Genèse et ordre des mots de la phrase au texte
p. 275-285
Texte intégral
1Mon propos ici sera d’aborder un point de la problématique de l’ordre des mots relatif aux rapports topologiques et plus précisément à la notion de position, à partir d’opérations scripturales, que la génétique actuelle regroupe sous le terme de réécriture. Cette dernière s’observe dans le processus d’élaboration textuelle et renvoie à toute intervention du scripteur visant à modifier une inscription antérieure : en simplifiant beaucoup, biffer un énoncé par exemple correspond souvent à une opération de suppression, laquelle peut donner lieu à une substitution, etc. Même si ces opérations répondent dans certains cas à des enjeux stylistiques, ce qui m’importera avant tout, c’est de voir si l’examen d’exemples de réécriture peut apporter un éclairage spécifique sur la notion de position, à l’échelle de la phrase et du vers comme à celle du texte, dans le cadre d’un regard génétique.
2Il est prudent de réserver le terme de position pour la topologie interne à la phrase ; quant à la dimension transphrastique, je me servirai de celui de place textuelle, utilisé par référence aux lieux marqués dans le texte, tels par exemple le début du paragraphe, en prose, ou le début du vers ou de la strophe, en poésie (Gardes Tamine, 2004, p. 202). À ces places fixes, tant métriques que rhétoriques, il faut ajouter celles définies par des faits de cohésion textuelle, repérées uniquement par rapport à un autre élément dans le texte, qu’on peut appeler des places relatives. J’utiliserai aussi le terme de topographie qui désigne, en génétique, la disposition des traces graphiques sur la page manuscrite.
3Il est également utile pour mon propos de concrétiser la question des opérations de réécriture en faisant appel à une systématisation de Roland Barthes des différents types de retouches que font les écrivains sur leurs manuscrits, en précisant que cette systématisation n’a pas été désavouée par la théorie génétique qui s’est constituée depuis. C’est en effet dans un article de 1967 intitulé « Flaubert et la phrase » que Barthes propose de classer ces retouches selon les deux plans, horizontal et vertical, du papier sur lequel on écrit, plans qui correspondent aux axes syntagmatique et paradigmatique du langage. Sur la chaîne syntagmatique, les opérations envisageables se ramènent à des suppressions et à des ajouts, procédés diminutifs ou augmentatifs que Barthes rattache à l’ellipse et à la catalyse, modèles rhétoriques, dit-il. Quant au second axe, on y pratique essentiellement des substitutions : le terme de paradigme est toujours en usage pour la liste verticale d’énoncés inscrits sur le papier, candidats à occuper telle position dans la chaîne. À suivre Barthes, le choix n’est en général possible qu’entre termes de la même classe et sémantiquement affinitaires, autrement dit, « le paradigme est clos par les contraintes de la distribution […] et par celles du sens » (Barthes, 1968, p. 81)1. Le procédé augmentatif — la catalyse — est en revanche libre des contraintes de la structure du langage, car la phrase, dit Barthes, peut être théoriquement « pourvue à l’infini d’incises et d’expansion » (idem). On remarquera que Barthes affirme ici emprunter le terme de catalyse à la rhétorique, mais dans d’autres écrits, la notion se rattache à un héritage plus précis. Dans le chapitre « Le syntagme » de son ouvrage devenu une référence à l’époque du structuralisme, Éléments de sémiologie (qui précède de quelques années l’article « Flaubert et la phrase »), l’auteur définit la catalyse en se rapportant, de manière implicite il est vrai, à Hjelmslev, d’après lequel, la catalyse permet d’interpoler la grandeur qui peut occuper (ou se substituer à) une position vide dans la chaîne, en vertu de sa solidarité syntagmatique avec les thèmes des positions pleines : « En présence d’un texte latin qui s’interrompt sur sine, on peut encore enregistrer une cohésion (sélection) avec un ablatif » (Hjelmslev, 1968, p. 120), écrit le Danois. Et l’exemple proposé par Barthes est analogue : « […] le verbe aboyer ne peut être saturé que par un nombre restreint de sujets. » (Barthes, 1965, p. 681) Il est évident que dans les deux textes, Éléments de sémiologie et « Flaubert et la phrase », la catalyse recouvre deux faits linguistiques très différents : le premier correspond à une procédure de substitution/saturation circonscrite par les lois du système, le second à un procédé augmentatif libre des contraintes de la structure linguistique.
