Transposer la variation du Petit vélo en espagnol
p. 77-87
Texte intégral
RYTHME ET RHÉTORIQUE DE LA VARIATION
1Les lectures publiques réalisées par des comédiens illustrent bien la réussite de Perec à l’heure de rendre dans le Petit vélo, à travers l’écrit, le débit de la langue parlée, accomplissant ainsi un de ses tours de force langagiers. Dans ce texte, l’effort de l’écriture semble surtout orienté vers l’obtention d’un rythme tendant, dans sa rapidité et ses changements, à imiter le souffle de la langue parlée.
2À la création de cet effet contribue notamment un usage très habile d’un jeu de répétitions et de variations puisque le récit se présente comme un exercice de reformulations déclinées sur un nombre très réduit d’éléments narratifs : l’expression du désir de Karatruc de ne pas aller à la guerre ; les allers et retours de Pollak Henri de Montparnasse à Vincennes ; l’idée de casser le bras de Karatruc pour lui éviter d’aller au front et les conséquences qui pourraient en découler pour lui et pour les amis qui l’aideraient ; l’hypothèse de la simulation du suicide de Karatruc pour lui éviter d’aller à la guerre et les conséquences qui pourraient en découler pour lui et les amis qui l’aideraient.
3Ce mince matériau fictionnel est déployé au fil d’un texte qui en explore la productivité narrative et expressive en en multipliant les reformulations dans tous les registres possibles. Chaque anecdote est reprise, reformulée et souvent amplifiée à force d’incidentes qui viennent gonfler une charpente de base en enchaînant des propositions courtes sur le mode de la parataxe. Le jeu des variations entraîne une exhibition de la richesse expressive de la langue qui, de fait, se substitue à la progression fictionnelle dans un texte fait de discours davantage que de péripéties1. Les prouesses langagières se retournant ainsi contre les prouesses guerrières, le spectacle de la langue peut tenir lieu de spectacle de la vie.
4Le rythme, le jeu de variations et de répétitions sur lequel il se fonde et les effets humoristiques qui en découlent constituent dès lors pour les traducteurs les principaux lieux sur lesquels se joue la qualité de leur traduction s’ils prétendent offrir aux lecteurs de la langue d’arrivée une image – même, inévitablement, approximative – des enjeux de l’écriture du Petit vélo. C’est par conséquent sur la transposition en espagnol du souffle du texte-source et de son exploration de la richesse expressive du français que Marisol Arbués et moi-même avons prioritairement concentré nos efforts2.
L’AMPLIFICATION ET LA RÉPÉTITION COMME TECHNIQUES D’ÉCRITURE
5Les (quinze) variations sur les allers et retours de Pollak Henri de Montparnasse à Vincennes illustrent parfaitement les fonctionnements dont je viens de proposer une description sommaire, et les problèmes de traduction qu’ils soulèvent. Pour bon nombre d’entre elles, ces variations consistent en des amplifications réalisées à partir de la caractérisation de Pollak Henri qui fournit quelques éléments stables (le vélomoteur, la chambre, les amis, Montparnasse), dont la répétition devient au fil des chapitres une sorte de refrain.
6Par exemple, si nous comparons les deux variations données en annexe, la seconde apparaît clairement comme une amplification réalisée sur les éléments fournis par la première, en en modifiant à peine la formulation. Le texte passe d’une phrase de 101 mots à une phrase de 270 mots en truffant un énoncé de base assez simple (celui formé par les mots en petites capitales) d’incidentes qui déploient cinq courtes listes : liste des punitions possibles à la caserne, des copains, liste de militaires, des choses que Pollak Henri aime retrouver, liste de parties du corps et de vêtements, liste d’intellectuels.
7On remarquera que cette amplification n’implique pratiquement pas d’ajout de subordonnants puisque, malgré sa longueur, elle ne comporte qu’une proposition relative et deux consécutives. Chaque élément de l’énoncé de base est susceptible de fleurir, de proliférer sans, évidemment, entraîner la moindre progression narrative. Par ailleurs, certaines régularités, même imparfaites, se dégagent dans l’élaboration de ces courtes listes (trois sont composées de quatre éléments, une de trois éléments et une autre de sept éléments), qui favorisent la création du rythme propre à ce roman.
