Regards sociologiques sur la ségrégation1
p. 131-162
Texte intégral
1La notion de ségrégation occupe, en sociologie, une position paradoxale. D’un côté, force est de constater qu’elle ne fait pas partie de ces concepts majeurs qui ont structuré la discipline en symbolisant tout à la fois la continuité de ses questions et la récurrence de ses débats. Son statut n’y est donc pas celui de termes qui, tels ceux de « classe sociale », de « communauté » ou encore d’« institution », se trouvent pris dans la durée longue d’interrogations théoriques qui forment en quelque sorte l’enveloppe commune des définitions particulières qui ont pu en être données selon les auteurs ou les écoles. Même la notion d’intégration, qui apparaît pourtant comme l’un des antonymes possibles de la ségrégation, tient une place plus affirmée et plus centrale que cette dernière dans l’histoire de la discipline.
2D’un autre côté, nombreux sont les textes sociologiques qui, parlant d’une manière ou d’une autre de ségrégation (« sociale », « spatiale », « urbaine »...), ont contribué à défricher les champs d’étude couverts par ce terme éminemment polysémique. Ils se sont confrontés du même coup, par ce biais particulier, à une question plus générale que la sociologie ne peut complètement esquiver : celle des rapports entre les phénomènes sociaux et les espaces dans lesquels nécessairement ils s’inscrivent.
3Toutefois, cette question fait souvent l’objet d’un traitement ambigu chez les sociologues, quand ils ne la passent pas purement et simplement sous silence. Sans doute par souci de se démarquer d’autres approches disciplinaires ou d’une vision jugée trop simpliste des « déterminants spatiaux », la sociologie foisonne de constructions théoriques et d’outils d’analyse où l’espace n’est délibérément engagé qu’à titre de métaphore. Il suffit de songer par exemple à des expressions telles que « distance », « structure » ou encore « mobilité », qui, dès que leur est accolé le qualificatif « sociale », visent un ordre de phénomènes posés d’emblée comme conceptuellement distincts de leurs éventuelles manifestations spatiales.
4Bien entendu, ces divers dispositifs théoriques ne peuvent manquer de soulever, malgré tout, le problème de leur articulation effective aux espaces matériels, physiques, « sensibles », dans lesquels se déploient les structures et processus « sociaux » dont ces constructions abstraites visent à rendre compte. D’une certaine manière, chacun de ces deux types d’espaces, le physique et le métaphorique, le concret et l’abstrait, renvoie donc à l’autre, si bien que leur articulation toujours problématique peut être considérée comme l’un des fils conducteurs utilisables pour aborder un certain nombre de questions familières aux sociologues.
5La notion de ségrégation, qui n’est assurément pas la plus claire ni la plus distincte, est bien de celles qui se situent dans cet entre-deux, ou dans ce va-et-vient. En effet, quelle que soit l’acception précise du terme, la ségrégation est toujours à la fois un fait social de mise à distance et une séparation physique. Faute d’accord sur cette définition minimale impliquant une tension entre ces deux ordres de réalités, la notion même de ségrégation ne peut que se rabattre sur de purs comptages géographiques dont la signification sociale demeure incertaine, ou se dissoudre au contraire dans l’ensemble beaucoup plus large des multiples formes de différenciation, de distance, de discrimination ou de stigmatisation qui peuvent être observées dans le monde social.
6Parce qu’elle se situe à la jonction du social et du spatial, la question de la ségrégation se trouve du même coup au point de contact entre plusieurs registres d’analyse et plusieurs niveaux de discours. Au point de contact, et donc souvent aussi à la marge. Certes, le mot n’est pas complètement absent des grands textes fondateurs de la sociologie. Mais on le trouve avec beaucoup plus de régularité sous la plume d’auteurs qui, notamment en raison de leur intérêt pour les problèmes de la ville, ont confronté leur approche et leurs outils à ceux des géographes, des historiens, des économistes, etc., qui travaillaient dans le même champ, sinon tout à fait sur le même objet. Aussi, à l’exact opposé des situations qu’il entend désigner, le terme même de ségrégation se place bien plutôt, quant à lui, sous le signe de la mixité, de l’hybridation, de la circulation. Circulation entre les disciplines, mais aussi entre le savant, le politique, le technicien, le grand public... Ces circulations, ces emprunts mutuels, ces retraductions peuvent certes susciter des espaces d’intercompréhension et de débat. Mais ils sont tout autant source de malentendus, qui ajoutent encore à la polysémie intrinsèque de ce concept qui ne peut devenir opératoire (pour le chercheur) ou opérationnel (pour le praticien) qu’à la condition d’être amputé d’une bonne partie de son halo de sens.
7Notion multiforme, sensible aux contextes historiques comme aux modes intellectuelles, la ségrégation est à la fois catégorie d’analyse et catégorie pratique, prénotion lourde d’implicites et instrument de mesure, objet de discussion entre spécialistes et enjeu de débats publics. Sans viser à l’exhaustivité, on s’efforcera de prendre en compte cette pluralité d’usages en mettant en perspective quelques variations plus proprement sociologiques sur ce thème particulièrement composite.
Représentations et volontés
Quelques repères sémantiques : action, état, processus
8Les dictionnaires s’accordent en général à considérer la ségrégation comme une « action » : action de séparer, d’écarter, de mettre à part, etc. Une première distinction doit donc être faite entre ce sens premier et les définitions plus spécialisées qui, souvent, mettent moins l’accent sur l’action proprement dite que sur ses résultats observables dans l’espace. La ségrégation est alors un état, une configuration, une situation, susceptibles d’être décrits, voire mesurés. Ou encore, c’est une « forme » (de distance, de distribution spatiale...)2. En particulier, tous les indices dits de ségrégation visent bien à apprécier l’ampleur des écarts entre groupes et non pas le processus même de mise à l’écart.
9Ce glissement de sens n’est manifestement pas sans lien avec le déplacement du champ de pertinence que l’on veut bien reconnaître au concept.
10Si l’on décide d’en limiter l’emploi aux seuls cas où la séparation physique représente un principe institutionnalisé d’organisation sociale, la ségrégation peut bien apparaître à la rigueur comme l’effet d’une volonté collective, ou du moins d’un ordre socio-spatial que le groupe dominant se donne les moyens d’imposer à ceux qu’il ségrège.
11Il en va autrement lorsque l’on envisage des contextes sociaux où la distribution des groupes dans l’espace ne se trouve légitimée ni dans le droit ni dans la tradition coutumière. Il devient alors plus difficile de démêler l’écheveau des « actions » individuelles ou collectives qui concourent à produire ces faits de ségrégation, de distinguer ce qui est voulu de ce qui est subi, de dissocier l’effet attendu de l’effet « pervers ». De surcroît, comme les clivages territoriaux sont alors d’ordinaire moins tranchés, l’activité de connaissance tend assez naturellement à prendre d’abord la mesure exacte des divisions sociales inscrites dans l’espace, quitte à s’interroger ensuite sur la signification de ces divisions et sur les processus complexes qui les commandent.
12Dans son sens le plus large, la ségrégation ne se présente donc plus immédiatement comme une « action » dont les acteurs, les agents ou les « responsables » seraient d’emblée identifiables. Mais les définitions des dictionnaires ont au moins l’intérêt de rappeler que les simples « états des lieux », même savamment dressés, ne sont qu’un préalable à l’intelligence des logiques sociales (logiques structurales, logiques d’acteurs, logiques de processus) qui leur donnent forme et sens.
La ségrégation et ses doubles
13Dans les sociétés dominées par les valeurs d’égalité, le terme de ségrégation est toujours entouré de connotations péjoratives. Appliqué à des sociétés ou à des cultures organisées selon d’autres principes, il en suggère l’étrangeté, l’arriération ou l’indignité. Appliqué aux sociétés à fondement égalitaire, il renvoie implicitement à la norme (ou à l’idéal) d’une société non ségrégative.
14Cette norme ou cet idéal se déclinent diversement selon le sens précis que revêt le terme de ségrégation dans les analyses. Si l’on s’en tient à la dimension résidentielle, qui est de loin la plus souvent traitée, on peut repérer schématiquement trois usages interdépendants, mais conceptuellement distincts, de la notion de ségrégation.
15a) Dans une première perspective, on s’attache à repérer systématiquement les différences de localisation de groupes définis en fonction de critères tels que la position sociale, l’origine, la religion, etc. Si l’on compare deux groupes, on peut apprécier l’ampleur de leur « dissimilarité ». Si l’on compare le schéma de distribution résidentielle d’un groupe particulier à celui observé pour le reste de la population, on peut alors mesurer le degré de concentration ou de « ségrégation » de ce groupe.
16En apparence, la technicité des mesures3 semble garantir ici un usage parfaitement neutre et « objectif » de la notion de ségrégation : une catégorie sociale placée au sommet de la hiérarchie des statuts socio-économiques peut fort bien se signaler par un indice de « ségrégation » tout aussi élevé que celui de catégories défavorisées, sans que le terme revête, au moins dans le premier cas, une connotation négative. Il reste que de telles mesures n’ont précisément d’intérêt que si elles font des distances physiques un marqueur des distances sociales qu’elles sont supposées refléter, dans le droit fil du vieil adage de Robert Park4. Porteuse de lien social et gage de citoyenneté, la mixité résidentielle serait donc a contrario dotée d’une légitimité intrinsèque qui justifie qu’on puisse la constituer en projet urbain5.
17De surcroît, ces mesures peuvent être appliquées indifféremment aux stratifications socioprofessionnelles ou à des groupes définis par l’origine nationale, l’ethnie ou la religion. Le deuxième cas est particulièrement fréquent dans les travaux nord-américains de sociologie urbaine et de géographie sociale. Dès lors, comme l’a souvent noté la littérature critique consacrée aux indices (Cortese, Falk & Cohen, 1976 ; Vant, 1983), la « dissimilarité » ne prend sens que par référence à son contraire, l’assimilation, posée à la fois comme norme a priori et comme tendance inéluctable dont l’observation empirique peut s’attacher à suivre le cheminement différentiel selon les types de minorités. Parce qu’elle est tenue pour signe (et peut-être aussi pour facteur) d’assimilation, la dispersion spatiale prend du même coup la dignité d’une valeur en soi.
