Les frontières internes de la souveraineté
Orpaillage artisanal et gouvernement local au Mali
p. 43-64
Texte intégral
Le local n’est pas définissable en soi. Il n’est pas objet. (Sfez, 1975, p. 14)
1Le présent chapitre se veut une contribution à la discussion autour du gouvernement des biens communs dans le cadre de la décentralisation malienne. Partant d’une problématique de luttes autour des compétences politiques et administratives, il s’agit de saisir les manières dont les pratiques de la décentralisation redessinent les frontières entre autorités et niveaux de jeu institutionnels. Ce qui est mis en question ici est une dynamique autour de ce que j’appellerai les frontières internes1. Plus qu’une ligne de démarcation normative et performative entre l’administratif et le politique2, la frontière interne désigne ici un ensemble de délimitations qui structurent les rapports entre institutions et acteurs impliqués dans le gouvernement territorial. Constituant de possibles objets de luttes de compétence, ce sont ces frontières qui « instituent3 » les institutions, leur confèrent le pouvoir effectif d’agir sur les humains et les choses, ce qui renvoie à l’exercice de la souveraineté.
2Après avoir été longtemps présenté comme un modèle de démocratisation à l’échelle de l’Afrique, le Mali est aujourd’hui confronté à une grave crise sociale et politique, loin d’être résolue, après le coup d’État déclenché en mars 2012 par la résurgence des conflits armés dans le Nord du pays4. Malgré une participation soutenue aux élections présidentielles de 2013 et la signature d’un accord de paix en 2015, l’autorité de l’État continue d’être fragilisée par la présence de groupes armés dans le Nord et le centre. Cette situation est favorisée par le chômage ou le sous-emploi des jeunes et une augmentation des inégalités qui se reflète dans l’accès de plus en plus inégal des populations à l’éducation et aux ressources naturelles. Se pose ainsi d’une manière accrue la question de la légitimité et de la performance de l’État dans le gouvernement des biens communs. Dans ce contexte, la décentralisation du pays continue à être vue comme un élément clef des solutions à apporter5. Entamée en 1992 après la fin de deux décennies d’autoritarisme militaire, elle a abouti en 1999 à la création de 703 communes et a donné lieu à deux cycles d’élections communales en 2004 et 2009. Dans une situation où, malgré une forte croissance de la capitale Bamako – d’environ 6 % par an –, plus de 70 % de la population habite les zones rurales6, on espère de la décentralisation qu’elle puisse recréer des liens entre État et société7, mais aussi apaiser les conflits au sein de la population8. Elle favoriserait en effet la participation des populations au gouvernement local, créant un cadre commun pour articuler les institutions de l’État avec celles historiquement issues de la société. Pourtant, un récent bilan de la réforme s’interroge sur le lien entre décentralisation et déliquescence de l’État : « Est-ce parce que la décentralisation est restée à mi-parcours que l’État s’est effondré ? Ou bien, est-ce parce que la décentralisation a capté “toute l’attention” que l’État a été mis à mal, même si ce dernier est resté au centre de la distribution de l’aide ? » (Keita, Lima & Thiriot, 2014, p. 77) La question des ressources naturelles est ici révélatrice. Après une première décennie de fort investissement dans la réforme, l’État n’a toujours pas transféré la propriété des ressources naturelles aux collectivités territoriales, alors qu’elles sont tenues responsables de leur gestion. Dans une situation où d’anciennes et nouvelles légitimités entrent en concurrence et où les frontières entre compétences sont en jeu, c’est ce gouvernement local des ressources qui fera l’objet de mon analyse.
3Ma réflexion prendra plus précisément la forme d’une étude de cas autour de la mise en place d’une convention locale, un des plus importants dispositifs de gestion des ressources naturelles au Mali9. Je présenterai dans un premier temps les tractations autour de la mise en place d’une convention concernant l’exploitation d’une mine d’or artisanale, puis je situerai ce cas dans une perspective historique de longue durée autour du gouvernement des biens et des hommes pour ensuite revenir au contexte de la décentralisation malienne, à son incidence sur les frontières internes et à l’exercice de la souveraineté. Ce travail repose en grande partie sur une enquête de terrain décrite dans l’encart ci-dessous.
L’enquête dans les communes des monts mandingues
Mon analyse s’appuie sur une enquête de trois semaines menée dans les communes adjacentes de Siby, Sobara et Niouma-Makana en novembre 2009. Ce travail est en continuité avec mes enquêtes précédentes sur l’histoire politique locale et la mise en place de la politique de décentralisation dans cette région. Débutés en 1994, ces terrains m’ont permis de suivre toutes les étapes du processus de la décentralisation (politique d’information, mise en place des communes, trois cycles électoraux, élaboration de programmes de développement local). En marge de ma participation observante à l’atelier d’élaboration de la convention locale, j’ai eu de brefs échanges avec les conseillers communaux, le maire, les deux animateurs de l’atelier et des représentants des services techniques (agriculture, éducation). Des conversations plus confidentielles ont eu lieu avec des membres de la famille de mon hôte (tous membres de factions qui soulignent leur distance au maire et à la chefferie actuelle). Depuis, j’ai obtenu d’autres renseignements grâce à des échanges de mails avec un de ces ressortissants habitant la capitale (en tête de plusieurs initiatives de développement local et engagé dans une liste électorale lors des dernières communales). Les discussions à Niouma-Makana se sont quasi exclusivement déroulées en langue Malinké. Pour vérifier ma bonne compréhension, j’ai souvent demandé des explications à mon ami Namakan Keita qui a accepté de voyager avec moi. Originaire d’un village dans la commune de Siby, il s’agit d’un agriculteur, musicien et membre d’une famille bien connue dans la région. Son aide a été d’autant plus indispensable que l’usage de matériel d’enregistrement n’a pas été envisageable. En effet, les questions liées à la gestion des ressources et aux rapports politiques sont considérées comme des sujets délicats.
Créer un consensus participatif sous l’œil (lointain) du souverain
4Le 19 novembre 2009, j’arrivais à Niouma-Makana, siège d’une commune rurale malienne enclavée à 120 km de la capitale Bamako, en plein milieu des monts mandingues près de la frontière guinéenne. Depuis ma précédente visite, quatre années auparavant, la vie de cette commune avait été bouleversée par l’essor spectaculaire de l’extraction d’or à Dagala, une ancienne mine à proximité du village. L’exploitation de cette mine avec des méthodes dites « artisanales10 » par environ un millier d’hommes, femmes et enfants concernait non seulement la population des villages des alentours, mais aussi beaucoup de jeunes venus de Guinée11. Des motos neuves en circulation, dont quelques-unes étaient chargées avec des rochers à contenu aurifère, témoignaient de la richesse à laquelle certains hommes semblaient avoir eu accès grâce à l’orpaillage. Proche de la mine, un marché était né et à Niouma-Makana de nombreuses familles logeaient des orpailleurs. Là où l’agriculture avait été la base d’une économie collective peu monétarisée s’ouvraient désormais de nouvelles sources de revenus et, avec elles, une individualisation croissante de l’activité économique. Lianne Holten décrit ainsi l’impact de l’orpaillage sur Farabako, un village voisin :
Dans le passé l’orpaillage avait toujours été une activité parmi d’autres pendant la saison sèche [...] [m]ais étant donné que le site de la mine était accessible à pied, tous les habitants de Farabako, hommes, femmes et enfants allèrent à la mine pour tenter leur chance. Par conséquent, beaucoup de villageois négligèrent leurs jardins et champs cette année-là et ceux qui ne trouvèrent pas d’or ou ne gagnèrent pas d’argent avec d’autres activités furent livrés à la faim. Les hommes travaillaient dans les puits. Les femmes pulvérisaient et lavaient la pierre et faisaient la cuisine pour les orpailleurs. Un marché vendant toute sorte de bien de consommation était né sur le site de la mine. Un vendeur de motocycles avait même ouvert un magasin. Des bus venant de la capitale ou de Guinée emmenaient des biens et des travailleurs étrangers. Tout type d’activité lucrative était devenu possible (Holten, 2013, p. 32-33)12.
