Travaux
p. 57-104
Texte intégral
Jean-Yves Authier : Après avoir retracé à grands traits ton parcours professionnel, je te propose d’évoquer maintenant tes travaux sociologiques et, pour cela, de partir de ta thèse d’État, « Identités sociales et espaces de mobilité », qui a donné lieu à trois ouvrages : Habiter Lyon1, en 1991, Quand le Tout-Lyon se compte, en 1992, et Les Gens de la banque, en 1992 également. Alors première question, un peu large : quel était le projet (théorique) de ta thèse ?
Yves Grafmeyer : En une phrase : saisir les interdépendances entre les activités sociales et les espaces dans lesquels ces activités se déploient. En mettant en regard trois volets empiriques qui explorent cette question, de fait très large, sur le cas de petites populations. Celles-ci ont été définies à chaque fois selon des critères différents mais, au moment de l’enquête, elles étaient toutes localisées pour l’essentiel dans une même agglomération, l’agglomération lyonnaise, qui sert ainsi de cadre commun de référence : un cadre spatial mais aussi social, avec sa profondeur historique.
Il y avait donc bien une problématique générale, voire un projet théorique. Mais chacune des enquêtes de terrain constituait une entrée particulière. Du coup, l’ensemble ne se présente guère sous la forme d’une « thèse » qui, tout entière attachée à suivre le fil d’une argumentation, progresserait logiquement d’étape en étape pour parvenir jusqu’à son terme. Ce n’est probablement pas quelque chose que j’aurais proposé comme modèle à des doctorants ! C’était un risque académique que j’acceptais de courir après en avoir discuté avec Alain Girard et avoir reçu son accord de principe.
J.-Y. A. : Le projet général était donc, pour reprendre tes termes, de saisir les rapports entre des activités sociales et des espaces. Il me semble qu’à l’époque ce n’était pas banal de s’intéresser à la question de l’espace en sociologie. Pour la plupart des sociologues, je pense en particulier à Henri Lefebvre, l’espace était principalement le reflet de la société, la projection de la société sur le sol. Il y avait bien quelques éléments chez Paul-Henry Chombart de Lauwe mais c’était quand même plutôt novateur pour un sociologue de s’intéresser à l’espace. Quelle était la raison de cet intérêt, et quelle était ta conception sociologique de l’espace ?
Y. G. : Les considérations spatiales étaient bien sûr présentes chez tous ceux qui s’intéressaient à la ville (et tout aussi bien d’ailleurs chez les ruralistes). Mais, de fait, le point de vue qui prévalait alors de façon assez générale consistait plutôt à voir la distribution dans l’espace de structures matérielles, d’activités, de populations, comme des manifestations de la vie sociale, des « projections », des « reflets ». Dans cette optique, l’organisation de la vie sociale et ses évolutions au cours du temps sont censées pouvoir être saisies à travers ces manifestations, qui les rendent visibles et observables. C’est ce qu’avait fait par exemple Chombart de Lauwe dans ses travaux sur l’espace social parisien, qu’il envisageait comme la synthèse « inscrite sur le sol » d’un grand nombre de déterminants sociaux. D’où cette profusion de cartes : sur la localisation résidentielle des groupes sociaux, sur les déplacements des gens, sur le pourcentage d’enterrements religieux par arrondissement, etc. C’est une démarche légitime et qui produit des connaissances, mais qui comporte tout de même deux limites, pour situer ma propre approche. Deux limites ou disons deux « risques » :
- le risque d’en venir à penser que le « reflet » est forcément fidèle, que la « projection » ne s’accompagne d’aucune déformation, et donc que le social est immédiatement lisible dans l’espace ;
- le risque de l’approche à sens unique, ignorant ou minorant les effets que les structures spatiales peuvent exercer en retour sur le cours de la vie sociale. Je ne dis pas que ces effets étaient ignorés, ni chez Lefebvre ni chez Chombart de Lauwe. Chez Lefebvre qui, par exemple, est bien l’un des premiers à avoir attiré l’attention sur le « mal-être » dans les grands ensembles ; et chez Chombart, ne serait-ce que dans les pages remarquables de Famille et habitation où la question est bien d’examiner ce que les modes de vie doivent au cadre matériel de l’habitat et à la composition sociale du voisinage. Mais globalement, quand c’est la métaphore du « reflet » qui domine, cela conduit tout de même à sous-estimer l’incidence propre des contextes spatiaux sur les pratiques et les représentations.
La meilleure manière de se prémunir contre les deux illusions que je viens d’évoquer (celle de la transparence et celle de l’unilatéralité) est sans doute d’en dissiper une troisième : celle de l’extériorité radicale du « social » et du « spatial ». C’est de là que vient tout le problème. Dès lors qu’il est occupé, aménagé, construit, parcouru, perçu, convoité..., l’espace fait partie intégrante de la vie sociale. Il n’en est pas le reflet ; il en est une dimension. Le social ne cesse de s’incarner : dans des corps (dans tous les sens du terme), dans des textes, dans des institutions et tout aussi bien dans des dispositifs matériels... Or ces divers produits n’ont pas de raison d’être des simples duplicatas de ce qui les a produits. Réciproquement, le social qui est ainsi objectivé, « sédimenté », a sa vie propre, ses rigidités, ses temporalités ; il dessine des contraintes, des ressources, des contextes d’action, il contribue à façonner les attitudes et les pratiques.
À dire vrai, cette perspective que j’avais très tôt faite mienne et qui m’a servi de guide n’avait rien de très original, encore moins de personnel. C’était bien celle de Durkheim, dont j’étais imprégné au point de n’y faire qu’une référence trop allusive dans l’avant-propos de ma thèse, mais heureusement plus explicite, quelques années plus tard, dans Sociologie urbaine. Ce qu’il écrit dans quelques pages tout à fait lumineuses des Règles de la méthode sociologique, c’est qu’entre « les libres courants de la vie sociale » et « les faits de structure les plus caractérisés », il n’y a pas de différence de nature, mais seulement « des différences dans le degré de consolidation qu’ils présentent ». Les uns et les autres ne sont que « de la vie plus ou moins cristallisée ». Les faits de morphologie sont des « produits de l’activité sociale antérieure », y compris les « objets matériels ». Ce sont des éléments constitutifs de la vie sociale qui deviennent à leur tour sources pour elle de contraintes. Sources de contraintes, mais sans le déterminisme matériel qui prévalait chez un certain nombre de géographes contemporains de Durkheim : les « choses », nous dit-il, « pèsent d’un certain poids sur l’évolution sociale » mais, à la différence des « personnes », ne recèlent en elles-mêmes « aucune puissance motrice ». Autrement dit, le social cristallisé, incorporé, objectivé, joue de tout son poids sur l’orientation du cours de la vie sociale, mais toujours par l’intermédiaire de ce qu’en font les personnes. Ce ne sont pas les choses qui agissent directement. J’ai toujours considéré que tout était dit dans ces quelques pages, même si elles sont dues à quelqu’un qui n’a lui-même conduit aucun programme d’étude empirique des phénomènes qui m’intéressaient.
J.-Y. A. : Dans ton approche, il y a aussi cette dimension de l’espace comme ressource, et pas simplement contrainte qui s’impose.
Y. G. : Oui, c’est un aspect que j’ai développé dans Habiter Lyon. Le lieu où l’on habite peut constituer une ressource. En l’occurrence, il s’agissait de quartiers centraux plutôt résidentiels, bien situés, porteurs d’une image valorisante et pour partie appropriés par des familles « installées ». Mais cela reste vrai dans des contextes tout à fait différents : par exemple en milieu populaire, comme l’a fort bien montré Stéphane Beaud, ou encore Jean-Noël Retière autour de l’idée de « capital d’autochtonie ».
J.-Y. A. : Tu rattaches effectivement cette approche de l’espace pour partie à Durkheim. Il me semble également d’un point de vue historique que ton intérêt pour cette question de l’espace, et même ton approche de la question de l’espace telle que tu viens de la développer, ne sont pas complètement différents de ce qu’on peut voir chez Jean Remy2. Avais-tu des liens avec lui à cette époque ?
Y. G. : Je l’ai connu personnellement assez tard, à partir du début des années 1990. Auparavant, j’avais tout de même lu La Ville et l’urbanisation, un certain nombre d’articles et La Ville : phénomène économique. Tu as raison, sa conception de l’espace me convenait tout à fait. Je viens de citer Durkheim parce que c’est une référence majeure de notre discipline, à laquelle d’ailleurs Jean Remy lui aussi rend hommage. Mais quand j’ai évoqué dans un entretien précédent quelques auteurs contemporains que je tenais pour des figures marquantes, le nom de Jean Remy aurait dû venir, car il en faisait incontestablement partie. Et ce, d’autant plus que ce grand sociologue est aussi un économiste de formation. Comme c’est une discipline qui ne m’était pas étrangère, son ouvrage magistral sur la signification économique de la ville ne pouvait manquer de m’intéresser : je l’ai lu de près, je m’en suis nourri et je l’ai fait connaître à mes étudiants. Au moment où je mettais en place ma thèse, la présence de Jean Remy était sans doute encore bien discrète dans mes références, mais elle s’est renforcée par la suite, au fil de mes lectures et de nos contacts personnels.
J.-Y. A. : Il y a effectivement des proximités dans la démarche, dans le souci d’articuler les réflexions sur l’espace en économie et en sociologie. Justement, il me semble que dans le projet d’ensemble de ta thèse, cette question de l’espace est abordée en particulier à travers celle des « effets de contexte ». En 2015 ce sujet est absolument central dans les débats sociologiques et politiques (à travers l’évocation des « effets de quartier », des « effets de territoire »), mais à l’époque c’était assez précurseur. À part peut-être le texte de Boudon3, il ne me semble pas que cette question précise des « effets de contexte » soit très développée.
Y. G. : Le texte de Boudon est clairement centré sur la question, qu’il traite en s’appuyant sur les quelques éléments de littérature qui préexistaient, notamment en sociologie électorale avec l’étude de Klatzmann sur le vote ouvrier à Paris. Ce qui est certain, c’est qu’à l’époque on était très loin de la montée en puissance des débats contemporains que tu viens d’évoquer, et plus encore de leurs implications politiques et médiatiques. La question des effets de contexte était un peu une curiosité intellectuelle pour quelques sociologues et géographes. Mais il est exact qu’elle m’intéressait, précisément pour éviter la lecture à sens unique de l’espace comme simple « reflet » ou « projection » de la société... Et je trouvais dans quelques travaux des pistes de réflexion pour diverses questions que j’avais envie d’explorer empiriquement, comme :
- Les effets de la coprésence de populations – ici plutôt homogènes, là au contraire diversifiées – insérées dans un même contexte (d’habitat, de lieu de travail...). C’est au cœur de l’article de Chamboredon et Lemaire4.
- Les variations que ces configurations locales peuvent induire sur les pratiques et les représentations de sous-populations par ailleurs comparables au regard de leurs positions objectives (profession, niveau d’instruction...). Qu’observe-t-on quand des personnes qui ont à peu près la même physionomie du point de vue de leur description statistique se trouvent insérées dans des contextes qui diffèrent par leur composition sociale, leur cadre matériel, leur environnement... ?
- La distinction toujours délicate, j’en avais bien conscience, entre effets de contexte et effets de sélection préalable. En effet, on ne peut jamais appliquer dans toute sa rigueur la clause « toutes choses égales par ailleurs », puisqu’on n’a jamais affaire, quand on compare plusieurs contextes, à des sous-populations totalement identiques et interchangeables. Pour reprendre l’exemple de Klatzmann revisité par Boudon, la propension des ouvriers à voter communiste dans les années 1950 était d’autant plus forte que leur proportion était localement plus élevée. On peut certes invoquer les effets induits par le cumul des interactions, par la présence plus affirmée des institutions et des idéologies de la classe ouvrière ; mais il y a en outre toutes raisons de penser que les ouvriers qui habitaient à l’époque le xiiie arrondissement de Paris n’étaient pas tout à fait les mêmes ouvriers que ceux domiciliés dans le xvie.
- La différence entre effets de contexte et effet de structure : ce sont des choses que nous avons travaillées tous les deux avec nos collègues et amis dans Du domicile à la ville.
- Ou encore, la question des rapports toujours incertains entre les corrélations observées sur des unités collectives (par exemple territoriales) et celles observées (ou inférées) sur les individus qui appartiennent à ces unités. Les deux registres ont leur pertinence, mais encore faut-il ne pas les confondre. Et l’on peut en tirer des conclusions méthodologiques diamétralement opposées, comme le sont par exemple celle de Boudon dans son article et celle de Le Bras et Todd dans L’Invention de la France.
J.-Y. A. : Cela m’amène à une autre réflexion. On a vu pour l’instant dans ton projet d’ensemble cette question de l’espace, qui est fortement structurante, mais il y a une deuxième ligne qui est également structurante et qui est liée à la première. Elle renvoie à ton projet de comprendre les activités sociales des individus au carrefour de deux ordres de déterminants : les déterminants collectifs des conduites individuelles d’une part ; et les effets agrégés qui émergent de la combinaison de ces conduites, avec le souci ici de « saisir le bruit de fond » des variations individuelles, de prendre en compte la diversité des représentations, des conduites et des situations, et de considérer (à la suite de Montesquieu) les individus comme des « êtres particuliers intelligents ». Est-ce que tu pourrais expliciter cette ligne théorique et revenir en particulier sur cette notion d’individus comme « êtres particuliers intelligents » empruntée à Montesquieu ?
Y. G. : J’espère ne pas avoir trop sollicité ce passage célèbre de l’Esprit des lois ! Intelligents, les êtres humains sont donc intelligibles, mais imparfaitement « rationnels » : ils sont « sujets à l’erreur », nous dit Montesquieu. D’un autre côté, « il est de leur nature qu’ils agissent par eux-mêmes », ce qui implique qu’ils ne sont pas gouvernés par des lois naturelles à portée universelle, ni même qu’ils se conforment toujours aux lois qu’ils se donnent, lesquelles sont d’ailleurs très diverses selon les sociétés et les époques. Particuliers, les individus sont donc divers, mais aussi « flexibles » : « ils se plient dans la société aux pensées et aux impressions des autres » (je cite toujours Montesquieu). On peut en déduire que le sens de leur action ne se construit et ne peut être restitué que par référence à d’autres êtres particuliers : dans des interrelations, dans des contextes ou plus largement dans des sociétés.
Explorer les déterminants collectifs des conduites individuelles et les effets agrégés qui en résultent, n’est-ce pas d’une certaine façon le programme de toute la sociologie ? Mais il y a évidemment bien des manières de le faire et de le dire. Dans ma thèse, je m’étais centré sur une échelle particulière d’observation et d’analyse : celle de constellations de personnes, de petites populations dont chacune constituait à la fois un agencement original de trajectoires, de positions et de pratiques ; et en même temps un ensemble humain localisé, contextualisé, de taille relativement restreinte et comportant dès lors en son sein des relations interpersonnelles, des interactions – effectives ou potentielles, fugitives ou durables – suffisamment présentes pour qu’il soit légitime de s’interroger sur les effets exercés par ces interactions sur les identités sociales et sur les manières d’agir.
Si je m’intéressais à tout cela, c’était aussi dans une espèce de dialogue avec mes incursions du côté de la science économique où j’avais le sentiment (à tort ou à raison) qu’entre la fonction d’utilité et la théorie de l’acteur rationnel il n’y avait pas beaucoup d’épaisseur pour comprendre la diversité des conditions sociales de production de ladite fonction d’utilité. D’où viennent ces préférences ? Elles sont en grande partie socialement constituées. D’où la nécessité de ne pas s’en tenir à un raisonnement en termes d’agents définis par leur place dans un système ou par leur position sur un marché, et de s’intéresser plus largement à des personnes façonnées par leur propre expérience sociale : des personnes prises dans une multiplicité d’appartenances, de liens, d’interactions, et confrontées à une multiplicité d’enjeux.
J.-Y. A. : On a là un projet très théorique, large et ambitieux. Mais en même temps, dans l’avant-propos de ta thèse tu écris : « Aussi est-ce un peu, je l’avoue, par réaction contre les simplifications du courant alors dominant et pas seulement pour les raisons théoriques évoquées plus haut, que je souhaitais me consacrer à l’analyse de lieux et de milieux particuliers, des enjeux qui s’y nouent, et des processus qui en orientent le devenir... » Pourrais-tu expliciter cette orientation de ta thèse qui n’est pas seulement théorique mais qui se réfère aussi à un contexte de production sociologique, à un moment historique ?
Y. G. : Au tournant des années 1960-1970 (disons même entre 1968 et 1975 pour mettre des bornes plus précises), le devant de la scène était occupé par un courant de socio-économie urbaine qui a produit une très abondante littérature, en partie grise, que je crois bien avoir lue dans sa quasi-totalité. Les travaux de Castells, de Topalov, de Lojkine, de Godard – pour ne citer que les plus représentatifs – se réclamaient d’un cadre théorique ambitieux, s’inspirant pour faire vite du matérialisme historique, en vue de rendre compte simultanément des transformations contemporaines de l’économie capitaliste, des contradictions qui en découlaient dans le devenir des villes et de l’émergence des « luttes urbaines ». Dans tous ces travaux, le souci de considérer dans leurs interrelations la société, l’économie et l’espace était plus affirmé que dans la plupart des recherches empiriques conduites jusqu’alors. Et l’intérêt porté au rôle de l’État dans la structuration des espaces urbains dessinait une orientation de recherche nécessaire et relativement nouvelle.
