspects fortement contrastés, le mode d’habitat peut être considéré comme un indicateur pertinent des trajectoires de sociabilité, et aussi de la manière dont elles se distribuent dans les espaces urbains.
Les contextes locaux
42Plusieurs études ont mis en évidence l’effet de quelques variables simples, telles que la taille de la commune et la densité de l’habitat, sur la configuration des pratiques de sociabilité. Quand ils portent sur des effectifs suffisants, les traitements quantitatifs ont l’avantage d’autoriser un raisonnement « toutes choses égales par ailleurs », et donc de discriminer le poids spécifique de ces données de contexte par rapport aux diverses caractéristiques personnelles des populations résidentes. Ce raisonnement a été utilisé de façon systématique pour l’exploitation de l’enquête « Contacts » INSEE-INED de 1983, de l’enquête BVA de 1990 (Forsé, 1993) et de l’enquête « Proches et parents » de l’INED de 1990, d’où sont tirés les présents résultats.
Niveau d’urbanisation et type d’habitat
43Les relations de voisinage sont celles qui apparaissent les plus corrélées avec le niveau d’urbanisation et les caractéristiques de l’environnement résidentiel. Globalement, l’intensité des relations de voisinage est fonction inverse de la taille de l’agglomération, du nombre de logements de l’immeuble et de la densité de l’habitat environnant. L’indicateur le plus usuel ordonne cinq types d’habitat : maisons individuelles hors agglomération ; maisons individuelles en agglomération ; habitat mixte (maisons et immeubles) ; immeubles collectifs sur rue ; groupes d’immeubles, cités, grands ensembles. Une exception doit cependant être faite pour la ville de Paris, dont les habitants ont, en moyenne, une sociabilité de voisinage plus riche que les banlieusards ou les habitants des grandes villes de province également logés en immeuble.
44Toutes les catégories sociales sont plus ou moins sensibles à ces effets de contexte. C’est particulièrement vrai pour les employés, dont la vie de voisinage est très contrastée selon qu’ils habitent dans des grands ensembles ou dans des zones pavillonnaires. Les écarts sont moins prononcés en revanche pour les cadres : au total, les cadres sont les salariés qui ont avec leurs voisins les contacts les plus nombreux et les plus riches, malgré leur forte concentration dans les grandes villes et dans les immeubles collectifs.
45En matière de relations de voisinage, la taille de la commune, la taille de l’immeuble et le type d’habitat peuvent être considérés comme trois indicateurs convergents d’une même variable active : la densité de l’environnement résidentiel. Cette variable commande d’ailleurs tout aussi bien la définition même du voisinage, qui est de plus en plus restrictive quand l’habitat devient plus urbain et plus collectif. Définition « subjective », dira-t-on peut-être, mais dont l’enquête permet justement d’objectiver les conditions de production, en mettant en rapport la représentation mentale de ce qu’est un voisin avec les caractéristiques du lieu de résidence qui infléchissent dans une assez large mesure ces perceptions. « À mesure que l’habitat se densifie, l’aire de voisinage perçue se rétrécit, comme si les intéressés cherchaient à maintenir constant le nombre de “voisins » ou, du moins, à en amortir les variations liées au changement d’habitat [...] Dans l’ensemble, plus on a de voisins, au sens physique du terme, moins on se reconnaît de “voisins” et moins on “voisine”. » (Héran, 1987)
46Considérée globalement, l’intensité de la vie associative est un peu moins dépendante du degré d’urbanisation. D’une part les écarts demeurent d’ampleur limitée, d’autre part ils ne rangent pas dans le même ordre les zones rurales, les petites villes, les grandes villes et l’agglomération parisienne selon que l’on mesure le nombre moyen d’adhésions par personne ou la fréquence de la participation à des réunions. En revanche, l’incidence est plus nette sur les comportements respectifs des différents groupes sociaux : entre le monde ouvrier et les milieux supérieurs, les disparités s’accroissent très fortement avec le niveau d’urbanisation.
47La taille de l’agglomération affecte aussi l’intensité des autres formes de sociabilité. Dans la mesure même où elle commande l’offre de spectacles et la diversification des lieux de rencontre, elle favorise la fréquence des sorties, qui est à son niveau le plus élevé en région parisienne (78 % des Parisiens assistent à un spectacle au moins une fois par mois). Les Parisiens sont aussi ceux qui rendent le plus souvent visite à des amis, mais qui sortent le moins pour aller voir des membres de leur famille. Ces effets de sens contraires exercés par le niveau d’urbanisation sur les fréquentations amicales et familiales s’expliquent peut-être en partie par un phénomène de concurrence et de substitution entre les deux types de relations – mais aussi par une plus grande dispersion géographique des parentèles dans les grandes villes et tout spécialement dans l’agglomération parisienne. Toujours est-il que ces données concernant la fréquence des contacts sont congruentes avec celles qui portent sur le nombre des personnes citées comme proches. Les Parisiens se reconnaissent en effet un peu moins de parents proches que les autres enquêtés (4,7 en moyenne, contre 4,9 aussi bien pour les habitants des grandes villes, des petites villes et des zones rurales). Au contraire, le nombre d’amis proches augmente sensiblement avec la taille de l’agglomération, passant de 2,9 pour les petites villes à 3,2 pour les villes de plus de 50 000 habitants et à 3,8 pour Paris.