18b) Un deuxième registre d’analyse de la ségrégation met l’accent beaucoup moins sur le fait même des distances socio-spatiales entre groupes que sur leurs chances inégales d’accès aux biens matériels et symboliques offerts par la ville. Nous employons par commodité ce langage weberien qui désigne de la façon la plus large des ordres de phénomènes très divers, eux-mêmes susceptibles d’approches théoriques fort différentes. Pour certains, les catégories et les groupes sociaux sont placés sur un continuum orienté selon le niveau de ressources, la place occupée dans l’échelle du prestige et de l’honneur social, ou encore selon les degrés de participation à la vie publique. Pour d’autres, une interprétation plus marxienne du concept de classe impose de déceler, sous l’empirisme des stratifications, le jeu des rapports sociaux qui sont au principe des inégalités de conditions et de positions. Dans un cas comme dans l’autre, la localisation résidentielle est conçue comme la traduction matérielle de logiques collectives qui, par-delà la question des proximités et des distances entre groupes, pose celle de leurs places respectives dans une structure sociale ou dans les rapports de force qui traversent et façonnent le monde social. À titre de repère, citons par exemple la ligne de recherche continûment approfondie par le Centre de sociologie urbaine sur la question des équipements collectifs (Pinçon-Charlot, Préteceille & Rendu, 1986), ou encore les nombreux travaux de socio-économie marxiste6 qui, pour les grandes villes françaises des années 1970, convergeaient vers le diagnostic (et la dénonciation) d’une triple ségrégation du monde ouvrier : par le lieu et la qualité du logement, par les équipements collectifs et par les distances imposées entre domicile et lieu de travail.
19En raison parfois des contextes sociaux qu’ils observent, mais plus encore de leurs propres présupposés théoriques, les travaux qui s’inscrivent dans cette perspective n’accordent généralement qu’une faible place à la question de l’immigration et des minorités ethniques, si ce n’est pour la résorber plus ou moins dans celle des appartenances sociales. Aussi est-ce l’égalité, plutôt que l’assimilation, qui sert alors de base et de contrepoint normatif à la mesure de la ségrégation.
20c) Un troisième type d’approche lie plus directement le thème de la ségrégation aux figures de l’enclave, de la « poche », du « foyer », voire du ghetto. Écartons la question du seuil de concentration à partir duquel on considère que l’on se trouve bien en présence de telles situations. Écartons, aussi, les débats touchant aux multiples avatars subis par la notion de ghetto, qui n’a évidemment pas le même sens dans l’Europe centrale des siècles passés, dans le Chicago de 1920 ou dans les villes françaises d’aujourd’hui. Reste la récurrence d’un point de vue qui, soucieux de ne pas identifier la ségrégation à toute forme de division sociale de l’espace, tend à en limiter l’usage aux cas les plus patents de regroupements territoriaux. Souvent, cette thématique a partie liée avec celle de l’ethnicité, peu explorée au contraire, comme on l’a dit, dans l’approche précédente. Elle ne s’y réduit cependant pas, la figure du ghetto ou de la « poche de pauvreté » pouvant être mobilisée pour qualifier plus largement toute forme de concentration spatiale associant étroitement des populations défavorisées à des territoires circonscrits.
21Dans tous les cas, la connotation négative est ici manifeste, encore qu’elle soit diversement modulée selon les contextes sociohistoriques et les auteurs.
22On sait que, pour Park comme pour Wirth (1980), l’enclave ethnique n’est pas tenue pour intrinsèquement mauvaise. Par l’équilibre qu’il permet entre la tradition et l’adaptation, entre la tolérance et le conflit, le ghetto assure même une fonction positive de relais. En préservant les modèles culturels, les institutions et les formes de sociabilité typiques de la communauté d’origine, il limite les effets désorganisateurs du « choc des cultures », au prix d’une ségrégation spatiale qui règle le jeu des proximités et des distances avec le groupe dominant. Mais il reste que ce diagnostic nuancé, au demeurant fondé sur une observation empirique rigoureuse, ne prend tout son sens que dans la perspective optimiste d’une progressive assimilation des nouveaux venus. Le ghetto n’est posé que comme forme socio-spatiale transitoire, prélude aux phases ultérieures définies par Robert Park dans sa théorie du cycle des relations raciales. La sortie du ghetto et les parcours résidentiels qui lui font suite sont autant d’indices de changement de statut, de réorganisation des comportements et des attitudes, au travers desquels s’opère l’intégration progressive des immigrés les plus anciens au sein de la société d’accueil.
23Paradoxalement, c’est lorsque la notion de ghetto pourrait être jugée beaucoup moins pertinente au regard des faits observés qu’apparaît avec le plus de netteté l’intention tout à la fois péjorative et critique qui en sous-tend l’emploi. Mobiliser cette figure forte de l’imaginaire collectif, à laquelle se surimpose inévitablement le souvenir des pages les plus dramatiques de l’histoire du xxe siècle, c’est désigner sans ambiguïté un mal contre lequel il convient de lutter. À la différence d’une vision à la fois continuiste et sectorielle des inégalités, l’attention se centre sur l’exclusion sociale engendrée par leur cumul et redoublée par l’enfermement spatial dans des quartiers en crise. Une nouvelle fois, le recours à la thématique de la ségrégation fait corps avec la représentation d’un idéal qu’elle vient contredire, celui de l’intégration ou de l’insertion.
Idéologies, fantasmes et obsessions
24Dès l’origine, la sociologie a donc été impliquée dans l’histoire « scientifique » du concept de ségrégation, y compris dans les débats techniques, souvent transdisciplinaires, portant sur ses diverses mesures empiriques. En contrepoint de cette histoire, la contribution des sociologues a aussi été, et doit continuer à être, d’un ordre plus réflexif. On songe à deux lignes de recherche et de réflexion, qu’impose à l’évidence l’extrême polymorphisme de la notion :
- un regard critique sur les usages savants de ce terme, sur ses implications théoriques et idéologiques ;
- une analyse sociologique de ses divers usages sociaux, qui ne sont d’ailleurs pas sans incidence sur le devenir même des dynamiques urbaines.
25Signalons, à titre d’exemples, quelques-uns des thèmes sur lesquels peut se centrer plus particulièrement cette double ligne d’interrogation.
26Les historiens nous ont montré que, selon les contextes sociohistoriques, c’est tantôt la mixité, tantôt au contraire la ségrégation, qui se trouve redoutée par les catégories dominantes. Les classes laborieuses sont-elles réputées dangereuses du fait de leur relégation dans des espaces incontrôlés (faubourgs, enclaves centrales, ceintures rouges, etc.) ou bien plutôt en raison d’une promiscuité jugée menaçante ? Comment les images et les appréhensions de l’Autre jouent-elles tour à tour (ou simultanément) sur la figure de la concentration intempestive et sur celle de l’excès de mobilité ? Comment s’inversent, selon ceux qui les énoncent et selon ceux auxquels ils s’appliquent, les jugements de valeur associés au cosmopolitisme et à l’enracinement, à la stabilité et à la circulation, au regroupement et à la dispersion, etc. ?
27Sur toutes ces questions, la contribution d’une sociologie historique peut être d’analyser plus particulièrement les conditions de production de ces catégories de jugement en les rapportant aux positions sociales et culturelles de ceux qui les énoncent. Pour une société donnée, à un moment donné de son histoire, le point de vue des couches dominantes apparaît-il plutôt unifié, ou relativement différencié ? Quels rapports exacts s’instaurent entre les pratiques et représentations de ces groupes, leurs expressions littéraires et politiques, et les constructions savantes ou demi-savantes proposées par les premiers analystes du monde social7 ?
28Ces problèmes très généraux et fort anciens ne préjugent pas des catégories de discours effectivement mobilisés par les divers types d’acteurs. La question de la ségrégation peut fort bien être présente indépendamment de l’usage effectif du terme, dont les occurrences et la généalogie sont par ailleurs susceptibles de recherches spécifiques. Il en va autrement dans les périodes plus récentes, étant donné la montée en puissance de la notion même de ségrégation dans les débats publics. On ne peut alors manquer de s’interroger sur les divers postulats qui sous-tendent le recours à cette notion (Lacascade, 1979), sur les fonctions idéologiques qu’elle remplit, et sur les évolutions socioculturelles qui en infléchissent l’usage. Comment le mot circule-t-il dans le monde social à la faveur des échanges entre disciplines et des effets d’imposition réciproque entre chercheurs, aménageurs, hommes politiques, journalistes, etc. ?
29La thématique de la ségrégation est sans aucun doute un révélateur particulièrement efficace des modalités selon lesquelles l’histoire « interne » des sciences sociales s’articule à la commande publique, mais aussi, plus largement, aux obsessions et fantasmes qui viennent occuper tour à tour le devant de la scène médiatique. Lorsque cette dernière donne libre cours aux passions égalitaires chères à Tocqueville, l’impératif plus ou moins consensuel de « lutte contre la ségrégation » peut n’être bien, à quelques malentendus près, qu’une simple variante du mot d’ordre démocratique de « réduction des inégalités ». En revanche, les dispositifs techniques et même la valeur intrinsèque de la lutte contre la ségrégation font l’objet d’appréciations plus nuancées, voire contradictoires, quand le spectre de l’État-Léviathan, la critique de l’oppression capitaliste ou la simple quête d’une plus grande égalité cèdent la place à de nouvelles obsessions : affaissement des liens sociaux, perte d’identité ou crispation sur des identités de proximité, décomposition du « tissu social », crise des quartiers d’habitat social, etc. S’il apparaît alors souhaitable de prendre en compte et de « traiter » la dimension spatiale des processus d’exclusion, on n’en appelle pas moins, dans le même temps, à la nécessaire préservation des solidarités et des ressources inscrites dans des territoires. Menée sans ménagement, la politique de déségrégation peut du coup apparaître, aux yeux de certains, comme un pur et simple adjuvant de la désagrégation tant redoutée par ailleurs.
30D’autre part, l’irruption (ou la redécouverte) des problèmes de l’immigration tend à revitaliser des types de discours centrés moins sur l’égalité que sur l’intégration, moins sur les différences sociales que sur l’altérité culturelle ou ethnique. La question de la ségrégation ne s’en trouve pas simplifiée, bien au contraire. Mais la difficulté n’est pas nouvelle. C’est même l’une des constantes de la notion de ségrégation que de jouer dans le va-et-vient, et parfois dans la confusion, entre ces deux registres d’analyse de la distance sociale.