5Dans la salle de réunion de la mairie se déroulait ce jour-là un atelier organisé par le Programme d’appui aux collectivités territoriales (PACT) conduit par la Gesellschaft für Technische Zusammenarbeit (GTZ), une organisation gouvernementale de la coopération allemande13. Y participaient une trentaine d’hommes et une femme14. Il s’agissait des conseillers élus de la municipalité, du secrétaire général de la commune chargé des affaires administratives, des représentants des tonbolowma, les membres de l’association en charge de la gestion de la mine, ainsi que des autorités dites « traditionnelles ». Il était question de l’élaboration et de la mise en application d’une convention locale concernant la réglementation de l’exploitation de la mine et de la gestion de ses bénéfices. Conçue comme instrument de la décentralisation, la convention n’était pourtant pas un instrument développé directement par l’administration malienne15. Il s’agissait plutôt d’un dispositif conçu et disséminé par des experts techniques qui, par la suite, pouvait faire l’objet d’une approbation préfectorale. Cet après-midi-là, deux jeunes diplômés maliens, employés par la PACT-GTZ étaient venus expliquer le fonctionnement de la convention, ce qui impliquait un travail de traduction de la langue administrative française vers la langue vernaculaire, le mandinkakan. L’importance de ce travail de traduction mérite d’emblée d’être soulignée, car traduire signifie ici attribuer du sens aux ordres institutionnels et normatifs, faire des approximations entre des concepts qui ne se recouvrent que partiellement. Pour apprécier la difficulté du processus, ajoutons qu’une partie des participants avait des problèmes pour lire et écrire, étant formée à la langue arabe ou à l’écriture en langue bamanankan16, mais non au français. L’enjeu principal de cette réunion était de faire comprendre à l’assistance que désormais l’exploitation de la mine serait sous la tutelle de la commune et que cela impliquait une réflexion sur la sécurisation du site et sur la gestion et la répartition des recettes, dont la mairie et l’État malien devraient obtenir leur part. Donner de l’argent à la mairie ne semblait pas simple. En témoignent les affirmations répétées des animateurs, représentants du PACT, que « toute la terre est à la mairie17 » et les avertissements des conseillers municipaux, déclarant : « Qui ne veut pas travailler avec la commune doit être exclu. » Était également mise en question la future gestion des recettes par la mairie. Un participant demanda pourquoi il devrait « donner de l’agent au maire qui est en même temps [s]on beau-frère », ce à quoi l’animateur répondit : « À partir du moment où le maire est élu, il n’est plus le beau-frère de personne18. »
6Les échanges entre participants s’animèrent davantage le lendemain quand il s’agit de trouver une clef de répartition des recettes générées par la mine entre quatre acteurs : les autorités municipales, c’est-à-dire le maire et son conseil communal, le chef traditionnel du village, le propriétaire coutumier ou « maître » du terrain sur lequel la mine se trouvait, et le dignitaire chargé des sacrifices rituels au genius loci, le véritable « propriétaire » de la mine.
7Le problème se présentait ainsi : sur chaque montant de 500 FCFA d’impôts payés par les orpailleurs, la mairie devait recevoir 300 FCFA (60 %), alors que les trois autorités traditionnelles devaient se partager les 200 FCFA (40 %) restants. Mais comment partager équitablement cette somme entre trois bénéficiaires ? Afin d’arriver à une clef de répartition, les animateurs proposèrent aux autorités traditionnelles de se réunir à huis clos, avant de soumettre leur décision à une discussion plénière. Cette manière de procéder permit à la fois à chacune des trois autorités de garder la face et de conjuguer deux champs que les acteurs avaient spontanément tendance à distinguer : celui des affaires municipales associées à l’État et celui des autorités traditionnelles liées à l’univers de la coutume (laada). Leur séparation avait été explicitement énoncée par les trois autorités traditionnelles selon lesquelles « l’affaire de la commune n’est pas notre affaire19 ».
8La proposition qui fut annoncée par le chef de village « au nom des ancêtres » consistait à donner 100 FCFA à chacun et donc à réduire la part de la mairie à 200 FCFA. Cette solution qui devait exprimer la parité entre les trois autorités fut rejetée par les animateurs dans leur fonction de conseil aux participants. À l’instar de la session précédente, où on avait déjà demandé une diminution de la part de la mairie, les animateurs argumentaient qu’il s’agissait non d’imposer quelque chose « par la force », mais du simple fait qu’en tant que représentants du PACT-GTZ, ils ne pouvaient soutenir une solution qui irait contre les 60 % stipulés par la loi20. Ces 60 %, personne ne les « mangerait », car il s’agissait de l’argent public21. De plus, 5 % de ces 60 % iraient à un « fonds de sauvetage » qui permettrait à la mairie de faire face à des imprévus. Le raisonnement fut encore justifié par une question : si la pompe à eau du village tombait en panne, qui paierait la réparation ? L’argent ne viendrait certainement pas des poches des conseillers. Ce serait à la mairie de couvrir les coûts grâce à l’argent du fonds. Mais en réponse, les vieux s’exclamèrent : « C’est nous qui faisons les sacrifices. Si les sacrifices ne sont pas faits et l’or disparait, d’où viendra l’argent pour réparer la pompe ? » Le secrétaire général de la commune prit alors la défense des animateurs : « Si vous allez contre la loi, vous pouvez aller en prison, car le contrôleur des recettes au trésor public verra la différence ! » Après de longues tractations, une clef de répartition de 15 % pour chacun des maîtres de la terre et de 10 % pour le chef du village fut fixée22. Afin de compenser les inégalités entre les vieux, il fut également décidé de leur octroyer, à parts égales, des dons « en nature » (bolomalafara) possédant un caractère honorifique. Il s’agissait de deux calebasses (danganye) remplies avec du sable issu de pierres aurifères concassées23. Suivant les injonctions des animateurs selon lesquels, afin d’éviter tout détournement, les fonds obtenus devraient être déclarés, partagés publiquement et inscrits dans un registre, l’atelier se termina par le décompte public des recettes de la semaine courante qui avaient été perçues par les tonbolowma. Soixante pour cent de cette somme d’environ 530 euros (350 000 FCFA) avaient été remis à l’agent comptable de la mairie, ce qui incluait les 5 % pour le « fonds de sauvetage ».
La souveraineté et ses frontières internes
9Opérons maintenant un premier retour sur ces deux jours d’atelier en utilisant comme cadre heuristique la discussion qu’Étienne Balibar engage sur la théorie de souveraineté de Jean Bodin.