4Ailleurs encore, c’est à l’échelle du récit que Barthes applique la notion de catalyse laquelle renvoie, cette fois-ci, à la relation entre les divers plans de nécessité d’un texte, c’est-à-dire à sa capacité d’accroissement ou de réduction ; ainsi, l’histoire intégrale d’un récit « serait une sorte d’étape catalytique d’un état résumé » (Barthes, 1970, p. 473). Il serait intéressant de suivre plus en détail comment, du syntagme au récit, Barthes étend la portée de la notion ; je me contenterai de retenir ici deux acceptions de catalyse, l’une rendant compte des opérations de substitution à l’échelle du syntagme — appelons-la micro-catalyse —, l’autre des phénomènes d’expansion de la phrase et du texte, ou macro-catalyse.
5Les exemples concrets qui seront soumis à l’observation proviennent d’un ensemble de feuillets manuscrits des dossiers de brouillons de La Jeune Parque. Valéry a laissé des commentaires bien connus sur les quatre années de genèse de ce poème, travail qui marquait, vers 1913, son retour à l’art des vers. On connaît peut-être moins bien les notes consignées au jour le jour dans les Cahiers, sur des sujets divers, philosophiques, épistémologiques, linguistiques, sur le rapport au monde et à soi-même, « en dehors de toute vue littéraire », écrit Valéry, mais qui « n’ont pas été sans profiter un peu [au] travail [du] poète » (Valéry, 1957 a, p. 1 636). Les recherches menées sur les cahiers ont certainement joué leur rôle dans l’élaboration de l’œuvre ; le poète avouera plus tard qu’à l’heure de La Jeune Parque, il avait son « humain » obtenu par analyse à sa façon2. Plus en amont encore, le lecteur des Cahiers retrouve, dès les années 1897, une conscience aiguë de l’essence même du langage et des questions fondamentales qui demeurent sans réponse à défaut d’une théorie rigoureuse qui puisse les résoudre. Parmi elles — le fait mérite d’être noté — celle de l’ordre des mots, « entité abstraite », comme dira bientôt Saussure, question qui permettra à Valéry de bousculer les définitions traditionnelles des parties du discours : « Un verbe n’est pas un mot qui… Ni un adjectif un mot par lequel… Ce ne sont pas des mots mais des situations de mots, des fonctions de signes » (Valéry, 1992, p. 105, je souligne), formulant ainsi le primat de la position et de la fonction sur la classe, point qui sera rappelé un peu plus loin.
6Dans une lettre à Albert Mockel de 1917, année de la publication du poème, Valéry confie qu’il avait souhaité faire « un chant prolongé, sans action, rien que l’incohérence interne aux confins du sommeil » (Valéry, 1957a, p. 1630). En effet, la Parque est un long monologue de plus de cinq cents alexandrins, un dialogue intérieur si l’on préfère, dont plusieurs temps forts se situent justement aux frontières floues du sommeil, du rêve et de la veille, « phases » de l’humain auxquelles l’auteur a consacré des centaines de passages dans ses cahiers, y compris un cahier thématique intitulé Somnia, commencé en 1911, peu de temps avant le début du travail sur la Parque.
7Je m’attarderai presque exclusivement aux brouillons de la séquence d’ouverture du poème. Le propos de ce début est bien connu : l’héroïne s’éveille au milieu d’une nuit étoilée, en proie à une douleur inconnue, retrouvant progressivement l’état de veille et de conscience de soi :
Qui pleure là, sinon le vent simple, à cette heure
Seule, avec diamants extrêmes ?… Mais qui pleure,
Si proche de moi-même au moment de pleurer ?
Cette main, sur mes traits qu’elle rêve effleurer,
Distraitement docile à quelque fin profonde,
Attend de ma faiblesse une larme qui fonde,
[…] Que fais-tu, hérissée, et cette main glacée,
Et quel frémissement d’une feuille effacée
Persiste parmi vous, îles de mon sein nu ?…
Je scintille, liée à ce ciel inconnu…
L’immense grappe brille à ma soif de désastres.