Distance, différence et altérité
Distance sociale, distance spatiale
31« Les relations humaines, nous dit Robert Park, peuvent toujours être analysées, certes avec plus ou moins d’exactitude, en termes de distance » (Park, 1990, p. 198). Faut-il en déduire que la distribution des individus et des groupes dans l’espace physique est toujours un bon indicateur de ces distances ? Telle sera bien, grosso modo, la logique des indices de dissimilarité, de ségrégation ou de concentration maniés à profusion par la génération suivante. Tel était bien, aussi, le point de vue suggéré par Park lui-même dans certains textes péremptoires comme celui cité plus haut. Mais ce ne serait pas faire bonne justice aux auteurs de l’école de Chicago que de les limiter à cette conception mécaniste. Ils la démentent tout à la fois par des études empiriques beaucoup plus nuancées et par une anthropologie de la vie citadine qui, dans le droit fil des travaux de Simmel, accorde un tout autre statut au concept de distance. Parce que la ville met en présence des personnes qui sont toujours peu ou prou étrangères les unes aux autres, le citadin ne se départit que très rarement d’une distance à autrui qui est au cœur des relations sociales en milieu urbain. Du coup, la proximité physique n’est pas le garant d’une proximité sociale, car « l’espace n’est pas le seul obstacle à la communication et la distance sociale n’est pas toujours mesurable de façon adéquate en termes purement physiques » (Park, 1990, p. 209).
32Mais, indépendamment de ses manifestations physiques, la distance proprement « sociale » peut-elle faire l’objet de mesures, et non pas seulement de spéculations théoriques ou d’observations ethnographiques ? Des psychosociologues s’y sont depuis longtemps essayés, la tentative la plus célèbre étant celle de E. S. Bogardus dès 1932. En pratique, la mesure que ce dernier propose se fonde sur une échelle d’attitude visant à apprécier le degré d’acceptation ou de rejet (comme conjoint, comme ami, comme voisin, comme collègue, etc.) de personnes appartenant à des groupes sociaux, culturels ou ethniques différents de ceux auxquels appartiennent les enquêtés. Notons au passage que, dans l’une au moins des échelles ainsi proposées, la notion de seuil de tolérance fait alors son apparition officielle en s’identifiant à un critère précis : l’acceptation ou le rejet comme voisin. Loin d’être tenue à l’écart, la dimension spatiale se trouve donc bel et bien introduite en bonne place dans les indicateurs mêmes de la proximité sociale. Notons, surtout, que l’empirisme du dispositif conduit à placer sur le même plan les différences tenant au statut socio-économique et les différences d’ordre culturel ou ethnique, exactement comme le font de leur côté les mesures de la distance spatiale évoquées ci-dessus. Il faut donc revenir un instant sur cette dualité, à laquelle la tradition sociologique s’est diversement confrontée.
La différenciation sociale et ses formes spatiales
33Aucune vie sociale n’étant possible sans une spécialisation minimale des tâches, la différenciation sociale, quels qu’en soient les fondements et les formes, est un fait universellement attesté. Mais elle ne porte pas nécessairement en elle les ferments d’une ségrégation. Tout dépend des principes qui, dans tel ou tel cas d’espèce, légitiment l’ordre social. À certains égards, la différenciation peut même apparaître comme intégratrice, pour peu qu’on en souligne le lien à la problématique de la solidarité (Durkheim) ou même à celle du rapport social qui, pour être conflictuel, n’en est pas moins un rapport (Marx).
34Le processus de différenciation sociale tend bien en revanche à se traduire par des inégalités de ressources, par des hiérarchies de statut et de pouvoir, par des modèles diversifiés d’appropriation de l’espace, par des préférences en matière de voisinage, etc. Le jeu de ces multiples déterminants, éventuellement relayés, corrigés ou amplifiés par l’action des pouvoirs publics, produit au total ce qu’il est généralement convenu d’appeler une « division sociale de l’espace », et plus particulièrement de l’espace urbain. Cette division de l’espace est à la fois le produit, le reflet et l’un des enjeux de la différenciation sociale.
35Sur quelle base peut alors se fonder le recours à une notion comme celle de ségrégation ? Pour schématiser, trois options sont théoriquement envisageables :
- Première possibilité : la ségrégation est conçue de façon plus ou moins explicite comme synonyme de différenciation socio-spatiale ou, si l’on préfère, de division sociale de l’espace. Simplement, l’abandon de ces expressions relativement neutres au profit d’un terme plus évocateur traduit, comme on l’a dit, l’adhésion implicite ou militante à l’idéal d’une société non ségrégée. Mais, en deçà de cet horizon utopique, il faut alors admettre que la ségrégation est partout, puisque les sociétés ne sont pas des entités amorphes et que leurs formes s’inscrivent nécessairement dans des espaces occupés, appropriés et parcourus.
- Deuxième possibilité : dans toute société où la séparation physique n’est pas instituée ni autoritairement préservée comme principe fondateur de l’organisation sociale, la ségrégation n’est nulle part. L’emploi du terme doit en l’occurrence être proscrit, puisqu’il ne peut engendrer que confusion et méprise sur la signification véritable des disparités observées.
- Troisième possibilité : même dans les sociétés à fondement égalitaire, on tiendra pour légitime un usage limité de la notion de ségrégation. Cette dernière ne s’identifie alors plus à toute forme de différenciation socio-spatiale, mais présente néanmoins une pertinence sous certaines conditions.
36Quelles conditions ? La première qui peut venir à l’esprit est celle du degré de concentration spatiale (d’un groupe social) ou du degré d’homogénéité sociale (d’une unité spatiale) à partir duquel on décide que l’on est fondé à parler de groupe ou d’espace ségrégé. La ségrégation serait en quelque sorte affaire de seuil, avec tous les inconvénients théoriques et pratiques qui s’attachent à ce type de raisonnement, même lorsqu’on s’efforce d’en pondérer la technicité et l’arbitraire par divers considérants sociologiques.
37Outre ces inconvénients, la problématique du seuil conduit en bonne logique à placer sur le même plan des populations très différemment situées dans l’échelle des statuts et dans la dynamique des rapports sociaux, pour peu que ces populations présentent des indices de « ségrégation » comparables. Or, sous réserve de découpages appropriés, de tels cas de figure ne sont nullement exceptionnels. Certes, il est souvent admis que la ségrégation des milieux très défavorisés (« ethniques » ou non) est en général plus forte que la concentration résidentielle des catégories supérieures. Mais de nombreuses études montrent que cette dernière forme de concentration peut atteindre des indices particulièrement élevés quand on substitue aux nomenclatures socioprofessionnelles des critères de repérage plus fins (et aussi plus pertinents) des élites nationales ou des bourgeoisies locales8. Toutefois, cet usage neutre de la notion de ségrégation, en principe légitimé par la technologie des indices, va manifestement à contre-courant des images qui lui sont d’ordinaire associées. La force sémantique des inévitables références au ghetto, à l’apartheid, à l’exclusion, dissuade en pratique de considérer comme symétrique la concentration des plus aisés et celle des plus démunis. La première apparaît avant tout comme une affaire de choix, tandis que la seconde serait bien plutôt subie, forcée ou imposée de multiples manières.
38Une deuxième condition vient donc se surimposer le plus souvent à la première : seront dites ségrégées les populations qui non seulement connaissent une forte concentration spatiale, mais qui de surcroît se trouvent plus ou moins assignées à cette concentration, sous l’effet de pratiques et de logiques d’exclusion ou de relégation dont elles sont en quelque sorte « l’objet ».
39Si on la confine dans cet usage à sens unique, « la ségrégation ne devient un problème, objet à réflexion et discours, que quand elle ne touche que “les pauvres”. Ainsi les quartiers ou les immeubles insalubres ou prolétarisés sont ségrégés, mais pas les résidences “Marina” ou autres lotissements pour cadres ou couches sociales supérieures » (Lacascade, 1979). Un tel « postulat d’univocité » n’est certes pas exempt de difficultés, comme le note J.-L. Lacascade à juste titre. Mais cet usage limité du terme a au moins l’avantage d’en assumer les connotations sémantiques les plus répandues, que les terminologies savantes ne peuvent délibérément ignorer. Après tout, la notion de « ghetto doré » n’est qu’une manière de parler, peut-être provocante, mais assez peu convaincante. De plus, l’accent mis sur les phénomènes d’exclusion présente l’avantage de rendre beaucoup moins décisive la question controversée des seuils de concentration. C’est en effet l’ampleur prise localement par des processus enchevêtrés et cumulatifs de relégation, beaucoup plus que de simples considérations de pourcentages ou d’indices, qui va conduire à qualifier tel ou tel espace urbain de quartier ségrégé parce qu’il apparaît comme « quartier en crise » ou « quartier d’exil » (Dubet & Lapeyronnie, 1992).
40Il reste toutefois que l’analyse des phénomènes d’exclusion socio-spatiale ne peut se centrer uniquement sur ceux qui en font les frais. On peut sans doute se refuser à tenir les catégories dominantes pour « ségrégées ». Mais l’intelligence des processus mêmes de ségrégation-relégation n’en passe pas moins aussi, d’une certaine façon, par celle des diverses pratiques permettant à ces catégories dominantes de s’approprier des territoires et d’en contrôler l’accès (Sennett, 1980 ; Pinçon & Pinçon-Charlot, 1989). De plus, l’attention portée à ces pratiques rappelle fort opportunément combien les thématiques du regroupement et de la dispersion sont en porte-à-faux par rapport à celle de l’intégration. Des milieux qui comptent manifestement parmi les mieux intégrés à la vie urbaine peuvent fort bien jouer de leurs nombreux atouts pour se retrouver entre soi, tout en maîtrisant avec aisance les problèmes d’accessibilité que suscite un usage diversifié de la ville.
41Cette vérité d’évidence conforte, mutatis mutandis, le doute que beaucoup de sociologues ont fait planer, depuis Park et Wirth, sur une interprétation purement négative des regroupements communautaires. Encore faut-il que soient réunies localement les conditions d’une dynamique communautaire. La juxtaposition de trajectoires d’échec n’y prédispose guère, surtout quand elle s’accompagne d’une relative hétérogénéité des origines, des cultures et des croyances. À ce double titre, nos banlieues enclavées ne sont pas des ghettos au sens où l’entendaient les auteurs de l’école de Chicago (Vieillard-Baron, 1990). Une fois encore, les problématiques de l’exclusion et de l’intégration, de la ségrégation et de la dispersion, apparaissent entachées d’une fréquente confusion entre la dimension proprement sociale et la dimension culturelle ou ethnique des phénomènes étudiés.