En revanche, il me semblait qu’on ne pouvait guère se satisfaire d’une démarche qui, à quelques exceptions près (par exemple le très beau livre de Christian Topalov sur les promoteurs immobiliers5), considérait comme allant de soi que les comportements des différents acteurs en présence (hommes politiques, aménageurs, entrepreneurs ou citadins) pouvaient être directement déduits de la place que ces acteurs occupaient au sein des macrostructures socio-économiques. Devenu pur concept, l’acteur tendait à s’effacer discrètement devant les démêlés du capital, de l’État, de la propriété foncière et du peuple des villes. Aussi avais-je le sentiment que ces travaux, en dépit de leur intérêt, n’invalidaient pas les acquis les plus originaux et les plus féconds de Paul-Henry Chombart de Lauwe et de ses collaborateurs, en particulier l’attention qu’ils portaient à la diversité des appartenances, des parcours et des contextes qui composent le monde urbain. Cela invalidait encore moins l’article déjà évoqué de Jean-Claude Chamboredon et Madeleine Lemaire, paru en 1970, qui montrait fort bien comment la confrontation locale de trajets et de projets divergents produisait des différences, des clivages et des tensions qui ne s’alignaient pas purement et simplement sur les positions socioprofessionnelles des habitants concernés. C’était ce genre de sociologie urbaine que je souhaitais pratiquer, plutôt que d’adopter une perspective macrosociologique souvent portée à considérer les enquêtes de terrain comme de simples illustrations empiriques d’une théorie générale. Je n’avais pas envie de faire cela et, de toute façon, cela avait été fait, et parfois très bien fait, par beaucoup de gens.
J.-Y. A. : Dans ces perspectives, ta thèse associe trois enquêtes empiriques, ce qui rejoint une certaine mouvance de l’époque des travaux de la sociologie des années 1980 tels qu’ils étaient menés en particulier dans le programme de l’ATP « Observation du changement social » dont nous avons parlé. Mais en même temps, ton approche empirique me semble un peu différente de ces travaux, puisqu’il ne s’agit pas de trois enquêtes monographiques à proprement parler, mais bien plutôt de trois études « analytiques à micro-échelle ». Est-ce que tu pourrais préciser cette entrée « analytique à micro-échelle » et la distinction entre ces deux types d’approches ?
Y. G. : Effectivement, la sociologie française a connu au tournant des années 1980 un regain d’intérêt pour les approches localisées. Et le programme OCS lancé dès 1976 en est sans aucun doute l’illustration la plus marquante, y compris par le nombre et la diversité de ses terrains répartis sur toute la France. L’idée du programme était bien de placer le projecteur sur des lieux bien circonscrits (petite ville, parfois village, mais aussi très souvent quartier urbain ou commune périurbaine), d’y conduire une étude intensive, multidimensionnelle et pluridisciplinaire. Dans quel but ? Pour mieux saisir les divers ordres de phénomènes qui débordent certes chaque cadre territorial retenu, mais qui s’y imbriquent et s’y combinent selon des modalités plus ou moins originales. Si l’on ne veut pas s’enfermer dans la célébration de l’infinie diversité des contextes locaux, leur comparaison s’impose. Mais elle vient dans un deuxième temps, sur la base de ce qui a été observé dans les différents sites. Le courant de sociologie urbaine que je viens d’évoquer adoptait la démarche inverse, puisqu’il partait plutôt d’une armature conceptuelle solidement charpentée qui servait de cadre général pour les enquêtes de terrain.
À certains égards, les recherches conduites dans le cadre de ma thèse s’inscrivaient bien dans la continuité du programme national de l’OCS, même si elles ne s’y rattachaient pas institutionnellement. À d’autres égards, elles s’en distinguaient cependant par l’attention qu’elles portaient aux populations locales plutôt qu’aux localités elles-mêmes, aux groupes humains qui investissent des espaces de résidence ou de travail plutôt qu’aux systèmes d’interactions susceptibles de constituer ces espaces en véritables « objets locaux ». Dans une monographie de quartier, par exemple, on s’efforce de regarder tout ce qui s’y passe. On cherche à comprendre comment y interfèrent une structure spatiale, de l’histoire accumulée, des groupes sociaux, des actions publiques, des processus de notabilisation, des conflits... Je ne souhaitais pas m’engager dans une démarche monographique de ce type. Mon entrée était plus par les populations.
Je me reconnais donc bien dans l’idée « d’études analytiques à micro-échelle », au sens où Denise Pumain entendait cette expression. C’est en effet à travers l’analyse fine de populations particulières, définies en fonction de quelques critères simples d’identification, que l’on a les meilleures chances de saisir les logiques plurielles qui traversent les sociétés, les cultures et les espaces urbains sans s’enfermer a priori dans un espace circonscrit. De tels critères (âge, milieu socioprofessionnel, origine géographique, appartenance ethnique, etc.) ne permettent pas de préjuger de la consistance, de la cohérence, de la cohésion des petites populations ainsi distinguées. C’est au contraire en grande partie l’objet même de la recherche que de voir ce qu’il en est. De même, l’articulation de ces populations à des territoires fait question, elle est « problématique », et c’est en cela que la position de la recherche s’écarte de la perspective strictement monographique. Partir des populations plutôt que des lieux, c’est considérer que les unités territoriales qui ont pu, le cas échéant, servir de base à la constitution du fichier statistique ou du corpus d’entretiens ne circonscrivent pas les limites de l’objet étudié, qui a été d’entrée de jeu défini autrement.
J.-Y. A. : Si la question de l’espace est présente, ton entrée est en revanche clairement une entrée « populations ». Populations pour lesquelles justement ces espaces ne constituent le plus souvent qu’une étape dans leurs itinéraires résidentiels, ne représentent qu’une fraction des lieux qu’ils fréquentent en tant que citadins. Ces derniers ne se limitent évidemment pas à leur quartier. Et c’est peut-être là précisément qu’intervient la mobilité : un autre mot-clé de ta thèse et qui figure dans son titre.
Y. G. : Oui, j’étais logiquement conduit à placer au cœur des analyses le problème de la mobilité, entendue en ses multiples sens et à différentes échelles temporelles. D’une part, cela impliquait de considérer à la fois les mobilités spatiales, professionnelles, sociales, qui représentent un fil conducteur précieux pour comprendre comment interfèrent concrètement, pour des individus ou des familles, les différentes dimensions de l’existence qui s’y trouvent mises en jeu. Pour cette ligne d’interrogation, je m’étais inspiré de la lecture de l’école de Chicago. D’autre part, l’histoire des parcours antérieurs, y compris sur plusieurs générations, se révèle féconde pour l’intelligence des usages de la ville, des identités sociales et du devenir urbain.
J.-Y. A. : J’ai l’impression que là aussi c’était assez novateur, puisque dans le champ des travaux sur les mobilités les choses sont assez fortement segmentées, surtout à l’époque. Il y a la mobilité résidentielle d’un côté, la mobilité quotidienne de l’autre, éventuellement la mobilité sociale, mais elles donnent lieu à des travaux complètement disjoints. L’originalité et la force de l’approche sont d’articuler vraiment ces différentes dimensions.
On vient donc de voir le cadre général de questionnement de ta thèse. Thèse qui associe trois études de « petites populations » : des familles appartenant aux couches dominantes de la société lyonnaise, des habitants de quelques îlots du centre-ville de Lyon, et des « gens d’une banque » : la Société Lyonnaise de Banque. Ces trois études ont par la suite donné lieu d’abord à Habiter Lyon (chronologiquement, car dans ta thèse ce n’est pas le même ordre), puis à ton ouvrage Quand le Tout-Lyon se compte et enfin aux Gens de la banque. Est-ce que tu pourrais présenter rapidement chacun de ces trois ouvrages, chacune de ces trois études, en commençant peut-être par Habiter Lyon, paru en 1991 ?
Y. G. : Juste une petite remarque initiale. J’ai dit tout à l’heure que ma thèse ne se présentait pas sous une forme canonique. L’effet heureux en aura au moins été que, du coup, je n’ai pas eu trop de difficultés à en tirer trois ouvrages séparés. Mais ce n’était pas programmé au départ. Pendant la période où je construisais et rédigeais ma thèse, je me disais que le jury allait sûrement trouver que ça partait un peu dans tous les sens...
Habiter Lyon : milieux et quartiers du centre-ville
Y. G. : Dans la recherche qui a fourni la substance de ce livre, le critère initial de définition de la population était le lieu de résidence au moment de l’enquête. L’objectif était d’analyser les logiques de peuplement, les usages de la ville, les formes de sociabilités et les perceptions mutuelles qui caractérisaient les habitants de trois microsecteurs du centre-ville de Lyon. Au moment de l’enquête, ces trois groupes d’îlots étaient assez proches par leur composition sociale, qui était un peu décalée vers le haut du spectre des catégories socioprofessionnelles par rapport à l’ensemble de Lyon et même aux arrondissements de référence. On pourrait les qualifier de « résidentiels », mais sans être emblématiques des quartiers les plus « bourgeois » de la ville, et encore moins des « beaux quartiers » parisiens étudiés par Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot6. Tous trois portaient peu ou prou l’empreinte de manières d’habiter plus particulièrement typiques des familles qui y étaient les mieux et les plus durablement « installées », celles qui « donnaient le ton » pour parler comme Chamboredon et Lemaire. Des manières d’habiter et de cohabiter empreintes d’une réserve de bon aloi, d’un souci d’entretenir non pas de riches sociabilités entre voisins, mais un « bon voisinage » fait à la fois de distance et de reconnaissance mutuelle entre habitants qui se prêtent des manières de vivre similaires ou du moins « acceptables ».
L’étude a néanmoins montré l’incidence des particularités du cadre bâti, des modes d’accès au logement et de la structure de propriété des immeubles, tant sur les modalités locales de l’organisation sociospatiale que sur les catégories de jugement mises en œuvre par tout un chacun dans la perception de son voisinage, la définition de soi et les interactions au quotidien dans l’espace local.
Dans le cas des deux secteurs anciens, l’espace est matériellement très différencié, réglé dans l’organisation même de ses multiples différences selon l’emplacement précis de l’immeuble, selon l’étage et la taille de l’appartement, selon que ce dernier donne sur une avenue, une petite rue, une cour intérieure... Jusque dans de menus détails, les éléments factuels et les images qui leur étaient associées concouraient à juxtaposer toute une gamme de véritables petites niches écologiques occupées par des habitants aux profils diversifiés – surtout quand on allait au-delà de l’appartenance socioprofessionnelle pour prendre en compte la place précise dans l’univers des métiers, les parcours individuels et familiaux, les réseaux relationnels, les circonstances qui avaient présidé à l’entrée ou au retour dans le quartier. En outre, certains immeubles étaient détenus par une seule personne (morale ou physique), d’autres avaient été depuis plus ou moins longtemps vendus par appartement. Il en résultait un degré supplémentaire de complexité : tel immeuble comptait quelques locataires très fortunés, occupant de vastes logements bien situés, donnant par exemple sur les quais du Rhône ou sur une belle avenue ; à proximité immédiate, tel autre était habité par une majorité de propriétaires dont certains, en dépit de revenus modestes, avaient été poussés à l’acquisition pour se maintenir dans les lieux. L’enchevêtrement de toutes ces différences, à la fois sociales, juridiques et spatiales, tendait plutôt à les neutraliser. Ou en tout cas à en produire une version édulcorée dans les propos des enquêtés qui étaient presque tous enclins à mettre en avant le thème unifiant et enchanté du « quartier-village », du côtoiement harmonieux entre voisins. C’est un grand classique des discours citadins, que l’on retrouve certes dans bien d’autres contextes ; en l’occurrence, il trouvait une assise objective dans la configuration même du bâti et la structure juridique d’occupation.
En revanche, le pâté d’immeubles datant des années 1950 se caractérisait par une structure matérielle beaucoup plus répétitive, par un spectre de positions sociales moins large (pas un seul ouvrier dans l’îlot, par exemple), et pourtant par des clivages et des tensions presque omniprésents dans les entretiens. On pouvait voir dans ce petit paradoxe l’effet d’un appariement assez marqué – et donc parfaitement lisible – entre les personnes, les logements et les statuts d’occupation. Tout se nouait ici autour de l’opposition propriétaires / locataires parce qu’elle en recouvrait plusieurs autres : entre grands et petits appartements ; entre ménages stables avec enfants et jeunes plus mobiles, sans enfants, pas nécessairement mariés... Dès lors, quand bien même l’examen des parcours personnels et des appartenances familiales laissait penser que les jeunes locataires avaient un avenir probable qui ne les différenciait guère sociologiquement des propriétaires occupants plus âgés, les perceptions mutuelles et les interactions entre voisins étaient quasiment dominées par une opposition entre « eux » et « nous », sur une base qui était en l’occurrence très largement un produit du contexte d’habitat. C’est en tout cas ce que je pense avoir montré.
J.-Y. A. : On a là pour le coup une belle illustration du projet théorique ! Je reviens juste sur un point que tu as évoqué : tu as dit que ce n’étaient pas les beaux quartiers des Pinçon-Charlot, en partie parce qu’ils ne sont pas aussi « beaux » (pour reprendre ton descriptif sociodémographique) et en même temps parce que précisément ce ne sont pas des quartiers. C’est-à-dire que l’entrée n’est pas une entrée en termes de quartier. On est sur une entrée par population qui, du coup, est saisie dans des « morceaux de ville » ou, pour reprendre une autre expression que tu utilises, des « territoires sans qualité ». Est-ce que tu pourrais préciser cette différence entre ces « morceaux de ville » et ce qu’est un quartier ? Ton ouvrage commence en effet par une réflexion sociologique sur le quartier, sur la manière dont le sociologue peut mobiliser et interroger cette notion ; et c’est un point que tu vas reprendre et développer par la suite dans une autre publication concernant le quartier des sociologues7. Est-ce que tu pourrais préciser ce rapport du sociologue au quartier, sa prise en compte un peu distanciée dans une entrée qui est plus en termes de population, de « morceaux de ville », de « territoires sans qualité » ?
Y. G. : Il y a plusieurs manières pour le sociologue, comme du reste pour l’historien ou le géographe, de se saisir du quartier. On peut tout à fait mettre le projecteur sur des portions de ville qui sont socialement préconstruites comme quartiers (pas administrativement, mais socialement). Avant même de commencer l’étude, on sait déjà que le quartier existe, qu’il a un nom, une consistance propre, que c’est d’ailleurs bien ce qui ressort d’autres études dans les cas où le terrain a déjà été labouré. On s’attend à trouver un quartier à l’identité bien affirmée, dans lequel les gens se reconnaissent, dont ils sont capables de dessiner les contours. Il peut même arriver qu’un quartier, par exemple autour d’un enjeu fort de restructuration ou de réhabilitation, devienne pour un temps le support d’un quasi-système d’action. C’est une façon de procéder mais, étant donné mon souci d’entrer par les populations, j’ai essayé de minorer cet aspect-là pour éviter justement de me retrouver dans des cas de figure où l’effet de contexte serait trop présent. Puisque nous avons beaucoup parlé de l’ATP OCS, prenons l’exemple des pentes de la Croix-Rousse, qui ont constitué pour des collègues comme Bernard Bensoussan ou Jacques Bonniel un observatoire privilégié pour étudier l’investissement de nouvelles couches moyennes salariées dans la défense d’un quartier en cours de rénovation. En se focalisant sur un site aussi emblématique, on sait d’avance que l’on va trouver des effets de contexte, que le lieu n’est pas quelconque, qu’il est associé à une histoire, à des images fortes dont les nouveaux venus se saisissent quand ils s’érigent en porte-parole des anciens habitants de milieu populaire : ces enjeux identitaires font d’emblée partie intégrante de l’objet de recherche. Ce n’était pas mon propos et je souhaitais regarder au contraire des quartiers aussi « passe-muraille » que possible. Même pas des quartiers, plutôt de simples coupes-témoins dans le tissu urbain : des microsecteurs suffisamment retreints pour que l’on puisse maîtriser les données individuelles de recensement sur toute la population résidante et pour conduire une enquête par entretiens auprès de gens habitant à proximité les uns des autres, de manière à isoler autant que possible, sous la forme d’une « incidence rasante », ce petit quelque chose qui résulte du simple fait de leur coprésence. C’est aussi la raison pour laquelle j’ai évité de m’orienter vers les « beaux quartiers » les plus typiques et les mieux identifiés comme tels. Cela aurait évidemment eu l’avantage de cibler parmi les interviewés bon nombre de personnes figurant dans l’annuaire du Tout-Lyon que j’étudiais par ailleurs ; mais justement, ce n’est pas du tout ce que je voulais faire.
J.-Y. A. : Tu expliques bien les raisons du choix d’un type de terrain, lié à ton souci d’éviter les sites dans lesquels ces effets de contexte seraient trop prégnants. Il y a le type, mais il y a aussi la singularité du terrain, du choix du terrain. Qu’est-ce qui t’a conduit à retenir spécifiquement ces trois microsecteurs plutôt que d’autres ? Est-ce qu’il y a des raisons autres que scientifiques qui justifient tes choix ?
