L’homme, son miroir et les femmes1
p. 63-80
Texte intégral
[Il convient de] prendre la mesure des enjeux sociaux et politiques que recouvrent les débats autour des mots. Car on sait bien que nommer permet de classer, que tout classement est hiérarchique et que l’on peut repérer l’ampleur des mutations qui traversent une société à la manière dont elle s’emploie à inventer de nouveaux termes afin de déplacer les frontières qui jusque-là séparaient l’ordre du désordre, le pur de l’impur, le permis du prohibé ou du seulement toléré (Handman, 1995).
1Le présent article a pour but la présentation d’une partie d’une recherche sur les représentations des sexualités (sexe, genre, orientation sexuelle, etc.) dans la « culture des sexualités » parmi les étudiants, femmes et hommes, de l’Université de Fortaleza (Unifor), à Fortaleza, capitale de l’État du Ceará, dans la région Nordeste du Brésil. Cette enquête porte sur l’un des groupes témoin2 d’un projet de recherches plus large3 développé en France (Paris, Nantes et les départements de la Vendée et des Deux-Sèvres) et au Brésil (Rio de Janeiro, Fortaleza et l’arrière-pays de l’État du Ceará), visant à caractériser les imaginaires sociosexuels d’un échantillon de personnes de sexe masculin à pratiques homosexuelles4, en accordant une attention particulière aux changements intervenus depuis l’apparition du sida, pour saisir le rôle que jouent leurs perceptions de soi-même et d’autrui dans la gestion des risques de contamination par le VIH, par voie sexuelle.
2Les groupes témoins ont été établis parmi des étudiants de l’un et de l’autre sexe. Ils ont été choisis d’une manière aléatoire au gré de leur participation aux cours pendant lesquels les questionnaires ont été distribués par les enseignants que nous avons sollicités. Ces étudiants proviennent de diverses disciplines, indépendamment du diplôme préparé, du sexe, de l’orientation sexuelle, de l’âge, de leurs appartenances sociales, etc. La seule variable que nous avons contrôlée a été leur sexe biologique, de manière à pouvoir vérifier les différences existant éventuellement entre les représentations masculines et féminines des sexualités. Grâce aux échantillons de contrôle, nous pouvons cerner comment des individus de l’un et de l’autre sexe, indépendamment de leur orientation sexuelle, construisent leur discours sur certaines composantes de leur culture des sexualités par la vision de soi-même (identité) et par la représentation d’autrui (altérité). Ceci nous permettra de mettre ces représentations en rapport avec celles recueillies auprès des hommes à pratiques homosexuelles que nous avons interviewés dans le cadre du projet élargi.
Méthodologie
3Lors de la mise en place du groupe témoin brésilien, deux questionnaires ont été distribués auprès des étudiants des cours du soir de l’Unifor, université privée et laïque. Ces cours sont fréquentés par une majorité de jeunes femmes et d’hommes travaillant pendant la journée. Nous avons utilisé un questionnaire ouvert en deux versions, distribué à deux moments différents : un questionnaire court en 19855 et un questionnaire long en 19886. Compte tenu de l’espace disponible dans le présent article, nous ne présenterons que l’analyse concernant les représentations des informateurs de l’un et de l’autre sexe sur les hommes et le rôle de genre (ou rôle social) masculin.
4Les discours que nous avons recueillis auprès des membres des deux échantillons ont été soumis à l’analyse lexicale par contexte et par classification descendante hiérarchique, regroupés par sexe et par thématique, grâce à l’emploi du logiciel Alceste. Celui-ci considère le discours sur un sujet donné comme un corpus cohérent et, à partir de là, procède au découpage du texte en tronçons de tailles équivalentes. Ensuite, il repère dans l’ensemble du corpus la fréquence des mots, des couples de mots et de segments de phrases pour vérifier comment les unités lexicales (du moins les plus fréquentes) sont associées dans tel ou tel tronçon du texte. On peut ainsi savoir qu’un mot X est le plus souvent associé à un autre mot Y, alors que le mot Z, quant à lui, est plus fréquemment à proximité du mot W. En conséquence, il existe une zone A, regroupant plusieurs tronçons du texte quelles que soient leurs places réelles dans le corpus, où les termes X et Y sont souvent associés, et une zone B où les mots Z et W se retrouvent souvent. On peut alors calculer l’importance de l’association d’un mot à une zone en vérifiant, par la méthode Khi2, qu’une telle association n’est pas le seul fruit du hasard.
5Cette analyse nous permet de comprendre, sans forcément entrer dans le jeu psychologique des associations terminologiques, comment une idée en entraîne une autre, consciemment ou inconsciemment. Elle permet de surcroît une recherche systématique sur le vocabulaire employé, analyse qui nous plonge au cœur des représentations qu’ont les acteurs sociaux des catégories et des identités sociosexuelles.
