Aux frontières du théâtre et du social
Une comparaison franco-italienne des mondes de l’action théâtrale
p. 185-208
Texte intégral
1Depuis une trentaine d’années, l’implication de la culture dans le secteur social n’a cessé de se renforcer. Avec la redéfinition des politiques culturelles et de la politique de la ville, les artistes se voient assigner des missions sociales : renforcer le lien social, contribuer au décloisonnement des quartiers et à l’intégration sociale des populations marginalisées. Parmi les différentes pratiques artistiques, le théâtre a souvent constitué un « outil de prédilection » (Hamidi-Kim, 2011, p. 36) dans des politiques nationales et locales, afin d’atteindre des finalités sociales et de démocratie participative (Blondel, 2011 ; Bureau, Perrenoud & Shapiro, 2009 ; Hamidi-Kim, 2013). Dans ce contexte, de nombreux groupes de théâtre proposent des projets avec les habitants des quartiers populaires et de nouveaux univers sociaux semblent se dessiner au niveau local. Ces derniers se situent à cheval entre différents espaces sociaux (le champ du théâtre professionnel, le champ politique et le domaine socioculturel)1 et sont progressivement investis par une multitude de compagnies professionnelles et d’amateurs, revendiquant à la fois une dimension sociale et artistique de leur pratique.
2Dans cette contribution, il s’agira d’analyser la formation de ces univers spécifiques, leurs propriétés, ainsi que leurs évolutions au fil du temps. Pour aborder ce type d’analyse, la perspective adoptée par Howard Saul Becker dans son ouvrage Les Mondes de l’art peut se révéler heuristique (1988). À l’instar de celui-ci, notre objectif est moins d’établir l’existence d’univers sociaux autonomes, en essayant de « tracer une ligne de démarcation entre un monde de l’art et le reste de la société » (p. 60), que de comprendre la manière dont les pouvoirs publics locaux et les metteurs en scène essaient de façonner des univers sociaux spécifiques – que nous appellerons ici les « mondes de l’action théâtrale » – et de les différencier d’autres espaces sociaux2.
3Pour répondre à ces questionnements, nous nous appuierons sur les résultats d’une enquête ethnographique réalisée dans deux territoires périphériques : Barriera di Milano (quartier populaire de Turin) et Vaulx-en-Velin (ville située dans la banlieue lyonnaise). Nous nous appuierons sur un ensemble d’observations menées au sein de six compagnies de théâtre, qui réalisent des ateliers avec les habitants de ces territoires, ainsi que sur les entretiens menés auprès des metteurs en scène et des représentants des pouvoirs publics en charge de ces projets.
4Après avoir retracé l’histoire des politiques culturelles dans ces deux territoires, nous analyserons la façon dont celles-ci influent sur la formation de mondes de l’action théâtrale au niveau local. En effet, les transformations des configurations politico-institutionnelles influencent l’émergence, la consolidation et les évolutions successives de ces univers. Nous verrons ensuite que ces derniers sont également façonnés par les pratiques des intervenants artistiques qui les investissent. Notre attention sera ainsi portée sur l’analyse des logiques de distinction entre différents metteurs en scène et sur les luttes de classement qui les opposent. Il s’agira d’analyser la façon dont ces derniers essaient de créer des « frontières symboliques » entre leur pratique d’action théâtrale et celle des autres, afin de légitimer leur démarche socioartistique (Lamont & Molnár, 2002, p. 168). Après avoir étudié les frontières qui traversent les mondes de l’action théâtrale et qui contribuent à en définir les configurations internes, nous déplacerons notre regard vers l’analyse de leurs « frontières externes ». Nous nous pencherons, plus particulièrement, sur les relations que ces univers entretiennent avec trois espaces sociaux proches : ceux du théâtre professionnel, de l’activité politique et de l’animation socioculturelle.
Le cas d’une banlieue rouge
Du soutien aux associations locales à la mise en place de résidences d’artistes
5En France, à partir de la fin des années 1970, les politiques culturelles sont bouleversées par un important changement (Bureau, Perrenoud & Shapiro, 2009 ; Dubois, 1999 ; Hamidi-Kim, 2013 ; Urfalino, 2010). La « démocratisation culturelle », chère à Malraux, qui partait du projet de « permettre l’accès au plus grand nombre au patrimoine artistique de l’humanité » est progressivement remise en discussion (Hamidi-Kim, 2013, p. 32). Un nouveau référentiel émerge : l’idéal de la « démocratie culturelle », qui implique la valorisation de la production des œuvres s’initiant à partir de « la base » du tissu social (ibid.). Si on retrouve une première volonté de changement de référentiel sous le ministère de Jacques Duhamel au début des années 1970, c’est le ministère de Jack Lang (1981-1986) qui marque une véritable rupture dans les politiques culturelles. D’un point de vue quantitatif, on assiste à un doublement du budget du ministère de la Culture, tandis qu’au niveau rhétorique émerge un discours de légitimation de l’intervention étatique par ses retombées économiques (Urfalino, 2010, p. 359-375).
6À ces changements dans les politiques culturelles vient s’ajouter un double processus. D’une part, on assiste à un mouvement de décentralisation avec une augmentation importante des dépenses des communes en matière culturelle. D’autre part, dans un contexte marqué par les émeutes urbaines dans la banlieue lyonnaise, le deuxième gouvernement de Pierre Mauroy (1981-1983) met en place les premiers dispositifs de Développement social des quartiers (DSQ), ouvrant la voie à ce que l’on appellera ensuite la « politique de la ville » (Jobert & Damamme, 1995). Il s’agit de l’ensemble « des politiques successives » qui s’appuient sur un nouveau principe d’action publique « tendant à identifier les publics spécifiques et une géographie d’intervention prioritaire » (Chaudoir & Maillard, 2004, p. 19). Dans ce cadre institutionnel, l’action artistique est envisagée comme un moyen d’action sociale, afin de recréer du lien social, prévenir les violences urbaines et revaloriser l’image des quartiers populaires (Bureau, Perrenoud & Shapiro, 2009, p. 27).
7Ce phénomène prend des contours particuliers dans les villes de banlieue dirigées par le Parti communiste français (PCF), où il est souvent précoce (Dubois, 1998 ; 2012 ; Fayet, 2011). Si pendant longtemps les questions culturelles avaient été posées en termes d’émancipation et de lutte de classe, la référence ouvriériste devient ensuite moins systématique et on assiste à un processus d’institutionnalisation du secteur culturel au niveau local. De plus, à partir des années 1990, la culture est de plus en plus érigée en tant que moyen de poursuivre des objectifs sociaux (Dubois, 1998, p. 384). Nous avons plus particulièrement étudié le cas de Vaulx-en-Velin, une ville communiste3 d’environ 40 000 habitants, située dans la banlieue lyonnaise. Cette ville constitue un cas d’étude particulièrement intéressant, en raison de la place centrale qu’occupent les politiques culturelles dans les discours et dans l’action de la municipalité. À partir des années 1960, la mairie soutient plusieurs associations culturelles (l’école de musique, l’harmonie et la chorale municipales, la Maison des jeunes et de la culture [MJC]) et investit dans la création d’importants équipements culturels (salle de spectacles, bibliothèque, cinéma, théâtre municipal). Ces derniers répondent à un double objectif : ils participent à la fois d’une stratégie de réhabilitation symbolique de la ville et d’un projet affiché de « démocratisation culturelle », visant à rendre la culture accessible « au plus grand nombre » (Milliot, 1998).