Y. G. : Oui. Je vais faire une réponse dans l’ordre chronologique. Il y avait d’abord des raisons personnelles, biographiques, pour que je connaisse assez bien deux au moins de ces endroits. J’avais habité enfant dans le secteur ancien bordé par le boulevard de la Croix-Rousse, et plus tard dans l’un des deux secteurs du vie arrondissement où je revenais d’ailleurs assez régulièrement voir mes parents.
Étant devenu au fil des ans familier de la géographie sociale lyonnaise, je savais que ces secteurs correspondaient plutôt bien à ce que je recherchais, c’est-à-dire qu’ils n’étaient pas trop typés. Et ils n’apparaissaient pas dans les discours des gens que je pouvais connaître (en tant qu’ancien habitant et pas seulement que sociologue) comme étant des références fortes.
De manière plus contingente, il se trouve que l’îlot construit dans les années 1950 près du parc de la Tête d’or avait été géré dès l’origine par une même régie d’immeubles qui avait ouvert ses archives : c’était évidemment une mine d’informations, qui permettait de faire des traitements longitudinaux sur les immeubles et sur chacun des logements depuis leur sortie de terre.
J.-Y. A. : Je te remercie d’avoir répondu, car ce sont des éléments de nos choix de terrains que je trouve assez peu objectivés dans nos travaux. Ils sont toujours intéressants à connaître, et importants pour comprendre ce qui en est produit ensuite dans l’analyse. Pour rester encore un petit instant sur Habiter Lyon, je vais justement revenir sur le titre. Il s’appelle Habiter Lyon, or on est ici sur quelques microsecteurs du centre-ville... Je me souviens d’avoir lu quelque part des propos de Maurice Garden disant que les sociologues et les historiens lyonnais avaient tendance à réduire Lyon à son centre-ville, ce qui est un peu le cas dans ton livre. Est-ce que tu as envisagé, pour suivre la remarque de Maurice Garden, de t’intéresser par la suite à d’autres morceaux de ville lyonnais qui auraient été moins centrés ?
Y. G. : Oui, Habiter Lyon donne une image du centre-ville, je suis complètement d’accord. C’est ce que j’avais l’impression de connaître le moins mal. Les éléments de comparaison entre les secteurs, je les sentais bien. En tout cas au moment où je faisais ma thèse, il n’y avait pas de discussion possible : c’était dans cette direction que je devais cibler mes premiers terrains d’enquête. D’autant plus qu’à cette époque des travaux fort intéressants étaient réalisés sur différentes communes de la banlieue lyonnaise, notamment dans le cadre de l’ARIESE. Par la suite, effectivement, je me suis dit : pourquoi ne pas entreprendre de nouvelles recherches comparables à la première, mais cette fois sur des secteurs plus périphériques ? J’avais pensé à Gerland ou à des communes de banlieue. Mais il se trouve que je ne l’ai pas fait ; on ne peut pas toujours tout faire. J’avais moins de propension, d’inclinaison personnelle à aller vers des terrains qui m’étaient moins familiers, même si cette distance peut aussi se révéler favorable à l’objectivation. Toujours est-il que cela ne s’est pas fait, et qu’il m’est même arrivé avec d’anciens élèves et collègues, proches et amis, de revenir sur des quartiers centraux quinze ou vingt ans après...
J.-Y. A. : Oui, tout à fait, mais en même temps, je pense que Maurice Garden a raison : les travaux qui ont été produits en histoire, mais aussi en sociologie, portent très largement sur quelques quartiers centraux lyonnais. J’ai l’impression que des pans de la ville de Lyon sont complètement écartés. Montchat n’existe pas dans la littérature sociologique !
Cela m’amène à une autre petite question. Ton ouvrage, on vient d’en discuter, est une étude de petites populations. Mais on peut le lire aussi comme un ouvrage qui dit énormément de choses non seulement sur l’évolution de ces populations, mais en outre sur celle de quartiers. C’est une entrée qui me paraît particulièrement riche puisqu’elle montre comment l’évolution de ces quartiers se situe à l’articulation de projets individuels, de lois de marché, de réseaux locaux, de mémoires qui sont inscrites dans les maisons et les espaces bâtis. Ces deux aspects sont d’ailleurs clairement annoncés dans le sous-titre « milieux et quartiers du centre-ville ». Dans les travaux de sociologie urbaine, ce sont des éléments qui sont plus souvent dissociés que mis en relation. On n’a pas souvent une analyse prenant en compte à la fois des parcours d’habitants, des manières d’habiter, et d’autre part les logiques de marché immobilier, les transformations du bâti. Ce qui est pourtant le cas ici...
Y. G. : Oui, et c’était très important pour moi de tenir ensemble ces différents éléments, pour plusieurs raisons.
Tout d’abord, pour étudier les manières d’habiter et de cohabiter, les éventuelles sociabilités locales, les perceptions mutuelles, les pratiques inscrites dans le lieu, il fallait bien que je sache aussi précisément que possible de qui je parlais. Cela a toujours été pour moi une constante, et ce que j’ai essayé de transmettre à tous mes étudiants. De qui parle-t-on socialement, sociologiquement ? Cela implique de regarder les liens interpersonnels, les trajectoires antérieures, individuelles et familiales, dans le temps long ; les caractéristiques professionnelles mais aussi, bien au-delà, tout ce qui a trait à d’autres dimensions de la socialisation (familiale, scolaire...).
En outre, la question n’est pas seulement de savoir de qui on parle, mais aussi de comprendre les circonstances et les raisons de la venue dans le quartier. C’était d’ailleurs la consigne initiale des entretiens : « Dans quelles circonstances avez-vous quitté votre ancien appartement pour venir habiter ici ? » Il s’agissait d’entretiens semi-directifs, qui n’imposaient donc pas l’ordre dans lequel les thèmes devaient être successivement abordés. Du coup, il est tout à fait intéressant de constater que, en réponse à cette question de départ, les enquêtés embrayent spontanément sur des thèmes très divers. Certains affirment d’entrée de jeu : « J’aurais pu habiter n’importe où. » Quand on fait préciser ce « n’importe où », on s’aperçoit que pour la quasi-totalité des enquêtés, le « n’importe où » renvoie en réalité à un éventail assez restreint de secteurs de l’agglomération lyonnaise formant une sorte de classe d’équivalence qui définit pour tout un chacun son horizon des possibles résidentiels. D’autres enquêtés embrayent au contraire sur le registre professionnel : « Mon mari a été muté à Lyon. Il y avait d’ailleurs ses attaches et moi aussi. Mais on venait de Paris. On a cherché et on a trouvé. » Alors on demande comment ils ont trouvé. C’est là qu’interviennent toutes les logiques de réseaux, de recommandations, de cooptation... Elles affleuraient dans un très grand nombre d’entretiens et il était frappant de voir à quel point elles s’imbriquaient aussi souvent avec la pure et simple régulation des offres et des demandes sur les marchés immobilier ou locatif. Pour les propriétaires, on doit y ajouter bien sûr les transmissions patrimoniales qui avaient leur effet propre sur l’ancrage de générations successives dans l’espace local. Mais pour les locataires également, on voyait assez souvent se succéder dans le même logement des occupants qui avaient non seulement des propriétés sociales comparables, mais parfois aussi des liens avec leurs prédécesseurs, avec quelques-uns de leurs nouveaux voisins ou encore avec le propriétaire bailleur... Les administrateurs d’immeubles (les « régisseurs » dans le vocabulaire lyonnais) étaient partie prenante dans tout ce jeu de relations et d’interactions, en leur double qualité de gestionnaires de copropriété et de responsables du filtrage des candidats à la location. Ils avaient un intérêt professionnel à se conformer aux attentes de leurs mandants, à préserver une « bonne ambiance » au sein des immeubles qu’ils connaissaient bien. Cela les amenait à sélectionner les nouveaux locataires en fonction de critères qui faisaient intervenir bien d’autres considérations que leur seule solvabilité : la nature de leur profession, leur situation familiale, leurs manières de vivre présumées, les éventuelles recommandations dont ils bénéficiaient...
Toutes ces formes d’appariement des personnes et des lieux m’ont beaucoup intéressé. Elles me paraissaient essentielles pour comprendre comment se façonnait le peuplement de ces sites, leur physionomie sociale, la relative reconduction de certains milieux au fil du temps. Et pour prendre aussi la mesure des évolutions qui se dessinaient. En effet, on voyait déjà à cette époque se profiler un durcissement de la logique marchande, en particulier dans les secteurs anciens où elle était jusqu’alors moins dominante. Les effets d’aubaine de la loi de 1948 connaissaient leurs dernières belles années ; les installations d’ascenseurs rendaient peu à peu les derniers étages tout aussi attractifs que les autres ; et les trois sites jouissaient d’une localisation particulièrement propice à la pression de la demande d’acquisition ou de location dans un contexte général de plus grande convoitise pour les centres-villes.
J.-Y. A. : Il y a dans ce que tu dis des éléments que nous retrouverons tout à l’heure, à propos des logiques patrimoniales articulant familles et logements. Cela me semble présent dans Habiter Lyon déjà. Je trouve aussi que ton étude de l’attribution des logements est très riche d’enseignements, y compris pour les travaux très contemporains qui portent sur le cas de l’habitat social. En effet, quand on parle d’attribution des logements, on a plutôt en tête les logements sociaux situés dans des contextes bien particuliers où se pose la question de savoir qui on va faire venir (ou pas) et comment cela peut rendre compliqué l’environnement local. Avec Habiter Lyon, on voit qu’elle se pose dans d’autres types de contextes ; et je trouve que les gens qui travaillent aujourd’hui sur ces questions d’attribution des logements sociaux auraient tout intérêt à relire Habiter Lyon, notamment sur ce registre-là.
Y. G. : À l’époque où Chamboredon et Lemaire publiaient leur célébrissime article, les procédures d’attribution dans le secteur social étaient pour ainsi dire uniformisées à l’échelle nationale. Je simplifie un peu, mais pas tant que ça. Les dossiers de candidature étaient partout traités en fonction d’une grille de critères standardisés qui hiérarchisait les priorités et organisait les files d’attente. Dès lors, on peut dire que le magnifique travail des deux auteurs se fondait certes sur une approche localisée, mais que le phénomène qu’ils étudiaient n’était pas local. Ils auraient sans doute observé des procédures de sélection et donc des mécanismes de peuplement à peu près similaires dans d’autres grands ensembles de la région parisienne ou de l’agglomération lyonnaise. Autrement dit, le cas était exemplaire parce que la partie valait pour le tout. Il en allait différemment dans mes terrains lyonnais car on y observait des phénomènes qui devaient sans doute se retrouver plus ou moins ailleurs, mais avec des variations selon les contextes locaux en raison de compositions sociales différentes, d’autres modes de fonctionnement des réseaux, d’autres enjeux de voisinage, etc. Or, comme tu viens de le rappeler, on peut aujourd’hui en dire autant pour le secteur locatif social. Il est devenu de moins en moins pertinent d’y appliquer une batterie de critères « tout terrain » dès lors que la préservation (ou le rétablissement) de l’équilibrage social et de la bonne cohabitation en est venue au fil du temps à représenter un enjeu majeur pour les organismes HLM. Leurs pratiques d’attribution se sont progressivement décentralisées et diversifiées en fonction des relatives singularités de chaque contexte local.
J.-Y. A. : Toujours à propos d’Habiter Lyon, si on joue sur les mots du titre mais un peu différemment, on a une étude qui nous donne une vision d’habiter Lyon très marquée par la question résidentielle. C’est une acception un peu étroite du terme « habiter » : l’entrée par les populations te conduit certes à ne pas limiter ton regard aux tout petits périmètres où se concentrent les domiciles, mais on reste quand même dans un habiter qui ne va pas très loin au-delà de la résidence. On pourrait concevoir la notion d’habiter en un sens beaucoup plus large. Est-ce que tu as eu l’idée de poursuivre dans cette direction, de t’intéresser à d’autres manières d’habiter la ville, et éventuellement à d’autres types de populations ? Je pense en particulier aux usages des espaces publics qui sont aussi une manière d’habiter la ville. Ou bien y avait-il une bonne division sociale du travail à Lyon entre un spécialiste plutôt des questions résidentielles (Yves Grafmeyer) et un spécialiste plutôt des espaces publics (Isaac Joseph) ? J’espère ne pas fermer la question mais plutôt la poser...
Y. G. : Tu as raison de la poser, y compris dans ces termes. Il n’y avait pas de division du travail explicite ni même tacite. Mais de fait, à partir de notre commune incursion dans l’école de Chicago, les fils conducteurs que nous avons suivis m’ont plutôt tiré du côté des questions de morphologie et de dynamique urbaines, mais avec une présence forte des questions d’habitat et de manières d’habiter ; alors qu’Isaac, déjà très intéressé à l’époque par les formes de la vie sociale à l’état naissant, en est venu de plus en plus à s’orienter vers la question de l’espace public.
C’est effectivement une question très importante que celle de ces espaces de libre accessibilité et de rencontres non programmées, qui font que la ville n’est pas qu’une mosaïque de quartiers et de petits mondes étanches, d’endroits où l’on habite au sens restreint du terme. Mais je me suis toujours tenu à l’écart de ce type d’investigation sur les espaces publics. En partie, c’est vrai, parce qu’Isaac faisait cela très bien : nous en discutions souvent ensemble, et j’avais plaisir à l’écouter ou à le lire. Mais surtout parce que cela requérait une méthode que je ne maîtrisais pas et que je n’ai jamais maîtrisée, à savoir l’observation ethnographique. C’est un autre registre de l’étude des rapports entre espace et société, et aussi des rapports entre les personnes : on se focalise sur des microscènes urbaines, sur des interactions situées, sur des rencontres fugitives, et non sur des relations plus stabilisées, sur des réseaux, sur des échanges interpersonnels au sein de populations caractérisées par des faisceaux de trajectoires, de positions et de pratiques. Pour étudier ce qui se joue dans les espaces publics, il faut un savoir-faire approprié. Or tout simplement je ne savais pas faire ; de plus, cela me paraissait horriblement difficile. J’admirais les collègues ethnologues ou sociologues qui parvenaient à travailler ainsi. Venant de la philosophie, je suis arrivé à la sociologie sans avoir reçu la moindre formation au travail de terrain. J’ai appris sur le tas les techniques du questionnaire et de l’entretien, les traitements quantitatifs, mais je laissais à d’autres l’art de l’observation in situ. Encore une fois, j’ai le sentiment que c’est peut-être la méthode sociologique la plus difficile, parce que c’est la moins standardisée. C’est toujours confortable d’avoir des guides de pratique. Cela m’est arrivé, comme à toi sans doute, d’avoir à assurer des cours de méthodes de recherche. Pour la forme, je consacrais toujours une séance à l’observation ethnographique, mais pas davantage : d’une part je n’y connaissais rien ; d’autre part, je n’étais pas capable (ni même désireux) d’enfermer les étudiants dans des préconisations trop précises. Je me contentais de quelques principes puisés dans les ouvrages fort bien faits de quelques éminents collègues. Au-delà, me semble-t-il, c’est largement une affaire d’expérience. Je me sentais beaucoup plus à l’aise pour exposer la manière de concevoir et d’exploiter des entretiens semi-directifs, et à plus forte raison les techniques bien balisées du questionnaire et de l’analyse statistique.
J.-Y. A. : Effectivement, tu n’utilises pas l’observation ; en revanche, dans Habiter Lyon, tu mobilises de façon croisée des entretiens et le traitement quantitatif de diverses sources (recensements, régie d’immeubles...). Cela me paraît être une caractéristique non seulement d’Habiter Lyon mais aussi de la plupart de tes travaux. Faut-il y voir un héritage de ta fréquentation de l’école de Chicago, où l’on a aussi ce foisonnement de méthodes et de matériaux dans leurs travaux empiriques ?
Y. G. : L’héritage, c’est sûrement l’idée de croiser et de nourrir mutuellement plusieurs approches. Dans le cas de l’école de Chicago, quand on lit l’ensemble c’est bien une impression de « foisonnement » qui prévaut : un récit autobiographique qui prend un volume complet, une immersion dans une population locale ou un milieu, des études de documents administratifs ou judiciaires, le dépouillement de correspondances privées, des enquêtes statistiques, des exploitations de recensements... Il n’était évidemment pas question que je fasse tout cela à la fois. Je me suis centré d’une part sur des données quantitatives, tantôt recueillies par questionnaire (c’est plus intéressant), tantôt déjà présentes sous forme de sources facilement quantifiables comme l’est par exemple un annuaire ; et d’autre part sur des entretiens approfondis semi-directifs à caractère biographique. J’ai toujours bien aimé faire des allers et retours entre les deux : dans la phase d’exploitation des matériaux recueillis, bien sûr, mais déjà entre l’élaboration des questionnaires et celle des grilles d’entretien comme cela a été le cas pour Les Gens de la banque. Les premiers entretiens exploratoires suggèrent quelques bonnes questions à insérer dans la version définitive du questionnaire qui à son tour, une fois passé et analysé, donne des idées pour les autres entretiens. On se retrouve avec quatre cents questionnaires et une quarantaine d’entretiens qui ont été conçus dans leur interaction et qui sont ensuite traités de façon également itérative : les données collectées sur un échantillon de taille raisonnable cadrent et contextualisent ce que dit chaque enquêté ; réciproquement, les propos recueillis par entretien donnent chair et sens à la sécheresse des chiffres. Cela a toujours été ma manière préférée de faire de la sociologie.