LES STRATÉGIES TRADUCTIVES DU RYTHME
8Cette technique d’écriture, consistant en une combinaison endiablée de répétitions et d’empilements paratactiques à base d’incidentes, permet à Perec d’obtenir sur l’ensemble du récit des tirades assez longues dotées d’une forte unité rythmique, qui épuisent le souffle du lecteur. Le défi consiste dès lors, pour les traducteurs, à tenter de proposer aux lecteurs hispanophones des séquences dotées d’un rythme aussi marqué que celui de l’original, susceptibles d’essouffler les hispanophones autant que les tirades du Petit vélo essoufflent les francophones, et exhibant un jeu de variations langagières comparable, dont procèdent de riches effets humoristiques.
9La technique de traduction mobilisée à cette fin doit permettre au traducteur de garder en mémoire, à chaque incidente, le rythme de l’ensemble du passage sur lequel il travaille. Aussi avons-nous procédé, pour les différentes séquences, par isolement, sinon nécessairement de la proposition régissante, du moins d’un énoncé simple, plutôt dépourvu d’incidentes, constituant une unité rythmique abordable, destinée à poser le cadre à l’intérieur duquel sont injectées les incidentes.
10Cette opération est moins simple qu’il n’y paraît, d’abord parce qu’une des caractéristiques de la langue orale réside dans sa façon particulière de compliquer la syntaxe3 (voir Blanche-Benveniste & Bilger, 1999) de telle sorte qu’il n’est pas toujours aisé de retrouver les éléments principaux d’une séquence, ensuite parce qu’elle suppose dans tout le livre, pour chacun des fragments (longs pour la plupart), un démontage puis un réassemblage de sa syntaxe qui demande à chaque ajout d’une incidente qu’on vérifie par des lectures à haute voix que le rythme « sonne », que le passage se laisse lire, sinon avec le même entrain, du moins avec une fluidité proche de celle qu’il a en français.
11Les premiers mots du récit – un énoncé très simple dont la qualité de traduction se joue sur des nuances minimales – illustreront de manière concrète le travail auquel nous nous sommes livrés :
C’était un mec, il s’appelait Karamanlis, ou quelque chose comme ça [...]. (QPV, p. 147)
Érase un tío, lo llamaban Karamanlis, o algoasí.
Era un tío, le decían Karamanlis, o algoparecido.
Había un tío, lo llamaban Karamanlis, o algoasí.
Había un tipo, le decían Karamanlis, o algo por elestilo.
Era un tío que le decían Karamanlis, o algo así.
12Ces cinq traductions sont valides, et parfaitement acceptables autant au plan du contenu qu’à celui de la forme. La décision du traducteur est, dans ce cas, tout à fait subjective ; il s’efforcera simplement de retenir la phrase qui « sonne le mieux », celle qui semble, en fonction de son rythme, de ses minimes nuances, le mieux s’insérer dans le flux verbal du texte. La qualité finale de la traduction dépendra surtout de la finesse d’appréciation des traducteurs à l’heure de faire ce type de choix.
13Pratiquement jusqu’au stade des épreuves, la traduction retenue fut la première. Elle nous semblait convenir surtout parce qu’elle renvoyait clairement au « Il était une fois... » des contes. Pourtant, à force de relectures, nous y avons renoncé pour lui préférer, au dernier moment, la troisième, tout simplement parce qu’elle nous a semblé plus naturelle, rendre mieux le rythme de l’original. Peut-être qu’aujourd’hui, deux ans après la parution de la version espagnole, la répétition de i accentués me ferait finalement pencher pour cette autre version : Había un tío, le decían Karamanlis, o algo así.