8De plus, la ville a été un des principaux « laboratoires d’expérimentation de la politique de la ville4 » et de son volet culturel. À partir du milieu des années 1990, la mairie commence à soutenir des initiatives d’action théâtrale impliquant la participation de la population. Des « résidences d’artistes » sont ainsi créées afin de « soutenir la création, d’une part, et de favoriser les rencontres entre les artistes et les publics, d’autre part5 ». Par la signature de conventions avec la mairie, les compagnies en résidence s’engagent non seulement à créer un spectacle par an, mais aussi à mener un travail de sensibilisation artistique sur le territoire de la ville en essayant de toucher les publics les plus éloignés de la culture. Leur travail est subventionné grâce à différents types de crédits. Pour leur travail de création de spectacles, elles bénéficient des « crédits ordinaires » de la mairie, ainsi que des crédits de la région et de la Direction régionale des affaires culturelles (DRAC). Pour leur travail de médiation, elles sont financées via les crédits de la politique de la ville, dans le cadre des Contrats urbains de cohésion sociale (CUCS)6. Ce dispositif s’appuie sur un partenariat entre les représentants de différents échelons institutionnels : le service culturel et le service de la vie associative de la ville, la région, le délégué du préfet (représentant de l’État) et le représentant de la DRAC. Les compagnies doivent présenter chaque année un projet unique au service culturel de la mairie, qui est ensuite analysé par les autres échelons institutionnels. Une réunion entre les compagnies et ces multiples financeurs est organisée une fois par an par les services de la ville, afin de discuter du projet présenté par écrit.
9La plupart des financeurs sont en accord sur les critères de sélection des associations, ainsi que sur les objectifs qu’elles doivent atteindre. Ils mettent l’accent sur la nécessité pour les compagnies de mener un travail de « bonne qualité artistique » et de trouver le bon équilibre entre leur travail d’« action culturelle » et de « création artistique ». Dans un entretien, le directeur du service culturel de la mairie explique :
Nous demandons aux artistes de mener un travail sur le territoire, avec les habitants... Mais il ne faut pas non plus que cela leur prenne trop de temps et trop d’énergie. Il faut qu’ils trouvent un bon équilibre entre leur activité de création et d’action culturelle... Nous finançons avant tout des artistes qui produisent des spectacles de bonne qualité ! (Octobre 2014)
10Parallèlement aux résidences théâtrales, la mairie soutient également d’autres compagnies professionnelles et d’amateurs, moins reconnues d’un point de vue artistique, pour qu’elles mènent un travail de « médiation » sur la ville. Ce soutien passe notamment par le Fond associatif local (FAL), dispositif de la politique de la ville qui s’adresse aux associations réalisant des actions d’animation dans les quartiers.
11De façon générale, depuis le milieu des années 1970, les politiques culturelles dans le domaine du théâtre sont caractérisées par une certaine stabilité. La mairie soutient à la fois des résidences, à travers des conventions pluriannuelles, et une multitude de projets artistiques, à travers des financements moins importants dans le cadre de la politique de la ville. Ces orientations institutionnelles ont un impact considérable sur le monde de l’action théâtrale qui se constitue localement, sur ses propriétés et sur les « conventions » qui le régissent (Becker, 1988)7.
La stabilisation d’un monde local de l’action théâtrale
12Grâce à une certaine continuité dans les orientations des politiques culturelles et de la politique de la ville, la composition et les conventions qui régissent le monde de l’action théâtrale à Vaulx-en-Velin semblent assez stables dans le temps. En soutenant et en légitimant certaines compagnies plutôt que d’autres, les pouvoirs publics locaux jouent un rôle central dans la définition des propriétés de cet univers et de ses principes de hiérarchisation interne. En effet, différents types d’organisation coexistent dans cet espace (compagnies professionnelles reconnues, compagnies professionnelles moins reconnues et associations d’amateurs), mais elles se positionnent différemment en son sein. Au centre, on trouve la compagnie en résidence au théâtre municipal, dont l’action est légitimée par les pouvoirs publics, par le biais notamment d’un important soutien financier et logistique. En périphérie se trouvent d’autres compagnies professionnelles et d’amateurs, soutenues dans une moindre mesure par les pouvoirs publics locaux8.
13Le principe de hiérarchisation premier, qui semble transparaître dans les orientations institutionnelles, est le degré de consécration artistique9 des différentes troupes, ainsi que la qualité « esthétique » de leur travail. Dans un entretien réalisé avec le directeur du service culturel mené en 2014, celui-ci souligne à plusieurs reprises l’importance de ce critère qualitatif dans le choix des compagnies en résidence10. En effet, ces dernières doivent être « capables d’apporter, en termes de création artistique, quelque chose qui soit convaincant d’un point de vue esthétique ». Par ailleurs, toutes les compagnies accueillies en résidence avaient déjà proposé plusieurs spectacles au théâtre municipal, qui avaient été appréciés par le directeur artistique. Les trois troupes qui ont été en résidence de 1995 à aujourd’hui présentent un certain nombre de similitudes. Elles ont été fondées par des comédiens souhaitant se reconvertir dans un travail de mise en scène et, pendant plusieurs années, elles se sont concentrées exclusivement sur la création de spectacles avec des comédiens professionnels. En ce qui concerne leurs trajectoires sociales et professionnelles, la plupart des metteurs en scène sont issus des classes supérieures11, se sont formés dans des écoles de théâtre valorisées, pour ensuite devenir comédiens professionnels et travailler dans des compagnies plutôt reconnues. Ils se sont ensuite réorientés vers le métier de metteur en scène en fondant leurs propres compagnies. Tout en étant dotés d’un ensemble de compétences artistiques transférables au domaine de la mise en scène et d’un important capital social, ces jeunes metteurs en scène se confrontent, toutefois, à de nombreuses difficultés pendant les premières années de gestion de leurs troupes. En entretien, ils soulignent à plusieurs reprises les efforts nécessaires pour obtenir des subventions publiques ou pour faire programmer leurs spectacles dans des théâtres de la région. C’est dans ce contexte de fatigue dans la relation avec les institutions de consécration dans le champ théâtral qu’ils ont obtenu des résidences artistiques, en se saisissant des opportunités de financement ouvertes par les dispositifs de la politique de la ville. Ils ont ainsi pu s’« implanter dans un territoire12 » pendant plusieurs années, en s’assurant une certaine stabilité d’un point de vue budgétaire. Ces professionnels ont donc été amenés à réaliser des projets avec des amateurs et se disent heureux de cette expérience qui leur a permis de « prendre de la distance » par rapport au milieu de théâtre professionnel, trop concurrentiel et « hiérarchisé13 ».
14Cependant, le travail d’action culturelle ne représente qu’un volet de leur action sur le territoire. En effet, ces artistes doivent continuer à créer des spectacles professionnels de « bonne qualité artistique », en essayant de se maintenir parallèlement dans deux univers en partie superposés : le champ du théâtre professionnel et le monde de l’action théâtrale. S’ils sont déjà assez intégrés dans le premier, l’accès au deuxième univers passe pour eux par l’apprentissage d’un ensemble de compétences spécifiques de natures sociorelationnelle, organisationnelle et discursive. Ils doivent savoir travailler avec des amateurs n’ayant pas de formation artistique et dont la socialisation à la « culture légitime » a été souvent faible14. Il leur faut également découvrir comment concevoir et mettre en œuvre des projets en partenariat avec d’autres organisations présentes au niveau local : centres sociaux, établissements scolaires, etc. Enfin, ils doivent adapter leurs discours et leurs pratiques à des attentes institutionnelles différentes. Afin d’accéder au monde de l’action théâtrale et de s’y maintenir, ils ont besoin de répondre à un ensemble d’injonctions institutionnelles, tout en se différenciant des associations locales concurrentes. Pour ce faire, ils doivent constamment mettre en évidence l’originalité de leur démarche, en soulignant la double dimension de leur action, socioéducative et artistique. En effet, le principal enjeu est de démontrer aux pouvoirs publics leur volonté de travailler avec les habitants, tout en continuant à produire chaque année un nouveau spectacle de « bonne qualité artistique » joué par des comédiens professionnels.