Tout-puissants étrangers, inévitables astres
Qui daignez faire luire au lointain temporel
Je ne sais quoi de pur et de surnaturel ; […].
(Valéry, 1957b, p. 96)
8Commençons par examiner les réécritures des vers 2, 3 et 4, telles qu’elles s’observent sur le recto du folio 4 :
espaces
etprofondeur
Qui pleure là, sinon le vent simple, à cette heure
humides
Seule avec diamants | ? Mais qui pleure, |
détour | au point |
Si proche de moi-même au moment de pleurer,
n’hésite à
Que ma main sur mes yeuxa semblés’égarer offre revient
manque de
aimerait
demande
9Au début du second hémistiche du vers 4, « a semblé » est raturé puis remplacé, dans l’espace interlinéaire, par « n’hésite à », barré à son tour. Dans l’espace libre à droite, au même niveau, d’autres propositions forment une colonne constituée de quatre verbes, à la droite de laquelle est ajouté un cinquième (« revient ») : voici donc un paradigme d’alternatives qui restent non résolues sur cette page, traduisant l’hésitation à remplir la position de la chaîne qui demande un prédicat pour le sujet « ma main ». Le paradigme correspond au principe défini plus haut par Barthes, à savoir que la série est close aussi bien par les règles de distribution que par l’exigence d’affinité sémantique. En effet, les éléments appartiennent à la même classe, et expriment soit une impulsion de désir ou de don (« offre », « manque de », « aimerait », « demande »), soit un mouvement affectivement plus neutre (« n’hésite à », « a semblé », « revient »), cette cohésion étant favorisée de surcroît par la deuxième partie du prédicat, l’infinitif « s’égarer », qui ne varie guère3. La contrainte métrique fixe en outre le nombre de syllabes à trois dans chaque terme, prépositions et diérèse aidant. Le vers précédent présente un cas analogue, même si l’intention de substitution est moins marquée en tant que geste matériel : ce n’est pas l’élément du premier jet (« moment ») qui est raturé, mais la seconde des deux propositions de remplacement dans l’interligne (« détour », « au point »). Les deux cas sont similaires dans la mesure où chaque paradigme reste circonscrit dans la classe syntaxique et le champ sémantique respectifs. La situation s’annonce plus complexe au niveau du vers 2 : « Seule avec diamants et brises ? Mais qui pleure. » L’hétérogénéité — nom/adjectif — entre l’énoncé de premier jet (« et brises ») et le substitut interlinéaire (« humides ») d’une part, d’autre part l’annulation par rature des deux termes, trahissent une indécision plus importante que celle évoquée à propos des vers 3 et 4. Le constat se trouve renforcé par l’auto-injonction dans la marge du haut : il semble clair qu’à ce stade de la genèse, pour qualifier l’objet de perception désigné métaphoriquement par « diamants », le scripteur souhaite changer de registre sémantique et exprimer l’idée d’« espaces et profondeur ». En effet, c’est « extrêmes » qui sera retenu, et à partir de ce moment, jusqu’à la version que Valéry livrera à l’éditeur, les deux premiers vers demeureront pratiquement inchangés : « Qui pleure là, sinon le vent simple, à cette heure / Seule, avec diamants extrêmes ?… Mais qui pleure, / […] ». Ce qui nous intéressera maintenant, c’est qu’en amont, la première partie du vers 2 fut le lieu de multiples reformulations proches de la paraphrase qui ont abouti, progressivement, à une substitution radicale. Voici la liste de ces reprises, extraite du folio 2 (verso) :
Qui pleure là, sinon le vent simple, à cette heure
(1) De froids astres sans vie […]
(2) D’astres vainement vus […]
(3) Si riche seulement d’astres vainement vus
(4) Les plus éloignés des dieux/toute chargée/de froids regards
[ajout latéral à droite]
(5) Seule riche des dieux les plus éloignés/de diamants
(6) Seule avec des diamants
(7) Tout diamants et deuil
10De la version 3 à 4, puis de la version 4 à 5, on constate le glissement de « astres » à « dieux » et enfin à « diamants ». La transformation ne se réduit guère à une simple opération de substitution à l’intérieur d’un paradigme sémantiquement homogène et topographiquement compact. Il faut tenir compte de l’éparpillement de ces inscriptions sur la page (sans oublier les différences de ductus et autres particularités du tracé qui trahissent une diversité chronologique de l’écriture), d’une part, et d’autre part, de la concurrence entre trois expressions — « astres », « dieux », « diamants » — renvoyant à des visions très différentes du même objet, les étoiles dans le ciel nocturne. Tout cela nous amène à parler de paradigme éclaté. Ici, il ne s’agit plus de remplacer