NÉGOCIER LES GAINS ET LES PERTES : LES REGISTRES DE LANGUE ET LEUR TRADUCTION
14En raison de sa façon très réussie de rendre à l’écrit la prosodie de la langue parlée, l’écriture du Petit vélo peut être assimilée au registre familier, mais la situation est en fait plus complexe.
15Outre son rythme, ce qui caractérise le style du récit est un amalgame particulier de niveaux de langue, accueillis dans les ouvertures laissées par des phrases conçues de manière à faciliter la prolifération d’incidentes qui font se côtoyer des registres extrêmement variés, parfois au sein de la même proposition. Ainsi dans l’exemple suivant (emprunté à l’annexe) : « il prenait son vol tel l’oiseau de Minerve à l’heure où les lions vont boire, regagnait à la vitesse de l’épervier aux yeux songeurs son Montparnasse qui lui avait donné le jour et où l’attendaient sa bien-aimée, sa piaule, nous ses potes et ses chers livres » (QPV, p. 149), dont la première proposition, ouvertement littéraire, convoque en très peu de mots la mythologie antique, Victor Hugo et une caractérisation homérique du type « Achille aux pieds ailés » ; elle se poursuit ensuite sur un registre assez standard – « son Montparnasse qui lui avait donné le jour » – et se termine sur un registre familier avec des termes comme « piaule » et « potes ».
16Ce type de contrastes prolifère dans le passage cité : « honni » et « jusques », vieillis et relevant du registre littéraire, cohabitent avec des mots familiers comme « fourrait » ou un latinisme plaisant comme « olibrii ». À cela s’ajoutent, accentuant encore les contrastes, des orthographes fantaisistes de mots bien connus : « djinns », à la fois orthographe phonétique de jean et référence au célèbre poème de Hugo ; « Lukasse » et « Hégueule », qui francisent les noms de célèbres penseurs étrangers ; « Heliphore », qui joue sur le nom d’Élie Faure. Ce mélange de registres, combinant le familier au standard, au littéraire, à des mots vieillis (voir Gadet, 1996), porté par une prosodie qui imite le débit de l’oral, fait que l’écriture du Petit vélo ne s’inscrit pas seulement dans le registre familier. Il est donc hors de question de proposer une version hispanique dont l’écriture s’appuierait excessivement sur ce registre-là, le défi étant surtout de restituer les contrastes de l’original en maintenant cette tension qui permet à Perec de transmettre une impression d’oralité spontanée à travers une écriture très travaillée. De la même manière, toute traduction qui tendrait à uniformiser la langue du Petit vélo, toute traduction « standardisante » serait une mauvaise traduction.
17La variation caractéristique du Petit vélo n’est pas facile à rendre en espagnol pour deux raisons fondamentales : d’abord parce que la moindre distance entre la norme écrite et la langue parlée y rend plus difficiles les jeux du français sur les écarts entre les deux ; ensuite parce que les niveaux de langue se répartissent de façon différente dans les deux langues. Le français distingue habituellement cinq registres : littéraire, soutenu, standard, familier et vulgaire (ou populaire) (Arrivé, Gadet & Galmiche, 1986, p. 597-600). En espagnol, en revanche, le registre familier se confond souvent avec le vulgaire, ce qui complique la traduction. Par exemple, le verbe « fourrer » n’a pas d’équivalent dans le même registre en espagnol qui ne dispose que du verbe standard meter (« mettre ») : certes, en espagnol comme en français, le locuteur qui dit « j’ai mis les clés dans ma poche » ne s’exprime pas dans une langue particulièrement châtiée, mais il n’adopte pas non plus un registre familier. Cependant, il aurait sans doute été possible, dans ce cas, de rendre le même effet en utilisant d’autres tournures telles que se metía en el bolsillo el dichoso pase (« il mettait dans sa poche la foutue permission ») – c’est-à-dire de déplacer l’effet emphatique du familier « fourrer » sur un autre mot. Ces solutions amplificatrices ont cependant l’inconvénient d’allonger la phrase, ce qui rend, dans la pratique, cette stratégie traductive inapplicable sur l’ensemble du roman dans la mesure où elle risquerait d’avoir des effets négatifs sur le rythme en le rendant moins rapide par l’allongement des propositions.