15Cependant, la plupart de ces metteurs en scène ne considèrent le travail avec les amateurs que comme un aspect secondaire de leur pratique, qui ne doit en aucun cas « prendre le dessus sur l’activité de création ». Le metteur en scène de la troupe en résidence au théâtre municipal de 2010 à 2016 souligne :
Quand on est beaucoup investi dans des projets d’action culturelle, ce qui est compliqué c’est de garder du temps pour le travail de création. Je n’ai pas non plus l’intention de me transformer en animateur socioculturel. [...] Un animateur socioculturel... [hésitation]. Ce n’est pas un artiste. [...] Moi, je suis un artiste. [...] Moi, ma nourriture, ça va être de créer des spectacles, de renouveler mes points de vue. (Entretien avec Florent, octobre 2014)
16Cette volonté de se différencier des animateurs avait par ailleurs déjà émergé dans les discours des deux compagnies en résidence dans la période précédente15. Leurs metteurs en scène rejoignent Florent lorsqu’ils mettent en avant leur rôle d’« artistes ». Dans un entretien réalisé à la fin des années 1990, le directeur de la première troupe avait ainsi souligné :
Moi, ce qui m’intéresse [dans le travail avec les habitants] c’est le point de vue de l’artiste. C’est sa capacité à faire évoluer son travail de création dans la rencontre avec des gens qui habitent un lieu donné. [...] Nous, on n’est jamais arrivé en disant on va travailler sur l’exclusion... Un engagement d’artiste c’est la capacité qu’on peut avoir à travailler uniquement à partir de la rencontre avec l’autre... (Milliot, 1998, p. 33)
17Afin de se maintenir dans le monde de l’action théâtrale, ces professionnels essaient donc de dessiner des « frontières symboliques » entre ce qui fait partie de ce monde et les autres pratiques sociales et professionnelles ne relevant pas de la même démarche (Lamont & Molnár, 2002, p. 168 ; Abott, 1988 ; 1995). D’une part, ils soulignent souvent la différence entre leur rôle d’« artistes » et celui d’autres intervenants sociaux, afin d’établir des frontières claires entre un petit cercle restreint d’organisations artistiques et le reste des associations locales, reléguées au rang d’associations socioculturelles. D’autre part, ils essaient de se maintenir parallèlement au sein du champ du théâtre professionnel, en s’inscrivant aussi dans les circuits théâtraux régionaux et en cherchant à acquérir une certaine reconnaissance artistique16. Ils sont pour la plupart investis aussi dans des projets de spectacles professionnels et ne considèrent l’action théâtrale dans les quartiers populaires que comme l’une des facettes, et pas la plus valorisée, de leur métier. À travers cet ensemble de discours et de pratiques, ces « professionnels intégrés » cherchent donc à favoriser la stabilité de ce monde de l’action théâtrale et de ses propriétés (sa composition, ses critères de hiérarchisation internes et ses frontières) ainsi que sa reproduction dans le temps (Becker, 1988 ; Buscatto, 2013, p. 105).
18Ce travail constant de hiérarchisation interne et de production de frontières de la part des metteurs en scène les plus intégrés est souvent source de controverses au sein du monde de l’action théâtrale local et il est critiqué par un ensemble de compagnies de théâtre dont l’action est moins reconnue par les institutions. Les contestations les plus véhémentes viennent des associations qui revendiquent leur statut amateur et mettent en avant ce qui les distingue des compagnies de théâtre professionnelles. Contrairement aux troupes en résidence, elles proposent un type de théâtre qui s’appuie exclusivement sur des pratiques d’improvisation et sur des monologues humoristiques. Les membres de ces groupes habitent dans les quartiers populaires de la ville et ont des origines sociales modestes. Ils sont pour la plupart issus de familles ouvrières et occupent actuellement des emplois subalternes. Grâce à leur ancienneté dans le quartier, les représentants de ces associations s’inscrivent dans des réseaux d’interconnaissances locaux et revendiquent leur capacité à « répondre aux véritables besoins et souhaits des habitants17 ». Dans les interactions avec les interlocuteurs publics, ils mettent en avant les effets sociaux de leur action théâtrale. Dans une rencontre avec la direction du développement social et de la vie associative, la présidente de l’association « Humour à Vaulx » explique par exemple :
Nous avons une majorité d’habitants de Vaulx-en-Velin dans le groupe : des jeunes, des personnes âgées, des femmes, des demandeurs d’emploi... Et puis, nous avons également deux adhérentes qui ont des gros problèmes relationnels... (mars 2013)
19De plus, dans plusieurs situations d’interaction et d’entretien, la présidente de l’association critique les politiques municipales qui privilégient des intervenants extérieurs au quartier et investissent trop dans la compagnie en résidence, en « créant une offre culturelle qui n’est pas du tout adaptée à la population de Vaulx-en-Velin18 ». Cependant, ces contestations n’ont jamais abouti à une remise en cause des principes de hiérarchisation du monde de l’action théâtrale et ces associations demeurent aux marges de ce monde. Si elles sont financées de façon ponctuelle par le service de la vie associative dans le cadre de la politique de la ville, ces soutiens sont très instables et nullement comparables aux conventions pluriannuelles dont bénéficient les compagnies en résidence.
20De façon générale, le monde de l’action théâtrale à Vaulx-en-Velin est caractérisé par une certaine stabilité, à la fois dans ses principes de hiérarchisation interne et dans ses conventions. Contrairement au cas de Vaulx-en-Velin, le monde de l’action théâtrale à Turin est caractérisé par une forte instabilité, en étant constamment soumis à des changements dans les orientations des politiques locales.
Le cas de Turin : l’action théâtrale comme outil de développement social
De l’« animazione teatrale » au « teatro comunità »
21En Italie, la plupart des projets d’action culturelle ont émergé localement dans le cadre de projets de développement social dans les quartiers populaires. À Turin, l’action théâtrale dans les quartiers populaires connaît un moment d’effervescence entre 1968 et la fin des années 1970. De nombreuses compagnies voient le jour, en revendiquant un théâtre contestataire en lien avec les mouvements étudiant et ouvrier. Face à cette effervescence culturelle dans les banlieues et à sa dimension contestataire, la municipalité de Turin, gouvernée par une majorité de gauche, décide de mettre en place une politique d’« animazione teatrale » dans les quartiers. En 1976, la mairie signe des conventions avec un certain nombre de troupes de théâtre, pour qu’elles réalisent des actions théâtrales en direction des jeunes de ces quartiers : ateliers dans les écoles, spectacles et animations. De plus, à la fin des années 1970, plusieurs participants aux ateliers décident de créer leurs propres compagnies, en s’autonomisant des projets d’animation théâtrale. Cependant, à partir des années 1980, une rupture a lieu entre les pouvoirs publics et la plupart des compagnies. En 1986, la municipalité décide d’organiser un concours afin de créer des équipes permanentes d’animateurs, en rendant publics les services d’animation jusqu’alors assurés par les coopératives subventionnées. Cette municipalisation de l’animation a comme conséquence un rétrécissement des possibilités de financement pour la plupart des intervenants artistiques, qui décident de ne pas participer au concours afin de garder une certaine autonomie (Bertin, 2000 ; Perissinotto, 2004).