un énoncé par un autre jugé meilleur, mais, plus fondamentalement, d’opérer un changement de point de vue. « Forme générale d’expression de la subjectivité », d’après Alain Rabatel, le point de vue révèle une « source énonciative particulière » (Rabatel, 2003, p. 8) à partir de laquelle se construit l’objet du discours ; la constitution du référent dépend ainsi de la relation (perceptive, affective, axiologique) entre la source énonciative et son objet. Il apparaît donc que, sur le verso du folio 2, cette relation est investie de multiples contenus : passionnel, dans la mesure où « froids astres sans vie », « vainement vus », « deuil » renvoient à un sentiment de frustration et de souffrance ; axiologique, puisque l’expression « les dieux les plus éloignés » dénote un objet de valeur auquel on associe des notions comme transcendance, fatalité, destin ; perceptif, enfin, car « diamants », qui deviendra « diamants extrêmes », renvoie aux qualités sensibles (l’éclat) et spatiales (l’éloignement) des étoiles. Ces contenus se présentent sur le folio dans une sorte de saisie globale, candidats quasi simultanés pour la même position de la chaîne, le premier hémistiche du vers 2 ; dans la mesure où aucun ne sera abandonné, les étapes génétiques ultérieures procèderont à une mise en séquences, dont on peut voir le résultat dans la version définitive :
(v. 2) Seule, avec diamants extrêmes ?… Mais qui pleure
(v. 17) L’immense grappe brille à ma soif de désastres
(v. 18) Tout-puissants étrangers, inévitables astres […] (je souligne)
11Comme il a été évoqué plus haut, c’est le jeu des points de vue qui règle la mise en place progressive des différents aspects de l’objet du discours. L’examen du folio 2 (verso) a montré comment s’opère, par la substitution de « dieux » par « diamants », le changement de perspective, qui installe du même coup le terme de « diamants » en première position dans l’ordre d’apparition de ces figures du ciel étoilé le long de l’ouverture du poème. En effet, la variation des focalisations internes s’effectue en trois temps : « diamants », « grappe », « astres ». On retrouve ici la question de la place textuelle en tant que place relative, dans le sens où le point de vue de la source énonciative investi d’une relation perceptive précède les deux autres, à savoir la relation passionnelle exprimée par « grappe » (objet de désir, lié à « ma soif de désastres »), puis la relation axiologique à travers « astres » (associés à l’inévitable toute-puissance du destin). Cet ordre d’apparition, déployant dans le texte final un dispositif anaphorique, si l’on accepte que « grappes » et « astres » fonctionnent comme anaphores nominales avec « diamants » pour antécédent, cet ordre d’apparition, donc, dépend précisément du trajet de la source énonciative : je disais plus haut que la Parque, à l’éveil, retrouve progressivement la conscience de soi et la cause de sa douleur. Subjectivité émergente, elle appréhende le monde à partir de l’expérience sensible et perceptive dans laquelle elle est immergée ; au terme du parcours, sujet pleinement explicité, elle objective son expérience à travers un jugement de valeur. La différence entre ces deux formes de manifestation de la subjectivité (émergente vs explicite), correspond assez bien à la distinction entre sujet en idem et sujet en ipse (Barbéris, 2001, p. 333). Ailleurs, j’ai fait état d’autres spécificités marquant les étapes de la constitution graduelle de l’instance d’énonciation dans l’ouverture du poème (Ouzounova, 1996, p. 139 et suiv.). Pour revenir maintenant aux faits topologiques, quelques remarques s’imposent. À l’intérieur de ce que j’ai appelé un paradigme éclaté, la tension entre les éléments concurrents trouve une solution en deux temps. D’abord, une substitution qui laisse présumer, provisoirement il est vrai, que l’énoncé substitué est abandonné. À ce niveau, c’est la micro-catalyse, dans le sens qui lui a été donné plus haut, qui rend compte du procédé de substitution. Ensuite, il apparaît que les termes délaissés en ce point précis prennent place ailleurs dans le texte, en se laissant interpoler à partir de la configuration initiale du paradigme, d’après le procédé macro-catalytique. Cette opération génétique complexe engage successivement la position des éléments dans la chaîne et leur place à l’échelle du texte. On peut supposer en revanche qu’un paradigme compact, c’est-à-dire grammaticalement, sémantiquement et topographiquement homogène, présente une plus faible probabilité de réactivation ultérieure des variantes qui le constituent.