J.-Y. A. : Dans cette articulation entre l’entretien et le questionnaire, comment parviens-tu à combiner la singularité de l’entretien avec la régularité du traitement statistique ? Le traitement statistique va amener sur des grands nombres, va mettre en évidence des logiques, des tendances, des régularités, tandis que l’entretien dans sa singularité peut faire voir différemment les choses. Comment tient-on les deux dans le raisonnement sociologique ?
Y. G. : Ce qui est à l’articulation, à la rencontre des deux, c’est la compréhension de processus, de logiques d’action qui peuvent renvoyer à des positions, à des parcours, à des perceptions, à ce que les gens peuvent en dire à la fois dans les entretiens et dans les questionnaires. La différence est que le questionnaire est découpé en items : ou bien c’est une question sur des opinions, sur des représentations, sur des projets ; ou bien c’est une question factuelle. Il faut choisir. Dans les entretiens, ce qui est fascinant – mais qui demande un gros travail par la suite – c’est que les enquêtés en général livrent les deux à la fois. Si on leur demande comment ils sont arrivés dans leur quartier ou comment ils sont entrés à la Société Lyonnaise de Banque, on va voir apparaître à la fois des souvenirs, des faits, des dates, des personnes et en même temps des jugements, des opinions, des regrets, des préférences... Les deux registres sont imbriqués, les données factuelles sont d’emblée fournies avec leur coloration subjective. Chaque interviewé a sa manière à lui de mettre en relation ces différentes dimensions qui, dans le questionnaire, sont au contraire nettement distinguées en préalable à une autre forme de mise en relation, celle des croisements statistiques. Il faut donc circuler entre les deux matériaux, mettre en relation ces deux formes de mises en relation.
Évidemment la tentation est toujours forte – et j’y ai probablement succombé – de privilégier les entretiens ou les extraits d’entretiens que l’on juge les plus significatifs, les « beaux cas » qui pourtant ne représentent en toute rigueur qu’eux-mêmes puisque chaque entretien est singulier. J’avais bien conscience du risque. J’ai essayé de l’éviter en mettant de côté la question de la représentativité et en me concentrant sur ce que pouvait apporter une confrontation méthodique entre d’une part les régularités mises en évidence par le traitement des réponses aux questionnaires et, d’autre part, les associations que les discours recueillis par entretien font apparaître entre des positions, des dispositions, des pratiques, des manières de faire et de dire. Cela implique de traiter dans son intégralité et de façon équitable l’ensemble du corpus. Mais je reconnais bien volontiers que, au moment où il s’agit de présenter les résultats, la sélection de ce qui est cité comporte une part d’arbitraire en faveur des extraits que l’on juge les mieux venus et les plus convaincants.
Cela dit, il n’est pas interdit de faire du quantitatif (du « faux quantitatif », diront certains) sur quelques dizaines d’entretiens. À condition que les typologies soient suffisamment robustes : si par exemple on s’aperçoit que le corpus se partage clairement entre deux grands cas de figure, pourquoi ne pas le dire et en tirer les conséquences ? C’est un type de matériau qui peut même se prêter à un codage systématique de toutes les informations jugées pertinentes, afin d’obtenir une appréciation chiffrée de la manière dont elles s’agencent. C’est ce qui a été fait dans une recherche collective ultérieure avec Catherine Bonvalet, Anne Gotman, Isabelle Bertaux et quelques autres : pour exploiter et comparer une centaine d’entretiens, cela s’est révélé bien utile...
J.-Y. A. : On reviendra sur ce travail avec Anne Gotman, Isabelle Bertaux et Catherine Bonvalet. Pour rester dans la chronologie de ta production, pouvons-nous parler de ton deuxième ouvrage, Quand le Tout-Lyon se compte, qui au passage est préfacé par Maurice Garden ? Est-ce que tu pourrais présenter l’objet de l’ouvrage et, en quelques mots, les principaux résultats de cette étude ?
Quand le Tout-Lyon se compte
Y. G. : L’étude porte sur les 4 000 à 5 000 notices figurant dans les éditions successives d’un annuaire local, le Tout-Lyon, qui paraît régulièrement depuis le début du siècle dernier. Disons pour faire vite que les personnes ainsi rassemblées appartiennent aux couches dominantes de la société lyonnaise, à la bourgeoisie locale. Selon les années, les désignations indigènes qui sont avancées dans la préface des volumes apparaissent quelque peu fluctuantes : la « haute société lyonnaise », ses « personnalités marquantes », les « familles de notre ville »... Le traitement nominatif de cette source a permis de repérer un certain nombre d’évolutions à partir d’une série de coupes transversales, mais aussi de réaliser un suivi longitudinal d’individus et de lignées au fil des éditions.
L’intérêt tout particulier que je trouvais à ce type de matériau est qu’il forme une population socialement préconstruite et, dans une large mesure, autodéfinie. Ce n’est pas moi qui ai construit cette population mais les gens qui sont inscrits dans l’annuaire, en général à leur demande ou plus rarement à l’initiative de l’éditeur de la publication. L’annuaire se nourrit de l’enchevêtrement de multiples réseaux d’interconnaissance dont il contribue d’ailleurs à entretenir la vitalité, puisque telle est bien sa principale raison d’être en tant que source d’informations pour ses utilisateurs. C’est en quelque sorte du social sédimenté, qui devient à son tour l’objet d’usages sociaux. Il donne à voir des généalogies, des familles largement interconnectées, des cercles et clubs de sociabilité mondaine... À tel point que, en partant d’une notice, de proche en proche on peut en venir à tirer les deux tiers ou les trois quarts de l’annuaire. On procède donc au rebours des nombreuses enquêtes où les liens interpersonnels, les sociabilités arrivent comme produits dérivés de l’étude de populations que le chercheur a préalablement définies à partir de critères abstraits tels que la catégorie socioprofessionnelle, le niveau d’instruction, l’âge, le statut familial, etc. Ici au contraire, on travaille sur une source qui enregistre d’emblée l’imbrication de multiples réseaux. C’est tout un monde de sociabilités qui se trouve pour ainsi dire cristallisé dans les pages d’un annuaire qui a justement pour fonction de les entretenir et de les conforter.
En outre, la population ainsi préconstruite présente l’intérêt de se situer au carrefour d’un grand nombre de déterminants, un peu à la manière de ce que le sociologue ou l’historien a en tête quand il parle de bourgeoisie. L’appartenance à la bourgeoisie – en l’occurrence à une bourgeoisie locale – n’est pas affaire uniquement de patrimoine ou de revenus, ni de profession, ni de notoriété personnelle, ni de relations, ni de manières de vivre, ni d’ancienneté de la famille dans la « bonne société » locale. Elle se marque par tout cela à la fois, elle est au croisement de ces différentes propriétés sociales. Or ce croisement, je l’avais sous les yeux ! Et sur quelque 5 000 notices annuelles, on peut faire des statistiques. C’est ce que j’ai fait pour l’essentiel, mis à part quelques entretiens informels qui m’ont été utiles mais que je n’ai pas exploités ni restitués comme des matériaux de recherche à proprement parler. À elle seule, la source était déjà fort riche, et j’ai pensé qu’elle constituait un bon angle d’approche pour un premier essai objectivation de ce milieu local.
J.-Y. A. : Comment t’es venue cette idée d’utiliser cet annuaire-là ? Tu en connaissais l’existence ?
Y. G. : J’en connaissais l’existence, j’en avais eu depuis longtemps quelques exemplaires entre les mains. Au premier abord, je m’étais dit qu’il n’y avait tout de même pas grand-chose sur chaque individu : son nom, une fois sur deux son métier et / ou ses diplômes, le nom de jeune fille de l’épouse, les enfants et leurs conjoints, les décorations, les clubs, l’adresse du domicile, les résidences secondaires... Ce n’était pas énorme. Mais regarder de près ces quelques éléments depuis 1914, pouvoir suivre des gens qui sont parfois présents dans l’annuaire pendant trente ou quarante ans, y retrouver ensuite tout ou partie de leur progéniture, cela pouvait être amusant ! Je me souviens d’en avoir discuté avec Maurice Garden et de lui avoir demandé ce qu’il pensait du Tout-Lyon, en tant qu’historien. Je l’entends encore me répondre : « Une mine, Yves ! Une mine ! » Alors j’ai passé un peu de temps dessus et je me suis pris au jeu. Cela a fini par faire un volet complet de la thèse.
J.-Y. A. : On voit bien là ce que tu évoquais dans les entretiens précédents sur l’intérêt de l’approche historique, des liens entre histoire et sociologie, qui marquent quand même très fortement ce travail. Maintenant, peux-tu nous donner un ou deux résultats marquants de l’ouvrage ?
Y. G. : Le résultat global est que, bien mieux qu’une population fictive qui serait obtenue par la combinaison de quelques variables statistiques (profession, profession du père, revenu, patrimoine, niveau d’instruction...), cette constellation de familles se trouve d’emblée caractérisée par tout un faisceau de propriétés qui, prises ensemble, lui confèrent sa physionomie propre. Par exemple en matière de fécondité. L’aisance matérielle, l’homogamie sociale, la stabilité géographique, l’empreinte de la tradition catholique... sont des facteurs de fécondité bien connus des démographes et historiens, mais qui tendent le plus souvent à être invoqués séparément, en fonction des types de population concernés. Là, ils sont tous réunis, quoique combinés diversement selon les individus. Toujours est-il que le résultat d’ensemble est une fécondité tout à fait exceptionnelle. Du moins jusqu’à la fin des années 1980 : il faudrait voir ce qu’il en est aujourd’hui.
De même, la spécificité de cette population se traduit par le regroupement des domiciles dans quelques secteurs bien précis de l’agglomération lyonnaise. Là encore, les indices mesurant le phénomène atteignent des valeurs exceptionnellement fortes, par comparaison avec celles qui peuvent être calculées sur les catégories professionnelles les plus « ségrégées ». Quand on travaille sur des recensements, on met en évidence des écarts statistiques qui sont parfois très marqués, mais qui sont toujours de l’ordre du plus ou du moins. Par exemple, la part des cadres du secteur privé, des professions libérales ou des chefs d’entreprise est assurément plus faible parmi les habitants de Vaulx-en-Velin que dans le vie arrondissement de Lyon. Mais il y en a tout de même un bon nombre. Or, quand on fait la carte des lieux où habitent ces familles, on n’en trouve pas une seule à Vénissieux ni dans plusieurs autres grandes communes très peuplées de la banlieue Est. Cela peut paraître trivial, mais ce qui est intéressant, c’est cette forme d’hyperconcentration qui, lorsqu’on met le zoom sur des microsecteurs, sur des segments de rue, n’en fait que mieux apparaître la redondance des patronymes et des liens familiaux dans de tout petits espaces de forte proximité. Les données tirées de l’annuaire ne permettent pas de prendre directement la mesure des transmissions patrimoniales, des réseaux sociaux et des affinités électives qui sont à l’œuvre, mais du moins en montrent-elles les effets particulièrement visibles. Au total, la distribution des domiciles apparaît beaucoup plus spécifique que ce que l’on pourrait constater pour n’importe quelle population statistique regroupant les individus ayant en commun une même profession ou situés dans une même tranche de revenus. Ici, la logique du regroupement qui préside à la construction de la population est autre : elle est relationnelle, à la fois dans ses principes, dans ses effets et dans sa justification. Ce qu’elle agrège est très fortement interconnecté, mais se révèle aussi très fortement typé tant au regard de la localisation dans l’espace urbain que du niveau de fécondité.
Le métier exercé par le chef de ménage, quand il est précisé, n’introduit que des différences mineures au sein de cet ensemble. Aux marges d’un milieu massivement engagé dans le monde des affaires ou dans les professions libérales, seuls se distinguent de façon significative les cadres de la fonction publique et les professions intellectuelles ou artistiques, qui sont très minoritaires mais tout de même présents. Encore faut-il ne pas surestimer leur spécificité. Par leur niveau de fécondité (même s’il est un peu moindre), par leur localisation géographique, ils sont plus proches des autres ménages de l’annuaire que de leurs propres catégories socioprofessionnelles de référence. Ils sont cependant moins souvent rattachés, sinon par l’alliance, du moins par la filiation, aux larges réseaux familiaux qui relient de proche en proche la plupart des autres notices.
L’examen des professions permettait donc de repérer quelques éléments de diversité au sein d’une population qui présente une relative unité à bien d’autres égards. Mais ce qui m’intéressait plus encore, c’était de voir comment était régulée cette diversité. Sur quels critères l’éditeur sélectionnait-il les candidats à l’inscription dans l’annuaire ? Comment les intéressés eux-mêmes se présentaient-ils dans leur notice ? Dans un cas comme dans l’autre on voyait à l’œuvre tout un jeu d’équivalences et de substitutions entre des propriétés sociales hétérogènes : la notoriété de la famille, le prestige de la profession, les responsabilités publiques, les titres honorifiques... L’éditeur m’avait expliqué par exemple que certains ne tenaient pas du tout à préciser leur métier, soit parce que celui-ci n’était pas particulièrement reluisant, soit au contraire parce que tout le monde le connaissait sur la place de Lyon. En revanche les plus pénibles, ajoutait-il, étaient les fonctionnaires : si on les avait écoutés, il aurait fallu mettre à chaque fois tous leurs titres, ça l’aurait ruiné... Ils y voyaient apparemment, plus que d’autres, un élément fort de leur identité. Cela valait aussi, plus largement, pour les individus en voie de notabilisation, encore peu liés à ces réseaux locaux (sinon éventuellement par le mariage) et donc davantage désireux de mettre en avant des positions professionnelles qui importent au contraire beaucoup moins dans les familles dont les atouts sociaux reposent sur d’autres éléments.
J.-Y. A. : On a donc là l’étude d’un milieu saisi dans sa continuité, l’analyse des évolutions qu’il a connues sur une période historique longue du point de vue des alliances, des professions, des lieux de résidence... En même temps, l’ouvrage est aussi, comme Habiter Lyon, une contribution à la géographie sociale de Lyon. Il me semble que c’est d’ailleurs également l’un des points sur lequel insiste Maurice Garden dans sa préface...
Y. G. : Effectivement, la localisation si particulière de ces familles est un bon révélateur de la manière dont s’est façonnée au fil du temps la division sociale de l’espace lyonnais. Leur forte concentration géographique montre bien que leurs choix résidentiels ne sont nullement aléatoires, qu’ils ne sont pas « libres » dans la mesure où ils sont commandés par tout un ensemble de jugements de valeur et de préférences socialement constituées. Or ces préférences, quels qu’en soient par ailleurs les déterminants sociologiques, ne sont guère bridées en l’occurrence par des considérations de ressources matérielles. Pour la plupart de ces familles, les choix résidentiels sont contraints socialement, mais pas financièrement. Ils n’en manifestent que mieux les enjeux qui sont propres à ce milieu social et qui marquent fortement de leur empreinte les images et les valeurs immobilières associées à certains lieux. Ils représentent donc à ce titre une composante à part entière de l’histoire qui a modelé la distribution spatiale de l’ensemble des groupes sociaux et, au-delà, la valorisation différentielle des espaces urbains.
Dans l’agglomération lyonnaise, le schéma de localisation de ces familles se caractérise de nos jours par la coexistence de trois pôles d’attraction nettement disjoints, plus disjoints même qu’ils ne l’étaient dans les années de l’entre-deux-guerres : la partie centrale du iie arrondissement, une partie du vie et cinq ou six communes de l’Ouest lyonnais. Comme les calendriers de constitution de ces trois pôles sont décalés, leurs peuplements respectifs portent dans une certaine mesure la marque de cette chronologie. C’est ainsi par exemple que les milieux aristocratiques et les familles d’ancienne bourgeoisie sont un peu plus présents dans le quartier d’Ainay que dans le vie arrondissement ou dans les communes de la banlieue Ouest. Mais ces différences ont tendu à s’estomper, et elles doivent d’ailleurs être relativisées par d’autres critères comme la position des ménages dans le cycle de vie. L’opposition classique entre les deux pôles centraux (les gens d’Ainay / les gens des Brotteaux), jadis popularisée par le Calixte de Jean Dufourt8, semble conserver quelque faveur dans l’imaginaire collectif ; mais elle ne résiste guère à l’examen des mobilités individuelles, des trajectoires intergénérationnelles et des alliances matrimoniales. L’image qui se dégage est plutôt celle d’une assez forte circulation entre un nombre toujours aussi restreint de lieux d’élection, ce qui témoigne plutôt de la relative homogénéisation de ce milieu local, ou du moins de l’effacement de clivages internes jadis plus fortement inscrits dans l’espace urbain. Il serait intéressant (mais je ne le ferai pas !) de refaire l’étude vingt ans après, de voir ce que donne l’émergence d’autres points d’ancrage plus récents – peut-être par exemple une petite reconquête du Vieux-Lyon ?