18Le traducteur doit aussi affronter ce genre de problèmes à l’heure de rendre en espagnol la gamme, très variée, des expressions utilisées par Perec pour désigner les différents éléments servant à caractériser Pollak Henri, tout au long des variations sur ses allers et retours de Montparnasse à Vincennes. Passant par tous les registres de langue, chacun des éléments fait l’objet de quatre ou cinq nominations différentes suivant les cas :
pour « sa fiancée » : « sa bien-aimée », « son grand amour », « sa petite fiancée », « sa douce tourterelle », « son seul amour », « sa promise » ;
pour « sa piaule » : « son studio sans confort », « son nid douillet », « sa mansarde aménagée avec amour », « sa chambrette proprette », « sa chambre nuptiale » ;
pour « ses livres » : « ses chers livres », « ses chers bouquins », « sa bibliothèque Oscar », « sa collection reliée de Science & Vie », « ses soixante-quinze centimètres de Pléiades », « sa bibliothèque de l’homme cultivé » ;
pour « son Montparnasse natal » : « Son Montparnasse natal (car il était né à Montparnasse) », « son natal Montparnasse (car c’est là qu’il avait né) », « son Montparnasse natal, où qu’il était naquis », « natif de Montparnasse où qu’il avait venu au monde », « Montparnasse dont il était natif duquel ».
19La version espagnole doit bien sûr tendre à une variété lexicale aussi grande que celle de l’original. La traduction de certains termes est cependant problématique. Par exemple, l’espagnol ne dispose pas de mot familier comme « bouquin » pour désigner l’objet livre. Il en est de même pour les dénominations des amis de Pollak Henri, qui parcourent différents registres de langue et différents degrés de proximité affective : familier (« potes », « copains », « alter ego »), standard (« ses amis de toujours »), langage écolier (« petits camarades »). Les mots « copain » et « pote » font problème à l’heure de transposer ce paradigme en espagnol. En effet, pour désigner les amis, l’espagnol utilise surtout dans la langue courante les mots amigo et colega alors que le français emploie trois mots : « ami », « copain » et « pote ». En général, nous avons traduit le mot « copain » par amigo, et « pote » par colega (qui n’en est pas tout à fait l’équivalent puisqu’il n’est entré dans la langue que depuis une trentaine d’années), et nous avons utilisé le mot amiguito pour traduire « petits camarades ». D’autres possibilités existaient, comme amigote, mais ce mot est beaucoup moins employé dans l’espagnol courant ; nous disposions aussi du mot amiguete, mais il est porteur de connotations négatives qui le rapprochent de complice. Quant à l’expression redondante de la possession, « notre pote à nous », qui renvoie en français au langage enfantin, elle est elle aussi problématique parce que l’espagnol n’exprime la possession à l’aide d’une préposition qu’à la troisième personne (el libro de él/ellos). Les écoliers hispanophones ont cependant souvent recours au superlatif comme mode d’insistance, et c’est cette solution que nous avons retenue : nuestro coleguísimo. Le mot « piaule » n’a pas d’équivalent, lui non plus, dans le registre familier en espagnol, c’est pourquoi nous avons utilisé le plus souvent le mot cuartucho, porteur de connotations péjoratives, pour désigner une chambre, et parfois remplacé « piaule » par catre, mot familier qui désigne un lit, et est donc moins exact en ce qui concerne le référent, mais convient mieux quant au registre de langue. On voit que la traduction d’un texte comme Quel petit vélo doit assez souvent, à l’encontre des normes usuelles de la traduction, privilégier le registre du texte au détriment du sens référentiel des mots.
20Des mots à forte connotation littéraire et quelque peu désuets comme « honni » ou « jusques » ne sont pas faciles, eux non plus, à traduire en espagnol dans la mesure où aucune forme archaïque n’est passée dans la langue actuelle pour rendre ces notions.