[Ce dernier] y voit surtout la condition directe entre le souverain et les sujets, ou d’un rapport de pouvoir sans médiation ni différenciation, que je propose d’appeler [...] désincorporation. Renversant la célèbre formule d’Althusser, disons que le souverain a pour caractéristique essentielle d’interpeller les sujets en individus, c’est-à-dire d’ignorer ou de neutraliser les « corps » intermédiaires, les « appartenances » qui confèrent aux individus une identité particulière, et qui pourraient être revendiquées soit les unes contre les autres, soit à l’encontre de la loi et du souverain lui-même. (Balibar, 2000, p. 60-61)
10Balibar ajoute que cette neutralisation n’exclut pas l’existence de médiations entre le souverain et les individus, mais « il faut précisément que les médiations soient ses médiations24 » (p. 61). La valeur de cette présentation de la souveraineté réside dans ses différences avec ce que nous avons rencontré lors des discussions à Niouma-Makana. Ici semblent tout d’abord prédominer les « archai25 répertoriées par la pensée politique antique dans la cité et dans la famille » (p. 58), représentées par les autorités traditionnelles et l’association corporative des orpailleurs. L’enjeu est alors de rapprocher et, jusqu’à un certain degré, soumettre ces agents et ces corps à la collectivité territoriale, médiation de l’État central, sans pourtant nier une autonomie dont il faudra encore cerner le sens. Les problèmes se posent à quatre niveaux : premièrement, dans la difficulté à redéfinir les rapports entre les autorités traditionnelles26, représentées ici par les dons monétaires et honorifiques accordés à chacune d’entre elles27. Deuxièmement, le problème est de faire reconnaître la mairie comme représentante de l’État à part entière : celle-ci reste en effet perçue en fonction des intérêts qui découlent des liens de parenté – rappelons sur ce point l’interrogation soulevée par l’un des participants se demandant pourquoi il devrait donner de l’argent à la mairie si celle-ci était gouvernée par son beau-frère. Troisièmement, une tension apparaît entre l’ethos démocratique de la discussion et du libre choix dans les limites de la loi, invoqué par les animateurs du PACT-GTZ, et la menace des sanctions par la force ou l’exclusion évoquée par les représentants de la mairie, notamment le secrétaire général de la commune et les conseillers. Ici, l’identification historique de la souveraineté de l’État comme force (fanga) semble pour les acteurs en contradiction avec la norme démocratique dans laquelle la contrainte physique est remplacée par la force de la persuasion par les mots, et l’illusio de l’égal accès de chacun aux prises de décision. Cette contradiction est apparue tôt, dès le début du premier mandat du premier gouvernement démocratiquement élu après la chute de la dictature en 1991. Le président Alpha Oumar Konaré avait annoncé la fin du paiement de l’impôt par les paysans, ce que ces derniers avaient interprété comme la fin de la force utilisée à leur encontre par l’État mais aussi, dans un sens négatif, comme une forme de vacance du pouvoir28.
11L’absence de contrainte s’est aussi retrouvée au niveau de la mise en place des découpages communaux que les citoyens étaient censés choisir librement. Cette idée de démocratie comme régime non violent et, plus encore, comme ordre où « chacun peut faire ce qu’il veut » a cependant rapidement trouvé ses limites face à la question des impôts, après la création des collectivités territoriales. Face à leur absence de paiement, les mairies se sont trouvées contraintes de solliciter et rémunérer29 la gendarmerie pour accompagner les percepteurs lors des tournées de recouvrement, ce qui confortait l’idée d’une grande partie de la population que les impôts sont perçus sous la menace des autorités. Rappelons qu’« impôt » (nisongo) peut être traduit par « prix de la vie », renvoyant aux pratiques des États prédateurs antérieurs qui se faisaient rétribuer pour ne pas mettre leurs sujets en péril. Cette tension entre libre arbitre et usage de la force qui se cristallise autour des impôts renvoie au problème du fiscus qui, comme le rappelle Balibar, constitue « une limitation interne à la fois inévitable et inacceptable » (2000, p. 65) du concept moderne de la souveraineté, au sens où la volonté du souverain se trouve contrainte par l’impératif du consentement des corps sociaux. Il serait cependant possible de penser ce défaut comme un moyen de « reconstitution ou de constitution de la souveraineté, à condition que celle-ci se développe en une structure “organique” de la société tout entière, incorporant ses propres limites ou convertissant les obstacles à l’exercice du pouvoir en moyens de son développement » (ibid.). Mais cela ne serait possible que s’il y avait un approfondissement de l’obéissance légale au souverain « en passant de l’ordre de la sujétion à celui de la subjectivité, en incorporant les loyautés et des disciplines de type nouveau (comme le patriotisme ou le civisme, l’instruction publique, la santé, les bonnes mœurs...) » (ibid.). Et c’est ce passage de la sujétion à la subjectivité, cette émergence d’un imaginaire citoyen avec ses nouvelles loyautés et disciplines qui posent le plus grand défi dans la mise en place d’un État à bases démocratiques et légales-rationnelles.
12Or nous avons vu que l’idée de paiement à une autorité supérieure par libre accord reste encore peu ancrée dans la culture politique locale. Ceci pose le quatrième problème soulevé par les soupçons de détournement des sommes payées et par la difficulté à faire comprendre la pertinence de la mise en place d’un « fonds de sauvetage », ce qui correspond à la difficulté à faire accepter l’équation entre impôts et bien commun. Les appels des intervenants du PACT à rendre publique la gestion de l’argent perçu renvoient à une autre facette de l’idéal démocratique qui est celui de la transparence. Cette démarche entre en effet en conflit avec un imaginaire politique où les transactions visibles présupposent l’existence d’un espace parallèle caractérisé par le huis clos. Alors que cette distinction n’a en soit rien d’extraordinaire, le problème qui se pose dans notre contexte est que les décisions qui comptent sont avant tout associées au huis clos et non aux délibérations publiques, ce qui ouvre la voie aux soupçons et à un manque de confiance dans le système30.
13Ce que nous avons conçu comme frontière interne de la souveraineté prend donc plusieurs formes dans l’esprit des participants à l’atelier : frontière entre collectivité territoriale et État, frontière entre autorités traditionnelles et étatiques, frontière entre citoyens et État au sujet des impôts et, par extension, entre impôts et bien commun et, enfin, frontière entre espaces transactionnels visibles et invisibles. Il serait pourtant trop simple de rapporter ces frontières à un simple clivage entre l’État moderne d’un côté et les institutions dites « traditionnelles » de l’autre. D’abord, comme nous allons le voir, la frontière interne concerne autant la capacité de l’État central à reconnaître l’autonomie politique des collectivités territoriales que celle de la légitimité des communes et de leurs normes devant les citoyens. Les conventions locales sont ici représentatives de la complexité du système étant donné qu’elles cherchent à articuler plusieurs ordres : celui de l’État central, celui de la collectivité locale et celui de la coutume, qui intègre non seulement des autorités traditionnelles, mais aussi une multiplicité d’institutions associatives impliquées dans la gestion des ressources (ici les tonbolowma) dont les pratiques sont en partie influencées par le monde du développement. Ajoutons que la convention présuppose à la fois la reconnaissance des pouvoirs et de leurs légitimités, et leur intégration dans un ordre stabilisé. Ce dernier point pose également problème si nous pensons à la difficulté des autorités traditionnelles à attribuer un ordre de préséance entre elles. Dans la discussion suivante autour de la question des biens communs, des transactions autour d’eux et, plus fondamentalement, des justifications et jugements moraux qui s’y trouvent associés, nous verrons que cette instabilité constitue un trait fondamental du système des frontières internes et qu’elle est étroitement liée à un idéal politique d’autonomie qui fait fi de toute forme de souveraineté désincorporante, pour reprendre la terminologie d’Étienne Balibar.
Maîtrises et souverainetés dans la durée
14Clarifions dans un premier temps ce que l’on peut théoriquement entendre par un « bien commun » et l’ordre moral le constituant, avant d’appliquer nos observations à l’univers local de l’orpaillage et à son historicité et, plus largement, à ce que les spécialistes du gouvernement des ressources naturelles de l’Afrique de l’Ouest désignent comme « maîtrises ». Ce concept désigne un droit d’exploitation individuel ou collectif sur une ressource déterminée. Comme nous allons voir par la suite, il ne s’agit pas d’une forme de propriété privée, mais d’un droit d’usufruit issu d’un pacte scellé avec un génie tutélaire. Tout autre exploitant doit préalablement demander autorisation auprès de ces « maîtres ». Le maître est, dans la mesure du possible, tenu de donner accès à la ressource en question. Les ressources naturelles constituent ainsi dans le système de maîtrises des formes de bien commun et les principes moraux de leur gouvernement correspondent à ce que l’historien Edward P. Thompson, dans son étude des émeutes de la faim en Angleterre au xviiie siècle, a appelé une « économie morale » (Thompson, 1971). Ce concept puise sa signification dans la distinction établie par Karl Polyani (1983) entre des économies dites « encastrées », dépendant des valeurs fournies par des institutions non économiques comme la religion et la parenté, et des économies autonomes, qui dépendent des valeurs spécifiques de choix rationnel et de maximisation des profits associées à l’économie du marché. Les rébellions et résistances étudiées par Thompson témoignent de la difficile transition d’une économie encastrée, qui s’appuie sur des normes de réciprocité, vers une économie monétaire qui s’appuie sur les échanges marchands.