22Les projets d’action théâtrale sont de nouveau soutenus par la mairie vers la fin des années 1990, dans le cadre d’un programme de développement urbain et social financé principalement par des fonds européens (Artesio, 1998). Parmi les actions sociales, la ville lance un projet intitulé « teatro comunità » et commence à soutenir des interventions de théâtre visant à « créer des spectacles avec la participation des citoyens » (Pontremoli, 2014, p. 124). Plusieurs compagnies sont donc choisies par les pouvoirs publics afin de mener des ateliers dans les quartiers populaires. Dans un premier temps, la mairie fait appel aux compagnies nées dans les années 1970 dans le cadre des politiques d’animation théâtrale, en raison de leur expérience dans les quartiers populaires. Dans un deuxième temps, lorsque la municipalité décide d’élargir ces actions à tous les arrondissements de la ville, d’autres compagnies de formation plus récente rejoignent le projet. Il s’agit de compagnies professionnelles nées dans les années 1990 qui, quoique n’ayant jamais travaillé avec des amateurs, produisent des spectacles professionnels sur des thématiques sociales et politiques : immigration, condition des femmes, etc. Enfin, plusieurs structures naissent dans cette période au sein du projet de teatro comunità, en profitant du soutien institutionnel.
23Les finalités affichées par les pouvoirs publics sont multiples et renvoient à la fois à des objectifs de démocratie participative et d’intégration sociale (Pontremoli, 2002, p. 75). Au-delà de cette hétérogénéité, un élément commun relie ces discours : le fait de considérer le théâtre comme un « instrument » pour atteindre des objectifs de nature sociale, éducative voire politique. Pendant cette première phase du projet, la dimension artistique du théâtre est absente dans les discours institutionnels et un certain équilibre semble s’être créé entre les compagnies et les pouvoirs publics, autour d’un discours mettant en avant les finalités sociales du théâtre.
24Cependant, la situation change à partir de 2007, avec l’arrivée à la mairie d’une nouvelle adjointe aux banlieues, qui décide de supprimer tous les financements du projet19. Dans ce contexte, le monde de l’action théâtrale de Turin connaît des changements importants. Si on remarque une certaine continuité du côté des partenaires sociaux et des participants aux ateliers, les types de compagnies et les représentants institutionnels impliqués dans les actions théâtrales varient sensiblement.
Un monde de l’action théâtrale instable et dépendant des conjonctures politiques
25À partir de 2007, dans un contexte de réduction des financements, une scission s’opère au sein du groupe des compagnies. Certaines d’entre elles sortent du monde de l’action théâtrale et cessent de mener des projets avec les habitants pour se concentrer exclusivement sur la production de spectacles avec des professionnels. Il s’agit notamment des compagnies les plus reconnues d’un point de vue artistique, qui n’avaient jamais fait d’animation théâtrale avant 2000 et pour lesquelles le teatro comunità n’a représenté qu’une parenthèse. D’autres troupes continuent à mener des actions dans les quartiers, mais se dissocient du projet en refusant l’appellation teatro comunità. Il s’agit notamment de compagnies qui faisaient de l’animation théâtrale bien avant les années 2000 et qui préfèrent continuer à travailler de façon autonome.
26D’autres compagnies, enfin, se disent en continuité avec le teatro comunità et vont jusqu’à créer un collectif de compagnies – la « coordination de teatro comunità » – dont le but serait de « fonder une nouvelle méthodologie théâtrale » visant à créer des spectacles « de bonne qualité artistique tout en travaillant avec des habitants20 ». Pour poursuivre ces objectifs, le groupe fait appel à un comédien du Théâtre du Soleil, compagnie très reconnue au niveau international21. Cette collaboration donne au projet une certaine légitimité artistique, grâce à laquelle les troupes réussissent à obtenir le soutien des secteurs culturels de la région et d’une fondation bancaire. Les compagnies obtiennent également le soutien des représentants de l’arrondissement, leur permettant d’utiliser le théâtre du quartier en échange de la réalisation de spectacles. La création d’une coordination et la collaboration avec une troupe très reconnue constituent donc une voie de professionnalisation et de légitimation pour des compagnies de formation récente se situant aux marges du champ théâtral. Il s’agit notamment de petites structures qui ont été créées au début des années 2000 par des « travailleurs du spectacle22 » ayant toujours eu un rôle d’organisateurs dans des compagnies professionnelles et ayant pu se réorienter vers un travail de mise en scène grâce au projet de teatro comunità. Leur reconversion professionnelle semble s’appuyer moins sur l’acquisition de nouvelles compétences artistiques que sur la reconversion et la mobilisation dans le cadre de ce projet de compétences préalablement acquises au cours de leurs multiples socialisations (professionnelles, associatives, politiques).
27C’est le cas, par exemple, d’Anna Maria, qui fonde sa propre association théâtrale en 2001 (l’association Lotros). Issue d’une famille ouvrière, elle a connu une trajectoire sociale ascendante via les études23 pour ensuite devenir chargée de production dans l’une des plus importantes compagnies du milieu théâtral turinois. Sa jeunesse est également marquée par son engagement au Parti communiste italien, au sein duquel elle a été pendant longtemps militante, pour ensuite y occuper des postes importants et devenir adjointe à la culture d’une ville de la banlieue de Turin. Son investissement ultérieur en tant qu’intervenante de teatro comunità peut en partie être interprété comme le prolongement de cet engagement politique. En effet, cette expérience militante lui a permis d’acquérir un ensemble de compétences à la fois sociorelationnelles, organisationnelles et politico-discursives24. C’est grâce à la mobilisation de ces multiples compétences qu’Anna Maria réussit à fonder sa propre association de théâtre et à intégrer petit à petit le monde de l’action théâtrale. En effet, ne disposant d’aucune formation professionnelle en tant que comédienne ou metteuse en scène, elle essaie de façonner au fil du temps un nouveau profil professionnel – celui d’« intervenant de teatro comunità » – devant disposer non seulement de compétences artistiques, mais aussi de compétences relationnelles, organisationnelles et politico-discursives importantes25.
28Parmi ces multiples compétences, les plus importantes semblent être celles relevant de la communication avec les pouvoirs publics, et notamment la capacité à adapter son discours aux différents financeurs (Eliasoph, 2011). Cette compétence est d’autant plus centrale dans un contexte de réduction des subventions et de démultiplication des financeurs du teatro comunità. En effet, à partir de 2007, la survie du projet dépend d’une pluralité d’institutions (la région, une fondation d’origine bancaire, l’arrondissement) aux attentes parfois assez différentes. Si les relations avec la région et la fondation sont formalisées et ne passent que par l’envoi de dossiers écrits, le rapport avec les représentants de l’arrondissement se construit au fil du temps à travers une multitude d’interactions interpersonnelles. Le soutien de l’arrondissement étant indispensable, Anna Maria fait très attention aux relations avec les représentants des différents secteurs à ce niveau-là. Elle les appelle régulièrement, les invite aux spectacles, les remercie publiquement, etc. Elle participe à toutes les rencontres avec les associations organisées par l’arrondissement et demande aux habitants de venir avec elle, afin de montrer leur engagement.
29Anna Maria tient un discours différent selon les interlocuteurs et les situations d’interaction. En présence de l’élue à l’éducation de l’arrondissement et des partenaires du milieu éducatif et associatif (directrices d’établissements scolaires, responsables d’associations socioculturelles, etc.), la metteuse en scène présente le théâtre comme un instrument d’« empowerment » des habitants, entendu au sens de « transformation personnelle et collective26 ». Elle emploie donc un vocabulaire à la fois militant et institutionnel de plus en plus répandu dans le domaine social, en s’adaptant aux exigences et aux cadres de pensée d’interlocuteurs davantage sensibles à la dimension socioéducative du projet. Dans d’autres situations27, Anna Maria insiste, au contraire, sur la dimension artistique du projet, en soulignant la collaboration avec le Théâtre du Soleil. Elle espère ainsi obtenir une certaine reconnaissance artistique, lui permettant de démultiplier les sources de financement de l’association.