Différence sociale et altérité culturelle
42« Dans son sens le plus général et le plus immédiat, la distance sociale est l’intervalle plus ou moins grand qui sépare, dans l’espace social, les positions de deux ou de plusieurs personnes appartenant à différentes classes sociales, ethnies, confessions religieuses ou sous-cultures. » Cette définition liminaire, que Philippe Besnard propose dans le Dictionnaire de la sociologie (1989), se trouve immédiatement précisée par un distinguo : « Certains auteurs ont parlé de distance sociale verticale pour introduire la notion de différences dans la hiérarchie du statut, du pouvoir ou des ressources. »
43Aux différences « verticales » entre classes sociales (ce dernier mot étant ici entendu en un sens très général), s’opposeraient donc les différences liées à l’origine ethnique, à la religion ou à la sous-culture, lesquelles auraient au moins en commun le fait de se déployer sur un plan horizontal. Et pourtant, ces deux composantes ont l’une et l’autre leur place dans une représentation élargie de « l’espace social », où se trouvent donc simultanément engagés les deux ordres de distances. Toute la difficulté est bien là, dans ce jeu entre l’effort de clarification des concepts et la nécessaire prise en compte de leur imbrication. La récurrence de cette question sociologique peut être illustrée par deux auteurs à peu près contemporains, mais inscrits dans des traditions intellectuelles fort différentes : Max Weber et Maurice Halbwachs.
44Dans les pages d’Économie et société qu’il consacre à la communauté ethnique, Weber définit cette dernière à partir de la croyance partagée en une origine commune9. Cette croyance est quotidiennement confortée par des différences de tous ordres avec les membres des autres communautés, les différences les plus importantes étant « celles qui touchent au sentiment de l’honneur et de la dignité de l’individu ». Du coup, l’« honneur ethnique » apparaît comme « l’honneur spécifique de masse, parce qu’il est accessible à tous ceux qui appartiennent à la communauté d’origine à laquelle ils croient subjectivement », tels les petits Blancs pauvres du sud des États-Unis que Weber donne comme illustration. L’honneur ethnique ainsi défini peut être considéré comme « tout à fait analogue » à l’honneur du « rang social », dans la mesure où l’un et l’autre se fondent en définitive sur les mêmes « objets de différences spécifiques ». Ils se distinguent cependant sur deux points :
- Les oppositions ethniques apparaissent bien comme « le pendant des différenciations sociales », mais « transféré sur le plan horizontal ». « Par contraste avec ces dernières, qui reposent toujours sur l’idée de subordination, l’idée de peuple élu tire précisément sa popularité du fait que chacun des membres de tous ces groupes qui se méprisent réciproquement peut, dans la même mesure, la revendiquer subjectivement pour lui-même. »
- Les relations entre personnes séparées par ces oppositions ethniques tendent à être marquées par une distance plus forte que les distances associées à l’échelle « verticale » des degrés de l’honneur social. Selon Weber, l’activité communautaire fondée sur l’ethnicité « est, d’ordinaire, purement négative : elle s’exprime par la ségrégation (souligné par l’auteur) et le mépris ». Parce qu’il est « honneur de masse », l’honneur ethnique est particulièrement propice à la séparation des masses, qui est à peu près la définition étymologique de la ségrégation.
45Toutefois cette répulsion, « attitude primaire et normale » dans les rapports interethniques, peut en arriver à se manifester aussi entre simples groupes sociaux, si bien que la communauté ethnique apparaît souvent comme « la limite de la communauté de relations sociales ». Inversement, la logique de l’honneur ethnique est souvent prise dans les rapports de subordination proprement socio-économiques qui traversent les sociétés multi-ethniques. Prenant encore une fois l’exemple nord-américain, Weber montre comment l’aversion pour les Noirs est « conditionnée socialement par des tendances à monopoliser la puissance et l’honneur sociaux, selon un schéma bien connu qui, dans le cas présent, est en connexion avec la race ». Autrement dit, l’analogie conceptuelle entre l’honneur ethnique et l’honneur social invite à analyser concrètement, par-delà leur distinction idéal-typique, la manière dont ces deux principes de distance se répondent et s’imbriquent dans un contexte sociohistorique particulier. Et Weber de conclure à propos de cette affinité entre les deux types d’honneur : « Toute recherche proprement sociologique devrait analyser les concepts d’une manière incomparablement plus fine que nous ne le faisons ici, où notre but est limité. »
46C’est encore la métaphore spatiale des deux plans orthogonaux, le vertical et l’horizontal, qui affleure sous la plume de Maurice Halbwachs quand il présente au lecteur français, et commente à sa façon, les travaux que ses collègues américains ont consacrés à la ville de Chicago (1932). « Lorsque, écrit-il, on inscrit des noms de races ou de nationalités sur les différents quartiers, Chicago ressemble en effet à une mosaïque. Effaçons ces noms, et disons qu’il y a ici beaucoup de manœuvres, attachés à la grande industrie, là, des artisans, des ouvriers qualifiés, des commerçants, des clerks, des employés, etc. Au lieu d’une série de quartiers juxtaposés, nous apercevons une succession de couches sociales superposées : mais les plus sédentaires, les mieux établies, celles qui constituent réellement le cœur et la substance de l’organisme urbain, sont au-dessous des autres, qui les recouvrent, et qui empêchent, en partie, de les voir. » À la mosaïque bien visible et sans doute fascinante des communautés ethniques doit donc se substituer l’analyse plus sociologique des degrés de participation à la vie urbaine, dont l’expression spatiale est incertaine. Parce qu’elle est d’abord ouvrière, et tant qu’elle le demeure, la population immigrante est rattachée « moins naturellement à la ville qu’à son armature technique ». Tantôt c’est une « population flottante qui ne fait pas réellement partie du groupe urbain », tantôt (mais cela revient à peu près au même), son « inclusion » dans des quartiers réservés témoigne de sa faible intégration à la ville. À la différence de ce qui se passait pour la cité antique ou médiévale, ces populations sont bien installées de nos jours dans l’enceinte même de la ville, mais elles « sont en ville sans y être réellement ». Et quand ils deviennent les territoires d’élection de ces étrangers-ouvriers, même les quartiers les plus centraux doivent être tenus, en dépit des apparences, pour l’équivalent symbolique des faubourgs de jadis.
47La question de l’assimilation progressive des nouveaux venus se trouve donc entièrement résorbée dans celle du lent cheminement des masses ouvrières le long de la hiérarchie des niveaux de vie. « Si l’on rangeait les étrangers à Chicago selon la grandeur croissante de leurs salaires, ils se disposeraient à peu près suivant l’ordre qui nous a paru être celui de la rapidité de leur assimilation », encore que le facteur proprement ethnique puisse jouer un rôle dans le cas des Juifs et dans celui des Noirs.
48Cela dit, cet alignement manifeste du problème de « l’expérience ethnique » sur celui de la condition sociale doit aussi être lu à la lumière de la signification que revêt chez Maurice Halbwachs la théorie des niveaux de vie, telle qu’il l’applique en particulier à la société française. Toute société se caractérise par une « hiérarchie des besoins » intrinsèquement agencés selon un ordre de priorités qui est d’autant mieux respecté que l’on est plus intégré à la vie sociale. Parce qu’ils sont en relation quotidienne avec la matière, les ouvriers montrent « un certain détachement vis-à-vis de la société ». La place inférieure des ouvriers dans la hiérarchie des classes est donc finalement interprétée en termes de « mentalité », que l’auteur espère sans doute transitoire, mais qui n’en suggère pas moins l’écart culturel, et non pas seulement socio-économique, entre le monde ouvrier et la bourgeoisie. Dans un système de pensée où les différentes strates sociales se situent inégalement face au « dualisme aristocratique de la matière et de l’esprit » (Amiot, 1991), la coupure décisive passe entre le monde ouvrier (ou paysan) et l’ensemble de la société civilisée. Rejetés hors de la part vraiment sociale de la société, les ouvriers font l’objet d’une ségrégation théorique qui trouve en définitive son fondement dans la proclamation d’une altérité qui est bel et bien d’ordre culturel, ou plutôt historico-culturel. Aussi l’« expérience » de Chicago, en apparence si différente de celle de la vieille Europe, ne fait-elle que confirmer les convictions générales du commentateur : « Si les races n’expliquent pas suffisamment les classes, il n’en est pas moins vrai que les classes créent entre les hommes des divisions aussi profondes et parfois aussi pittoresque extérieurement que la diversité des types et genres de vie ethniques. » (Halbwachs, 1932, p. 328) Étranger dans sa propre société, exclu du monde civilisé, l’ouvrier est à peu près conçu, selon le mot de Michel Verret, comme le primitif des sociétés industrielles (1972).
49Par cet étrange chassé-croisé entre la problématique de la différence sociale et celle de l’écart culturel (ou ethnique), Maurice Halbwachs se situe au point de contact de plusieurs lignes de pensée, qui font de son article sur Chicago un texte particulièrement symptomatique. À certains égards, sa conception porte encore l’empreinte des hantises du xixe siècle où foisonnent les assimilations de l’ouvrier au sauvage, de l’immigrant au barbare campant aux portes de la ville, etc. Elle s’enracine ainsi dans tout un jeu d’équivalences diversement retravaillées par plusieurs générations d’observateurs du monde social qui étaient pris entre les exigences du zèle réformateur, les séductions d’une approche de type écologique, et le désir d’objectivation statistique ou ethnographique10. Peu conforme, au bout du compte, à la perspective inaugurée par Durkheim, la pensée de son disciple lui fait cependant écho d’une certaine manière par cette priorité accordée, au moins en apparence, aux phénomènes de division du travail social. Mais simultanément, son concept de « mentalité ouvrière » amorce les débats ultérieurs sur la notion plus moderne de « sous-culture », qui renvoie selon les cas à l’idée d’infériorité sociale ou à celle d’altérité culturelle. Enfin, l’attention constante que porte Halbwachs à la dimension spatiale des processus sociaux fait de son œuvre un révélateur particulièrement opérant des ambiguïtés qui entourent le concept de ségrégation, y compris dans ses usages les plus techniques.
La construction des unités d'analyse
50Les diverses théories de la ségrégation peuvent s’adosser à des considérations générales et abstraites sur les systèmes urbains, sur les cadres matériels d’effectuation des rapports sociaux, sur l’espace comme reflet, produit ou enjeu, etc. Mais ces pensées ne peuvent s’objectiver qu’au travers de protocoles d’observation qui, en l’occurrence, doivent porter à la fois sur des individus et sur des espaces.
51Quels que soient les présupposés implicites ou explicites qui fondent leur recours au terme de ségrégation, la grande majorité des travaux empiriques qui mobilisent cette notion privilégient en pratique la dimension résidentielle. Le cadre analytique de la recherche se centre alors toujours, d’une manière ou d’une autre, sur la question de la distribution différentielle de sous-ensembles d’une population donnée, en fonction du lieu de résidence de l’individu ou du ménage. La validation des hypothèses impose donc de confronter deux séries de données qui sont construites, les unes comme les autres, à partir de logiques de découpage et de classification.