15En dehors de cette première acception, l’usage du concept d’économie morale nécessite néanmoins deux précisions31. Au lieu de postuler l’existence d’un clivage entre les économies morales encastrées et celles qui se sont autonomisées, l’économie morale peut être interprétée comme un cadre d’analyse plus général. Celui-ci part du principe que les significations provenant des relations sociales non-économiques peuvent affecter tout genre d’économie, y compris capitaliste, tandis que les ordres de réciprocité communautaires peuvent également inclure des formes de calcul économique. La deuxième conséquence de ce déplacement est de rompre avec une « ethno-logique » holiste et culturaliste à l’intérieur de laquelle des unités sociales discrètes sont identifiées à des économies morales distinctes constituant des visions du monde intégrées. Au contraire, les espaces sociaux sont caractérisés par une pluralité d’ordres moraux et de formes de légitimité. Les biens comme des mines d’or ou la terre, dans notre cas, peuvent selon les contextes constituer pour les mêmes acteurs sociaux des biens communs, c’est-à-dire collectifs et inaliénables, ou des biens marchands, ce qui signifie privatisables. À l’instar du commun chez Pierre Dardot et Christian Laval (2014), les biens communs échappent ici à la dichotomie entre biens privés et biens publics gérés par l’État, tout en étant étroitement associés aux institutions politiques qui garantissent leur pérennité. Ceci d’autant plus si on adopte la perspective de Dardot et Laval, qui défendent le principe qu’au lieu d’être naturellement donnée, la constitution d’un bien en bien commun est indissociable d’un processus politique.
16Venons-en maintenant à l’histoire de la production et reproduction de l’or comme bien commun et bien marchand, et à celle du système de maîtrises sur laquelle elle repose. Dans le Soudan occidental32, l’extraction de l’or est influencée par des modes d’organisation de nature politique, religieuse et économique qui remontent à la fin du premier millénaire, quand elle faisait partie d’un réseau intercontinental transsaharien d’échanges avec l’Europe et le Moyen-Orient. Depuis cette époque, l’exploitation des mines d’or dépend de l’intervention des spécialistes chargés des sacrifices ou des maîtres qui restent en dehors de l’emprise directe des pouvoirs politiques et militaires. En termes analytiques, l’or est ici à la fois une commodité de marché et un bien commun produit à travers des échanges entre des génies tutélaires, leurs alliés humains et les pouvoirs politiques. Comme les discours locaux le soulignent, toutes les tentatives par des puissances politiques de contourner les intermédiaires rituels et d’exploiter les mines directement auraient, sans exception, entraîné une disparition de l’or33.
17Dans ce système, les pouvoirs étatiques se manifestent dans les représentations spatiales du politique sous la forme d’une « inclusion verticale34 » ou « englobante » dont la légitimité est fondée à la fois sur leur capacité militaire de coercition et sur la façon dont ils sont tenus de garder leur distance et de ne pas s’immiscer dans les affaires des pouvoirs locaux35. Ces derniers correspondent à une pluralité de maîtrises – dont chacune concerne le gouvernement – d’un domaine spécifique du monde naturel et humain (eau, terre, brousse, hommes, production du fer et de la cordonnerie, maniement de la parole politique). C’est donc dans une conception plurielle du pouvoir que toute notion de souveraineté unitaire trouve ses limites. Selon les conjonctures politiques, cette situation n’exclut pas des prises d’influence des pouvoirs centraux sur cet univers local polymorphe. Selon Claude Fay, les histoires orales peuvent garder la mémoire d’une ré-institution des maîtrises par des puissances guerrières (1995, p. 35). Au cours des xviiie et xixe siècles en particulier, durant lesquels émergent, dans le contexte de la mise en place de la traite transatlantique d’esclaves, une série d’« États guerriers » dont le moyen de reproduction principal est la capture des esclaves, les ordres locaux se trouvent bousculés par l’impact des razzias et des manipulations politiques visant à diviser pour régner36. Pendant cette période, la vision pluraliste des maîtrises pouvait également être affectée par l’émergence d’un islam confrérique réformateur qui prétendait rompre avec les inégalités sociopolitiques des systèmes de parenté en instaurant des gouvernements théocratiques.
18C’est dans ce contexte que, vers la fin des années 1890, les militaires français vont entamer la conquête pour « libérer » les « indigènes » de l’emprise des États « despotiques », puis mettre en place un nouveau système administratif dans ce qui est désormais appelé le Soudan français. Face à un manque de ressources humaines et suivant des considérations scientifiques et idéologiques, l’administration coloniale a mis en place un système de cantons gouvernés par des chefs traditionnels jouant le rôle de courroies de transmission de l’administration. Mais, même si la nomination des chefs se faisait sous contrôle du pouvoir colonial (rappelons l’idée du souverain et de ses médiations), leur cooptation s’est faite au prix de la reconnaissance d’un ordre politico-juridique coutumier local et, avec lui, d’un maintien partiel des modes de gouvernement des ressources par les maîtrises. Ajoutons qu’à partir des années 1950, les services techniques de l’État colonial pouvaient intervenir dans certains cas (gestion des terres agricoles, ressources forestières). Ces interventions s’inscrivaient dans une continuité avec le mode opératoire des États précoloniaux dans la mesure où elles présupposaient la menace de l’usage de la force37.
19Après l’indépendance en 1960 et la naissance du Mali, ce sont les organisations du Parti socialiste qui ont été implantées à tous les échelons afin de créer une nouvelle économie coopérative et de fournir un cadre de participation des populations à la vie politique. Ayant soutenu en grande partie le pouvoir colonial, les chefs traditionnels et avec eux les maîtrises ont été officiellement délégitimés et assimilés à des institutions « féodales ». Mais l’imposition de plus en plus autoritaire de modèles à adopter, les résistances des commerçants et de leurs alliés qui se trouvaient souvent du côté des pouvoirs traditionnels et, enfin, la pénurie croissante des moyens donnés à l’administration pour marquer sa présence sur l’ensemble du territoire ont eu pour effet une pérennisation du gouvernement local des ressources par les maîtrises. La fin de l’expérience socialiste en 1969, à la suite d’un coup d’État qui inaugurait deux décennies de pouvoir militaire, n’a rien changé au maintien des frontières de souveraineté qui étaient désormais devenues celles de l’État postcolonial. Pendant cette période, la gouvernance des biens a continué à être marquée par une posture répressive des services techniques, comme les eaux et forêts, et la persistance des comportements d’évitement des ruraux qui avaient déjà existé pendant la période coloniale38. Comme je l’ai suggéré auparavant, ce n’est qu’au moment de la transition démocratique, et plus spécifiquement dans le contexte de la décentralisation politique, que la question de la relation entre les pouvoirs locaux et l’État à travers ses collectivités territoriales et ses services techniques est apparue sur le devant de la scène.