30Cette double dimension, sociale et artistique, est d’ailleurs revendiquée par les compagnies de teatro comunità comme le principal trait qui les distingue des autres organisations sociales et culturelles. Premièrement, la dimension socioéducative du projet leur permet de se différencier des « acteurs professionnels qui produisent des spectacles dans les grands théâtres28 » et qui parfois proposent des ateliers payants avec des personnes passionnées de théâtre. Deuxièmement, la mise en avant d’une dimension artistique permet aux compagnies de teatro comunità de se distinguer non seulement d’un ensemble de projets promus par des travailleurs sociaux, pour qui le théâtre n’est qu’un instrument d’intégration sociale, mais aussi des ateliers d’animation socioculturelle, organisés par certaines associations du quartier. Contrairement à ces derniers, le teatro comunità se veut attentif « au résultat final », car le pari est celui de produire des « spectacles de bonne qualité artistique avec des habitants sur scène29 ».
31La constante articulation entre des discours mettant en avant la dimension sociale et artistique du projet joue un double rôle pour les compagnies étudiées. D’une part, elle leur ouvre des opportunités de financement en s’ajustant aux attentes plurielles de différentes institutions. D’autre part, elle est présentée comme un élément d’originalité du projet qui permet aux compagnies de se différencier des autres associations locales. Autrement dit, dans un contexte de concurrence de plus en plus importante pour l’accès aux subventions, ce double discours permet aux compagnies de créer des « frontières symboliques » entre leur démarche et celle d’autres intervenants sociaux et artistiques (Lamont & Molnár, 2002).
32Ce besoin de différenciation est d’autant plus important qu’il n’existe pas de critères de hiérarchisation stables dans les politiques culturelles locales et que celles-ci changent souvent en fonction des conjonctures politiques et institutionnelles. Il en résulte une nécessité pour les compagnies de toujours légitimer leur rôle dans l’espace associatif local, en organisant régulièrement des rencontres avec les pouvoirs publics, des conférences, des débats publics, etc. Ces événements sont pour les metteurs en scène des occasions pour « construire, promouvoir et faire reconnaître » un nouveau profil professionnel : celui de l’« intervenant de teatro comunità » (Bercot, Divay & Gadea, 2012, p. 4 ; Demazière & Gadéa, 2009). L’organisation de ces rencontres publiques est également un moyen utilisé par les compagnies pour suggérer aux pouvoirs publics des principes de classement au sein d’un univers dont les contours et les propriétés demeurent incertains.
33Ces pratiques de différenciation des troupes de teatro comunità sont souvent source de conflits au sein du monde de l’action théâtrale (Buscatto, 2013, p. 109). De nombreux metteurs en scène s’opposent à la démarche de teatro comunità qu’ils considèrent trop dépendante des pouvoirs publics. Il s’agit notamment d’intervenants artistiques qui menaient déjà des projets d’animation théâtrale bien avant la mise en place de ce projet, dans le contexte des années 1970 où les frontières entre théâtre, animation sociale et engagement politique étaient particulièrement poreuses. Eux-mêmes issus des classes populaires, ils ont été engagés dans les mouvements de protestation qui ont fortement marqué les quartiers populaires de Turin pendant plusieurs années, en utilisant le théâtre comme le moyen de porter de nombreuses revendications politiques. Ces premières expériences théâtrales les ont ensuite amenés à créer leurs propres compagnies, en s’orientant vers les formes de théâtre les moins conventionnelles (théâtre de rue ou « théâtre civil30 »). Depuis le début de leur carrière théâtrale, ils ont mené des ateliers d’animation dans les quartiers, tout en produisant aussi des spectacles.
34Dans leurs discours, la plupart des membres de ces compagnies soulignent l’ancienneté de leur travail d’animation théâtrale et refusent l’« étiquette de teatro comunità31 ». Un des fondateurs de la compagnie Accordéon explique :
Teatro comunità : c’est seulement un nouveau terme à la mode, mais leur démarche n’a rien d’original. Il y a trente ans, nous avions déjà travaillé avec des mineurs dans les prisons, avec des migrants, avec des personnes âgées... Ils m’énervent avec leurs nouvelles formules lexicales. Ce n’est que du marketing ! (Octobre 2013)
35Ce discours critique sur le teatro comunità prend des tonalités différentes selon les compagnies. Certains groupes refusent de s’inscrire dans cette démarche théâtrale, en raison de la nécessité de préserver leur « indépendance politique32 ». C’est le cas de Matteatro, groupe théâtral qui travaille avec des femmes immigrées depuis les années 1990. Un membre de la compagnie souligne :
Nous ne voulons pas travailler sur l’intégration des immigrés sans parler de politique, sans travailler sur les droits de tous. Et, pour faire cela, nous avons toujours essayé de préserver notre indépendance politique vis-à-vis des institutions. Si on avait adhéré au projet de teatro comunità nous aurions dû faire des compromis, aussi d’un point de vue politique... (Avril 2014)
36Dans les discours d’autres compagnies, l’accent est plutôt mis sur la nécessité de préserver une certaine indépendance d’un point de vue artistique. Leur rejet du projet de teatro comunità s’inscrit dans une critique plus générale des orientations institutionnelles en matière culturelle, obligeant les compagnies à « cibler socialement les participants » aux ateliers. Une comédienne de la compagnie Accordéon explique :
Aujourd’hui, si tu veux obtenir des financements, il faut forcément que tu t’adresses aux jeunes les plus en difficulté, car le théâtre est financé seulement s’il a comme objectif l’intégration sociale. Nous, nous ne voulons pas faire du social. Nous voulons partager des expériences de création avec qui le veut. On est ouverts à tout le monde, mais on ne veut pas cibler les gens en fonction de leurs caractéristiques sociales ! J’ai horreur de ça ! (Mai 2014)
37Plusieurs compagnies préfèrent donc renoncer à certaines subventions publiques, afin de se protéger des injonctions de nature sociale et politique et de préserver leur autonomie. Cependant, à l’instar du cas de Vaulx-en-Velin, ces contestations n’aboutissent jamais à une remise en discussion des conventions caractérisant le monde de l’action théâtrale. Elles se traduisent, au contraire, par une marginalisation des compagnies les moins disposées à s’adapter aux injonctions émanant des institutions, qui se retrouvent exclues de toute coopération avec les pouvoirs publics.
38De façon générale, à Turin, les propriétés du monde de l’action théâtrale semblent être fortement dépendantes des conjonctures politiques. Par conséquent, un important travail de légitimation est nécessaire de la part des intervenants artistiques afin de préserver un univers dont l’existence même est régulièrement remise en question. Au-delà des conflits qui les opposent et qui traversent cet univers, les compagnies ont un intérêt commun : faire en sorte que le théâtre soit reconnu par les pouvoirs publics en tant que pratique artistique légitime au sein de l’espace associatif local.
39Dans les deux territoires étudiés, le maintien et la reproduction de ces mondes passent par un processus de balisage et de différenciation d’autres univers proches : le champ du théâtre professionnel, le champ politique et le secteur socioculturel. La prochaine section sera dédiée à l’analyse des relations que les mondes de l’action théâtrale entretiennent avec ces différents univers sociaux, ainsi que de leurs frontières.