12Je propose d’examiner maintenant une série de paraphrases de ce que deviendra le vers 13 de la version imprimée :
(1) De mon frémissement d’eau je cherche la pensée
(2) Un frémissement de feuille est ma pensée
(3) Tout frémissement de feuille ma pensée
(4) Mon frémissement semble ombre de ma pensée (folio 4, recto)
13Ce qui frappe dans le processus d’élaboration de ce vers, c’est l’inversion persistante de « frémissement », que le terme soit complément de nom (1), attribut (2) ou apposition (3). Dans la version 4 seulement, sa place coïncide avec sa fonction (sujet). À première vue, on est tenté de supposer que l’inversion permet le maintien de « pensée » en fin de vers, pour pouvoir rimer, plus haut, avec « glacée » (« Demie nue, hérissée, et ma gorge glacée ») ; or, l’ordre normal, auquel aboutit sur ce folio la série d’essais, le permet également. Il apparaît que les manipulations successives du vers ont pour objet non seulement de satisfaire aux exigences de la rime, mais aussi et peut-être avant tout d’accorder une importance particulière au terme de « frémissement ». Celui-ci se retrouve en effet doublement marqué : d’abord, en occupant une place métrique forte, le début du vers ; ensuite, en intégrant la fonction sujet, point de départ et agent du procès exprimé par le prédicat. Cette mise en valeur du vécu sensible correspond bien au point de vue de la source énonciative. Comme on le disait plus haut, il s’agit à ce stade d’une instance d’énonciation immergée dans l’expérience perceptive et affective « aux confins du sommeil », et c’est à la faveur de cette relation fusionnelle que le monde environnant est investi d’impressions subjectives : « La houle me murmure une ombre de reproche / Ou retire ici-bas, dans ses gorges de roche / Une rumeur de plainte et de resserrement. » Les réécritures du vers 13 examinées plus haut s’inscrivent dans une démarche qui traverse toute cette première partie de l’ouverture du poème (vers 1-14 de la version imprimée), où aucun des procès n’est présenté comme égocentré, ce qui reviendrait à attribuer l’action à une subjectivité pleinement explicitée ; la liste des actants syntaxiques dans cette séquence est parlante : « cette main », « mes traits », « ma faiblesse », « mes destins », « un cœur brisé », « la houle », « quel frémissement », « îles de mon sein nu », l’initiative de l’action étant déléguée aux parties du corps comme aux objets qui les relaient, sièges de la vie émotionnelle. Le premier énoncé en « je » apparaît précisément à la fin de cette séquence, au vers 14 : « Je scintille, liée à ce ciel inconnu », et il est sans doute intéressant de noter que dans les brouillons, les variantes à la première personne du vers 13 seront abandonnées (« […] je cherche la pensée », « Je sens toute ma chair fuir l’ombre de ma pensée », « Et feuille, je frissonne », folio 4 recto et 5 verso, etc.) Quant aux autres déictiques (déterminants démonstratifs et possessifs), s’ils réfèrent à la source énonciative, ils ne lui confèrent pas encore le statut d’ipséité.
14Il apparaît ainsi, dans l’hypothèse qui est la nôtre, que les réécritures lors de l’élaboration du vers 13 tendent à ajuster l’expression linguistique au point de vue de la source de parole et à son statut de subjectivité naissante, cette tendance se traduisant, sur le plan topologique, par :
- Le fait de maintenir « frémissement », nom qui renvoie à un mouvement du corps, en position de sujet dans la phrase (l’ordre canonique en français mettant en effet le sujet en première position), et, a fortiori, les limites du vers correspondant ici à celles du groupe syntaxique, lui assurer une place textuelle forte, le début du vers.