20En ce qui concerne l’orpaillage, celui-ci n’a guère atteint un niveau d’exploitation industriel pendant la période coloniale et dans les deux premières décennies après l’indépendance. C’est seulement à partir des années 1980 que l’exploitation minière de l’or a commencé (Panella, 2007, p. 3). Ce changement a eu lieu dans une conjoncture marquée par les orientations de la Banque mondiale qui exige l’ouverture du secteur à des investisseurs étrangers (Hilson & Gatsinzi, 2014, p. 2), la libération du prix de l’or et la découverte de nouveaux gisements. Depuis le début des années 2000, l’or est devenu le bien d’exportation le plus important du Mali, contribuant à hauteur de 8 % au PIB, ce qui correspond à une production d’environ 50 tonnes39. À côté d’une dizaine de grandes mines exploitées industriellement existent des petits gisements d’or sur lesquels se sont installés des placers dits « artisanaux » à cause du caractère rudimentaire des moyens utilisés. La production de cette activité est difficile à estimer40. Il est important d’observer que la coexistence des deux secteurs forme un système qui favorise sa rentabilité, notamment grâce au bas coût de la main-d’œuvre41.
21Depuis 2012, un nouveau code minier a été créé, traduisant des efforts pour reformer la réglementation du secteur. Mais cela a eu peu d’incidence sur la sécurité des placers et sur le travail, largement répandu, des enfants mineurs. Frappées par une grande difficulté pour assurer leur fonctionnement et effectuer les investissements prévus par les plans de développement local, les communes rurales ont vu dans la production artisanale d’or un moyen d’élargir l’assiette fiscale, ce qui nous ramène aux causes de l’intervention des animateurs du PACT-GTZ pour créer une convention locale dans ce domaine, prise ici comme terrain d’observation.
L’histoire de Dagala comme récit moral
22Les emplacements des petites mines comme celle de Dagala sont connus depuis des générations, mais leur exploitation n’est pas continue. Selon les représentations locales, l’or « apparaît et disparaît » périodiquement et ces mouvements conjoncturels dans l’exploitation des ressources naturelles sont attribués à l’état des rapports moraux entre humains et « génies tutélaires » (jine). Ces rapports font partie des récits oraux locaux qui relatent les origines des différentes maîtrises et les légitimités des uns et des autres. Selon le récit que j’ai pu recueillir auprès d’un membre des maîtres de la mine, les gens ont fait appel à un marabout de Guinée pour lui demander de trouver les sacrifices nécessaires pour que l’exploitation de la mine soit un succès. En contrepartie, cet homme a demandé sa maîtrise (damantiguiya). Mais à un moment, sa famille est venue le chercher. Il a alors réuni les notables de Sobara42 pour régler sa succession au cas où il ne reviendrait plus. Ils ont décidé de procéder à un tirage au sort (kalamatèkè) entre les notables présents. C’est ainsi que le grand-père du narrateur, Nanfary Traore, a été choisi pour hériter de la maîtrise. La mine a continué à prospérer. Après le décès de Nanfary et des plus âgés de ses enfants, c’est le père du narrateur, Mamady Traore, qui est devenu l’héritier le plus direct. Mais les maîtres de la terre, les Keita d’un lignage Kandasi43, nièrent le pacte et, après plusieurs consultations vaines, Mamady se retira et prononça la phrase : « Dieu ne laisse jamais l’eau mélangée au lait44 » qui signifie « que Dieu fasse triompher la vérité ». Les Keita Kandasi, quant à eux, nommèrent un des leurs « maître » de la mine. Ce dernier mourut quelque temps après sa nomination. Ils instituèrent alors un autre « maître », avec le même résultat, et l’or avait par ailleurs disparu. Le tour de l’actuel aîné du lignage arriva, mais ce dernier refusa sa nomination, de peur de mourir prématurément. Il se tourna vers la mairie en affirmant que les Traore étaient les véritables « maîtres » de Dagala. La mairie en appela alors aux Traore et aux Keita Kandasi pour une réconciliation sous la forme d’une célébration conjointe de sacrifices. Les parents du narrateur acceptèrent la réconciliation et des sacrifices furent faits. C’est ainsi que l’or réapparut. Mais, par la suite, les rapports avec les maîtres de la terre Kandasi se dégradèrent à nouveau. Ils continuèrent à pratiquer les sacrifices ensemble mais la confiance entre les deux parties s’est à nouveau effritée. La quantité d’or s’est ainsi sensiblement réduite, car « l’or disparait, s’il y a des rancœurs (konojuguya) entre les hommes ».
23Récapitulons l’économie des échanges moraux sur laquelle ce récit est basé. Un humain obtient la maîtrise d’un bien grâce à un accord avec un non-humain (génie tutélaire) en échange de dons sous forme de sacrifices. Ce bien est conçu comme bien commun parce que le maître est moralement tenu de partager son accès avec quiconque arrive et en demande l’autorisation en faisant un don symbolique. En même temps, les détenteurs des autres maîtrises sont tenus de respecter la « maîtrise » en question. Le récit commence par l’arrivée d’un étranger, personnage qui, comme souvent dans les traditions historiques, représente celui qui arrive à apprivoiser les forces humaines et non humaines, créant la base d’un nouveau pouvoir. Mais le détenteur de ce nouveau pouvoir reste toujours redevable à ses parents dans son lieu d’origine et se trouve moralement contraint d’y retourner45. Intervient alors une solution politique, expression d’égalité entre hommes libres, le tirage au sort qui légitime la transmission de la « maîtrise ». Puis arrive le moment de la transgression : le « maître » de la terre ne respecte pas l’autonomie de la « maîtrise » de la mine en relation à la « maîtrise » de la terre, ceci ayant pour conséquence la mort du maître illégitime, expression de la sanction par des non-humains. Car on dit que « les génies n’aiment que les hommes de droiture46 ». L’affaire trouve finalement une solution avec l’intervention d’un tiers pouvoir, la mairie de la commune qui, parce que liée à l’État, se trouve symboliquement au-dessus des conflits entre lignages et villages47. Mais une fois les qualités morales d’une des parties diminuées, un nouveau déclin s’amorce.
24La baisse de productivité de la mine a non seulement provoqué le départ des étrangers, mais a aussi poussé les hommes des villages des environs à partir vers d’autres mines de la région à la recherche de revenus48. Un jeune père de 25 ans vivant à Farabako parle en janvier 2012 des transformations auxquelles Dagala a contribué dans les termes suivants :
Pour les hommes, la vie est devenue plus difficile. Avant, tous les hommes étaient égaux et ils travaillaient ensemble. S’il y avait une bonne récolte de millet, elle allait à la famille. Maintenant les hommes cherchent l’argent pour eux seuls. Les hommes ont plus de problèmes maintenant ; ils veulent une moto, et une fois qu’ils en possèdent une, ils veulent une télé. (Holten, 2013, p. 33-34)
25Dans le cadre des activités du PACT-GTZ, un atelier d’identification et de planification des activités d’investissement s’est tenu le 15 mars 2010. Il a été suivi par différentes mesures de sécurisation et d’hygiène qui ont été budgétées pour un montant total de 1 087 euros (713 500 FCFA)49. Puis, en 2012, alors que la mine avait été largement abandonnée, le projet a finalement été arrêté. Si on en croit les dires des ressortissants de la commune, ce déclin serait aussi reflété par l’absence de transparence concernant les recettes que la mairie aurait pu obtenir de l’orpaillage. Identifiée, comme nous l’avons vu précédemment, à une institution teintée par des intérêts de famille, la mairie devient représentative des caractéristiques amorales du politique, associé à la trahison (janfa), à l’usage de la ruse (keguya) et aux promesses vides (ka mogow negen). Au lieu de se situer d’un côté ou d’autre côté de la frontière entre l’État et le monde des pouvoirs lignagers et maîtrises, elle se trouve à la charnière entre les deux, subissant les préjudices moraux de sa compromission, mais jouant tout de même des attributs d’un acteur positionné au-dessus de la mêlée, comme l’indique dans le récit autour de Dagala sa sollicitation en tant que médiateur. Si nous partons du principe énoncé au début de ce chapitre selon lequel ce sont les frontières qui « instituent » les institutions et leur confèrent leur pouvoir, l’ambigüité dans le positionnement de la commune indique à la fois la force et la faiblesse de sa capacité à intervenir dans le jeu local des pouvoirs.