Des « mondes de l’action théâtrale » à cheval entre différents univers sociaux
40La comparaison des cas français et italien nous a permis d’analyser comment l’émergence et les transformations des mondes de l’action théâtrale locaux dépendent, d’une part, des différentes formes que prend l’action publique dans ce domaine et, d’autre part, d’un ensemble de pratiques de différenciation des metteurs en scène des compagnies. Nous avons fait le choix d’appeler ces univers « mondes de l’action théâtrale », en empruntant la notion de « monde » proposée par Becker dans son ouvrage Les Mondes de l’art (1988). Cette notion nous a paru adéquate pour décrire des univers sociaux qui « entretiennent des relations étroites et essentielles avec d’autres univers sociaux » (Lahire, 2012, p. 60). Même s’ils se définissent par un certain « degré d’indépendance » et par une « relative imperméabilité à l’ingérence d’autres groupes sociaux organisés » (p. 62), ils sont aussi caractérisés par une certaine porosité de leurs frontières et par des relations de dépendance à d’autres espaces sociaux.
41D’une part, les projets d’action théâtrale dans les quartiers populaires sont possibles grâce à la coopération entre les metteurs en scène et une pluralité d’agents sociaux33 positionnés dans différents univers (ceux du théâtre professionnel, de l’activité politique et de l’animation socioculturelle). Les mondes de l’action théâtrale entretiennent donc des relations de dépendance envers ces derniers. D’autre part, les frontières entre les mondes de l’action théâtrale et ces autres univers sont souvent poreuses, car les agents sociaux peuvent circuler facilement de l’un à l’autre et / ou s’y maintenir parallèlement. Dans cette dernière partie, nous analyserons les relations que les mondes de l’action théâtrale entretiennent avec les domaines du théâtre professionnel et de l’animation socioculturelle, pour ensuite nous pencher sur leurs relations avec le champ politique.
Les relations avec le champ du théâtre professionnel et le domaine socioculturel
42L’étude menée à Vaulx-en-Velin nous a permis de constater une certaine continuité de l’action publique dans le domaine de l’action culturelle. Un « monde de l’action théâtrale » a pu ainsi émerger et se structurer au fil du temps. À l’intérieur de cet espace social spécifique, le rôle des compagnies en résidence au théâtre municipal est désormais bien différencié de celui accordé par les pouvoirs publics aux autres associations théâtrales présentes au niveau local. Les metteurs en scène des unes et des autres « coordonnent leurs activités en se rapportant à un ensemble de schémas conventionnels incorporés » (Becker, 1988, p. 58) et leurs relations avec les pouvoirs publics s’inscrivent dans des procédures institutionnalisées. Par conséquent, même si les personnes qui occupent certains de ces rôles sociaux (représentants institutionnels, metteurs en scène) changent au fil des années, les nouveaux entrants s’inscrivent facilement dans les schémas conventionnels préexistants. Le monde de l’action théâtrale assure ainsi sa reproduction et se caractérise par une certaine stabilité.
43Pour ce qui concerne les frontières avec d’autres univers sociaux, le monde de l’action théâtrale à Vaulx-en-Velin se présente comme un espace « à cheval » entre le champ du théâtre professionnel et le domaine socioculturel et les frontières avec ces deux univers sont poreuses. Notre étude a mis en évidence un processus de balisage, dans lequel plusieurs organisations s’opposent. D’une part, les metteurs en scène professionnels essaient toujours de maintenir parallèlement leur légitimité sur le terrain de l’action culturelle et de la création artistique (Proust, 2009, p. 105) et ne visent pas à séparer le monde de l’action théâtrale du champ du théâtre professionnel. Ces derniers essaient, au contraire, de clairement dessiner les frontières avec l’espace de l’animation socioculturelle en soulignant la spécificité de leur travail par rapport à celui des animateurs socioculturels. Cette différence est également mise en avant par les représentants des pouvoirs publics locaux qui reconnaissent aux compagnies financées un rôle moins social qu’artistique. D’autre part, certaines troupes d’amateurs critiquent le travail mené par les compagnies en résidence, selon eux trop éloigné des « souhaits et des besoins de la population34 ». Dans leurs discours, ces dernières se revendiquent en tant qu’amateurs et se situent loin du champ du théâtre professionnel. De plus, dans les politiques municipales, la valeur artistique de leur action n’est pas véritablement reconnue et elles sont plutôt considérées comme des associations socioculturelles.
44Il n’en demeure pas moins que le monde de l’action théâtrale entretient des relations de coopération très étroites à la fois avec le champ du théâtre professionnel et le domaine socioculturel. D’un côté, les metteurs en scène font appel à de personnels de renfort (Becker, 1988) du théâtre professionnel (techniciens, costumières, etc.), tout au long des projets avec les habitants et, plus particulièrement, dans la phase de finalisation du spectacle. D’un autre côté, les projets d’action théâtrale ont lieu grâce à la coopération entre les compagnies de théâtre et de nombreuses associations socioculturelles. En étant ancrées dans les quartiers, ces dernières sont des intermédiaires précieux pour des metteurs en scène souvent étrangers à la population locale. De plus, la coopération avec les associations locales apparaît comme inévitable dans un contexte où les pouvoirs publics demandent de plus en plus aux différentes organisations de créer des partenariats afin de pouvoir accéder aux subventions. Par conséquent, une relation de dépendance semble lier le monde de l’action théâtrale et l’espace de l’animation socioculturelle.
45En Italie, un ensemble de projets d’action théâtrale a émergé au niveau local, dans le cadre des politiques d’animation théâtrale et de développement social et urbain. À Turin, la discontinuité des orientations institutionnelles affecte les propriétés du monde de l’action théâtrale : ses frontières sont particulièrement instables, ainsi que les schémas conventionnels qui le régissent. Souvent, les changements dans le personnel municipal35 impliquent une remise en cause des conventions de cet univers et parfois sa simple existence. De plus, les frontières avec d’autres univers sociaux évoluent au fil du temps.
46Entre 1968 et le début des années 1980, dans le cadre des politiques d’animation théâtrale, le monde de l’action théâtrale est investi notamment par des troupes revendiquant un théâtre contestataire. Dans un premier temps, il s’agit de compagnies professionnelles assez reconnues d’un point de vue artistique et bien intégrées dans le champ artistique. Ensuite, à partir de la fin des années 1970, de nouveaux groupes se créent et se professionnalisent progressivement, en s’autonomisant des premiers projets d’animation théâtrale. Cette première décennie voit donc se dessiner un monde de l’action théâtrale en partie superposé au champ du théâtre professionnel et à l’espace des mouvements sociaux (Mathieu, 2012). Cependant, du début des années 1980 à la fin des années 1990, on assiste à la quasi-disparition du monde de l’action théâtrale. Certaines compagnies continuent à mener des projets d’animation théâtrale, mais elles le font de façon autonome et divisée.
47C’est en 2000, avec la mise en place du projet de teatro comunità, qu’un monde de l’action théâtrale semble de nouveau se dessiner au niveau local. Dans une première phase du projet, entre 2000 et 2005, ce monde se construit autour de metteurs en scène bien intégrés dans le champ du théâtre professionnel, impliqués dans de multiples coopérations avec des agents sociaux situés dans d’autres univers : représentants de la mairie, partenaires associatifs et sociaux (écoles, associations, centres sociaux, etc.), habitants des quartiers. Cet espace se présente donc comme largement superposé au champ du théâtre professionnel, la plupart des metteurs en scène étant multipositionnés dans ces deux univers. La composition de ce monde change, toutefois, à partir de 2006. Suite à l’affaiblissement du soutien institutionnel, les compagnies les plus reconnues d’un point de vue artistique quittent le projet. À partir de ce moment, au sein du monde de l’action théâtrale se trouvent à la fois des troupes de formation récente, dominées dans le champ du théâtre professionnel et dirigées par des metteurs en scène ayant des parcours atypiques, et des compagnies plus anciennes s’étant depuis toujours maintenues loin du champ du théâtre professionnel36. Ne bénéficiant pas d’une reconnaissance artistique de la part des pouvoirs publics et des grandes institutions culturelles, les premières essaient de baliser un espace alternatif au théâtre professionnel, en revendiquant une démarche transversale entre création théâtrale et action sociale. Cependant, ces tentatives de différenciation n’aboutissent pas vraiment à la création d’un univers autonome et le monde de l’action théâtrale demeure largement superposé à l’espace de l’animation socioculturelle. En effet, les pouvoirs publics municipaux ne semblent plus considérer la dimension artistique de l’action des compagnies et ces dernières se retrouvent prises dans des relations concurrentielles avec une multitude d’associations socioculturelles, afin d’accéder aux financements publics.