J.-Y. A. : On voyait tout à l’heure que les microsecteurs d’Habiter Lyon n’étaient pas les beaux quartiers des Pinçon-Charlot ; le Tout-Lyon, en tant qu’ouvrage, n’est pas non plus complètement la même chose que leur livre sur Les Beaux Quartiers. Malgré tout, il y a des proximités entre les deux ouvrages, qui traitent en partie de la question de la bourgeoisie. Est-ce que tu as eu un retour de la part de ces deux grands spécialistes de la sociologie de la bourgeoisie que sont Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot ?
Y. G. : Pas par écrit, autant que je me souvienne. Je leur avais envoyé Habiter Lyon, ils l’ont lu, ils m’ont adressé un mot de remerciement. En ce qui concerne le Tout-Lyon, j’ai eu l’occasion d’en discuter de vive voix avec Monique Pinçon-Charlot. Elle m’a dit que c’était vraiment très intéressant mais quand même un peu aride à son goût, puisque très centré sur des traitements statistiques. J’en ai convenu bien volontiers, tout en lui précisant que j’avais adopté ce parti de m’en tenir à l’exploitation de l’annuaire, mis à part quelques entretiens informels. Dans mon esprit, c’était une première étape pour aller vers quelque chose qui ressemblerait davantage au travail sociologique qu’ils ont réalisé dans Les Beaux Quartiers. C’est un livre que j’aime bien et dans lequel, pour le coup, on voit les gens, leur manière d’habiter, de cohabiter, d’éduquer leurs enfants, on voit leurs modes de présence dans le quartier, toutes les formes d’appropriation qui en font un quartier ressource... J’avais envie de réaliser une enquête du même genre sur des terrains lyonnais, et aussi de croiser ma source initiale avec d’autres : les bulletins individuels des recensements qui étaient encore accessibles à l’époque, quelques archives familiales, voire – si c’était possible – des données nominatives sur les patrimoines et les successions... Finalement, je n’ai rien fait de tout cela et je le regrette un peu car, au départ, je ne visais même pas un bouquin, mais seulement le repérage préliminaire d’un milieu local à travers une source intéressante, étudiée pour elle-même ; sans connexion avec d’autres voies d’investigation.
J.-Y. A. : C’est pour cela d’ailleurs, me semble-t-il, que dans ta thèse ce livre constitue la première partie. C’est un élément de cadrage.
Y. G. : Oui, c’est un élément de cadrage, y compris de la géographie sociale lyonnaise comme tu l’as rappelé tout à l’heure.
J.-Y. A. : Passons maintenant à la troisième étude qui compose ta thèse et donc à l’ouvrage Les Gens de la banque. Est-ce que tu pourrais présenter brièvement cet ouvrage, dire ce que tu as cherché à y étudier et en rappeler quelques résultats ?
Les Gens de la banque
Y. G. : Dans le cas de ce troisième livre, le critère utilisé pour identifier la population est encore différent, puisqu’il se fonde cette fois sur l’appartenance à une même entreprise, la Société Lyonnaise de Banque, qui a été intégrée depuis au groupe CIC. C’était une banque dont le réseau d’agences couvrait à l’époque le quart sud-est de la France, mais je me suis centré sur les salariés qui travaillaient dans la région lyonnaise au moment de l’enquête, afin d’assurer un minimum de comparabilité pour toutes les analyses portant sur le lieu et le type de résidence. Mais, bien sûr, l’examen rétrospectif des biographies individuelles et des parcours professionnels a conduit à déborder de ce cadre géographique. Le traitement des questionnaires a été systématiquement combiné avec l’exploitation d’entretiens approfondis conduits auprès d’individus choisis dans la même population de référence.
J.-Y. A. : Conduits par ton épouse, n’est-ce pas ?
Y. G. : Oui, c’est exact. J’ai réalisé quelques entretiens, mais c’est Danielle qui a fait passer tous les autres. Mon souci était de prendre en compte aussi complètement que possible les caractéristiques des personnes (origines sociales et géographiques, sexe, âge, formation, parcours professionnel antérieur...), en étant attentif à la façon dont ces éléments intervenaient dans les comportements au travail, dans les interactions avec les collègues, dans le déroulement des carrières, dans l’image que tout un chacun pouvait avoir de son métier, de lui-même, de l’activité bancaire... L’idée était en somme de ne pas s’en tenir au face à face entre l’acteur et le système, entre une organisation et des salariés définis de façon limitative par les positions qu’ils y occupent, par les rôles qu’elle leur assigne. Le collectif de travail est certes fortement structuré par une répartition des tâches, par un organigramme, par tout un ensemble de règles qui cadrent aussi bien l’exercice quotidien du métier que les changements de postes et les évolutions de carrière. Mais c’est aussi un milieu humain fait d’hommes et de femmes susceptibles d’une description sociologique plus large, étendue à d’autres dimensions de leurs existences, y compris pour mieux comprendre le fonctionnement du système de travail lui-même.
J.-Y. A. : On retrouve bien effectivement dans ce livre l’idée de saisir les pratiques et les représentations de ces personnes au carrefour de deux ordres de déterminants : d’une part les ressources héritées de la socialisation primaire et en même temps les parcours accomplis au sein de ce système de travail fortement différencié, au sein de ce milieu qui est marqué par une « culture » tout en étant constitué d’interactions entre des gens qui ont des projets divers...
Y. G. : Tout à fait. Le secteur bancaire me paraissait particulièrement propice à cette exploration pour diverses raisons.
Le personnel des banques était – du moins à l’époque – très composite du point de vue des origines sociales, des bagages scolaires, des provenances géographiques. C’étaient donc des personnes aux propriétés sociales très hétérogènes qui se trouvaient ainsi placées en situation non seulement de simple coprésence comme peuvent l’être les habitants d’un quartier ou d’un immeuble, mais de forte interconnexion du fait de leur participation à un même collectif de travail.
La population bancaire présentait également l’intérêt d’être assez stable dans la même entreprise tout en y connaissant une mobilité interne parfois très forte, du moins pour certaines catégories de personnels : en effet, comme les métiers de la banque subissaient en ces années-là de profondes transformations, beaucoup de salariés étaient pressés de se reconvertir, d’acquérir de nouvelles compétences, de changer d’affectation ; en outre, comme il s’agissait d’une entreprise en réseau avec plusieurs succursales et des centaines d’agences réparties sur un large territoire, la mobilité professionnelle interne avait souvent des implications en matière de mobilité géographique, et réciproquement.
J.-Y. A. : Et l’on retrouve bien encore la question de la mobilité, qui est dans le titre de ta thèse et qui est vraiment très présente ici, avec cette approche qui croise mobilités professionnelle, résidentielle, sociale...
Y. G. : Oui, cela a constitué tout un volet de mon travail. Le terrain se prêtait bien au repérage des interférences entre ces différentes formes de mobilité. Déjà à partir des questionnaires, qui livraient des éléments factuels sur les parcours des salariés et sur ce qu’ils en pensaient. Mais surtout grâce aux entretiens, irremplaçables pour comprendre comment telle personne dans telle situation précise était amenée à opérer des arbitrages, des choix, des conciliations, des compromis où ses intérêts professionnels étaient mis en balance avec d’autres enjeux, par exemple d’ordre familial ou résidentiel. On pouvait même dans certains cas aller jusqu’à parler d’enjeux de mobilité sociale, fort bien identifiés comme tels par les intéressés, lorsque la mutation qui leur était proposée leur ouvrait la perspective d’un important changement de position au sein de l’entreprise.
C’était particulièrement manifeste chez les commerciaux du réseau, dont beaucoup n’avaient que le certificat d’études primaires ou le BEPC lors de leur recrutement. Pour « se faire reconnaître », il y avait les cours du soir, mais surtout l’obligation d’être mobiles, d’accepter de changer régulièrement d’agence et donc bien souvent, du même coup, de lieu de vie. Le consentement à cette mobilité géographique pouvait se convertir au fil du temps en aptitude présumée à la mobilité et donc en véritable ressource spécifique, apparaissant comme telle dans les notations. Cela devenait une sorte de substitut à un bagage scolaire inexistant. Plus que la marque d’une fidélité à l’entreprise, c’était une ressource à part entière, qui était tout à la fois invoquée par le salarié et prise en compte par l’employeur dans la négociation des postes ultérieurs.
À l’inverse, on voyait aussi comment, pour d’autres agents – ou pour les mêmes dans une phase plus tardive de leur carrière – une nouvelle mobilité, cette fois-ci fonctionnelle, permettait de poser son sac. En l’absence de diplômes, il avait fallu beaucoup bouger pendant des années pour faire ses preuves, malgré les difficultés qui en résultaient pour l’emploi du conjoint ou pour les enfants allant d’école en école. C’était bien dans l’espoir de mettre fin à ces pérégrinations, et pas seulement pour bénéficier de nouvelles promotions, que certains s’engageaient à un moment donné dans un cycle de formation en commerce international, en conseil aux petites entreprises ou encore en traitement du contentieux. Acquérir une spécialisation reconnue et recherchée permettait à l’ancien agent issu du rang de se stabiliser enfin au siège social ou dans une succursale de son choix. Les propos recueillis par entretien montraient clairement à quel point cette nouvelle mobilité fonctionnelle, professionnelle, était animée dans bien des cas par un désir d’immobilisation résidentielle.
J.-Y. A. : Le point central de l’ouvrage est qu’il articule l’approche des trajectoires individuelles avec l’approche d’un milieu professionnel. Tu as insisté il y a un instant sur ce milieu en tant qu’ensemble structuré. Mais un point que j’avais trouvé très intéressant à la lecture de l’ouvrage, c’est que ce milieu est porteur d’une culture qui joue dans le destin des individus. C’est aussi un lieu d’interactions qui jouent également sur leurs trajectoires.
Y. G. : Cela joue dans les deux sens. Ce qui se passe dans le milieu de travail façonne les gens jusqu’à un certain point, les socialise, les acculture. J’étais loin d’être pionnier sur ce sujet. Dans l’introduction du livre, je rends l’hommage qu’il mérite à l’ouvrage majeur de Renaud Sainsaulieu, L’Identité au travail9, qui, sur d’autres milieux professionnels, avait très bien analysé cela. J’ai repris à mon compte cette dimension de l’acculturation professionnelle. Il est vrai toutefois que la connexion dans le sens inverse était beaucoup moins explorée à l’époque, et c’est donc plutôt là-dessus que j’ai mis l’accent : comprendre les gens dans leur milieu de travail à partir de ce qu’ils sont par ailleurs. Mais bien sûr que l’acculturation joue, au même titre que les interactions quotidiennes entre collègues qui peuvent d’ailleurs en être imprégnées et contribuer à la conforter. Il y a par exemple dans la banque toute une culture propre au réseau commercial, étrangère à ceux qui ont fait l’essentiel de leur carrière au siège social ou dans le service de traitement des chèques. Être passé d’agence en agence, avoir gravi les échelons en ayant commencé par tirer des sonnettes, en s’étant fait aboyer dessus par les chiens en allant vendre des plans d’épargne logement dans les campagnes... : les entretiens regorgent d’épisodes mémorables de ce genre, parfois mal vécus, mais tenus par les intéressés pour formateurs d’une compétence professionnelle et, plus largement, de qualités humaines. À la faveur des mobilités, cette culture du réseau continue d’imprégner les manières d’être au travail et les manières d’être tout court, y compris chez ceux qui ont quitté le monde des agences pour celui des services centraux. Elle demeure une référence forte, même pour les anciens commerciaux ayant accédé à des fonctions dirigeantes.
Sur ce sujet comme sur d’autres déjà évoqués, ce qui ressortait bien des entretiens trouvait un écho et même une forme de validation à plus grande échelle dans les réponses au questionnaire. Beaucoup de questions se sont révélées très clivantes. Par exemple : « Qu’est-ce qui vous paraît le plus proche de votre métier ? Ingénieur, commerçant, vendeur, comptable, technicien, fonctionnaire... ? » ; « Pour vous la banque est-elle plutôt une administration ? un commerce ? une industrie ? » ; « Qu’est-ce qui est le plus important pour obtenir de l’avancement ? » ; « Quels sont les avantages de votre métier ? » ; « Quels en sont les inconvénients ? », etc. En recoupant les informations suscitées par une dizaine de questions de ce genre, en procédant par triangulation pour obtenir une vue d’ensemble, on voit bien que le profil de la personne joue beaucoup plus que le poste qu’elle occupe au moment où elle est interrogée. Les gens donnent des réponses qui diffèrent dans une certaine mesure en fonction de leur position ici et maintenant, du contexte de travail (services centraux, petites agences...), mais plus encore de leur parcours antérieur au sein de l’entreprise. Ces parcours eux-mêmes ne sont pas sans liens avec les origines sociales et géographiques, les niveaux de formation, etc. Toutes ces dimensions sont plus ou moins imbriquées ; mais l’analyse des données montre que certaines sont plus discriminantes que d’autres. Tel est notamment le cas des trajectoires professionnelles, qui ont été au principe de formes d’acculturation relativement plurielles en dépit d’une commune appartenance au monde de la banque. C’est bien tout cela que j’ai eu plaisir à regarder, au-delà des mots d’ordre managériaux sur la « culture d’entreprise », sur la Société Lyonnaise de Banque comme « grande famille », que les enquêtés étaient les premiers à accueillir avec scepticisme ! Mais il y avait bien une acculturation au sens plus sociologique du terme.
J.-Y. A. : On peut tout à fait lire aussi l’ouvrage comme un ensemble d’analyses méticuleuses et précises de rapports au travail et d’identités professionnelles, ce qui le rapproche du champ des recherches en sociologie du travail. Quelle réception Les Gens de la banque ont eue d’abord du côté de tes collègues du GLYSI et plus largement dans le champ de la sociologie du travail ?
Y. G. : Dans le champ plus large de la sociologie du travail, à dire vrai je n’en sais rien. Comme ce n’est pas une sous-discipline dans laquelle j’étais inscrit, j’ignore si le retentissement a été important et je n’étais guère en état de le mesurer. En tout cas, le livre s’est plutôt bien vendu, des collègues spécialistes du domaine m’ont dit l’avoir trouvé très intéressant, un certain nombre d’autres que je ne connaissais pas personnellement l’ont cité dans leurs publications ou en ont rendu compte10. Cela peut laisser penser qu’il a été perçu comme apportant sa contribution à l’analyse des milieux professionnels.
En ce qui concerne mes plus proches voisins du GLYSI, c’est un peu différent. Ils m’ont invité à présenter l’ouvrage dans leur séminaire. Le souvenir que j’en ai, c’est que pendant la discussion et plus encore dans divers échanges ultérieurs de porte à porte, il avait bien intéressé un certain nombre de membres du laboratoire, de jeunes doctorants, de collègues campant un peu aux marges du GLYSI ou liés au GLYSI sans en être vraiment... Je pense par exemple à Jacques Magaud qui connaissait déjà mon travail et m’avait dit tout le bien qu’il en pensait. En revanche, au cours de cette séance j’ai quand même été gentiment titillé par les collègues occupant la place la plus centrale dans la ligne pure et dure de la sociologie des organisations, ligne dont justement je voulais m’écarter. Je considérais que c’était certes une abstraction légitime que de rendre compte des conduites au travail à partir de la position dans l’organisation, c’est une littérature que je connaissais bien (j’avais quand même lu Crozier de près !), mais ce n’était pas du tout cela que je voulais faire. Je me souviens même qu’un des membres du laboratoire, professeur à Lyon 2, avait dit en substance : « Au fond, c’est un travail de sociologie urbaine. Il y est question de mobilité résidentielle, d’origines sociales, de diverses considérations extra-professionnelles ; ce n’est pas une recherche centrée comme le sont les nôtres sur les relations de travail au sein d’un système défini avant tout par ses objectifs et par ses règles. » C’était un petit peu un dialogue de sourds...
J.-Y. A. : Peut-être une dernière question sur l’ensemble de ces trois ouvrages : on a commencé par Habiter Lyon, qui était centré sur un milieu résidentiel, on vient de terminer avec Les Gens de la banque, où l’on étudie un milieu professionnel. Si on met en confrontation ces deux ouvrages et donc ces deux milieux, des points communs ou des différences peuvent-ils s’en dégager ?
Y. G. : La notion de milieu est commode. On peut essayer de l’expliciter, mais ce n’est pas un concept bien bouclé comme celui de classe sociale par exemple. À l’évidence, ce que je voulais étudier sous cette étiquette se présentait quand même de manière assez différente selon qu’il s’agissait d’un milieu professionnel, d’un milieu repéré à partir d’un annuaire de familles établies dans une grande ville de province, ou de ce qui faisait un tout petit peu milieu chez des gens assez différents les uns des autres qui n’avaient en commun que de vivre dans le même quartier à un moment donné. On ne regarde pas les choses de la même manière. L’entrée était à chaque fois différente. Pour schématiser, dans le cas du Tout-Lyon, j’entre par des familles interconnectées ; dans le cas d’Habiter Lyon, j’entre par le lieu de résidence ; et dans le cas de la banque, je prends une entreprise. Donc ce qui rassemble les gens, ce qui peut faire aussi qu’à certains égards ils se ressemblent, n’est évidemment pas du même ordre. Ensuite je procède à nouveau par abstraction. Comme je ne veux pas m’enfermer dans le critère qui a été retenu pour cerner la population, je le mets en rapport avec les deux autres, mais en privilégiant le triangle famille-travail-résidence au détriment de bien d’autres dimensions de la vie sociale qui auraient aussi leur pertinence. Naturellement, compte tenu de la façon dont la population a été choisie, il y a chaque fois une dimension qui occupe le devant de la scène.