21Cependant, tout n’est pas toujours perte en traduction, et il est parfois possible de reporter les connotations de familiarité sur d’autres mots de la même phrase : par exemple, la traduction de « puni » par enchironado qui relève d’un registre plus familier ; celle de « sale raciste » par cerdo racista, également plus connoté en termes de niveau de langue ; ou encore celle de « à la vitesse de l’épervier » par presto como el gavilán, où l’utilisation de l’adjectif presto introduit une connotation archaïsante qui crée un effet plus « épique », absent du texte-source (mais la version espagnole aura aussi en un santiamén, une expression familière pour dire « à toute vitesse »).
22Parmi les éléments qui me semblent tout particulièrement intéressants, j’ai retenu le « vélomoteur » qui constitue l’un des leitmotive du texte. Le mot lui-même revient six fois, et quatre synonymes sont par ailleurs utilisés pour dénommer le véhicule en question : « vélocipède », « engin vélomotorisé », « trottinette » et « vélo » (à deux reprises). L’engin vélomotorisé est en conséquence directement désigné à onze reprises.
23Nos hésitations pour traduire le mot-clef du titre ont été longues puisque, si velomotor désigne en espagnol la même réalité que « vélomoteur », en l’occurrence un petit motocycle de moins de 75 cc, ces véhicules n’ont cependant jamais été aussi populaires en Espagne qu’en France, les Espagnols ayant préféré les vespas ou les mobylettes. Le mot ciclomotor, techniquement moins exact, mais nettement plus parlant pour des Hispanophones, s’est donc imposé comme traduction de « vélomoteur ».
24Le jeu des variations ne concerne pas seulement le plan lexical de la langue, mais aussi parfois la syntaxe. Nous le voyons avec l’ensemble des variations autour du thème « Pollak Henri était né à Montparnasse ». Cette série donne l’impression d’une désacralisation du bon usage et des règles de grammaire, d’une sorte de vengeance exercée contre l’apprentissage scolaire de la langue et sa répression des fautes les plus typiques, celles qui concernent, par exemple, les confusions dérivées de l’utilisation des auxiliaires être et avoir (ou de l’usage des relatifs). C’est la belle langue française du bon usage, soigneusement transmise par l’institution scolaire, qui se trouve ainsi tournée en ridicule.
25La moindre distance qui existe en espagnol entre l’oral et l’écrit, entre registre familier et registre soutenu, ne facilite pas la transposition de ce genre de jeu. Par exemple, comment rendre le clin d’œil perecquien aux fautes des écoliers français dans « il avait né » alors qu’il n’y a pas de confusion possible dans l’usage de l’auxiliaire en espagnol ? Nous avons essayé de préserver le trait humoristique en utilisant le plus-que-parfait étymologique fuera nacido, qui renvoie à un espagnol classique maintenant désuet. Pour « il était naquis » (où l’emprunt au paradigme du passé simple semble provoquer un effet d’hypercorrection), nous avons eu recours à un participe irrégulier susceptible de produire le même effet : era nato.
LE STYLE COMME ARME CRITIQUE
26Une des formes de la dérision dans cette épopée inverse qu’est le Petit vélo est le recours au style épique pour rapporter des faits parfaitement quotidiens et banals. Quel petit vélo tire en grande partie son humour de cette discordance entre la grandiloquence de l’écriture et le caractère tout à fait banal des événements et anecdotes ainsi racontés. Le récit du lendemain de la fête en offre un excellent exemple :
Le lendemain nous rangîmes. C’était un champ de bataille. Nous lavâmes les assiettes, les couteaux, les fourchettes, les verres, les cendriers. Nous jetâmes les bouteilles et frottâmes les parquets.
Sur le coup de quatre heures, quelques copains survenirent à l’improvisse.
— Alors qu’ils demandèrent. Et Karameraman ? Où qu’il est Karameraman ?
— Savons foutre pas, qu’on a fait. Faut attendre le Pollak Henri, qu’on a ajouté.