48En France comme en Italie, les institutions locales influencent fortement les propriétés et les frontières des mondes de l’action théâtrale, car les projets dans les quartiers populaires sont majoritairement financés par les pouvoirs publics (Hamidi-Kim, 2013, p. 287-381)37. L’analyse des relations que ces espaces entretiennent avec le champ politique mérite donc une attention particulière.
Des relations de dépendance au champ politique
49Les pouvoirs publics sont un des maillons fondamentaux des « chaînes de coopération » constituant les mondes de l’action théâtrale (Becker, 1988, p. 49). L’analyse doit donc tenir compte des relations que les intervenants artistiques nouent à la fois avec les adjoints et avec les fonctionnaires dans les secteurs culturel et social au niveau local.
50À Vaulx-en-Velin, les procédures de coopération sont aujourd’hui formalisées et le monde de l’action théâtrale semble entretenir des relations de dépendance au champ politique local, dont il tire la plupart de ses ressources financières et logistiques. De plus, les frontières entre ces deux univers sociaux sont assez clairement définies. En effet, les responsables politiques qui se sont succédé n’ont pas été personnellement impliqués dans des projets d’action théâtrale38. De leur côté, les metteurs en scène des compagnies en résidence n’ont jamais eu d’engagements politiques spécifiques et n’affichent pas publiquement leur positionnement politique.
51À Turin, au contraire, les frontières entre le monde de l’action théâtrale et le champ politique sont plus poreuses et plusieurs agents ont pu facilement circuler entre l’un et l’autre au fil de leur trajectoire. D’une part, plusieurs représentants des pouvoirs publics (adjoints et fonctionnaires) ont été personnellement impliqués dans des projets de théâtre39 et, d’autre part, certains metteurs en scène ont été engagés en politique jusqu’à occuper parfois des postes de dirigeants dans des partis de gauche40. Pour ces derniers, le monde de l’action théâtrale constitue un espace où mobiliser des compétences acquises dans le cadre d’un précédent engagement politique. De plus, notre étude met en lumière une certaine proximité idéologique entre les metteurs en scène et les représentants des pouvoirs publics italiens41. En effet, les compagnies de théâtre les mieux intégrées dans le monde de l’action théâtrale sont celles dont les metteurs en scène sont les plus proches des institutions locales d’un point de vue idéologique. Ils se disent « de gauche » et ils n’hésitent pas à souligner leurs préférences pour le Parti démocrate42, qui gouverne l’arrondissement depuis plusieurs années. À cette proximité idéologique vient s’ajouter un élément relationnel important : en raison de leurs engagements politiques antérieurs, les intervenants de ces compagnies connaissent certains élus depuis longtemps. Les troupes de théâtre les plus marginalisées au niveau local défendent, au contraire, leur indépendance politique envers les pouvoirs publics locaux et se situent pour la plupart plus à gauche que le Parti démocrate.
52De façon générale, à Turin comme à Vaulx-en-Velin, l’analyse des relations entre le monde de l’action théâtrale et le champ politique met en lumière une certaine dépendance du premier au deuxième. Le constat de la centralité des interlocuteurs politiques nous permet ainsi d’avancer une proposition théorique qui se veut complémentaire à l’approche de Becker. Dans son ouvrage, l’auteur consacre un chapitre au rôle joué par l’État dans la production des œuvres artistiques, dans lequel il explique les modalités par lesquelles le « gouvernement » devient « l’une des composantes du réseau de coopération qui donne naissance aux œuvres d’art » (1988, p. 196). Disposant d’importantes ressources, l’État exerce une influence considérable sur le travail des artistes. D’une part, il offre la possibilité à certains artistes « de réaliser des œuvres d’art, en soutenant directement ou indirectement » leurs activités ; d’autre part, il entrave le travail d’autres artistes, en leur « refusant l’accès à certains moyens » (p. 206). Cependant, l’auteur ne spécifie pas quels segments de l’État sont susceptibles de jouer un rôle et n’intègre pas les pouvoirs publics locaux dans les « mondes de l’art ». Dans les cas que nous avons étudiés, la centralité des institutions politiques locales est telle qu’il nous semble pertinent, au contraire, de les inclure à l’intérieur des mondes de l’action théâtrale, car leur désengagement peut remettre en péril l’existence même de ces derniers.
53De plus, Becker se limite à étudier le rôle de l’« État » et du « gouvernement » sans analyser les trajectoires des agents qui occupent des rôles spécifiques à l’intérieur de ces institutions. Dans la lignée d’autres travaux consacrés à la production des politiques culturelles locales (Dubois, 2012), notre étude invite, au contraire, à analyser les trajectoires et propriétés sociales d’une multitude d’agents (adjoints délégués à la culture et à la politique de la ville, fonctionnaires spécialisés, metteurs en scène des compagnies, directeurs d’institutions, etc.) ainsi que les relations qu’ils entretiennent les uns avec les autres. Ces dernières ne sont pas figées, mais elles « se forment, se stabilisent et évoluent » au fil du temps (2012, p. 9).
*
54Notre étude a permis de mettre en lumière l’existence de mondes « à cheval » entre différents univers sociaux : le champ politique, le champ du théâtre professionnel et le domaine socioculturel. Dans les deux territoires étudiés, les propriétés et les frontières de ces mondes dépendent non seulement des politiques culturelles locales, mais aussi d’un processus de balisage opéré par les metteurs en scène des compagnies qui investissent cet espace. À travers un ensemble de discours et de pratiques plus ou moins formels et conscients, ces derniers travaillent à différencier leur domaine d’activité des autres univers sociaux.
55À Vaulx-en-Velin, le monde de l’action théâtrale se situe à l’intersection du champ du théâtre professionnel et du domaine de l’animation socioculturelle, alors que les frontières sont clairement définies avec le champ politique. À Turin, au contraire, le monde de l’action théâtrale s’est progressivement éloigné du champ du théâtre professionnel pour se situer à cheval entre deux univers : l’espace de l’animation socioculturelle et le champ politique. Dans un contexte de baisse des subventions publiques, les compagnies qui réussissent à se maintenir dans le monde de l’action théâtrale sont celles dont les metteurs en scène ont eu une socialisation politique importante voire une formation spécifique dans le domaine du « management culturel ». Ayant pour certains occupé des postes de dirigeants dans des partis politiques, ils maîtrisent les règles du champ politique et en connaissent les rouages. De plus, ils disposent de compétences discursives importantes et peuvent bénéficier d’un certain capital social au niveau local, lié à leur engagement politique passé.
56Ce rapprochement du champ politique semble être révélateur d’une évolution plus générale qui touche aujourd’hui les professions artistiques. En effet, les compétences créatrices sont devenues insuffisantes pour exercer ce type de métiers et de nouvelles compétences sont indispensables pour les artistes afin de réussir à vivre de leur activité (Proust, 2006 ; Bureau, Perrenoud & Shapiro, 2009, p. 28). Dans un contexte d’exacerbation de la concurrence entre les différentes organisations, les compétences politico-discursives semblent parfois être aussi décisives que les compétences artistiques.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Nous empruntons le terme de « champ » à la sociologie bourdieusienne, afin de désigner l’univers politique et celui du théâtre professionnel. Nous employons des termes tels que « domaine » ou « secteur », dans leur sens le plus ordinaire, pour désigner l’univers de l’animation socioculturelle. Pour une discussion théorique approfondie du choix de ces termes, nous nous permettons de renvoyer à notre thèse (Quercia, 2018).