52Particulièrement familières au géographe, les questions liées au découpage des unités spatiales sont bien connues, et l’on se contentera d’en faire une mention rapide. On s’étendra davantage sur les problèmes posés par la description des individus et des groupes, problèmes qui engagent, par-delà la question spécifique de la ségrégation, un enjeu méthodologique important pour l’analyse sociologique.
Le choix des unités spatiales
53Le premier type de problème est celui des critères qu’il convient d’adopter pour le découpage des unités. Si l’on opère une partition a priori en fonction d’un jeu de coordonnées, l’arbitraire du découpage présente certes l’avantage de ne pas préjuger des modes de distribution des groupes sociaux dans l’espace considéré. Mais encore faut-il disposer d’une partition suffisamment fine pour qu’elle n’impose pas ses propres effets de regroupement et laisse au contraire transparaître toutes les continuités, les ruptures et les lignes de force selon lesquelles s’organise, dans le détail, l’espace social de la ville. Si, au contraire, l’analyse s’aligne sur des découpages institués, par exemple ceux des quartiers INSEE, ses résultats seront partiellement tributaires des savoirs et des représentations qui ont présidé à ce travail préalable de partition de la ville en secteurs que l’institution a crédités d’un minimum de cohérence socio-spatiale.
54Plus importants encore sont les problèmes liés à la taille des unités retenues. On sait que les valeurs prises par les indices de ségrégation et de dissimilarité varient en fonction de ce paramètre (Zunz, 1977) ; que ces variations ne sont pas toujours homothétiques, de telle sorte que la hiérarchie des scores attribués aux différents groupes peut se modifier très sensiblement selon l’échelle spatiale envisagée ; qu’un quartier globalement hétérogène peut juxtaposer des sous-quartiers beaucoup plus homogènes, etc.
55La tendance naturelle du raisonnement statistique serait de considérer comme étant la plus pertinente l’échelle qui fait apparaître les oppositions les plus tranchées. Mais, lorsqu’on change d’échelle, le problème change aussi de nature, et ce pour plusieurs raisons.
56Tout d’abord, les catégories utilisées par l’analyse statistique ne recouvrent pas nécessairement les mêmes contenus selon la taille de l’unité territoriale considérée. Il y a de fortes chances pour que les caractéristiques des « ouvriers » diffèrent sensiblement selon qu’on envisage un quartier où ils sont majoritaires ou au contraire un quartier où ils se trouvent faiblement représentés. Il en va de même pour les « cadres supérieurs », les « employés », les « Maghrébins », etc. En fonction du contexte local, les classifications n’identifient pas des groupes d’acteurs tout à fait équivalents. Dès lors, le système des proximités et des distances n’a pas la même signification à l’échelle de l’îlot, du quartier, ou de l’agglomération.
57Et surtout, le problème de la ségrégation ne peut pas être traité en s’en tenant à des schémas purement spatiaux. La présence dans un même espace résidentiel de populations très diverses ne préjuge pas des modalités de leur coexistence. Une relative proximité spatiale peut aussi bien favoriser les relations sociales qu’exacerber les tensions, selon les cas. Seule une analyse des représentations et des pratiques permet de se faire une idée satisfaisante des rapports entre les personnes et les groupes ainsi mis en présence. Il est donc clair que la question de l’échelle d’observation, qui pourrait sembler d’ordre purement technique, engage en fait celle du sens même que l’on accorde à l’idée de ségrégation (Grafmeyer, 1991).
Les catégories de description des individus
58Toute recherche, fût-elle nourrie des récits de vie les plus étoffés, se donne par construction un nombre forcément limité de descripteurs des individus. Cela vaut a fortiori quand on raisonne sur des effectifs importants, comme c’est bien souvent le cas pour les travaux qui engagent d’une façon ou d’une autre la question de la ségrégation. Ces opérations d’identification et de classement peuvent, pour schématiser, se réclamer de trois logiques différentes.
59a) La première consiste à considérer isolément, quitte ensuite à les comparer, divers critères d’identification des individus ou des ménages : revenu, profession, âge, niveau d’instruction, origine sociale, origine ethnique, structure du ménage, etc. Pour la question qui nous occupe, cette manière de procéder conduit à produire, pour chacune des partitions ainsi opérées, des jeux d’indices ou des cartes de localisation spécifiques. Telle est bien, par exemple, la perspective adoptée par les Duncan (1955 b) quand ils analysent les résultats du recensement de 1950 sur la ville de Chicago et ses environs.
60Tout comme pour les échelles de découpage de l’espace, la logique du raisonnement invite assez naturellement à se demander quels sont les critères de partition qui maximisent les écarts de localisation et donc l’ampleur des phénomènes de « ségrégation », si l’on tient au terme. Dans l’exemple cité, les Duncan constatent que la profession du père est plus discriminante que tout autre indicateur du statut socio-économique. Selon eux, les choix résidentiels porteraient ainsi témoignage des effets durables de la socialisation familiale.
61C’est bien à peu près la même logique qui se retrouve à l’œuvre dans les travaux d’écologie factorielle11, quand ils envisagent séparément divers critères de partition des populations urbaines, en vue d’identifier les schémas de localisation qui se trouvent spécifiquement associés à chacun de ces critères.
62b) Il peut cependant apparaître tout aussi logique de soumettre à un principe de cohérence ces « dimensions » éparses, de manière à centrer l’analyse sur les individus et les groupes sociaux plutôt que sur des variables artificiellement isolées par leur description statistique. En pratique, l’appartenance socioprofessionnelle est considérée d’ordinaire comme la candidate la mieux placée pour jouer ce rôle unificateur. Parce qu’elle se trouve généralement associée à tout un faisceau de propriétés plus ou moins convergentes, elle est volontiers tenue pour l’indicateur le plus pertinent – ou le moins inadéquat – de l’identité sociale. Naturellement défendu par les producteurs des grandes nomenclatures socioprofessionnelles12, ce point de vue est en fait très largement repris par la communauté des chercheurs, au moins pour des raisons de commodité pratique. Résumé synthétique d’un grand nombre d’observations, la stratification socioprofessionnelle tend ainsi, bien souvent, à devenir le substitut technique de la notion plus théorique de structure sociale. Elle identifie l’axe principal selon lequel s’organise la multidimensionnalité de « l’espace social » construit par le statisticien.
63Au lieu de se fragmenter en de multiples mesures indépendantes, la problématique de la ségrégation peut se caler sur cette logique unificatrice, en tentant de déceler des formes d’associations privilégiées entre des groupes sociaux et des espaces. C’est ainsi par exemple que l’« espace social », pris cette fois en un sens moins exclusivement métaphorique, était bien défini par Paul-Henry Chombart de Lauwe (1951-1952) comme synthèse d’innombrables déterminations, enveloppe commune à tout un faisceau de données empiriques portant sur les aspects les plus divers de la vie collective (descripteurs sociodémographiques des ménages, choix électoraux, pratique religieuse, équipements publics, modes de vie, etc.). Dans la multiplicité de leurs manifestations concrètes, les faits de ségrégation sont alors considérés comme le reflet, inscrit dans l’espace de la ville, d’une structure sociale façonnée par la division du travail.
64c) Toutefois, cette « structure sociale » peut être saisie de façon plus fine quand on croise les données professionnelles avec d’autres critères de description des individus ou des ménages. Un usage judicieux de ces descripteurs permet de corriger les représentations unidimensionnelles qui tendraient à assimiler trop exclusivement la nomenclature des CSP à une échelle ordonnée des statuts socio-économiques. Ces croisements statistiques conduisent à mettre en évidence des « cohérences locales », des « régions » plus ou moins stables dans un espace social à plusieurs dimensions ou encore des « constellations de propriétés spécifiques à chaque milieu social » (Desrosières, Goy & Thévenot, 1983, p. 57). En passant ainsi des strates aux milieux, on voit mieux du même coup comment chacun de ces milieux combine de façon originale un ensemble de positions et de dispositions dont le jeu explique, plus adéquatement que la seule appartenance professionnelle, la relative cohérence des attitudes et des pratiques observées.
65La perspective multicritères change ainsi de portée. Dans une interprétation par trop positiviste, les variables artificiellement isolées par l’analyse risquent fort d’accéder indûment au statut de « facteurs explicatifs », voire de véritables substances. Cette machinerie statistique ne résiste pas au simple constat des nombreux phénomènes d’interaction qui font que « l’effet » d’une variable peut fort bien s’inverser selon les valeurs prises par une autre variable. On peut en voir un exemple dans le mode de localisation des ménages classés « ouvriers étrangers » au sein de la région parisienne. En effet, la répartition de ces ménages entre la ville de Paris, la proche banlieue et la grande couronne se démarque sensiblement de celle observée pour l’ensemble du monde ouvrier, ainsi que de la tendance très générale à la faible représentation des familles avec enfants dans Paris intra-muros13. Position socioprofessionnelle et structure du ménage ne sont donc pas des « variables explicatives » aux effets univoques. Combinées de façon originale pour des sous-populations spécifiques (ici, les ouvriers étrangers), elles prennent à chaque fois un sens particulier. On ne peut donc attendre de telles variables qu’une indication quantifiée des contraintes, des ressources et des préférences dans le jeu desquelles se trouvent pris les comportements résidentiels de tel ou tel type de ménages.
66Le même raisonnement pourrait s’appliquer tout aussi bien à l’étude des Duncan citée plus haut. Une chose est de se demander si la profession du père est plus discriminante que la profession du fils, une autre est de croiser ces deux informations pour identifier des sous-populations relativement homogènes du point de vue de la mobilité (ou de l’immobilité) sociale. La question de la ségrégation se trouve dès lors relayée par celle, plus dynamique, de la dimension intergénérationnelle des rapports entre les destinées sociales et les carrières résidentielles. En raisonnant ainsi sur des populations saisies au carrefour de plusieurs critères d’identification, on se trouve davantage enclin à dépasser du même coup la description purement statique des distributions socio-spatiales pour tenter de saisir les divers processus qui les commandent.
Pour une analyse des processus
67Par commodité de présentation, les problèmes liés au découpage des espaces et des populations n’ont été envisagés, dans les pages qui précèdent, que sous l’angle de la distribution des résidences à un moment donné du temps.
68L’introduction d’une perspective diachronique ne modifie pas fondamentalement les termes du problème, mais permet de conférer un sens beaucoup plus riche au jeu des proximités et des distances socio-spatiales14. Dans plusieurs des travaux cités, les auteurs se sont d’ailleurs bien attachés à prendre en compte cette dimension temporelle, soit en suivant l’évolution des indices ou des configurations spatiales à travers une succession de repères chronologiques, soit encore en s’efforçant d’apprécier l’incidence des flux de mobilités individuelles sur ces changements structurels.