26Son intervention, qui a rendu possible la ré-institution des frontières entre la « maîtrise » de la terre et la « maîtrise » de la mine, témoigne du lien étroit entre médiation et frontières internes dans un système politique constitué par la juxtaposition des pouvoirs souverains. Mais au lieu de conduire à un ordre stable de sujétion émanant d’un pouvoir central – correspondant à ce qui chez Bodin représente la quatrième marque de souveraineté « c’est à savoir du dernier ressort [...] le fait que le souverain [...] reçoit tous les appels, mais juge lui-même sans appel » (Bodin, 1986, p. 306 et suiv., cité par Balibar, 2000, p. 59) – cette médiation est intermittente et ne traduit pas une présence continue du pouvoir en question sur le terrain. Retenons également qu’opérer une médiation ne signifie pas nécessairement juger, mais est tout d’abord associé à la délibération et à la persuasion, même si en dernière instance le médiateur n’est efficace que s’il possède quelque part un pouvoir de sanction. Dans la typologie des médiateurs politiques, on peut trouver à côté des représentants d’un État des spécialistes magico-religieux mais aussi toute autre personne jouissant à la fois d’un fort capital symbolique et d’une distance nécessaire50. Dans le cas de la convention autour de la mine, nous avons vu comment ce rôle a également été joué par les animateurs du PACT-GTZ sans lequel aucune clef de répartition des recettes, ni premier paiement effectif de ces recettes à la commune n’auraient pu voir le jour.
Frontières internes et État décentralisé
27La fin de la convention locale concernant la mine de Dakala est le reflet des conditions de vie difficiles dans une commune enclavée. Comme un représentant des services de santé me le confiait, « Ici c’est une zone de punition. Aucun agent administratif n’aura envie d’y rester plus longtemps que nécessaire51. » Il n’était donc guère étonnant que le secrétaire de la commune soit souvent absent, parti à la capitale, et que la mairie reste fermée pendant les mois d’été qui correspondent à la saison des pluies où les routes de terre deviennent impraticables. D’ailleurs, le décaissement des fonds pour couvrir les frais de la commune est très difficile, car la ville de Kati, le chef-lieu du cercle où ces opérations ont lieu, se trouve à environ 95 km. À cause de l’insécurité dans le Nord et le centre du pays, les élections communales n’ont pu se tenir entre 2009 et 2016 et ainsi, malgré un large consensus sur son utilité, le processus de consolidation de la décentralisation n’a guère avancé.
28C’est à partir de ce semblant de consensus qu’il faudra revenir sur le flou qui entoure les orientations de l’État malien en matière de décentralisation. Depuis le début de la réforme, l’unanimité autour de son bien-fondé cache des orientations contradictoires (Félix, 1996 ; Languille, 2010). Une première interprétation est celle du premier président après la transition démocratique, Alpha Oumar Konaré, et de la mission de décentralisation qui a piloté le processus pendant les années 1990. Elle met en avant la nécessité du transfert des compétences aux communes et du développement d’une société civile en misant sur des dispositifs participatifs. Tout cela aux dépens de l’influence de l’administration qui devrait alors limiter son intervention à un rôle de tutelle. Une deuxième lecture est celle qui s’est imposée depuis l’arrivée au pouvoir d’Amadou Toumani Touré au début des années 2000. Elle est caractérisée par un retour de l’administration au détriment de l’autonomie des communes, et cette situation se mesure par le non transfert de compétences décisives pour leur viabilité économique. La question de la démocratie locale n’est désormais plus un indicateur de performance (Languille, 2010, p. 142). Dans cette optique, les communes risquent de devenir davantage des extensions du pouvoir central (le souverain et ses médiations). Pour reprendre les termes de Lucien Sfez, la décentralisation serait « une ruse » du pouvoir central (1975, p. 11) et « la défense du local [serait] l’instrument que se donne le central pour se perpétuer et se renforcer » (p. 12)52. Comme cela a été le cas dans les régimes autoritaires précédents, cette reprise en main risque d’inverser le passage de la sujétion à la subjectivation évoqué précédemment, en provoquant moins une disparition des frontières internes qu’un renforcement des clientélismes et stratégies d’évitement.
29Les luttes autour de l’interprétation de la décentralisation sont étroitement associées aux questions économiques. L’administration et les services techniques cherchent à garder la main sur la rente venant des ressources naturelles (foncier, masses forestières, etc.). Plus fondamentalement, ce qui est en jeu c’est la question de la transformation en marchandises des biens communs qui restaient auparavant difficilement accessibles pour le marché, notamment à travers la titrisation foncière. Dans ce contexte, on observe une vente massive des terres agricoles aux classes moyennes urbaines, favorisant la prolifération des paysans sans terre habitant les périphéries périurbaines. Sur ce plan, la distinction entre le « haut » et le « bas », entre un État central clientéliste et des collectivités territoriales proches des préoccupations du plus grand nombre, s’estompe, car les élus et les responsables de ces dernières seraient devenus « en moins d’une génération la voie d’amplification et de transmission des demandes particulières de leurs habitants influents [...] ; les mairies se mettent entièrement au service des intérêts privés parce que les élections se gagnent par ce moyen, mais aussi parce qu’elles ne peuvent compter en rien sur l’État » (Brunet-Jailly, Charmes & Konate, 2014, p. 21). Cependant, ce constat global doit être nuancé. Dans des communes éloignées des grands axes, ce processus de marchandisation des terres n’en est qu’à ses débuts et le degré de compromission des responsables locaux reste sujet à d’importantes variations qui reflètent une différentiation des valeurs au niveau des économies morales53.
30La décentralisation et, plus spécifiquement, les conventions locales constituent un cas de figure où, pour la première fois dans l’histoire de l’État moderne, des acteurs étatiques et des organisations non gouvernementales ont entamé un processus politique qui cherche à reconnaître les frontières internes de la souveraineté en essayant de les intégrer dans de nouveaux dispositifs autour du gouvernement démocratique des ressources naturelles. En cela, elles se distinguent des régimes précédents qui ont certes parfois pu reconnaître et instrumentaliser certaines autorités traditionnelles mais sans avoir l’ambition de traiter tous les pouvoirs locaux de manière égale et de sortir ainsi d’un ordre politique marqué par la menace de l’usage de la force et la sujétion.
31L’exemple de la convention locale de la mine de Dagala où semblent avoir prévalu les différends entre familles de notables autour de la légitimité des maîtrises et un manque de transparence dans la gestion des fonds de la part de la mairie illustre bien la difficulté d’intégrer les frontières internes dans le gouvernement des biens communs. À l’aide des analyses de la souveraineté moderne, nous avons vu que cette situation porte l’empreinte d’une historicité particulière, tout en renvoyant au problème général des « limites de souveraineté » dont parle Étienne Balibar. Comme nous l’avons souligné, pour cet auteur, la seule manière de développer une souveraineté capable de s’ouvrir à un traitement politique de ces limites serait d’effectuer un passage de l’assujettissement vers la subjectivation de ses citoyens. Mais à la différence d’une vision homogénéisante de l’État souverain, l’État décentralisé dépasse le cadre esquissé par la théorie classique de la souveraineté en reconnaissant l’existence durable des frontières internes54. C’est cette reconnaissance et la volonté d’expérimenter à partir de cette hétérogénéité interne qui caractérisent sa véritable nature. Les interventions des formateurs du PACT-GTZ pendant les deux journées d’atelier autour de la convention exemplifient le rôle de traducteur et médiateur que peuvent jouer de jeunes diplômés – ou, plus largement, ce qu’on appelle les « intellectuels ruraux55 » – dans les processus délibératifs que l’intégration des frontières internes requiert.