Maintenant si tu me demandes de comparer les deux (pour s’en tenir à Habiter Lyon et Les Gens de la banque), ce qui « fait milieu » n’est pas du même ordre. Dans le second cas, il va de soi que c’est l’appartenance à une même entreprise qui est l’élément structurant, le principe générateur d’interactions et parfois de liens interpersonnels entre des individus qui sont par ailleurs très divers au regard de leurs origines et de leurs appartenances sociales, car ces dernières couvrent tout l’éventail allant du monde des employés ou des petits commerçants jusqu’à celui de quelques familles de la grande bourgeoisie bien représentées dans l’annuaire du Tout-Lyon. On trouve un écho à cette diversité dans la distribution des fonctions exercées au sein de l’entreprise, mais aussi entre des personnes y occupant une même fonction. Par exemple, certains fondés de pouvoir sont encore, au moment de l’enquête, d’anciens commerciaux d’origine modeste dépourvus de tout diplôme, tandis que d’autres appartiennent à une nouvelle génération de cadres le plus souvent recrutés à leur sortie de HEC, de Sciences Po Lyon ou d’autres formations supérieures. Les personnels de l’entreprise constituent un agencement original de milieux sociaux, mais aussi un milieu qui tire sa consistance propre des relations de travail qu’il instaure et des effets qu’il produit sur les destins individuels.
À l’intérieur des petits espaces résidentiels d’Habiter Lyon, l’éventail des positions sociales n’est pas le même. Et il est sensiblement plus restreint, surtout lorsqu’on relativise les professions exercées par d’autres propriétés sociales des personnes, de leurs parcours et de leur environnement familial. Pour autant, les gens ainsi réunis n’ont sans doute pas grand-chose en commun, au-delà des circonstances qui ont présidé à leur arrivée dans ce quartier précis, puis de leur façon de s’y ajuster et de cohabiter avec leurs voisins. On reste malgré tout dans ce que j’appelais tout à l’heure « l’incidence rasante » (et voulue comme telle). L’objectif est de mettre le projecteur sur les raisons et les effets de la coprésence dans le même petit quartier ou le même immeuble. C’est en soi une dimension de l’expérience citadine, mais qui n’est pas forcément très importante : en particulier dans ces secteurs résidentiels où les sociabilités locales sont résiduelles, virtuelles, en pointillés. Quand il arrive aux enquêtés de les invoquer, le plus souvent pour en chanter les louanges, il faut surtout y voir une manière d’exprimer un rapport enchanté au quartier : « C’est un vrai village », « Ici tout le monde se connaît », « Il y a beaucoup de vie locale »... Mais en réalité, on ne la voit jamais cette vie-là ! Il n’y a pas grand-chose derrière les proclamations au-delà de l’idée que cette vie locale doit sûrement exister, que le quartier s’y prête, que les autres sont sympas. Dans les murs de la banque, c’est autre chose : d’abord les autres ne sont pas forcément sympas, et puis on travaille avec eux toute la journée. Les interactions sont structurées par le système de travail, on n’est plus du tout dans la question de la simple coprésence...
Il en résulte une autre différence entre les deux approches, quand on suit les fils qui relient les enquêtés à d’autres personnes situées hors du contexte résidentiel ou professionnel qui a été retenu comme critère initial de sélection. Dans le cas d’Habiter Lyon, les entretiens font apparaître des constellations familiales qui parfois se recoupent, des réseaux d’interconnaissances plus ou moins ancrés dans l’espace local, dans sa périphérie immédiate ou du moins dans des quartiers comparables de la ville de Lyon. Il en va différemment dans le cas de la banque. En partie parce que l’enquête accordait une place prépondérante à l’expérience professionnelle des individus, à leurs relations de travail, à leurs parcours personnels dans l’entreprise. Ils parlaient donc plutôt d’eux-mêmes et de leurs collègues. Mais aussi parce que les informations recueillies par les questionnaires et par les entretiens au-delà du monde du travail renvoyaient à des attaches familiales et relationnelles extrêmement diversifiées, tant par leur configuration que par leur inscription territoriale. Certes, une minorité significative de parents ou de beaux-parents travaillaient ou avaient travaillé eux-mêmes dans le secteur bancaire ; et la surreprésentation était encore plus forte pour les conjoints, puisque près du quart d’entre eux étaient en poste à la Lyonnaise de Banque ou dans une autre banque. On ne peut cependant plus guère parler de milieu à partir du moment où l’on porte son regard en dehors des murs de l’entreprise. En revanche, dans le cas d’Habiter Lyon, quand on tire les fils de la parentèle et des réseaux relationnels, on observe bien des éléments de consistance au-delà du seul fait d’habiter ici et maintenant dans les petits périmètres circonscrits par l’enquête.
J.-Y. A. : Tu as bien explicité ce qui différenciait ces deux milieux résidentiel et professionnel. Mais qu’est-ce qui les différencie en matière d’effets ? Durkheim, pour reprendre notre rapprochement initial, parle de milieu mais plus précisément d’effets de milieu. Qu’est-ce qui différencie éventuellement ce milieu résidentiel et ce milieu professionnel en matière d’effets sur l’action des individus et leur trajectoire ?
Y. G. : Les raisons qui ont présidé au fait d’habiter ici plutôt que là, les manières d’y vivre, le regard qu’on porte sur ses voisins, la nature et la localisation des activités hors du logement... : tout cela dépend très largement de l’ensemble des expériences socialisatrices antérieures. Le lieu de résidence n’y est pour rien, ou en tout cas pour pas grand-chose. J’ai donc essayé d’isoler presque à l’état expérimental les quelques éléments, liés très étroitement au contexte à la fois matériel et juridique de chaque microsecteur, qui me paraissaient susceptibles de produire des effets spécifiques sur des populations par ailleurs objectivement très comparables d’un site à l’autre. Je pense l’avoir montré sur l’exemple que j’évoquais tout à l’heure des différences à la fois de cadre bâti et de structure de la propriété.
On peut néanmoins supposer que ces effets bien réels, très palpables, sont aussi des effets contingents. Ils sont induits par les dispositifs matériels et juridiques dans lesquels les gens sont pris, ce qui laisse penser qu’ils ne leur survivent pas. Prenons le cas d’un ménage qui réside dans un immeuble ancien où le statut juridique d’occupation n’a guère d’importance aux yeux des habitants parce qu’il est très peu corrélé à leurs caractéristiques sociodémographiques, un immeuble où la relative diversité du voisinage est tout à la fois rendue visible et minorée en raison de son inscription dans un jeu compliqué de petites niches écologiques faisant que chacun est en quelque sorte à sa place. Si ce même ménage s’installe ensuite dans un immeuble récent de huit étages où les seuls éléments de repérage sont les différences entre locataires et propriétaires qui recouvrent les différences jeunes / vieux, mobiles / pas mobiles, petits logements / grands logements, il va très probablement se couler dans ce nouveau moule. En l’occurrence, il n’y a pas d’effet socialisateur durable.
Il en va autrement pour le milieu de travail. L’acculturation des individus par la vie professionnelle produit des effets durables non seulement sur les conditions d’exercice du métier mais aussi sur d’autres aspects de l’existence. Dans le cas des « gens de la banque », cela se voyait même à titre anecdotique dans leur façon de s’exprimer : « j’ai fait un bon investissement », « j’ai du crédit auprès de mon employeur », « il a fallu négocier avec ma femme, faire un compromis, la convaincre de renoncer à son emploi parce que c’était plus avantageux qu’on accepte ce nouveau poste qui me permettait d’être sous-directeur de succursale »... : autant de tics de langage qui portent l’empreinte de l’accoutumance au calcul rationnel – même s’ils s’imbriquent en fait dans les discours avec des registres lexicaux qui relèvent d’autres considérations.
Sociologie urbaine
J.-Y. A. : Je te propose que l’on poursuive ce parcours dans ton œuvre sociologique en abordant un autre ouvrage important, Sociologie urbaine paru en 1994, c’est-à-dire plus de vingt ans après un autre fameux Sociologie urbaine, celui de Raymond Ledrut11. Pourrais-tu évoquer un peu la genèse de cet ouvrage ? Était-ce une commande ? Un projet qui venait de toi ?
Y. G. : C’était une commande de François de Singly, qui était chez Nathan le directeur de la collection 128 pour les sciences sociales. Je le connaissais bien à l’époque déjà ; il souhaitait un Sociologie urbaine dans sa collection et il m’avait demandé de m’en charger.
J.-Y. A. : Est-ce que tu peux présenter en quelques mots le contenu de l’ouvrage et, du même coup, ta conception de la sociologie urbaine ? Parce qu’il y a différents manuels de sociologie urbaine...
Y. G. : Oui, en effet. D’ailleurs les définitions qu’on en donne sont sans doute plus variables que pour d’autres champs de notre discipline, par exemple la sociologie des religions ou la sociologie des organisations. Il est tout à fait possible de traiter la sociologie urbaine comme une sous-discipline particulière, surtout quand on la restreint à des questions telles que l’habitat, le voisinage, les mobilités résidentielles, la fréquentation des espaces de la ville, les interventions publiques et privées sur les espaces urbains... Mais j’ai préféré partir d’une définition différente. Dès l’introduction du livre, je la présente comme l’étude de la dimension proprement urbaine des différents aspects de la vie sociale.
Dans nos sociétés qui sont très largement urbanisées, bien au-delà des limites géographiques des villes et même de leurs périphéries, une telle définition pourrait sembler impérialiste... Mais il n’en est rien. La sociologie urbaine ainsi entendue n’est évidemment pas l’étude de tout ce qu’il se passe en ville ; elle se centre plus spécifiquement sur la manière dont les différentes activités sociales se combinent, s’agencent, interagissent dans ce milieu (à la fois matériel et humain) qu’elles contribuent à modeler. Telle est en tout cas ma façon de concevoir la sociologie urbaine.
J.-Y. A. : L’ouvrage se présente comme un manuel, mais c’est beaucoup plus qu’un manuel...
Y. G. : C’est aux lecteurs de le dire ! Il a bien un statut de manuel dans la mesure où cette collection se présentait (et se présente sans doute toujours avec ses nouveaux avatars chez Colin puis chez Dunod) comme destinée en particulier aux étudiants de premier cycle. On est donc typiquement dans le cadre d’un manuel. Mais quand on fait ce genre d’ouvrage, on essaie d’être dense, d’y mettre le meilleur de soi-même, d’y concentrer l’essentiel de ce qu’on a retiré de l’étude du sujet. On peut donc imaginer que des collègues qui me font l’honneur de me citer y ont trouvé leur miel : tant mieux !
J.-Y. A. : Parmi ces collègues, il y a Jean-Michel Berthelot qui, dans son ouvrage Les Vertus de l’incertitude12, prend l’exemple de Sociologie urbaine pour exposer en quoi, d’un point de vue analytique, la sociologie est une discipline. Est-ce que cela t’a surpris de voir apparaître ton Sociologie urbaine dans cet ouvrage de Jean-Michel Berthelot comme un exemple de construction d’un point de vue analytique et disciplinaire ?
Y. G. : Effectivement, j’ai été heureux (et agréablement surpris) que Jean-Michel Berthelot accorde une telle place – dans un ouvrage d’épistémologie et non des moindres – à ce qui n’est malgré tout qu’un petit ouvrage de synthèse. Jean-Michel Berthelot défend dans son livre l’idée que le pluralisme des approches, des paradigmes, et les incertitudes qui en découlent représentent non pas un écueil mais un atout pour le développement des sciences sociales. Il se trouve qu’il en voyait une illustration exemplaire dans la manière dont j’avais thématisé la question urbaine dans mes cent vingt-huit pages.
J.-Y. A. : Plus largement, quel accueil ton ouvrage a-t-il eu auprès de tes proches collègues et des autres sociologues, urbains ou non ?
Y. G. : Comme pour tout ouvrage qui paraît, on l’envoie déjà à un certain nombre de personnes. Il devait bien y avoir une forte majorité d’entre elles qui n’étaient pas spécifiquement des sociologues urbains, mais que je connaissais personnellement ou à qui j’avais envie de faire lire le livre. La plupart des destinataires se sont manifestés ; il y a donc eu ce type de retour. Et il y a eu par ailleurs, en termes plus académiques, les comptes rendus habituels dans différentes revues. Il me semble que tous ces retours ont été positifs, élogieux. Il n’y a pas eu de descente en flammes, mais il faut dire que c’est assez rare dans ce genre de rituel... Deux petites remarques me reviennent en mémoire, qui m’ont fait bien plaisir. Jean-Claude Passeron (encore quelqu’un qui a fait dans l’épistémologie !) m’avait adressé un mot de remerciement en me disant qu’à ses yeux c’était « un “précis” au sens fort du terme ». Et Alain Tarrius, dans un compte rendu13, y voyait « une sociologie générale appliquée au fait urbain ». Cela rejoint ce que je disais à l’instant pour définir la sociologie urbaine, et j’ai trouvé que la formule était bien venue. Toujours dans le même compte rendu, Tarrius écrivait que cet ouvrage manifestait aussi l’existence d’une « école lyonnaise de sociologie » – ou « de sociologie urbaine », je ne me rappelle plus exactement. Et le fait que je ne me souvienne pas est symptomatique. En effet, j’avais cité les travaux d’un certain nombre de collègues du département de sociologie (dont tes travaux bien sûr) mais, s’il avait fallu mettre des étiquettes sur ces collègues, tous ne seraient pas nécessairement reconnus dans le champ urbain. Il y avait aussi des spécialistes de l’école, de la famille, des gens qui travaillaient sur les interactions dans l’espace public, sur la jeunesse, sur l’immigration... mais qui en effet intégraient la dimension urbaine d’une manière ou d’une autre.
J.-Y. A. : Il me semble que l’une des difficultés de ce genre d’ouvrage est qu’on est limité en pages et donc aussi en références et en citations. Cela renvoie donc aussi à la question de l’accueil : il y a ceux qui sont dedans et ceux qui n’y sont pas. Est-ce qu’il y a eu justement des gens qui t’ont réservé un accueil moins agréable du fait même qu’ils n’y étaient pas ?
Y. G. : C’est l’une des difficultés, bien sûr. J’avais pris toutes les précautions dans l’introduction en disant que je m’en tiendrais pour l’essentiel au cas français hormis quelques références à de grands classiques étrangers ; que je me limiterais à la période contemporaine ; et que les travaux mentionnés devaient bien évidemment être considérés comme autant d’exemples significatifs sélectionnés avec « une grande part d’arbitraire » au détriment de bien d’autres possibles. J’imagine qu’il y a dû y avoir malgré tout quelques petites frustrations, mais personne dans mon souvenir ne m’a demandé pourquoi je ne l’avais pas cité...
À dire vrai – mais là c’est une phase ultérieure où tu as été mon complice puisque tu as été associé aux éditions suivantes –, le plus difficile n’est peut-être pas de choisir ; c’est, quand on réédite et que l’on a toujours cent vingt-huit pages, d’éliminer si l’on veut mettre à jour. Il faut bien se résigner à réduire ou supprimer quelques anciens exemples pour faire une place à des publications plus récentes. C’est un exercice stimulant, qui va au-delà de la simple contraction de texte, mais qui est vraiment très délicat. C’est probablement, rapporté au nombre de pages, celui de mes livres qui m’a demandé le plus de travail. Quand il s’agit de présenter une recherche en vraie grandeur et que l’on dispose de deux cent cinquante pages, on prend le temps de camper le contexte, de se situer par rapport à ce qui a été écrit dans le domaine, d’aller au fond des choses dans l’analyse des matériaux. Là c’est impossible, et ce n’est d’ailleurs pas l’objectif. À la fois le domaine est immense et l’espace est tout petit : il faut faire avec. D’où le côté plaisant de la formule de Passeron : c’est un « précis ». J’ai essayé de travailler au laser, d’être aussi contracté et sobre que possible.
J.-Y. A. : Cet ouvrage a fait l’objet de traductions, au moins en anglais il me semble...
Y. G. : En anglais, je ne crois pas, sous toute réserve parce que les éditeurs ne préviennent pas toujours leurs auteurs. En tout cas en portugais, en italien et en chinois. Mais par exemple, pour l’édition en chinois jamais Nathan ne m’a prévenu. Un beau jour Laurence Roulleau-Berger qui revenait de Shanghai me dit « Tiens, Yves, regarde ce que je t’ai rapporté ! » J’ai trouvé que c’était un peu cavalier de la part de l’éditeur, d’autant plus que j’aurais sans doute adapté un peu le texte, sans bien sûr être en mesure de vérifier ensuite la qualité de la traduction... Mais enfin, cela m’a tout de même bien plu de voir que j’étais publié en chinois.
J.-Y. A. : Est-ce que ces traductions ont diffusé ta notoriété dans ces autres pays ? As-tu été l’objet d’invitations dans ces pays ?