69En elle-même, cette approche dynamique reste cependant de l’ordre de la description si elle ne s’articule pas à une analyse des processus stricto sensu, c’est-à-dire à des logiques d’engendrement des évolutions constatées.
70Au début du quatrième chapitre de La Tyrannie des petites décisions, Thomas Schelling (1980) propose une distinction entre trois processus essentiels de ségrégation :
71a) Un premier type de processus est celui qui « découle de l’action organisée, légale ou illégale, par la force ou simplement par l’exclusion, subtile ou criante, directe ou indirecte, aimable ou malveillante, moraliste ou pragmatique ». Dans tous ces cas, l’intention ségrégative est alors explicitement présente dans les volontés collectives qui sont au principe des faits de séparation physique.
72b) Indépendamment de toute intentionnalité, la ségrégation peut aussi résulter du simple effet des inégalités de ressources et de positions produites par la différenciation sociale. Ce processus, « qui est en grande partie économique, mais pas entièrement, est celui qui sépare les pauvres des riches, les moins instruits des plus instruits, les moins compétents des plus compétents, les mal habillés des bien habillés, dans leur lieu de travail, de résidence, de restauration et de loisirs, dans leurs relations amicales et scolaires ».
73c) La ségrégation peut aussi apparaître comme le résultat collectif émergeant de la combinaison de comportements individuels discriminatoires. Par « discriminatoire », il faut entendre un comportement « qui dénote une perception, consciente ou inconsciente, du sexe, de l’âge, de la religion, de la couleur, ou de n’importe quel élément qui sert de base à la ségrégation, une perception qui influence les décisions concernant le choix du lieu de résidence, de l’endroit où s’asseoir, de la profession à adopter ou à éviter, des compagnons de jeu ou des interlocuteurs ». En elles-mêmes, ces perceptions discriminatoires n’alimentent pas forcément un désir de ségrégation, mais le jeu combiné des choix individuels qui en résultent peut, sous certaines conditions, produire collectivement des situations ségrégatives qui n’étaient pourtant recherchées par aucun des acteurs en présence.
74Certes, cette distinction entre trois familles de processus ségrégatifs est d’ordre idéal-typique. Comme le note Schelling, même dans leurs choix économiques, les individus peuvent intégrer des perceptions discriminatoires. Choisir un quartier, c’est aussi choisir des voisins. On peut bien, par une espèce de fiction mentale, considérer que Blancs et Noirs, même en l’absence de toute perception discriminatoire, ne se distribueraient pas au hasard dans l’espace résidentiel du seul fait des écarts de ressources entre les deux groupes. Mais comme il se trouve précisément que ces inégalités économiques sont associées à des distances ethniques, il devient difficile en pratique d’isoler à l’état chimiquement pur les différentes composantes des « motivations individuelles » qui structurent les comportements sur le marché du logement. On retrouve, une fois de plus, le problème de l’imbrication entre les divers registres de la distance sociale.
75Cette typologie n’en est pas moins féconde dans la mesure où la clarification qu’elle apporte au concept de ségrégation est entièrement centrée sur la dimension processuelle du phénomène. L’accent est mis non pas sur les formes de la ségrégation telles qu’elles peuvent être repérées à travers un jeu de mesures appropriées, mais sur la nature de l’enchaînement causal qui produit ces formes de séparation physique.
76Du coup, des questions comme celle du degré d’intensité de la concentration spatiale passent au second plan : les processus de type (b) ou (c) peuvent fort bien conduire à des clivages tout aussi tranchés que ceux résultant d’une action collective organisée.
77En outre, l’action organisée est définie de manière telle qu’on ne préjuge pas de son statut juridique ni de sa légitimité eu égard aux valeurs dominantes de la société. La ségrégation collectivement organisée n’est donc pas rejetée par principe hors des frontières des sociétés à fondement démocratique, comme on a parfois tendance à le faire. Illégale, légale ou tolérée, elle peut être le fait de groupes ou d’institutions qui se trouvent localement en porte-à-faux plus ou moins patent par rapport aux idéaux affichés de non-ségrégation. Le cas des États-Unis illustre d’ailleurs bien comment les frontières du légal et de l’illégal peuvent varier en la matière, aussi bien au cours du temps que selon l’échelon politico-administratif envisagé (Body-Gendrot, 1991).
78Notons enfin que, selon la définition qu’en donne Schelling, la question de la ségrégation ne se limite pas à son aspect résidentiel, mais envisage plus largement toutes les manifestations spatiales de la séparation induite par l’un ou l’autre de ces processus.
79En pratique, les trois processus théoriquement distingués se combinent de façon très variable dans la production des situations singulières. Indiquons, sans prétendre à l’exhaustivité, quelques lignes d’analyse qui touchent d’une manière ou d’une autre à la question de la ségrégation et qui envisagent diversement le jeu de ces processus selon le parti théorique adopté et aussi la nature des contextes étudiés. Les références d’auteurs ne sont là que pour l’exemple et ne préjugent naturellement pas de l’abondance des travaux qui auraient tout aussi bien pu être cités.
Les effets de composition
80Dans l’ouvrage cité, Thomas Schelling s’attache plus spécifiquement à modéliser sur quelques données fictives la logique du processus de type (c). Son raisonnement est aujourd’hui bien connu. Il consiste à assimiler les comportements résidentiels de deux groupes aux déplacements de pions ou de pièces de monnaie sur un damier.
81Si chaque individu veut que ses semblables soient majoritaires dans son environnement immédiat (c’est-à-dire sur les huit cases qui l’entourent sur le damier), aucun mélange n’est bien sûr possible. Les exigences individuelles sont incompatibles avec la mixité et ne peuvent être toutes satisfaites que par la complète séparation des deux groupes.
82En revanche, les cas que Schelling juge beaucoup plus intéressants sont tous ceux où les exigences individuelles sont plus limitées, chacun désirant par exemple compter trois semblables parmi ses huit voisins. Les choix résidentiels sont bien toujours guidés par des perceptions discriminatoires qui distinguent les voisins souhaités de ceux qui sont seulement tolérés, mais le niveau d’exigence qui en découle paraît alors parfaitement compatible, en théorie, avec différentes formes de mélange. Il reste, et c’est là l’essentiel de l’argumentation, qu’il n’en va pas toujours ainsi. Tout dépend des rapports numériques entre groupes, des niveaux d’exigences respectifs des individus appartenant à l’un et à l’autre groupe, et, surtout, de la configuration existant à l’étape initiale du processus. Le départ d’un individu ou l’arrivée d’un nouveau peuvent entraîner des réajustements en chaîne au terme desquels le nouvel état d’équilibre se traduit fatalement par une configuration ségrégative.
83Dans la critique qu’il fait de ce modèle, Michel Forsé (1989) met en doute la force démonstrative de l’argumentation. Il montre en tout cas de façon irréfutable que les exemples fictifs à partir desquels Schelling construit son modèle peuvent fort bien aboutir à des solutions non ségrégatives, contrairement à ce qu’affirme l’auteur. L’enjeu théorique est d’importance, puisque Schelling ne peut en définitive exhiber, au moins dans les cas d’espèce, un processus qui, par simple agrégation de comportements individuels, ferait passer du mélange à la ségrégation, c’est à dire d’une distribution aléatoire à une configuration représentant un niveau d’ordre supérieur.
84Sans trancher sur le fond du débat, on peut au moins voir dans la tentative de Schelling une illustration de la problématique plus générale des effets émergents, inattendus ou « pervers », particulièrement développée par les tenants de l’individualisme méthodologique. À partir d’hypothèses sur les ressorts de l’action individuelle, le raisonnement s’attache à montrer que les processus mobilisant un grand nombre d’individus peuvent, compte tenu des contraintes du système d’interdépendance, conduire à des résultats collectifs qui n’étaient nullement préformés dans les intentions des agents. Appliqué à la question des mobilités résidentielles, le modèle de Schelling s’efforce d’abstraire une gamme particulière de « motivations individuelles », celles qui prennent appui sur des perceptions discriminatoires, pour montrer que le résultat agrégé d’exigences minimales en matière de voisinage peut engendrer des processus en chaîne qui outrepassent le niveau d’exigence compatible avec la satisfaction de chaque individu pris en particulier. L’originalité du raisonnement vient de ce que les processus agrégatifs ainsi isolés ne se dissolvent pas dans l’ensemble beaucoup plus large des logiques économiques (foncières, immobilières, consommatoires, etc.) qui concourent à la division sociale de l’espace. L’accent est mis sur ce qui, dans les logiques d’acteurs, relève d’une sorte de « discrimination limitée », néanmoins susceptible d’aboutir au total, sous certaines conditions, à des formes plus tranchées de regroupements et de clivages.
85À cet égard, et en faisant abstraction des failles de sa démonstration, le modèle de Schelling se présente un peu comme la pointe extrême de formalisation des très nombreux travaux empiriques qui, de l’école de Chicago à nos jours, se sont intéressés aux processus d’invasion, de succession, de « ghettoïsation », de « gentrification », etc., qui scandent le devenir des espaces urbains15.
Acteurs et processus du tri urbain
86Par décision de méthode, une formalisation du type de celle de Schelling circonscrit une gamme particulière de déterminants des choix individuels et, d’une façon plus générale, s’en tient au seul jeu d’individus atomisés pris dans les contraintes structurelles du système qui les met en interdépendance. Ces restrictions n’invalident pas le point de vue, mais en délimitent bien entendu le champ de pertinence. Un regard complémentaire peut être porté sur la question de la ségrégation quand on envisage les interventions des divers acteurs institutionnels, publics ou privés, qui tantôt se surimposent, tantôt se substituent, à la seule logique du marché.
87Dans un article souvent cité, Jean-Claude Chamboredon et Madeleine Lemaire (1970) avaient montré selon quelles règles s’opéraient la « préconstruction » des populations sélectionnées dans les grands ensembles de la première génération. Avec la baisse du rythme des constructions, l’immobilisation des couches sociales les moins favorisées, la montée des tensions interethniques et la progression des impayés, les organismes gestionnaires de logements sociaux ont été amenés à redéfinir aussi bien leurs missions que leurs moyens d’action. Pris entre des impératifs économiques (ils doivent se soucier de la valeur de leur patrimoine et de sa rentabilité) et des contraintes d’ordre administratif et politique, les offices HLM doivent désormais considérer simultanément la gestion des flux et celle des stocks. Il ne s’agit plus pour eux de sélectionner les demandes de logement en fonction de critères définissant de façon abstraite les priorités à l’accession, mais de maîtriser l’évolution des grands ensembles du double point de vue de leur composition sociale et des formes de sociabilité locale.