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Notes de bas de page
1 Le concept de « frontière interne » a été élaboré par Igor Kopytoff (1987) pour analyser la formation des cultures politiques du continent africain, dans la durée. Kopytoff s’inspire librement de l’historien américain Frederick Jackson Turner (1921), qui met en avant l’importance du rôle de la frontière de l’extrême Ouest dans la constitution de la culture américaine. Devenue depuis une notion paradigmatique dans le domaine des études africaines, notamment pour l’analyse des processus d’expansion foncière (voir Chauveau et al., 2004), la frontière interne prend ici un sens qui dépasse sa première acception territoriale pour s’étendre à l’analyse institutionnelle.
2 Sur ce point, voir Eymeri, 2003, p. 48.
3 Je pense ici à l’idée bourdieusienne d’institution comme acte qui détermine des limites entre groupes sociaux et qui participe de ce fait à la production et à la reproduction des institutions (Bourdieu, 1982 b).
4 Dans les classements des bailleurs de fonds, le pays est passé du statut de « donor darling » à celui d’État « en faillite ».
5 Voir « Premier forum sur le développement urbain de Bamako – Cahier de participant », mairie du district de Bamako, avec l’appui de l’Agence française de développement (AFD), 2010, en ligne : www.cites-unies-france.org/IMG/pdf/Cahier_du_participant_Forum_urbain.pdf?2031/f548ae7d0559c5d30af1d36d276b5761519ae577 (février 2019).
6 Le quatrième recensement général des populations de 2009 fait état d’un taux de 77 %. Voir en ligne : www.google.com/url?sa=t&rct=j&q=&esrc=s&source=web&cd=2&ved=2ahUKEwi8oJKJr5ngAhWq34UKHWrnAH0QFjABegQICBAB&url=http%3A%2F%2Fwww.instat-mali.org%2Fcontenu%2Frgph%2Framig09_rgph.pdf&usg=AOvVaw1O816cISFVNofhb3od-mYX (février 2019). Ces chiffres ne peuvent prendre en compte le phénomène important de périurbanisation qui favorise des situations intermédiaires dans lesquelles les personnes partagent leur vie entre la campagne et la périphérie de la capitale.
7 Ce rapprochement a trouvé son reflet dans le mot d’ordre « d’un retour du gouvernement à la maison » (en langue bambara « mara ka segin so ») utilisé lors des campagnes de sensibilisation pour la réforme (voir Zobel, 2004).
8 Depuis la crise du début de 2012, deux grandes réunions se sont tenues autour de la décentralisation : les assises de novembre 2012 et les États généraux de la décentralisation d’octobre 2013, après l’élection du nouveau président Ibrahim Boubakar Keita, dit IBK. Dans les deux cas prévaut l’idée exprimée par le président du Haut conseil des collectivités du Mali, Oumarou Ag Ibrahim, qui, vantant les mérites de la décentralisation, affirme que « si celle-ci “n’existait pas, il fallait l’inventer” », voir « Les états généraux de la décentralisation », en ligne : https://revuedepressecorens.wordpress.com/2013/10/21/les-etats-generaux-de-la-decentralisation (février 2019).
9 Djiré et Dicko définissent la convention locale comme « tout accord écrit ou non entre deux ou plusieurs acteurs locaux, notamment les groupes sociaux (groupes socioprofessionnels, associations, communautés villageoises ou fractions), les administrations locales (représentants de l’État ou collectivités décentralisées), les services techniques et les ONG, définissant les règles d’accès et d’utilisation de ces ressources, en vue de leur conservation ou leur exploitation rationnelle et durable » (2007, p. 108-109). Conçues par les bailleurs de fonds à l’échelle de l’Afrique de l’Ouest, on peut considérer les conventions locales comme des « modèles » circulant à une échelle transnationale (pour la problématique de la circulation et transposition des modèles, voir Darbon, 2009).
10 Selon le code minier de février 2012, l’orpaillage artisanal est la « récupération de l’or par les procédés simples (sans usage de produits chimiques) en utilisant des équipements rudimentaires », voir Keita, 2017. Tilo Graetz (2004) fournit une bonne présentation de l’exploitation artisanale de l’or au Mali et, plus généralement, en Afrique de l’Ouest.
11 Pour donner une idée des conditions rudes d’extraction à Dagala, le témoignage de Dan Evans, un membre du Peace Corps américain, est précieux. Selon ce dernier, il faut creuser à l’aide d’une simple bêche un trou d’environ vingt mètres de profondeur pour atteindre la pierre aurifère. Ce travail prend environ deux mois. Pour entrer dans le canal, aucune aide mécanique (ni échelle, ni corde) n’est utilisée. La personne appuie son dos sur une des parois et les pieds sur l’autre et descend ainsi en « marchant ». Le revenu moyen par personne serait entre deux et huit dollars par jour. N’ayant pas la force de creuser, les femmes et enfants lavent souvent les remblais afin de trouver quelques grains d’or. Voir « Dan in Mali. Gold rush », en ligne : http://gone2mali.blogspot.fr/2010/02/gold-rush.html (février 2019).
12 Cette citation ainsi que toutes les suivantes sont traduites par l’auteur.
13 En 2011, la GTZ a été intégrée dans la Gesellschaft für Internationale Zusammenarbeit (GIZ).
14 Il s’agissait de la seule élue féminine de la commune, dont la candidature a pu aboutir grâce à l’appui d’un programme en faveur de l’accès des femmes aux fonctions politiques représentatives.
15 Il existe également, parmi les différents cas de figures possibles, des conventions qui s’appliquent à une échelle politico-administrative plus large, comme celle d’un cercle. Dans ce cas, l’initiative est portée par les services étatiques (voir l’exemple d’une convention réglant la pêche dans le lac Sélingué discutée par Djiré et Dicko, 2007, p. 96-98).
16 Enseigné dans le cadre de « formations pour adultes » (balikukalan) pour faciliter les opérations de développement agricole.
17 Cette affirmation n’est pas tout à fait juste, vu qu’en réalité les ressources naturelles ne sont pas transférées aux collectivités territoriales mentionnées ci-dessus ; mais elle traduit bien la navigation à vue, le jeu des affirmations et contre-affirmations qui caractérise le flou normatif de la décentralisation malienne.
18 Est également mise en question la manière dont le comité de gestion de la mine, chargé de la perception des taxes auprès des orpailleurs et commerçants, administrait l’argent. En réponse, les animateurs proposèrent la mise en place d’un comité de suivi constitué par des hommes de confiance qui suivraient les opérations de recouvrement.
19 « Kominiko te an ka ko di. »
20 « Nous sommes des enfants, mais nous parlons des lois du pays. » L’animateur justifie avec cette formule qu’un jeune puisse contredire la parole d’un vieux.
21 Le terme « manger » renvoie à la pratique courante d’utiliser l’agent public pour satisfaire des besoins privés.
22 En s’appropriant les termes utilisés par Luc Boltanski, Laurent Thévenot et Ève Chiapello autour des accords dans les efforts de coordination, on pourrait dire que ce qui a fait défaut ici était l’existence parmi les participants d’un « principe d’équivalence » qui aurait permis la mise en place d’un consensus autour d’un ordre de préséance basé sur « la grandeur relative des êtres en présence » (Boltanski & Thévenot, 1991, p. 85-86 ; Boltanski & Chiapello, 1999, p. 64).