- Le fait d’aboutir à la coïncidence entre position, place et fonction, ce qui renforce la mise en valeur du point de vue en question, et l’on se souviendra du privilège qu’octroyait le jeune Valéry dans ses réflexions sur la langue à ce qu’il appelait la « situation » du mot dans la définition de la classe, privilège qui peut se traduire dans l’usage, comme c’est le cas ici, par la subordination du choix de la classe et de l’unité concrète au choix positionnel.
15Quant à l’exploitation littéraire de cette succession de points de vue au sein de la même instance de parole, il est curieux de rappeler ces quelques lignes formulant un projet de poème, que l’on trouve dans les Cahiers bien avant les premiers brouillons de La Jeune Parque : « Que dans ce poème, la parole semble venir toute de chaque tissu — de chaque partie — non tant que de l’intellect. “Je” se déplace et permet à chacune de parler à son tour. » Il faut ajouter ici que l’analyse de l’instance subjective, souvent abusivement désignée par « je », est une préoccupation constante de Valéry (Ouzounova-Maspero, 2003, p. 95 et suiv.).
16Je reviens maintenant aux exemples de réécriture que nous venons d’interroger. Ils correspondent à des substitutions ou à des paraphrases4 (ces dernières pouvant d’ailleurs facilement être considérées comme des cas particuliers de substitution) qui s’organisent sur la page manuscrite sous forme de paradigmes. D’après l’hypothèse défendue ici, un paradigme constitué d’éléments prévisibles dans le cadre du procédé micro-catalytique (même classe grammaticale, contiguïté sémantique) offre de fortes chances d’engager uniquement la position dans la chaîne, et cela en tant que lieu de substitution réelle par suppression de la séquence en question, comme dans la série « offre », « manque de », « aimerait », etc., ou encore « au moment de », « au détour de », etc. ; la cohérence métrique et topographique du paradigme peut être également un critère de reconnaissance. En revanche, au niveau d’un paradigme éclaté, les critères précités semblent avoir peu de pertinence. Pour le généticien, les changements de classe (« brise »/« humides »), les ruptures sémantiques importantes (« astres »/« dieux »/« diamants »), les alternatives en suspens, les éventuelles dispersions des inscriptions sur la page sont autant d’indices de conflit conséquent entre les éléments candidats pour la position visée, et laissent prévoir leur réintroduction par macro-catalyse, dans un ordre à définir en fonction de facteurs d’organisation textuelle comme la construction progressive du point de vue et du statut de la source énonciative.
Bibliographie
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Références bibliographiques
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—, La Jeune Parque, brouillons, JP I : cote BnF n.a.fr. 19 004, BnF, département des manuscrits occidentaux.
Notes de bas de page
1 Voir cette définition de « paradigme » actuellement en vigueur dans l’approche génétique : « Série d’unités linguistiques appartenant à la même catégorie syntaxique et reliées entre elles par des rapports sémantiques ; un paradigme de substitutions représente la série de réécritures d’une même unité initiale ; un ensemble paradigmatique s’inscrit verticalement sur le flux horizontal de la linéarité syntagmatique d’un avant-texte. » (Grésillon, 1994, p. 245)
2 Sur cette « genèse interactive » et la circulation entre chantier poétique et cahiers, voir Haffner et alii (2002, p. 83 et suiv.).
3 Finalement, si aucune de ces expressions ne sera retenue dans la version livrée à l’imprimeur : « Cette main, sur mes traits qu’elle rêve effleurer » [je souligne], il n’en reste pas moins que les variantes dites abandonnées forment l’éventail des « possibles » du texte : nombre d’écrivains, dont Valéry, reconnaissent la part de l’aléatoire dans les choix « définitifs ».
4 Rappelons que si les paraphrases du vers 13 engagent la position en tant que situation relative des constituants de la phrase (on a pu parler ainsi d’inversion de « frémissements »), ces réécritures visent, comme les autres cas de substitution, l’adéquation avec le point de vue de l’instance énonciative, autrement dit, sont redevables en fin de compte à des exigences d’un autre niveau d’organisation, celui du texte.
Auteur
ITEM / CNRS
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