88Du coup, la composition sociale et les rapports de voisinage ne sont plus le simple effet agrégé de décisions d’attribution prises en fonction de règles impersonnelles. C’est au contraire la volonté d’agir sur l’existant (soit pour préserver les équilibres locaux, soit pour les rétablir quand ils sont perturbés) qui commande les politiques d’attribution et même les rotations consenties au sein du parc locatif. Plus que jamais, les processus de peuplement et de mobilité au sein des ensembles locatifs sociaux engagent donc des catégories de jugement sur les personnes, sur les formes de cohabitation, sur les voisinages indésirables, etc. Ces catégories de jugement portent en particulier sur les formes d’homogénéité ou au contraire de mixité qu’il convient de promouvoir dans tel ou tel contexte résidentiel particulier, en fonction des contraintes de toute nature qui s’imposent aux acteurs de l’institution.
89C’est sans doute sur le cas du parc locatif social que l’on dispose du plus grand nombre d’études mettant en évidence le rôle des acteurs institutionnels dans les logiques de peuplement16. Il y a là une ligne de recherche féconde, qui doit s’attacher à tenir ensemble les différents niveaux d’analyse nécessaires à l’intelligence complète des phénomènes étudiés : interactions de face à face entre les candidats et ceux qui sont chargés d’instruire leurs dossiers, logiques de regroupements familiaux et de solidarités locales sur fond de captivité résidentielle, systèmes d’action institués par les expérimentations conduites à l’échelle d’un quartier, politiques municipales, évolution des politiques nationales et du droit en matière de logement et d’urbanisme, etc.
90Ce cas de figure, sur lequel se sont souvent focalisés les travaux de recherche et les débats publics mobilisant le terme de ségrégation, ne doit pas faire oublier pour autant tous les contextes locaux où d’autres types d’acteurs institutionnels interviennent dans les logiques de peuplement. On songe aussi bien aux processus de réhabilitation17 qu’aux diverses pratiques de filtrage social auxquels les administrateurs d’immeubles soumettent les ménages candidats à la location dans le parc locatif privé (Grafmeyer, 1991).
91Ce qui rend tous ces cas de figure intéressants pour la question de la ségrégation, ce n’est pas tant le fait que l’on place ainsi sous le projecteur des agents dotés d’un « quantum d’action » significatif dans le vaste ensemble des forces qui concourent à la distribution des populations dans l’espace. C’est, plus précisément, que ces agents économiques sont aussi des acteurs qui engagent, dans leurs décisions, des perceptions sociales (discriminatoires ou non), des jugements sur les compositions socio-spatiales observées ou souhaitables. Dans l’exercice même de leur pratique professionnelle, ils se font ainsi l’écho tout à la fois de leur propre vision du monde social, et aussi des représentations, des attentes et des obsessions, parfois contradictoires, émanant des diverses catégories d’acteurs publics ou privés auprès desquels ils doivent rendre compte des arbitrages qu’ils ont rendus.
92Bien entendu, ces arbitrages ne forment eux-mêmes qu’une composante des processus que ces acteurs s’efforcent d’enclencher, de maîtriser ou d’infléchir, mais sur lesquels ils n’exercent au bout du compte qu’un contrôle limité. C’est ainsi, par exemple, que les opérations programmées de réhabilitation satisfont de manières très inégales aux deux objectifs affichés (et d’ailleurs difficilement compatibles) de revalorisation économique et de maintien de la population résidante. Pour prendre un autre exemple, la mise en œuvre de discriminations ethniques (explicites ou déguisées) dans l’attribution des logements sociaux peut favoriser, sans l’avoir recherché, le regroupement local de larges réseaux familiaux progressivement reconstitués à la faveur des diverses stratégies déployées par les populations issues de l’immigration18. À ces processus internes au parc locatif social font écho les processus de regroupement, au sein de copropriétés dévalorisées, de constellations familiales qui n’ont pu entrer ou se maintenir dans le secteur HLM (Foret, 1987).
Évitements, conflits et ajustements mutuels
93Comme on l’a dit plus haut, la problématique de la ségrégation impose de s’interroger sur la signification sociale du jeu des proximités et des distances physiques observées dans un espace donné. La question des mécanismes du tri urbain trouve donc son pendant dans celle des multiples formes d’évitements, de conflits, d’ajustements mutuels, qui s’instaurent à partir du moment où des populations hétérogènes à un titre ou à un autre ont été mises en présence au sein d’une même unité géographique. Les deux approches sont bien évidemment complémentaires, puisque les modalités de la coprésence ne sont pas sans effets en retour sur l’évolution des peuplements.
94On trouvera, sur cette question, un écho anticipé au modèle de Schelling dans la formalisation que Raymond Boudon (1963) applique au vieux problème des « effets de contexte ». Souvent, on observe que les attitudes et les conduites qui sont en règle générale les plus typiques d’un groupe ont, localement, d’autant moins de chances de s’affirmer que les individus appartenant à ce groupe sont plus minoritaires dans le contexte résidentiel que l’on étudie. Le phénomène est connu depuis longtemps, par exemple en matière de sociologie électorale. Boudon montre fort justement que les explications usuelles en termes d’« influence de l’environnement » se décomposent en deux familles, selon que l’on met en avant les effets de la fréquence (de la conduite ou de l’attitude considérée) ou l’effet propre de la structure du milieu observé. Dans un cas comme dans l’autre, la problématique de l’« effet de contexte » est en consonance plus ou moins explicite avec les interprétations qui font de la dispersion spatiale tout à la fois le symptôme et l’un des ressorts de la dilution des particularismes sociaux ou culturels.
95Mais, comme on l’a vu, cette perspective idéologiquement connotée ne peut trouver qu’au coup par coup des éléments de validation empirique. La coprésence de populations dissemblables par les origines ethniques, par les positions sociales, ou même simplement par les trajets antérieurs et les aspirations pour l’avenir, peut tout aussi bien aviver les tensions et amplifier les divergences, comme l’ont depuis longtemps montré, sur le cas des grands ensembles, les travaux de Chombart de Lauwe ou l’article déjà cité de Chamboredon et Lemaire. Dans d’autres cas encore, l’espace collectif du quartier fait l’objet d’usages disjoints et alternés qui, parce qu’ils se déploient selon des rythmes spécifiques, placent sous le signe de l’évitement mutuel la coexistence de populations séparées par une double distance sociale et ethnique (Taboada-Leonetti, 1987).
96Puisqu’il n’y a pas d’effet mécanique ni univoque de la proximité spatiale, il est donc nécessaire de saisir comment, dans tel ou tel type particulier de situation, se combinent concrètement les divers types de processus que l’analyse s’efforce de distinguer. L’important est alors de voir à quelles échelles spatiales jouent ces processus tantôt convergents, tantôt contradictoires, et aussi de discerner leurs temporalités spécifiques. Ainsi peut-on définir des points d’ancrage empiriques aux grandes questions théoriques et politiques énoncées en termes d’intégration, d’assimilation ou d’acculturation.
Socialisation scolaire et enjeux éducatifs
97La typologie proposée par Schelling invitait à juste titre à ne voir dans la localisation des résidences qu’un aspect parmi d’autres des processus ségrégatifs. De fait, tout un faisceau d’analyses peut se nouer autour d’une institution telle que l’école, qui se trouve impliquée par de multiples biais dans la question de la ségrégation.
98Un premier ensemble d’interrogations touche à l’activité pédagogique proprement dite, aux procédures de tri qu’elle met en œuvre et aux multiples conséquences qui en résultent sur la définition des identités et l’orientation des destinées. Par les savoirs qu’elle transmet, par les mobilités qu’elle rend possibles, l’école est une instance particulièrement forte de socialisation et d’intégration. En même temps, les jugements émanant de l’institution scolaire produisent tout un ensemble de différenciations certifiées et légitimées. Quels rapports ces classements scolaires entretiennent-ils avec les classements sociaux qui leur préexistent ou en découlent, et aussi, le cas échéant, avec les différences tenant à l’origine ethnique ? Abondamment travaillée par les spécialistes du champ, cette question ne touche que de façon indirecte au problème de la ségrégation, sauf, toutefois, à considérer comment des discriminations de divers ordres se combinent, à l’intérieur même de l’espace scolaire, dans les processus de fabrication des classes et de distribution des élèves dans les filières éducatives (Payet, 1992).
99On peut aussi envisager plus largement le processus de socialisation scolaire qui, dans la mesure où il met en présence des catégories d’élèves plus ou moins hétérogènes, fait de l’école un lieu privilégié d’expérience de la mixité (sexuelle, sociale, ethnique...). Au-delà des rapports entre élèves et des enjeux que leur coprésence définit pour les acteurs les plus directement impliqués (personnels de l’établissement, parents), c’est bien souvent autour de la question scolaire que se cristallisent, du même coup, les débats publics qui engagent d’une manière ou d’une autre le problème de la ségrégation :
- universalisme des procédures et des critères de jugement versus aménagement en fonction des contextes locaux et des potentialités individuelles ;
- assimilation versus multiculturalisme ;
- rupture émancipatrice avec l’environnement versus ouverture sur la ville.
100Quel que soit d’ailleurs son degré d’ouverture (effective ou souhaitée) sur son environnement urbain, l’institution scolaire s’y trouve bien, de toute façon, articulée de multiples manières. Pour s’en tenir au cas français, les effets de la carte scolaire, mais aussi ceux des stratégies de scolarisation hors du secteur de résidence de la famille, ont fait l’objet de divers travaux. Souvent, des déformations systématiques peuvent ainsi s’instaurer entre d’une part la division socio-ethnique de l’espace local et, d’autre part, la distribution des élèves entre les établissements publics et privés implantés sur le territoire de la commune ou de l’agglomération. Réciproquement, on sait combien les enjeux proprement éducatifs peuvent peser sur les choix résidentiels de certaines catégories de famille et donc, au total, sur les dynamiques urbaines. Dans le sillage de la décentralisation politique et des transformations internes au monde de l’école, les municipalités interviennent aujourd’hui (ou peuvent intervenir) de façon plus visible que par le passé dans ce jeu entre l’ordre urbain et l’ordre scolaire. Il y a là une ligne de recherche féconde, d’ores et déjà illustrée par quelques monographies récentes (Henriot-Van Zanten, Payet & Roulleau-Berger, 1994).
101Dans le même temps, le traitement institutionnel des phénomènes d’exclusion socio-spatiale apparaît largement imprégné des catégories de perception et des modalités d’action typiques du rapport pédagogique. Cette extension de la « forme scolaire » hors de son champ spécifique dessine encore d’autres lignes de recherche, complémentaires des précédentes, sur les rapports entre l’école et le monde urbain19.