Y. G. : Pour ce qui est de l’Italie, je ne sais pas. Pour le Portugal oui, mais je n’y suis allé que très récemment pour un colloque où effectivement les collègues avaient lu ce livre et quelques autres. J’avais eu aussi des sollicitations pour le Brésil mais je n’y suis pas allé. Et Laurence, dont nous parlions à l’instant, a essayé de m’emmener en Chine en m’assurant qu’on m’y avait lu, mais j’ai calé à l’idée d’aller passer quelques semaines là-bas. J’ai peut-être eu tort, mais c’est ainsi !
J.-Y. A. : Et preuve de son succès, il a fait l’objet aussi de plusieurs rééditions, dont la dernière date de 2015. Entre 1994 et 2015, il y a beaucoup de choses qui ont changé. De ton point de vue, quelles sont les grandes évolutions dans le champ de la sociologie urbaine ?
Y. G. : D’un point de vue épistémologique, on peut dire que les chercheurs français se sont de moins en moins posé les grandes questions préalables, un peu stratosphériques, du genre « Y a-t-il une sociologie urbaine ? », « Est-elle possible ? », « La ville est-elle un objet sociologique ? » Autrement dit la « question urbaine », pour reprendre les termes de Castells, est devenue tout simplement une ligne d’interrogation rencontrée par un nombre croissant de chercheurs, qu’ils se réclament ou non de l’étiquette de sociologues urbains, mais qui à des titres divers s’intéressent à la dimension spatiale et notamment urbaine des pratiques ou des processus qu’ils étudient.
Qu’ils se réclament ou non de l’étiquette de sociologues urbains, pour moi ce n’est vraiment pas la question, sauf à la rigueur par ses implications institutionnelles sur les carrières individuelles et sur les labos. Ce qui est beaucoup plus intéressant, c’est que de plus en plus de travaux se sont situés au croisement de plusieurs thématiques : par exemple l’école et le quartier ; ou l’école, la famille et les stratégies résidentielles ; ou encore l’ethnicité et la ségrégation socio-spatiale. La transversalité inhérente à la problématique urbaine est de mieux en mieux assumée, ce qui fait que le savoir sur les phénomènes urbains s’est en partie renouvelé dans ses marges, dans ses interférences avec la famille, le logement, l’éducation, la socialisation, les sociabilités, l’immigration, le travail, les politiques publiques... Et réciproquement, ces champs spécialisés ont été irrigués et enrichis par une meilleure prise en compte de la dimension spatiale et en particulier urbaine.
Voilà le changement qui me paraît le plus important dans la manière de faire de la sociologie urbaine. Après, en ce qui concerne les objets de recherche, il y a eu bien sûr d’autres évolutions.
J.-Y. A. : Sur ce point, il y a quand même des réalités urbaines ou des réalités sociales en milieu urbain qui n’étaient pas présentes, ou pas à ce niveau-là, au moment de la première édition de l’ouvrage. Je pense par exemple aux NTIC14, à des phénomènes de mobilité qui n’avaient sans doute pas l’ampleur qu’ils ont aujourd’hui... Est-ce que de ton point de vue cela devrait conduire à penser autrement les phénomènes urbains ou l’approche sociologique de ces phénomènes ?
Y. G. : Cela dépend des évolutions dont on parle. Il y en a qui ne sont pas, me semble-t-il, susceptibles de bouleverser l’approche des phénomènes urbains mais qui désignent simplement de nouveaux objets d’étude. Par exemple, la tendance récurrente à qualifier en termes spatiaux un certain nombre de « problèmes sociaux » (de pauvreté, de délinquance, d’exclusion, d’immigration...) est toujours d’actualité ; mais le traitement lui-même territorialisé de ces « problèmes » a subi des inflexions, qui forment autant de nouveaux objets d’étude pour le sociologue. En ce qui concerne plus spécifiquement les modes d’intervention sur le bâti, on était passé d’une phase de « rénovation urbaine » au sens de Henri Coing à des actions visant plutôt à « réhabiliter » l’existant, à le « requalifier » ; puis on a vu réapparaître plus récemment des phénomènes de démolition-reconstruction sous le vocable de « renouvellement urbain ». C’est bien sûr un nouveau chantier pour les recherches sur la ville, mais cela ne bouleverse pas la sociologie urbaine.
En revanche, l’essor des nouvelles technologies de l’information et de la communication peut conduire à des réflexions plus novatrices, peut-être même révolutionnaires. En favorisant les proximités virtuelles, ces nouvelles technologies créent tout un monde de connexions en réseau, dont les configurations s’organisent indépendamment de la géographie des territoires. Si on va jusqu’au bout de ce constat, on peut se demander ce qu’il finira par subsister de l’expérience de la rencontre, de toutes ces formes d’entrée en relation qui sont aléatoires, non programmées : c’est là une figure centrale de l’urbanité, de la ville telle que nous la connaissons. Je l’avais évoquée au tout début de Sociologie urbaine. Qu’en restera-t-il si les interactions et les liens s’affranchissent de plus en plus d’une inscription dans des espaces, et s’ils tendent en même temps à s’orienter sélectivement vers les gens avec lesquels on veut être en relation ? On peut imaginer que ce soit à terme lourd de conséquences sur les rapports que nous entretenons à l’ancrage proprement spatial de la ville, du monde urbain.
Il y a aussi les questions environnementales au sens large, avec le thème émergent de la ville durable, des écoquartiers, etc. C’est quelque chose que je n’ai pas du tout travaillé mais qui de toute évidence monte en puissance. Est-ce que ça va au-delà de l’air du temps ? Est-ce que c’est susceptible de modifier sérieusement la pensée de la ville ? Cela donne en tout cas de nouvelles couleurs à la vieille expression d’« écologie urbaine », qui dans l’école de Chicago n’avait pas du tout la connotation environnementale que l’on voit se développer aujourd’hui – ce qui semble d’ailleurs avoir été source de quiproquo chez certains acheteurs de l’École de Chicago !
J.-Y. A. : Je t’ai interrogé sur les NTIC car je me disais qu’elles peuvent amener à repenser une question structurante dans l’histoire de la sociologie urbaine : celle de la tension entre proximités et distances entendues dans le double sens physique et social. Or ces dernières sont déconnectées des proximités et distances possibles virtuellement. Pour les sociologues de Chicago, et déjà pour Simmel, la grande ville est faite de rapports qui se construisent sur la distance et non sur la proximité, mais entre des personnes qui sont rassemblées et positionnées dans un espace physique. Il me semble que le couple proximité-distance demeure de nos jours tout aussi pertinent (sinon plus), mais qu’il faut en même temps le repenser différemment dans un espace qui n’est plus simplement physique.
Y. G. : Bien sûr ! D’une certaine manière, les choses s’inversent car, pour Simmel comme pour Park et Wirth qui s’en inspirent directement, cette mise à distance ou réserve dans l’interaction se fait justement sur fond de promiscuité, en tout cas de proximités physiques proliférantes. Simmel nous explique que c’est pour préserver l’intégrité de sa propre personne que le citadin est obligé de multiplier les mises à distance afin de ne pas se trouver complètement englouti par cet univers de proximités omniprésentes, multiples et hétérogènes qui l’assaillent de toutes parts. Dans le cas des proximités virtuelles, c’est au contraire la distance physique que l’on va chercher à abolir en nouant, en entretenant ou en développant des contacts et des liens sélectifs indépendamment de toute contrainte spatiale. De fait, on peut imaginer que si la vie des individus est de plus en plus prise dans ce type de connexions virtuelles, tout le jeu des proximités et des distances s’en trouvera modifié. Jusqu’à quel point ? Je ne sais pas, car beaucoup d’études ont montré que ces technologies peuvent intervenir aussi bien en complément qu’en substitut des relations de face à face. Tout va dépendre du poids exact que ces réseaux d’interactions virtuelles vont représenter dans l’ensemble des univers relationnels des individus. Il est sûr que cela a des effets sur le devenir de ce qu’on appelle « l’urbain ».
J.-Y. A. : Je te propose de poursuivre avec deux autres ouvrages, dont on a un peu parlé en évoquant l’atelier SRAI : Le Logement, une affaire de famille (1993) et La Famille et ses proches : l’aménagement des territoires (1999), publiés dans le cadre des travaux de l’atelier SRAI. On peut commencer par le premier. Est-ce que tu présenter l’objet de cet ouvrage, son contenu ?
Le logement, une affaire de famille
Y. G. : Comme je l’avais dit dans un précédent entretien, ce livre est la première production collective d’un petit atelier de sept collègues, qui s’était constitué dans le prolongement du séminaire « Stratégies résidentielles » que Catherine Bonvalet et Anne-Marie Fribourg avaient organisé en 1988 sous l’égide de l’INED et du Plan construction. L’idée était d’explorer plus avant la perspective qui avait été ouverte par le séminaire en matière de choix résidentiels : choix de localisation, de type de logement, de statut d’occupation. Il s’agissait d’éclairer les choix opérés à l’instant t par un arrière-plan plus large, en prenant en compte tout ce qui se joue à l’échelle de l’environnement familial, dans le temps long des parcours des ménages et de la succession des générations.
Ce projet illustre bien le parti de transversalité dont nous parlions à l’instant puisque le groupe réunissait non pas des sociologues urbains (à part moi) mais surtout des spécialistes du logement, de la famille, des migrations. Il y avait aussi une volonté d’ajustement et de collaboration pluridisciplinaire : entre des démographes, des sociologues et un historien.
Le propos du livre était de prendre appui sur des travaux en cours ou récemment achevés par les membres du groupe pour proposer un ensemble cohérent de prises de vue complémentaires sur cette question de l’approche intergénérationnelle des statuts résidentiels. C’était une première étape, une sorte de bilan préalable en vue d’une recherche collective de plein exercice, que nous avons effectivement réalisée et présentée dans l’ouvrage suivant.
J.-Y. A. : Et pour rester dans cet ouvrage, quelle a été ta propre contribution ?
Y. G. : En ce qui me concerne, elle n’était pas du tout innovante. C’était un peu la règle du jeu pour ce livre, encore que certaines parmi les autres contributions aient été plus originales puisqu’elles présentaient les résultats de recherches en cours. Dans mon cas, c’était une relecture de certains des aspects de l’enquête sur les gens de la banque et de l’enquête sur les quartiers lyonnais, en mettant l’accent sur ce que ces recherches, qui à l’époque étaient toutes récentes, pouvaient apporter à la problématique du SRAI.
J.-Y. A. : L’un des intérêts de l’ouvrage, je trouve, est de saisir le statut résidentiel à partir de trois dimensions : la localisation et le type de logement, le statut juridique d’occupation et aussi à travers « les autres espaces de référence qui font sens tant dans les pratiques que dans l’imaginaire des habitants ». Est-ce que tu pourrais expliciter un peu cette troisième dimension ?
Y. G. : Pour étudier les choix résidentiels, on peut certes travailler en isolant le logement en tant que bien présent sur un marché, doté de caractéristiques propres (taille, type, localisation...) qui sont de nature à retenir l’attention de tel ou tel ménage en quête d’acquisition ou de location. Mais, pour mieux comprendre la signification de ces choix, il nous a paru judicieux de considérer que les projets résidentiels des ménages ne s’élaborent pas seulement en fonction de leurs préférences et de leurs contraintes du moment. Ils sont orientés par une histoire résidentielle antérieure : celle du ménage, celle de chacun des membres du couple, celle aussi de leur entourage. Leurs projets réactivent et reformulent des modèles familiaux. Ils portent l’empreinte de transmissions, de solidarités, de souhaits de proximité, mais parfois aussi de prise de distance vis-à-vis de l’environnement familial. Or cet élargissement du regard renvoie du même coup à ce que nous avons appelé des « espaces de référence ». C’est un aspect qu’Anne Gotman a très bien thématisé et développé dans l’ouvrage suivant. Pour prendre des exemples simples, habiter un logement est une chose, mais on habite aussi un quartier, une ville, et donc le rapport que l’on entretient avec son logement s’éclaire par la place qu’il occupe dans tout un système de fréquentations d’espaces distribués sur des échelles territoriales plus ou moins larges. De même, le projet résidentiel fait sens par rapport à des lieux de vie fréquentés antérieurement y compris dans l’enfance, ou encore à des lieux où habitent les proches. Ces multiples espaces de référence entrent en ligne de compte dans le processus qui oriente les choix de localisation et de type de logement. Ce sont en outre des choix qui procèdent par ajustement mutuel au sein du couple dès lors que les deux conjoints ont des espaces de référence différents. C’est tout cela que l’on souhaitait repérer le mieux possible.
J.-Y. A. : Cela nous amène justement à l’ouvrage suivant, qui a été publié pour partie avec les mêmes personnes, La Famille et ses proches : l’aménagement des territoires. Là aussi, peux-tu présenter l’objet, le contenu et quelques résultats ?
La Famille et ses proches : l’aménagement des territoires
Y. G. : Notre objectif était de cerner l’organisation territoriale des réseaux familiaux dans la France contemporaine et d’en comprendre les dynamiques. Cela supposait à la fois de situer les ménages dans leur groupe de parenté et de saisir dans la durée les intrications entre les histoires familiales, professionnelles et résidentielles. La recherche a combiné l’exploitation de deux types de matériaux : d’une part les réponses au questionnaire de l’enquête « Proches et parents » de l’INED, qui portait sur un échantillon de près de deux mille personnes représentatif de la France entière ; et d’autre part un corpus d’une centaine d’entretiens très approfondis (souvent deux heures sinon plus) à caractère biographique, réalisés en fonction de notre propre problématique mais auprès de personnes qui faisaient déjà partie de l’échantillon « Proches et parents » et qui avaient accepté le principe de ce complément d’enquête. Cela permettait de faire les choses dans les règles : l’anonymat était levé mais avec l’autorisation des personnes.
Nous disposions donc de ces deux sources d’information, la seconde ayant été conçue en fonction de la première. La grille d’entretien prenait appui sur ce qu’on avait appris des questionnaires ; et, pour chaque individu réinterrogé, le bordereau de ses réponses au questionnaire était préalablement communiqué à la personne qui était chargée de l’interviewer. Ainsi, toutes les données factuelles concernant le réseau familial et amical, les affinités, les entraides... étaient déjà dans la tête et dans les notes de l’enquêteur ou de l’enquêtrice avant même sa prise de contact avec l’intéressé. C’est un dispositif qui a été particulièrement favorable au croisement méthodique entre l’analyse des discours et les traitements statistiques complémentaires que nous avons réalisés sur l’ensemble des questionnaires de l’enquête initiale.
L’une des grandes originalités de cette enquête avait été de partir d’un mot du vocabulaire de tous les jours, les « proches », qui se situe à l’intersection de la parenté et des liens amicaux. En moyenne, le cercle des personnes que les enquêtés considèrent comme leurs proches comprend environ cinq membres de leur famille et trois amis, mais avec des variations très significatives (de taille aussi bien que de composition) selon les âges, les milieux sociaux et les statuts familiaux. Les entretiens ont permis de comprendre au cas par cas le sens accordé par les enquêtés aux équivalences implicites que cette commune désignation sous le même vocable de « proches » suggérait entre les quelques personnes qu’ils citaient parmi leur entourage familial et les quelques autres qui n’en faisaient pas partie.
J.-Y. A. : La préface, écrite par Hervé Le Bras, restitue la dimension historique du couple famille-espace.
Y. G. : Sa dimension historique, et aussi anthropologique puisqu’il évoque en manière de contrepoint les rapports entre le système de parenté et l’organisation territoriale chez les Nuer...
J.-Y. A. : Ce couple famille-espace, tu l’avais un peu creusé dans un colloque organisé avec Francine Dansereau en 1995, intitulé « Trajectoires familiales et espaces de vie en milieu urbain ».
Y. G. : Oui, et l’intitulé a été repris pour l’ouvrage collectif15 issu de ce colloque du Centre Jacques Cartier, que j’avais coorganisé avec Francine Dansereau car la règle du jeu de cette manifestation était la parité franco-québécoise des responsables et des intervenants. Le fil conducteur était bien les rapports entre les parcours résidentiels des familles et leurs espaces de vie : pas seulement l’habitat, mais plus largement tous les espaces qui font sens pour les individus.
J.-Y. A. : Pour revenir à La Famille et ses proches : dans cet ouvrage, ta contribution personnelle porte plus spécifiquement sur les pratiques d’hébergement. Le titre de ton chapitre est « L’hébergement par les parents et les proches ». Pourquoi cet intérêt pour les pratiques d’hébergement ? D’où cela vient-il ? Es-tu un grand hébergeur ?