L’Henri Pollak se fit longtemps attendre. L’arriva sur le coup de sept heures, la peau sur les os, bête comme un chou, le visage ravagé de tics, la cravate mal cravatée autour de son long cou de poulet mal cuit, la pomme d’Adam tressautant spasmodiquement. (QPV, p. 197)
A la mañana siguiente hízose limpieza. De batalla érase un campo. Laváronse los platos, los cuchillos, los vasos, los ceniceros. Tiráronse las botellas, enceróse el parquet.
Más o menos a las cuatro, unos cuantos colegas presentarónse deimproviso.
— ¿ Entonces ?-preguntaron-. ¿ Y Karameraman ? ¿ Dónde está Karameraman ?
— Ná de ná sabemos, asín hicimos. Al Pollak Henri, ai qu’esperarlo -asín añadimos.
Luengo hízose esperar el tal Henri Pollak. Má o meno presentóse a las siete, el pellejo en los huesos, más tonto que un haba, el rostro desencajado por los tics, la corbata mal corbateada alredodor de su cuello de pollo mal cocido, la nuez convulsionándose espasmódicamente.
27Dans ce passage, Perec use de manière pleinement ironique d’un ton épique pour décrire une action aussi banale que celle de faire le ménage. Cet effet est obtenu par le recours au passé simple, temps du récit par excellence et le plus souvent connoté comme littéraire (surtout s’il est conjugué à la première ou à la deuxième personne du pluriel). La distinction aspectuelle entre passé simple et passé composé est moins tranchée en espagnol, et le passé simple, tout à fait courant dans le parler quotidien, n’est porteur d’aucune connotation littéraire particulière, quelle que soit la personne à laquelle il est conjugué. Pour réussir un effet ironique semblable à celui de l’original français, il faut donc dans ce cas avoir recours à l’inversion du pronom personnel. Si la forme hizo n’est porteuse d’aucune connotation littéraire, la forme hízose possède en revanche cette connotation et permet ainsi de récupérer dans la version espagnole l’ironie perecquienne qui, à travers ce grand ménage aux allures épiques, pointe une lentille déformante vers les discours gaulliens sur la grandeur de la France et sur celle de la langue française comme instrument civilisateur censée servir la première. Mais peut-être faut-il voir aussi dans ce ménage la figure d’une autre opération de « nettoyage », beaucoup moins drôle, tentée par l’armée française en Algérie.
*
28La traduction, dans la mesure où elle est obligée de coller au plus près de l’écriture, le traducteur étant le seul lecteur qui ait l’obligation de lire et de comprendre tous les mots et toutes les phrases du texte, implique souvent un déplacement du regard critique qui tend à échapper à l’emprise des aspects les plus visibles du texte au profit à la fois d’une vue d’ensemble et d’une attention accrue aux détails de l’écriture. Ainsi, s’agissant du Petit vélo, l’exercice traductologique devient un irremplaçable révélateur du travail de l’écriture dévoilant, sous les aspects d’une anecdote potache, l’un des tours de force langagiers de Perec qui réussit à rendre dans l’écrit le débit de la langue parlée – notamment à travers un jeu très habile de variations et de répétitions sur un matériau fictionnel minimal –, les figures de rhétorique et les variations sur le patronyme de Karatruc apparaissant alors comme des effets dérivés de ce pari initial.
29Pour donner une image, inévitablement approximative, de la poétique du texte-source, la version espagnole s’est efforcée de reprendre à son compte la tentative perecquienne de transposer à l’écrit le débit de l’oral et le jeu de variations et de répétitions sur lequel il se fonde. Il s’agit, somme toute, de fournir aux lecteurs hispanophones un texte autonome, susceptible de construire ses propres réseaux signifiants et d’être reçu indépendamment de l’écriture originelle qui l’a fait naître. Or, cette prétention, pour être soutenue de manière cohérente, exige du traducteur un éloignement des normes habituelles de traduction au profit d’une exploitation des moyens d’expression de la langue d’arrivée, pour essayer de retrouver en espagnol les contrastes de registres et la variation lexicale et syntaxique (voir Folkart, 1996) qui font du Petit vélo à la fois un hommage à et une satire de la grande langue française – instrument essentiel de l’identité de la nation et de ses ambitions colonisatrices.