48Si les représentations et les pratiques en matière de voisinage sont en correspondance étroite avec les structures objectives de l’habitat, il n’en va pas de même pour les relations d’amitié et de parenté, qui ont d’ailleurs moins de raison d’être directement tributaires de ces données écologiques. Les variations observées, en général d’ampleur limitée, tiennent en partie à l’inégale distribution des âges. Une exception notable doit cependant être signalée pour les habitants des grands ensembles de type HLM, qui se reconnaissent en moyenne très peu d’amis proches. Ce fort déficit des relations amicales touche particulièrement les âges intermédiaires (1,2 ami proche pour la tranche des 35-49 ans, 1,4 pour les 50-64 ans). Le fait apparaît d’autant plus remarquable que c’est bien pour ces tranches d’âge, et notamment pour la première, que la taille du réseau amical est partout ailleurs à son maximum. Mais, pour rendre compte de cette spécificité, sans doute faut-il moins invoquer un « effet de contexte » à proprement parler qu’un effet de sélection préalable, conduisant au regroupement dans ce type d’habitat de populations fragilisées tant dans leurs conditions matérielles d’existence que dans leur vie relationnelle.
Peuplement, mobilités et sociabilités locales
49Chaque fois que l’exigence de représentativité nationale conduit à sélectionner des individus géographiquement dispersés, les grandes enquêtes statistiques ne peuvent, dans le meilleur des cas, saisir l’environnement de l’habitat qu’au travers de quelques indicateurs standardisés. Complémentaires de cette approche, les études localisées de la vie urbaine ont connu en France un regain de faveur depuis le début des années 1980. Elles permettent de voir comment s’imbriquent de multiples processus à l’échelle de lieux de vie dont chacun définit, pour ses habitants, un ordre spécifique de contraintes, de possibilités, de représentations collectives et de modes de coexistence.
50Les logiques, marchandes ou non, qui commandent la distribution des ménages dans l’espace urbain conduisent à des regroupements territoriaux qui font de chaque contexte local un agencement particulier de parcours biographiques, de positions sociales et de modèles de sociabilités. Les sociabilités jouent déjà un rôle non négligeable dans les processus mêmes de peuplement. Ces derniers, en effet, ne résultent pas uniquement de la rencontre aléatoire d’offres et de demandes atomisées, ni de règles impersonnelles d’attribution des logements sociaux à des catégories d’ayants droit. Ils mettent aussi en jeu des réseaux d’information et des réseaux de solidarité qui peuvent d’ailleurs être explicitement pris en considération par les acteurs privés ou publics intervenant à titre professionnel dans le filtrage des candidatures à l’entrée dans un logement (Grafmeyer, 1991). Dans la détermination même de la « demande de logement » et des choix de localisation, entrent en ligne de compte les liens qui unissent chaque ménage à d’autres ménages, et aussi tout le jeu des expériences antérieures et des représentations anticipées en matière de sociabilités locales (Vervaecke, 1988). Dans la limite des marges de liberté, certes très inégales, dont disposent les différentes populations citadines, le choix d’un lieu d’habitat est en même temps, peu ou prou, le choix d’un mode d’habiter, d’un type de voisinage, d’un style de vie locale : préférence pour la centralité ou refus de la ville (Benoit-Guilbot, 1986) ; attrait pour la convivialité supposée du « quartier-village », pour les lieux jugés propices à un fort investissement dans la vie associative, ou encore pour des formes plus discrètes de cohabitation ; attachement aux lieux devenus familiers depuis l’enfance ou volonté d’un nouvel enracinement sur fond de rupture avec les liens antérieurs ; recherche du semblable ou, au contraire, préférence affichée pour les situations de relative mixité sociale qui, pour certaines fractions des couches moyennes à fort capital culturel, permettent de concilier les convictions idéologiques avec les contraintes financières.
51Au total, la combinaison de ces différents déterminants se traduit par des processus d’agrégation résidentielle qui ne préjugent pas de la distribution territoriale des lieux urbains fréquentés par les habitants du quartier, ni de la configuration de leurs réseaux de sociabilité. C’est ainsi par exemple que des milieux d’ancienne bourgeoisie qui comptent parmi les mieux intégrés au monde urbain peuvent fort bien jouer de leurs nombreux atouts pour se retrouver entre soi au sein de micro-secteurs fortement appropriés et contrôlés, tout en maîtrisant avec aisance les ressources et les compétences qui leur permettent par ailleurs un usage diversifié de la ville, et une vie relationnelle multiforme dont le domicile ne constitue qu’un point d’appui parmi beaucoup d’autres (Grafmeyer, 1991 ; 1992). C’est ainsi, encore, que les populations immigrées ou issues de l’immigration développent des formes de sociabilité où se combinent de façon très variable les regroupements locaux à base communautaire et l’entretien de réseaux beaucoup moins articulés à des territoires spécifiques (Villanova & Bekkar, 1994).