2 Cependant, tout en mobilisant la notion de « monde », nous nous éloignerons ici d’une démarche purement interactionniste pour nous intéresser aussi aux « rapports de force entre individus porteurs de propriétés sociales différenciées » (Lahire, 2001, p. 36). Nous analyserons également les conditions d’entrée des metteurs en scène dans ces univers sociaux, ainsi que leurs trajectoires sociales.
3 La majorité municipale a été communiste de 1929 à 2014.
4 Conversation avec le directeur du service culturel, octobre 2014.
5 Délibération nº 10.01.635 du conseil municipal portant sur la convention de résidence de la troupe Amaretto au théâtre municipal, 27 janvier 2010.
6 Les CUCS ont succédé en 2007 aux contrats de ville comme cadre du projet de territoire développé dans les quartiers en difficulté (politique de la ville).
7 Selon H. S. Becker, un monde social peut se reproduire dans le temps car les acteurs sociaux qui l’investissent ont incorporé un ensemble de schémas conventionnels s’étant constitués au fil du temps.
8 Sur l’importance des financements publics dans la légitimation et la consécration artistique des metteurs en scène dans un espace social peu régulé et caractérisé par l’absence de véritables barrières à l’entrée, voir Paradeise, 1998 ; Proust, 2006, 2009 ; Hamidi-Kim, 2013 et Glas, 2015.
9 Le degré de consécration artistique dans le monde du théâtre public est lié à la fois à la reconnaissance des pairs (directeurs de théâtre, programmateurs, critiques) et à la reconnaissance des institutions publiques (étatiques et locales). À partir des années 1970, les pouvoirs publics jouent un rôle croissant dans les logiques de consécration des compagnies de théâtre (Glas, 2015).
10 Les trois compagnies en résidence ont été proposées par le directeur du théâtre municipal, et leur recrutement a ensuite eu lieu avec l’accord de l’élu à la culture et du directeur du service culturel.
11 Ils proviennent de familles d’avocats, magistrats ou médecins.
12 Entretien avec Florent, metteur en scène de la compagnie Amaretto, octobre 2014.
13 Entretien avec la compagnie Neige, octobre 2014.
14 D’un point de vue sociodémographique, les amateurs sont issus des classes populaires et des petites classes moyennes.
15 Nous avons réalisé un entretien avec la metteuse en scène de la compagnie en résidence de 2003 à 2009 et nous nous appuyons sur un rapport de Virginie Milliot (1998, p. 32) qui relate le discours du metteur en scène de la troupe en résidence de 1995 à 2002.
16 Cependant, ces troupes restent dominées dans le champ théâtral au niveau national, à cause de leur faible reconnaissance par les pairs. Leurs spectacles tournent exclusivement dans les théâtres de province, ne sont pas programmés dans des festivals importants et ne bénéficient pas d’articles dans des revues spécialisées.
17 Conversation avec un amateur de « Humour à Vaulx », novembre 2012.
18 Entretien avec la présidente de l’association « Humour à Vaulx », septembre 2014.
19 Ce revirement de la mairie de Turin a lieu dans un contexte d’interruption des programmes de rénovation urbaine dans les quartiers et d’épuisement des financements européens et nationaux qui permettaient de financer les projets de théâtre. De plus, la nouvelle adjointe se dit sceptique à l’égard de ce projet, dont elle ne reconnaît pas la qualité artistique.
20 Discours d’Anna Maria, metteuse en scène de l’association Lotros.
21 Le Théâtre du Soleil est une compagnie fondée par Ariane Mnouchkine en 1964 et devenue assez rapidement l’une des compagnies les plus importantes dans le paysage théâtral européen.
22 Terme employé par les agents sociaux interrogés.
23 Elle a été scolarisée dans l’un des meilleurs lycées de Turin et a fait des études en droit.
24 Elle a ainsi développé des savoir-faire relationnels, dans les rapports avec les autres militants et dans le recrutement de nouveaux militants. Elle a également appris à organiser des réunions et des événements publics (au sein du parti ou dans les quartiers). De plus, en tant qu’adjointe, elle a pu acquérir des compétences rhétoriques et une bonne connaissance du champ politique.
25 Les intervenants doivent attester leur capacité à travailler avec les publics en difficulté, qui passe par une bonne connaissance du territoire ainsi que par une certaine empathie avec les bénéficiaires (Carrel, 2013 ; Nonjon, 2005). Ils doivent également être capables d’organiser et de publiciser leurs projets et de convaincre les financeurs de la pertinence de ces derniers.
26 Entretien avec Anna Maria, mai 2014.
27 En présence notamment des élus plus sensibles à la dimension artistique des projets d’action auprès des habitants (notamment la présidente et l’élue à la culture de l’arrondissement, ainsi que l’adjointe aux banlieues de la mairie centrale).
28 Conversation informelle avec Anna Maria, 15 novembre 2012.
29 Discours d’Anna Maria dans plusieurs situations d’interaction.
30 Il s’agit d’un théâtre conçu comme un « instrument de communication pour transmettre des messages » et visant à développer « une conscience critique chez les spectateurs et les participants ». Entretien avec Melania, compagnie Rossomalpelo, mai 2013.
31 Discours de la metteuse en scène de Matteatro.
32 Ibid.
33 Fonctionnaires et adjoints à différents échelons institutionnels dans les secteurs social et culturel, représentants de financeurs privés, établissements culturels, partenaires sociaux (partenaires éducatifs, centres sociaux, associations locales, etc.), professionnels du secteur de l’« intervention sociale », participants aux projets.
34 Conversation avec la metteuse en scène du groupe « Humour à Vaulx », février 2013.
35 Cela se vérifie même s’il n’y a pas de changement de majorité. Turin est gouvernée par des coalitions de centre gauche depuis le début des années 1990.
36 Il s’agit par exemple de troupes de théâtre de rue, qui ont décidé de rester à la marge des circuits du théâtre professionnel.
37 Si en Italie on assiste à l’émergence de financeurs privés, les compagnies de théâtre tirent encore la plus grande partie de leurs ressources matérielles des subventions publiques. En France, la place du mécénat privé est encore assez marginale (Rozier, 2001, p. 540).
38 Cependant, l’élu délégué à la culture entre 2008 et 2014 a été musicien professionnel, ce qui suggère une possible porosité des frontières entre le champ politique et les mondes de l’art.
39 C’est le cas du fonctionnaire en charge du projet de teatro comunità entre 2000 et 2005 et de l’adjointe à l’éducation.
40 C’est le cas, on l’a vu, de la metteuse en scène de l’association Lotros.
41 À Vaulx-en-Velin, au contraire, ce phénomène n’apparaît pas comme central.
42 Le Parti démocrate est le principal parti de centre gauche, héritier de l’ancien Parti communiste.
Auteur
Francesca Quercia est docteure en science politique, membre du Centre Max-Weber et ATER en science politique à l’Université Lumière Lyon 2. Elle a soutenu en décembre 2018 sa thèse intitulée Les Mondes de l’action théâtrale : une comparaison dans les quartiers populaires en France et en Italie, sous la direction de Lilian Mathieu et de Camille Hamidi. Ses travaux se situent au croisement de plusieurs domaines : sociologie des professions artistiques, sociologie du travail associatif et sociologie de l’action publique.
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