Bibliographie
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Références bibliographiques
Arrivé Michel, Gadet Françoise & Galmiche Michel, 1986, La Grammaire d’aujourd’hui, Paris, Flammarion.
10.3917/rfla.042.0021 :Blanche-Benveniste Claire & Bilger Mireille, 1999, « Français parlé/oral spontané. Quelques réflexions », Revue française de linguistique appliquée, vol. 4, no 2 (« L’oral spontané »), p. 21-30.
De Bary Cécile, 2007, « Reconnaissez-vous l’héritage de Queneau ? (Georges Perec et l’oulipien que tout le monde connaît) », dans Hela Ouardi et Marie-Noëlle Campana (dir.), Connaissez-vous Queneau ?, Tunis/Dijon, Académie Beït al Hikma/Éditions universitaires de Dijon, p. 39-51.
10.4000/palimpsestes.1513 :Folkart Barbara, 1996, « Polylogie et registres de traduction : le cas d’Ulysses », Palimpsestes, no 10, p. 125-140.
Gadet Françoise, 1996, « Niveaux de langue et variation extrinsèque », Palimpsestes, no 10, p. 17-41.
10.1163/9789042032255 :Reggiani Christelle, 2010, L’Éternel et l’Éphémère. Temporalités dans l’œuvre de Georges Perec, Amsterdam/New York, Rodopi.
Annexe
Annexe
Mais que sonne la demie de dix-huit heures, il enfourchait un pétaradant petit vélomoteur (à guidon chromé) et regagnait à tire-d’aile son Montparnasse natal (car il était né à Montparnasse), où que c’est qu’il avait sa bien-aimée, sa piaule, nous ses potes et ses chers bouquins, il se métaphormosait en un fringant junomme sobrement, mais proprement vêtu d’un chandail vert à bandes rouges, d’un pantalon tire-bouchonnant, d’une paire de godasses tout ce qu’il y avait de plus godasses et il venait nous retrouver, nous ses potes, dans des cafés où c’est que nous causions de boustifaille, de cinoche et de philo. (QPV, p. 147-148)
Pero, así que daban la media de las dieciocho, se montaba en su petardeante pequeño ciclomotor (de manillar cromado) y volvía a toda mecha a su Montparnasse natal (porque había nacido en Montparnasse), que es donde le esperaban su amada, su cuartucho, nosotros sus colegas y sus queridos libros, y se metaformoseaba en un rozagante bollicao sobrio pero limpio, vestío cun jersey verde de rayas rojas, un pantalón bombacho y un par de zapatos de lo más zapatudos que tenía, y se juntaba con nosotros, nosotros sus colegas, en algún café, que era allí donde charlábamos de papeo, de pelis y de filosofía.