23 Ce sable est par la suite lavé et filtré afin d’obtenir une petite quantité d’or.
24 C’est nous qui soulignons.
25 Le terme archai (αἱ ἀρχαί) désigne dans la cité grecque ancienne les citoyens qui remplissent une fonction publique, exerçant une autorité ou un commandement (voir Wallace, 2005).
26 Suivant Pierre Bourdieu (1982 b) dans son idée de « rites d’institution », on peut comparer l’atelier de Niouma-Makana aux funérailles des notables et des « intronisations » des chefs traditionnels. Un enjeu important de ces événements est l’entreprise risquée de redéfinir les rapports sociopolitiques entre différents groupes (lignes de descendance) en utilisant le langage de la généalogie et des récits de peuplement afin de ré-instituer chacun dans son rôle, c’est-à-dire dans ses prérogatives.
27 Une fois encore, en reprenant l’idée de Bourdieu (1982 a), cette transaction signifie un échange entre capitaux économiques et symboliques.
28 Sur ce point, voir Fay, 1995, p. 34.
29 Au Mali, il est courant que les déplacements de la gendarmerie fassent l’objet de paiements par les usagers. Ces rétributions concernent essentiellement les frais d’essence pour leurs véhicules.
30 À ce sujet, voir les analyses de Marianne Ferme (1998) sur le rôle des espaces visibles et invisibles dans les élections multipartites en Sierra Leone.
31 Je m’appuie ici librement sur les arguments présentés par Clay, 2001.
32 Ceinture entre la lisière sud du Sahara et la zone forestière tropicale qui s’étend de l’Ouest à l’Est du continent.
33 Un exemple en est l’incapacité du royaume marocain almoravide au xve siècle d’établir le contrôle direct des mines qui était l’un des objectifs dans son expansion vers le sud.
34 Voir le terme « vertical encompassment » chez Ferguson & Gupta, 2002, p. 983.
35 Pour Claude Fay, dans ce contexte « la fonction recouvrante-englobante (en opposition à gouvernante, au sens moderne) du pouvoir fait que toutes les hiérarchies historiques tendent à se conserver et simplement à se superposer au fil du temps, puisque ce sont toujours de nouvelles verticalités qui coiffent les anciennes » (1995, p. 39).
36 Voir Roberts, 1980 et Bazin, 1988 a.
37 Pour Achille Mbembe, le gouvernement colonial est généralement caractérisé par l’idée du « commandement ». Mes informateurs exprimaient cela à travers le symbole de l’épée dans les mains du commandant (2000).
38 Pour un aperçu de l’histoire récente du Mali, voir Zobel, 2013.
39 Voir Fabrice Grégoire & Hassimi Sidibé, « Analyse économique du développement du secteur minier et des défis de la préservation de l’environnement et des ressources naturelles », Projet Initiative Pauvreté-Environnement du Mali, PNEU/PNUD, novembre 2015, en ligne www.unpei.org/e-library/content/analyse-economique-du-d%C3%A9veloppement-du-secteur-minier-et-des-d%C3%A9fis-de-la-pr%C3%A9servation-de-de-l%E2%80%99environnement-et-des-ressources-naturelles-2016 (février 2019).
40 La production artisanale est estimée à quatre tonnes par an par la chambre des mines.
41 Sur les bénéfices que la coexistence des deux types d’exploitation apporte aux grandes sociétés du secteur minier, voir Hilson & Gatsinzi, 2014.
42 Nom de l’ancien canton et désormais d’une commune voisine.
43 Le lignage des Keita Kandasi est originaire du village Komanfara près d’un ancien territoire devenu aujourd’hui brousse inhabitée appelée Wanda. Ils sont venus s’installer à Sorokoro, le village du narrateur, puis ils ont demandé la place de la mine pour y installer un hameau de culture, devenant ainsi les maîtres du lieu. Enfin, ils sont venus habiter à Niouma-Makana, l’actuel chef-lieu de la commune. Pour une présentation du système politique lignager des monts mandingues, voir Zobel, 2000, p. 117-133.
44 « Allah kana dji to nono la. »
45 De ce fait, la figure du marabout offre un bon exemple de la logique culturelle de la frontière interne décrite par Kopytoff (1987) qui désigne un mélange caractéristique entre innovation et conservatisme. Un émigrant part ailleurs pour instituer un nouveau pouvoir (la maîtrise), mais dans cet ailleurs il garde des liens avec son ancienne communauté.
46 « Djiné so be mogow tlenen fè. »
47 Ceci, souligne mon informateur, ne signifie nullement que la mairie jouirait d’une confiance particulière. Il s’agissait simplement ici de faire valoir son statut formel comme chose de l’État.
48 Presque une cinquantaine de mines artisanales sont répertoriées dans le cercle de Kati et les deux cercles adjacents Kangaba et Yanfolila. Selon mes informateurs ressortissants, l’activité minière aurait produit une chute assez conséquente de la productivité agricole.
49 Voir « Plan d’investissement. Mine artisanale Niouma-Makana », en ligne : www.pact-mali.org/images/Mine_carriere/Outils/2010_GRN_GCMC_Plan_investissement_Mine_artisanale_Niouma_Makana.pdf (février 2019).
50 Voir la discussion des « rois femmes », dignitaires religieux de l’État de Ségou, par Jean Bazin (1988 b). Les « rois femmes » ne possèdent aucune arme, mais personne ne peut s’opposer à leur interposition dans des conflits.
51 Niouma-Makana, 15 novembre 2009.
52 Mais, à la différence des années 1970, époque où Sfez faisait ce constat, dans le contexte actuel, l’action du centre est davantage caractérisée par un « gouverner à distance » pour utiliser la formule de Renault Epstein (2005). Pour peser sur le local, le centre fait jouer des intermédiaires privés, soutient « sa » société civile et impose un cadre normatif global prolongeant les orientations des bailleurs de fonds principaux.
53 Dans leur étude de la gestion décentralisée des ressources naturelles dans les communes de Siby et de Zan Coulibaly, Mamay Soumare et Baba Coulibaly observent par exemple que dans le village Kaka de la commune de Siby (faisant partie de la région des monts mandingues étudiée ici) la complicité entre classes aisées urbaines et personnel de la mairie n’a pas eu lieu à cause de « l’autorité traditionnelle qui s’est érigée en rempart contre la spéculation sur les terres ancestrales » (Soumare & Coulibaly, 2014, p. 201).
54 Si l’État souverain évoqué par la philosophie classique correspond à la mise en œuvre d’un universel basé sur l’ubiquité d’une vérité unique, l’État décentralisé à frontières internes correspondrait à ce que Ulrich Beck a notamment appelé des « contextualisations des droits universels », où cette vérité se pluralise, devient indissociable de ses lieux d’énonciation, sans pourtant verser dans un relativisme (Beck, 2004, p. 171).
55 Cette catégorie regroupe toutes les personnes ayant bénéficié d’une formation scolaire ou parascolaire basique (éducation d’adultes, écoles franco-arabes).
Auteur
Clemens Zobel est maître de conférences au département de science politique de l’Université Paris 8-Saint-Denis et membre du LabToP au CRESPPA. Depuis les années 1990, il s’est intéressé à la formation des institutions politiques à l’échelle locale au Mali et à leur articulation avec les politiques de décentralisation. Ses recherches actuelles portent sur le rôle des pratiques de mutualisation dans l’engagement associatif et entrepreneurial des migrants d’origine ouest-africaine. Il a notamment publié « Décentralisation, espaces politiques et représentation dans les monts Mandingues et la haute vallée du Niger » (Claude Fay [dir.], Décentralisation et pouvoirs en Afrique : en contrepoint, modèles territoriaux français, Éditions de l’IRD, 2006).
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