Effets de localité et compromis de coexistence
52Chaque ville agglomère sur son territoire des populations qui diffèrent par leurs origines, par leurs statuts, par leurs modes de vie. Aux affinités avec les semblables ou les « proches » se surimpose l’expérience quotidienne de l’autre, aux proximités souhaitées les proximités subies, indésirables, ou simplement inattendues. La mobilité inhérente à la vie urbaine amplifie et réactive en permanence la tension entre ces deux ordres de la sociabilité : d’un côté les liens électifs, de l’autre les interactions qui naissent de la mise en présence de populations hétérogènes amenées à partager un même espace de vie.
53Cet ajustement mutuel des citadins en situation de cohabitation a pour effet d’infléchir de façon parfois très sensible leur vie relationnelle, en fonction des caractéristiques propres au contexte résidentiel dans lequel ils se trouvent pris pour une période plus ou moins longue de leur propre trajectoire. En ce qui concerne plus particulièrement l’ordre des liens, l’analyse des réseaux permet de déterminer l’ampleur et le sens de ces éventuels « effets de localité », par comparaison avec ce que les données nationales nous apprennent sur les comportements modaux d’un groupe social ou d’une classe d’âge. À partir de l’étude comparative d’un échantillon de monographies, Alain Degenne et Michel Forsé (1994) montrent que se combinent diversement selon les sites plusieurs modèles relationnels : tantôt domine une sociabilité « enracinée », supposant une forte interconnaissance et une certaine ancienneté de résidence ; tantôt un sociabilité « néoconviviale » où la participation à la vie locale prend principalement appui sur les associations et peut représenter une voie d’accès à diverses formes de visibilité et de pouvoir ; tantôt enfin une sociabilité « traditionnelle discrète », caractérisée par des attitudes de réserve vis-à-vis des voisins, par un faible niveau d’échange direct entre les personnes, mais aussi par tout un jeu de perceptions mutuelles et de jugements sur autrui qui ont pour enjeu le contrôle des manières d’habiter et la préservation des normes du voisinage. En certains lieux, montrent les auteurs, des cercles prennent corps. « Au cours du temps, ils se dotent de formes de sociabilité originales qui ne s’expliquent pas seulement par la composition socio-démographique de la population locale. »
54La perspective monographique présente l’avantage de centrer l’attention sur un certain nombre de principes de classement qui ont la particularité de caractériser à la fois des personnes et des contextes locaux. Ainsi, l’ancienneté de résidence peut d’abord servir à décrire les mobilités intrinsèques des ménages et, à ce titre, semble peu affecter les conduites de sociabilité quand on en donne une définition univoque au niveau national (Héran, 1987 ; Forsé, 1993). Mais l’opposition anciens / nouveaux revêt un contenu très différent selon les situations locales et, à cette échelle, elle apparaît au contraire fortement structurante dans la plupart des sites étudiés. De même, l’opposition entre propriétaires et locataires peut caractériser tout aussi bien des ménages que des logements ou des unités de voisinage. Aussi est-ce un principe de différenciation qui se révèle très inégalement pertinent selon les contextes pour comprendre l’organisation des modes de cohabitation et des sociabilités locales (Grafmeyer, 1991). On pourrait en dire autant des effets induits par l’image du quartier (Bidart, 1988), par la mémoire collective dont il est le support, par les processus de construction sociale des identités locales valorisantes ou stigmatisées, « positives » ou « négatives », qui commandent les rapports entre habitants d’un même quartier ou d’un même ensemble d’habitat social (Paugam, 1993).
55Au total, les données objectives décrivant le degré d’homogénéité ou d’hétérogénéité d’un contexte résidentiel ne permettent pas de préjuger de la manière dont s’agencent localement les relations de voisinage, l’engagement dans une vie associative, les tactiques d’évitements et les conflits ouverts. Selon les cas prédominent tantôt des processus de réduction des distances, tantôt au contraire des formes de mise à distance, voire de « mise en scène des différences » (Bozon, 1984 ; Simon, 1992) qui représentent les deux faces souvent associées de la régulation des coexistences en milieu urbain.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Publié dans F. Ascher (dir.) Le Logement en questions : l’habitat dans les années quatre-vingt-dix : continuité et ruptures, Paris, Éditions de l’Aube, 1995, chap. 7, p. 189-212.
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La Jeune sociologie urbaine francophone
Retour sur la tradition et exploration de nouveaux champs
Jean-Yves Authier, Alain Bourdin et Marie-Pierre Lefeuvre (dir.)
2014