Et à la tant attendue demie des dix-huit heures trente, Henri Pollak, notre pote à nous, si toutefois il n’était ni de garde, ni de piquet d’incendie, ni consigné, ni puni, serrait les mains molles de Karabinowicz, de Falempain, de Van Ostrack le sale raciste et du petit Laverrière (chaleureusement surnommé Brise-Glace), fourrait dans la poche gauche de son blouson kaki sa feuille de permission nocturne dûment tamponnée par la Semaine, enfourchait son pétaradant petit vélomoteur (à guidon chromé), saluait réglementairement le lieutenant de service, l’officier de bouche, l’adjudant d’office, le chef de block, le maréchal des logis de semaine, le brigadier de jour et les hommes de garde qui l’ovationnaient de divers cris d’animaux, car il était plutôt bien vu, Henri Pollak (pas fier, de la classe, une grande mansuétude sous des dehors peut-être un peu bourrus) et il prenait son vol tel l’oiseau de Minerve à l’heure où les lions vont boire, regagnait, à la vitesse de l’épervier aux yeux songeurs, son Montparnasse qui lui avait donné le jour et où l’attendaient sa bien-aimée, sa piaule, nous ses potes et ses chers livres, s’extirpait de la tenue tant honnie, se changeait en un tournemain en un flagrant civil, le torse à l’aise dans une camisole de cashmere, la jambe moulée dans une paire de djinns, le pied bien pris dans des mocassins patinés à l’ancienne, et venait nous retrouver, nous ses potes, dans le café d’en face, où l’on parlait Lukasse, Heliphore, Hégueule et autres olibrii de la même farine, car on était tous un peu fêlés à l’époque, jusques à des heures aussi avancées que nos idées. (QPV, p. 149, je souligne)
Y a la tan esperada media hora de las dieciocho treinta, Henri Pollak, (el coleguísimo nuestro), siempre y cuando no estuviera de guardia, ni de retén de incendios, ni acuartelado, ni enchironado, apretaba las fofas manos de Karabinowicz, de Falempain, de Van Ostrack el cerdo racista y del pequeño Lavidriera cariñosamente apodado Rompe-Cristales, metía en el bolsillo izquierdo de su cazadora kaki su pase pernocta, debidamente sellado por el Semana, se montaba en su petardeante pequeño ciclomotor (de manillar cromado), saludaba según el reglamento al teniente de servicio, al oficial de cocina, al ayudante de turno, al suboficial de cuartel, al cabo furriel de la semana, al brigadier del día y a los hombres de guardia, que lo ovacionaban con diversos gritos de animales, porque estaba bastante bien visto Henri Pollak (nada orgulloso, con clase, de una gran benevolencia bajo una apariencia quizás algo hosca) y levantaba el vuelo cual ave de Minerva a la hora en que bebe el león, regresaba, presto como el halcón de soñadora mirada, a su Montparnasse, donde había visto la luz del día, (y donde lo esperaban su amada, su catre, nosotros sus colegas y sus queridos libros), se extraía del odiado traje, se mudaba en un santiamén en un flagrante civil, torso holgado en un chaleco de cachemira, pierna ceñida por un par de vaqueros, el pie bien sujeto en unos mocasines encerados a la antigua usanza, y se juntaba con nosotros, nosotros sus coleguísimos, en el café de enfrente, donde hablábamos de Lukass, de Heliforo, de Jéguel y de otros impertinentes de idéntica calaña, pues todos andábamos un poco zumbados por entonces, hasta horas tan adelantadas como nuestras ideas.
Notes de bas de page
1 C’est évidemment ce jeu de variations sur un thème minimal déclinant les possibles rhétoriques de la langue – une combinatoire imparfaite mais qui n’en répond pas moins aux principes de la combinatoire – qui fait du Petit vélo un proche parent des Exercices de style de Queneau, et sans doute aussi un hommage de Perec à l’œuvre de son maître (voir De Bary, 2007).
2 ¿ Qué pequeño ciclomotor de manillar cromado en el fondo del patio ?, Marisol Arbués et Hermes Salceda (trad.), Barcelona, Alpha Decay, 2009.
3 Sur le rôle des parenthésages dans le Petit vélo, voir Reggiani, 2010, p. 55.
Auteur
Professeur de langue et littérature françaises à l’Université de Vigo. Il s’occupe essentiellement des textes de Raymond Roussel et de Georges Perec en tant que traducteur et en tant que critique. Il s’efforce, comme traducteur, de transposer en espagnol la complexité textuelle des écrits de ces auteurs en respectant leurs contraintes d’écriture souvent difficiles. Il l’a fait pour le grand lipogramme de Perec qu’est La Disparition, pour les Textes-genèse de Roussel et pour Quel petit vélo à guidon chromé au fond de la cour ? de Perec. Il est aussi l’auteur de divers travaux sur des problèmes concernant les rapports de la contrainte au récit, le statut du paratexte et la problématisation de la traduction à travers des textes à contraintes. Il codirige la série Raymond Roussel de La Revue des lettres modernes publiée par les éditions Minard et la revue Formules, publiée par les Presses universitaires du Nouveau Monde (New York).
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