Y. G. : Il m’est arrivé, comme à tout le monde, d’être hébergé ou d’héberger des amis un certain temps, notamment quand j’habitais à Paris. C’est une expérience – même si la mienne est assez limitée – qui est toujours singulière, et un peu intrigante pour un sociologue. De façon plus professionnelle, c’est aussi quelque chose qui m’était apparu intéressant à l’occasion du bilan que toi et moi avions réalisé en 1997, à la demande du Plan construction et architecture16. Il s’agissait, tu t’en souviens, de dresser un état des savoirs et de dessiner des perspectives de recherche à partir des travaux que le PCA avait financés sur les relations sociales autour du logement. Nous avions rencontré la question de l’hébergement, qui était abordée dans quelques-unes de ces recherches. Je me suis dit que c’était une piste à creuser, que ce n’était peut-être pas si anecdotique que cela, que c’était un volet à traiter dans nos contributions personnelles à l’ouvrage collectif sur l’aménagement des territoires. En amont de ce livre, il y avait eu une forte part de travail en commun lors de très nombreuses réunions à l’INED : pour nous ajuster mutuellement, pour concevoir la grille d’entretien, pour coder ensuite les transcriptions (puisqu’il y avait une centaine d’entretiens, nous avons considéré qu’on pouvait faire des petites statistiques dessus afin de faciliter notre exploitation du corpus). Puis dans la phase de rédaction de l’ouvrage, en dehors de l’introduction, de la présentation générale et de la conclusion, chacun s’est donné un angle d’attaque particulier. Et, en effet, j’ai proposé de regarder celui de l’hébergement.
J.-Y. A. : Je trouve que c’est une très bonne idée, parce qu’elle reste très peu ou en tout cas pas assez traitée dans le champ de la recherche, alors qu’à mon avis ces pratiques d’hébergement se multiplient de façon importante, même si cela est à vérifier statistiquement. Mais peux-tu préciser ce que tu as étudié sur cette pratique d’hébergement et donner quelques résultats saillants sur ce registre ?
Y. G. : Dans ce chapitre, je me suis intéressé à l’hébergement accordé par des parents ou par des proches – donc en excluant l’accueil en institution – au bénéfice de personnes qui par ailleurs ne disposaient pas dans le même temps d’un domicile propre. Et j’ai pris le point de vue des hébergés, qui était de loin le mieux documenté dans l’enquête. En me fondant sur quelques données tirées des réponses au questionnaire, mais surtout sur l’exploitation des entretiens, je suis allé aussi loin que possible sur la question des rapports entre les hébergés et leurs hôtes, même si c’était par définition à travers le prisme des discours tenus seulement par les premiers que j’en avais un aperçu.
L’hébergement d’une certaine durée est une situation particulière, mais que pas mal de gens connaissent à l’occasion. On voit s’y conjuguer de façon originale le rapport au logement et les relations avec l’entourage. En effet, ces petits recoupements temporaires entre des parcours résidentiels disjoints sont autant d’entorses à la fragmentation ordinaire des réseaux familiaux ou amicaux en ménages autonomes dotés de logements distincts. Autrement dit, habiter quelque temps chez autrui – car c’est bien de cela qu’il s’agit – ne va pas de soi et peut même sembler hors norme dans notre société. Or tout en étant hors norme, ce sont des moments qui ne sont pas si rares que ça et qui sont en général associés à des inflexions significatives du cours de vie, notamment à des inflexions simultanées. Beaucoup de parcours de vie comportent de tels tournants décisifs (les « turning points » de nos collègues anglophones) : par exemple un changement de lieu de travail, une perte d’emploi, une migration, un divorce ou un veuvage, les derniers mois d’une grossesse... D’où l’intérêt de ce thème du point de vue de la problématique générale de notre recherche collective, d’autant plus que la situation d’hébergement est également révélatrice au quotidien d’échanges, de liens, parfois aussi de tensions ! C’est vraiment un moment qui à tous égards est très heuristique, tant pour rendre compte de l’ensemble du parcours résidentiel de la personne (dès lors qu’on le met en relation avec son histoire familiale et ses liens avec les parents et les proches) que pour observer ce qui se joue plus précisément lors de l’expérience d’hébergement. Pour le coup, voilà bien une situation où s’entremêlent proximité et distance. Quand on est hébergé par des proches, on n’est pas chez soi, on est chez eux. Ce n’est pas simple ! La relation d’hébergement est tout à la fois affinitaire et dissymétrique.
J.-Y. A. : Justement, pour prolonger tes propos, peux-tu les illustrer par un ou deux résultats un peu saillants de cette étude sur l’hébergement ?
Y. G. : L’hospitalité est surtout assurée par des membres de la famille ou de la belle-famille, plus rarement par des amis. Les échanges et les liens qui sont mis en jeu à cette occasion sont assez variables, et je me suis efforcé d’en distinguer les principaux cas de figure. J’ai aussi esquissé une typologie des raisons et des circonstances qui ont conduit à habiter pour un temps chez autrui. Pour ne pas verser dans l’anecdotique, je m’en tiendrai à un seul résultat d’ensemble, auquel je viens de faire allusion : il se trouve que ces raisons et ces circonstances sont très souvent surdéterminées. Les épisodes d’hébergement se situent alors au point de jonction de plusieurs temporalités : celle de la formation du couple puis de la vie domestique ; celle du rapport entre les générations ; celle des études puis des parcours professionnels ; celle des migrations, des mobilités, de l’accession à la propriété du logement... Quand ces temps hétérogènes se télescopent, parfois dans le drame, le recours à l’hospitalité d’un proche peut représenter l’une des solutions possibles pour faire face dans l’immédiat à une situation imprévue. Dans la trentaine d’entretiens concernés, ce choix n’est jamais apparu comme étant quelque chose de programmé, comme le résultat d’un calcul stratégique. L’hébergement intervient dans un contexte de forte réorientation du cours de la vie. Parfois, cette réorientation correspond à un moment critique survenu seulement dans un domaine particulier de l’existence ; mais, dans la grande majorité des cas, elle tient à divers événements plus ou moins concomitants qui relèvent de registres que le sociologue est d’ordinaire habitué à distinguer (familial, professionnel, géographique...).
J.-Y. A. : Tu as ensuite prolongé cette analyse des pratiques d’hébergement dans ton chapitre sur les sociabilités liées au logement dans notre ouvrage collectif Du domicile à la ville : vivre en quartier ancien, où tu mets en rapport ces pratiques d’hébergement avec d’autres pratiques – les réceptions dans le logement, mais aussi les relations sociales en dehors du logement.
Du domicile à la ville : vivre en quartier ancien
Y. G. : Notre recherche collective portait sur les manières d’habiter et les façons de vivre en ville de citadins demeurant dans différents quartiers centraux anciens situés à Lyon, à Montpellier, à Montreuil, à Paris et à Versailles. Les sociabilités dans le logement et les relations de voisinage représentent l’une des composantes de ces diverses dimensions résidentielles des modes de vie urbains que nous nous sommes attachés à explorer. Sur la lancée de mon expérience précédente, c’est effectivement ce volet que j’ai proposé de prendre en charge lorsque nous nous sommes réparti le travail de traitement des données puis de rédaction de l’ouvrage. J’ai donc retrouvé entre autres la question de l’hébergement, mais en l’abordant avec un angle de vue quelque peu décalé par rapport à celui que j’avais adopté pour le programme « Proches et parents ». En effet, les récits biographiques recueillis dans le cadre de ce programme avaient permis de restituer dans leur intégralité les itinéraires résidentiels de chaque enquêté, et donc de mettre en évidence le poids des hébergements ayant des durées suffisantes pour qu’on puisse les considérer comme des séquences à part entière de ces itinéraires. Dans mes traitements, j’avais retenu un seuil d’au moins trois mois. Sur quatre-vingt-dix-neuf enquêtés il s’en trouvait trente-trois (autrement dit le tiers) qui avaient connu au moins un épisode d’hébergement respectant ce critère, ce qui est considérable !
Quand on regarde les choses non plus dans une perspective longitudinale mais en instantané, la proportion de personnes qui vivent chez autrui à un moment donné est naturellement tout à fait minime. En contrepartie, les questionnaires de notre recherche « Du domicile à la ville » présentaient l’avantage de fournir des données très détaillées sur les hébergements ponctuels consentis au cours de l’année écoulée, ne serait-ce que pour une seule nuit. Ces hospitalités de très courte durée ne font évidemment pas partie des itinéraires résidentiels. Elles ont des significations autres, et il devenait alors légitime d’y voir une forme de sociabilité, qui pouvait être du même coup comparée à d’autres formes de sociabilités dans le logement et en particulier aux pratiques de réception. Je me suis donc attaché à répondre à des questions toutes simples : qui reçoit ? Qui héberge ? Combien de fois ? Qui est reçu ou hébergé ?... Cela m’a permis de repérer un certain nombre de différences entre ces deux pratiques, tout en constatant leur association assez régulière conformément à la logique de cumul qui tend à prévaloir en matière de sociabilités : globalement, plus on reçoit, plus on héberge. Cela m’a en même temps conduit à mettre en évidence les effets très sensibles de l’âge, du statut social, de la situation familiale, mais aussi du contexte d’habitat, tant sur les fréquences respectives de ces deux formes d’accueil dans le logement que sur les qualités des personnes reçues ou hébergées.
J.-Y. A. : Pour terminer ce parcours dans tes ouvrages, tout en précisant bien sûr que ta production scientifique ne s’y limite pas, nous pouvons peut-être ajouter un mot sur Sociologie de Lyon, même si je suis un peu embarrassé d’en parler ? Peux-tu préciser quelle a été plus spécifiquement, là aussi, ta contribution à ce livre ?
Sociologie de Lyon
Y. G. : Pourquoi être embarrassé d’en parler ? Serait-ce parce que tu en as été l’un des auteurs et le coordinateur ?... Une nouvelle fois, il s’agissait de traiter un sujet assez vaste en cent vingt-huit pages, donc d’aller à l’essentiel, de refaire un « précis ». Mais c’était en l’occurrence un travail à quatre, avec Isabelle Mallon et Marie Vogel, ce qui nous a permis de confronter nos points de vue dans un grand nombre de séances préparatoires, de nous répartir les lectures et les traitements, puis de nous ajuster mutuellement pour l’écriture puisque la rédaction de chaque chapitre a été prise en charge par un binôme. Je garde un très bon souvenir de cet exercice.
Des trois chapitres dont j’ai été corédacteur, celui dont le sujet m’était le plus familier était naturellement « Population et groupes sociaux », que nous avons écrit tous les deux. Nous avions l’un et l’autre une bonne connaissance de l’espace social lyonnais. Cela a été une excellente occasion d’actualiser nos informations, de repérer un certain nombre de lignes d’évolution toutes récentes. J’ai eu un plaisir tout particulier à bénéficier des talents pédagogiques de Julien Barnier qui nous a formés à l’utilisation du logiciel R, un outil tout à fait performant en matière de traitements cartographiques. C’était pour moi une expérience totalement nouvelle. En effet, si je me reporte vingt-cinq ou trente ans en arrière, dans mes recherches pour la thèse et dans les trois livres qui en ont été tirés j’avais fabriqué moi-même tous les fonds de carte de façon artisanale, pixel par pixel ! C’est comme ça que cela se faisait à l’époque. Tandis qu’avec un logiciel approprié, nous pouvions basculer directement les données sur les fonds de cartes disponibles, retravailler à notre guise les seuils et les échelles, sortir si nécessaire à l’écran dix ou vingt versions différentes avant de retenir celle qui paraissait convenir le mieux. C’était une transfiguration complète du rapport au matériau. Malgré mon grand âge, j’ai fini par acquérir ce savoir-faire. C’est l’un des grands luxes de notre métier de pouvoir se former toute la vie !
J’ai aussi participé au chapitre sur la vie politique locale, mais ce n’était vraiment pas mon domaine de compétence. Pire : non seulement je n’y connaissais rien mais, en tant que Lyonnais, j’arrivais avec quelques idées toutes faites, donc sans l’appui de la moindre recherche personnelle. J’ai pour l’essentiel lu, synthétisé, présenté à ma manière ce que j’ai retenu des travaux existants, notamment d’historiens et de politologues.
J.-Y. A. : Je ne voudrais pas terminer à nouveau cet entretien sur d’éventuels regrets mais, s’il y avait un livre que tu aurais souhaité écrire et que pour une raison x ou y tu n’as pas eu le temps d’écrire, ce serait quoi ?
Y. G. : Un livre, ou peut-être plusieurs ? Je pourrais évoquer par exemple la suite que j’avais envisagé de donner à mon travail sur la population du Tout-Lyon. Comme je te l’ai dit, j’avais initialement conçu cette recherche comme un premier repérage statistique en vue d’une étude plus approfondie de ce milieu local, qui croiserait les données de l’annuaire avec d’autres documents et avec une enquête de terrain. D’autant plus que paradoxalement la source que représente cet annuaire de la bourgeoisie lyonnaise, c’est avant tout de la sociabilité sédimentée – encore la sociabilité... Ce sont des liens familiaux, des réseaux, des socialisations mondaines, des rallyes de jeunes, des cercles, des clubs. C’est tout cela qui donne sa consistance à la population du Tout-Lyon et constitue la principale raison d’être de ces volumes, dont les utilisateurs sont avant tout ceux-là mêmes qui y figurent. Mais de ces sociabilités, un annuaire ne peut donner à voir que des traces. Le sujet aurait sans doute mérité mieux, et il est vrai que j’ai eu pendant un certain temps l’envie de donner de la chair à tout cela en mettant en scène des personnes et des pratiques. D’autres l’ont fait sur d’autres villes – et parfois très bien fait. C’est un projet que j’ai abandonné. Mais je ne suis pas sûr de le déplorer, car je suis passé ensuite à autre chose et je ne le regrette pas.
Je pourrais te dire aussi, pour faire sérieux, qu’il m’est arrivé de temps en temps d’avoir vaguement l’idée de produire un ouvrage un peu théorique, voire épistémologique, à partir de mes propres recherches et de mes lectures. Mais j’ai toujours estimé que le marché était déjà bien encombré. Et encore faut-il que le produit tienne la route... Donc, finalement, je ne suis jamais allé très loin dans cette envie, et je me suis toujours senti plus à l’aise dans ce qui est mis en pratique, en actes, à la faveur d’une bonne recherche de terrain.
Pour tout te dire, si je dois vraiment m’en tenir à un seul livre que j’aurais aimé écrire ou plutôt coécrire, il se trouve qu’il existe déjà et que tu le connais parfaitement : c’est Contre l’État, les sociologues, de Michel Amiot17. Là, pour le coup, c’est un vrai regret. Si j’en avais un, ce serait celui-ci, parce qu’au départ c’est un livre que l’on devait rédiger à deux. Mais il se trouve que j’ai lâché prise assez vite, à un moment où je menais de front mon service d’enseignement à Lyon, le début de mes différentes recherches de terrain pour ma thèse d’État et quelques activités administratives. Dans son introduction, Michel Amiot me fait l’amitié d’assurer que ma défection prive son ouvrage de « prolongements qui lui feront définitivement défaut ». Naturellement je n’en crois rien, mais si ma contribution avait été à la hauteur de son propre texte si souvent cité et que je trouve absolument remarquable, c’est vrai que j’en aurais été très fier.
Notes de bas de page
1 Les travaux d’Yves Grafmeyer sont référencés en fin d’ouvrage.
2 J. Remy, « Espace et théorie sociologique : problématique de recherches », Recherches sociologiques, vol. 6, nº 3, 1975, p. 279-293.
3 R. Boudon, « Propriétés individuelles et propriétés collectives : un problème d’analyse écologique », Revue française de sociologie, vol. 4, nº 3, 1963, p. 275-299.
4 J.-C. Chamboredon & M. Lemaire, « Proximité spatiale et distance sociale : les grands ensembles et leur peuplement », Revue française de sociologie, vol. 11, nº 1, 1970, p. 3-33.
5 C. Topalov, Les Promoteurs immobiliers : contribution à l’analyse de la production capitaliste du logement en France, Paris / La Haye, Mouton, 1974.
6 M. Pinçon & M. Pinçon-Charlot, Dans les beaux quartiers, Paris, Éditions du Seuil, 1989.
7 Voir plus loin dans cet ouvrage « Le quartier des sociologues ».
8 J. Dufourt, Calixte ou l’introduction à la vie lyonnaise, Paris, Plon, 1926 ; J. Dufourt, Les Malheurs de Calixte, Paris, Plon, 1937.
9 R. Sainsaulieu, L’Identité au travail : les effets culturels de l’organisation, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1977.
10 Notamment Marnix Dressen dans la Revue française de sociologie, vol. 34, nº 1, 1993, p. 159-162.
11 R. Ledrut, Sociologie urbaine, Paris, Presses universitaires de France, 1968.
12 J.-M. Berthelot, Les Vertus de l’incertitude : le travail de l’analyse dans les sciences sociales, Paris, Presses universitaires de France, 1996.
13 Revue européenne des migrations internationales, vol. 10, nº 2, 1994, p. 215.
14 Nouvelles technologies de l’information et de la communication.
15 Y. Grafmeyer & F. Dansereau (dir.), Trajectoires familiales et espaces de vie en milieu urbain, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1998.
16 J.-Y. Authier & Y. Grafmeyer, Les Relations sociales autour du logement : état des savoirs et perspectives de recherche, Paris, Plan construction et architecture, nº 89, 1997.
17 M. Amiot, Contre l'État, les sociologues : éléments pour une histoire de la sociologie urbaine en France, 1900-1980, Paris, Éditions de l’EHESS, 1986.
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La Jeune sociologie urbaine francophone
Retour sur la tradition et exploration de nouveaux champs
Jean-Yves Authier, Alain Bourdin et Marie-Pierre Lefeuvre (dir.)
2014