Populations, territoires et mobilités
102Dans la sociologie française du tournant des années 1980, une approche macroscopique fortement marquée par les paradigmes structuralistes et marxistes a été progressivement relayée par un regain d’intérêt pour les études localisées. L’investigation empirique n’était certes pas exclue par la première approche, mais à la condition de fonctionner comme illustration exemplaire de logiques macrosociales construites selon d’autres règles de pensée. Dans la deuxième approche, même quand elle ne cède pas à la fascination de la diversité, les « terrains » choisis sont posés comme l’échelle la plus pertinente pour saisir des processus qui, parce qu’ils sont nombreux et complexes, se déploient et se composent dans chaque contexte particulier selon des modalités relativement originales.
103L’un et l’autre de ces points de vue peuvent alimenter des regards complémentaires sur la question de la ségrégation, comme on l’a vu plus haut à propos de quelques exemples. Certes, la perspective monographique pourrait paraître la plus attentive, dans son principe même, à la dimension proprement processuelle des phénomènes de ségrégation. De plus, elle s’inscrit d’entrée de jeu dans une logique de découpage géographique. Elle oblige du même coup à s’interroger sur la pertinence des échelles choisies et ouvre directement la voie à une observation fine du jeu de la proximité sociale et de la distance spatiale.
104Plus récemment, un certain nombre de travaux de sociologie urbaine ont cependant pris leurs distances avec une logique trop exclusivement monographique, encore que la connotation presque péjorative qui tend à s’attacher aujourd’hui à ce terme ne paraisse guère justifiée. Simplement, l’entrée par quartier ou par secteur urbain se trouve alors remplacée (ou plutôt complétée) par un cadre analytique davantage centré sur la dynamique de populations spécifiques, définies par quelques critères initiaux d’identification, et dont les modalités d’articulation à des territoires urbains constituent précisément l’objet de la recherche.
105Cette orientation, non exclusive des précédentes, est souvent présente à des titres divers dans certaines des études qui viennent d’être citées20. Elle conduit incontestablement à renouveler la problématique de la ségrégation.
106Tout d’abord, la dualité classique entre découpages spatiaux et partitions sociales se trouve reconsidérée sur de nouvelles bases, qui ont en particulier pour effet de dissiper l’illusion des fausses symétries. L’attention portée aux phénomènes de mobilité permet de saisir comment, dans la durée longue aussi bien que dans les pratiques journalières, se règle le jeu entre des territoires différents, entre la circulation et l’immobilisation, entre la figure du nomadisme et celle de l’enclave, entre l’agrégation et l’exclusion, etc. Le découpage des espaces est du même coup moins figé puisque, d’une certaine manière, la définition qu’en donne le chercheur se trouve étroitement articulée aux processus de territorialisation qui caractérisent en propre la sous-population, le milieu local ou le groupe ethnique qui fait plus particulièrement l’objet de la recherche.
107Dès lors que l’on considère ces populations comme des faisceaux de biographies envisagés selon les différentes dimensions des existences individuelles ou collectives, la question de la ségrégation déborde de sa dimension strictement résidentielle. Dans les rapports à l’espace, l’appropriation, l’usage instrumental, la relégation, la référence à des territoires symboliques, se conjuguent diversement selon les cas d’espèce. L’appropriation privée d’un quartier peut s’accompagner ou non du contrôle de ses espaces publics ; la monopolisation de la scène publique locale peut être le fait de groupes localement minoritaires, voire marginaux, mais susceptibles de jouer d’atouts spécifiques (Bensoussan, 1982) ; la relative invisibilité résidentielle d’une minorité ethnique peut contraster avec une présence massive dans la structure commerciale locale (Raulin, 1988), etc. Parce qu’elle invite à envisager différentes échelles de temps et d’espaces, cette orientation méthodologique est particulièrement propice à la nécessaire articulation entre les études très localisées et une approche plus synthétique des processus généraux qui président à la recomposition des villes. Elle permet, en particulier, de donner quelque chair aux interrogations actuelles sur la dualisation des espaces urbains et sur l’ambivalence des processus de territorialisation et d’internationalisation selon les caractéristiques socio-économiques ou ethniques des sous-populations considérées.
108Ce parti de recherche peut prendre appui tout à la fois sur les avancées récentes en matière de traitements quantitatifs longitudinaux et sur les outils de l’approche ethnographique ou microsociologique. Souvent articulé à l’observation de contextes localisés, il invite cependant à relativiser en permanence les délimitations géographiques qu’il opère pour les besoins de la cause. Mais, tout comme celles qui ont été précédemment évoquées, cette échelle d’analyse ne préjuge pas du bien-fondé qu’il y aurait à invoquer, à propos de tel ou tel résultat qu’elle met au jour, une notion aussi irréductiblement ambiguë que l’est celle de ségrégation.
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10.3406/ahess.1977.293802 :Notes de bas de page
1 Publié dans J. Brun & C. Rhein (dir.), La Ségrégation dans la ville : concepts et mesures, Paris, L’Harmattan, 1994, p. 85-117.
2 Voir par exemple la définition proposée par le Dictionnaire de la sociologie (1989) : « La ségrégation est une forme institutionnalisée de distance sociale qui se traduit par une séparation dans l’espace [...] Dans la sociologie critique ou radicale, le concept de ségrégation [...] a été utilisé pour désigner toute forme de répartition dans l’espace urbain, même non institutionnalisée. »
3 Pour une présentation de ces mesures, voir notamment O. D. Duncan et B. Duncan (1955 a).
4 « C’est parce que les relations sociales sont très fréquemment et inévitablement liées à des relations spatiales, parce que les distances physiques sont ou semblent être des indicateurs de distances sociales, que les statistiques ont quelque importance pour la sociologie. Et cela est vrai, en définitive, parce que c’est seulement dans la mesure où nous pouvons réduire ou rapporter les phénomènes sociaux ou psychiques à des phénomènes spatiaux que nous pouvons les mesurer d’une façon ou d’une autre. » (Park, 1990, p. 211)
5 Sur les différents avatars du thème de la mixité sociale comme projet urbain, voir par exemple F. Dansereau (1992).
6 L’une des illustrations les plus typiques en est sans doute l’ouvrage que M. Castells et F. Godard ont consacré au cas de Dunkerque : Monopolville : analyse des rapports entre l’entreprise, l’État, l’urbain (1974). On trouvera une interprétation particulièrement radicale de la théorie de capitalisme monopoliste d’État dans la thèse de Jean Lojkine (1977), qui étend à l’ensemble des couches salariées les effets ségrégatifs imposés par la domination monopoliste. Pour une mise en perspective historique et un bilan critique de ce courant de recherche, voir notamment M. Amiot (1986).
7 Pour la France du xixe siècle, on peut se référer notamment à l’excellente étude de G. Leclerc (1979).
8 Voir par exemple sur le cas de Paris M. Pinçon et M. Pinçon-Charlot (1989) ; sur le cas de Lyon, voir Y. Grafmeyer (1992).
9 « Nous appellerons groupes “ethniques”, quand ils ne représentent pas des groupes de “parentage”, ces groupes humains qui nourrissent une croyance subjective à une communauté d’origine fondée sur des similitudes de l’habitus extérieur ou des mœurs, ou des deux, ou sur des souvenirs de la colonisation ou de la migration, de sorte que cette croyance devient importante pour la propagation de la communalisation [Vergemeinschaftung], – peu importe qu’une communauté de sang existe ou non objectivement. » (Weber, 1971, p. 416)
10 On se reportera sur tous ces points à l’ouvrage de G. Leclerc (1979).
11 Pour une présentation et un bilan de ces travaux, voir notamment B. J. Berry et F. E. Horton (1970) ; ou encore J. Brun (1981).
12 « L’identité sociale, constituée à travers la profession exercée, résulte à la fois des trajectoires individuelles de ses titulaires et de l’histoire sociale des institutions dans lesquelles elle se matérialise. Il s’agit donc d’un schéma susceptible d’expliquer et d’organiser un grand nombre de “comportements” décrits par l’observation statistique. Certains de ces comportements pourront, éventuellement, être mieux “expliqués”, au sens strictement statistique, par tel ou tel critère d’analyse : les pratiques culturelles par le niveau d’éducation, la consommation par le revenu, ou le vote par la religion. Il n’empêche que les catégories définies à partir d’une certaine homogénéité professionnelle, combinant de façon spécifique ces diverses déterminations, résument et synthétisent beaucoup de ces observations, parce qu’elles sont le produit d’un travail historique très long : elles sont, d’une certaine façon, de l’histoire accumulée. » (Desrosières, Goy & Thévenot, 1983, p. 79)
13 Voir notamment l’article de synthèse réalisé par Catherine Rhein à partir des recensements de 1968, 1975 et 1982 (1990).
14 « Le dynamisme des catégories, la valeur relative et modifiée dans le temps des relations d’association ou d’exclusion entre catégories, l’apparition de nouveaux principes de distinction, autant d’éléments qui doivent intervenir dans l’interprétation des formes spatiales et des mécanismes de diffusion ou de contraction. » (Roncayolo, 1972)
15 J. Lautman, qui est l’un des premiers à avoir fait connaître en France le modèle de Schelling, en a proposé une application empirique dans une étude qu’il a consacrée à la mobilité résidentielle des groupes socioprofessionnels dans la région parisienne (1976).
16 Citons à titre d’exemple particulièrement représentatif les travaux du CERPE, et notamment C. Dourlens et P. Vidal-Naquet (1987).
17 Voir le bilan synthétique proposé par A. Bourdin dans Le Patrimoine réinventé (1984). Pour une analyse particulièrement centrée sur la dimension processuelle de la réhabilitation des quartiers centraux anciens, voir J.-Y. Authier (1992).
18 Voir, sur le cas de l’Est lyonnais, la recherche de A. Battegay et C. Foret (1987).
19 Voir tout particulièrement, sur ce point, les travaux conduits par Guy Vincent et ses collaborateurs au sein du Groupe de recherche sur la socialisation (URA 893 du CNRS, Université Lumière Lyon 2).
20 On trouvera une présentation plus détaillée de cette approche et un éventail plus large de références bibliographiques susceptibles de l’illustrer dans M. Amiot et Y. Grafmeyer (1989). Voir aussi la théorisation proposée par A. Tarrius dans Anthropologie du mouvement (1989).
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La Jeune sociologie urbaine francophone
Retour sur la tradition et exploration de nouveaux champs
Jean-Yves Authier, Alain Bourdin et Marie-Pierre Lefeuvre (dir.)
2014