6À partir de cette organisation des mots en zones séparées selon leur association probable, nous effectuons une analyse fine du vocabulaire présent dans chacune des classes établies par l’analyse descendante hiérarchique afin de restituer la structure des représentations sous-jacentes aux discours des acteurs sociaux sur tel ou tel sujet.
Données démographiques
7Au total, il a été répondu à 172 questionnaires (77 en 1985 et 95 en 1988) : 121 ont été remplis par des femmes (58 en 1985 et 63 en 1988) et 51 par des hommes (19 en 1985 et 32 en 1988).
8Dans l’échantillon de 1985, la majorité des hommes ont entre 20 et 24 ans (38,10 %), suivis de ceux qui ont entre 25 et 29 ans (28,57 %). Les femmes les plus nombreuses se situent dans les mêmes tranches d’âge, respectivement 62,71 % et 20,34 %). La moyenne d’âge est de 25,61 ans pour les hommes et de 23,31 années pour les femmes.
9En revanche, dans l’échantillon de 1988, la situation des tranches d’âge majoritaires s’inverse pour les hommes (37,50 % ont entre 25 et 29 ans, et 28,13 % ont entre 20 et 24 ans), tandis qu’elle ne change guère pour les femmes (46,03 % ont entre 20 et 24 ans et 26,98 % se situent dans la tranche d’âge des 25-29 ans). La moyenne d’âge pour les deux sexes dans cet échantillon est un peu plus élevée : 27,87 ans pour les hommes et 25,29 ans pour les femmes.
10Si nous prenons en considération les deux échantillons confondus, les hommes ont majoritairement entre 25 ans et 29 ans (33,96 %) et les femmes entre 20 et 24 ans (54,10 %). D’un point de vue sociologique, les tranches d’âge majoritaires dans les deux échantillons sont plus ou moins équivalentes, l’écart d’âge entre les sexes étant cohérent. Il s’agit donc d’une population d’hommes et de femmes encore jeunes, mais nullement d’adolescents, ce qui nous permet d’avancer l’hypothèse de l’existence chez eux d’une vision du monde déjà assez structurée.
11En ce qui concerne le diplôme préparé, les sciences sociales sont les plus représentées aussi bien pour les hommes (52,38 %) que pour les femmes (49,15 %) de l’échantillon 1985, suivis de près par la pédagogie7 (42,86 % pour les hommes et 47,46 % pour les femmes). Dans l’échantillon de 1988, il y a un changement : les hommes sont présents dans les diverses formes d’ingénierie (34,38 %) et dans les sciences sociales appliquées8 (31,25 %), les femmes dans la pédagogie (41,27 %) et le domaine paramédical (25,40 %). Les deux échantillons confondus présentent un profil masculin tourné majoritairement vers les sciences sociales (28,30 %), mais conservant un pourcentage important dans les ingénieries (20,75 %) ; les femmes, elles, restent en forte concentration dans des disciplines telles que la pédagogie (44,26 %) et les sciences sociales (32,79 %).
12Ce portrait correspond grosso modo à la répartition professionnelle type pour chaque sexe au Brésil : les femmes majoritairement dans les humanités et dans les sciences sociales, les hommes dans les technologies et dans les sciences sociales appliquées. La concentration majoritaire des hommes dans les sciences sociales à cette époque peut être expliquée par le contexte propre à l’Unifor, où elles étaient utilisées souvent comme tremplin pour les sciences sociales appliquées, compte tenu de la difficulté d’accès direct à ces dernières par le vestibular9.
13Dans les deux échantillons, la situation majoritaire des hommes et des femmes vis-à-vis de l’état civil ne varie guère : ils sont célibataires (66,67 % des hommes et 59,32 % des femmes en 1985 ; 53,13 % des hommes et 55,56 % des femmes en 1988). Les célibataires sont suivis par les gens mariés : 19,05 % des hommes et 32,20 % des femmes en 1985 ; 31,25 % des hommes en 1988, sauf dans le cas des femmes ayant répondu au questionnaire long de 1988 puisqu’elles sont 25,40 % à ne pas avoir répondu à cette question10. Nous ne pouvons pas expliquer ce fait, néanmoins, il n’altère pas le résultat final, les deux échantillons confondus : 58,49 % des hommes et 57,38 % des femmes sont célibataires ; 26,42 % des hommes et 25,41 % des femmes sont mariés. Dans l’ensemble de notre population, le sexe n’influe pas sur la situation vis-à-vis de l’état civil. Le fait qu’ils sont un peu plus de la moitié à être célibataires peut être lié à l’attente d’une situation économique plus stable à la fin des études universitaires. En revanche, le taux de gens mariés, qui est assez élevé, peut s’expliquer par les tranches d’âge majoritaires dans nos échantillons (25-29 ans pour les hommes et 20-24 ans pour les femmes, ce qui correspond à la tradition d’un mariage un peu plus tardif pour les hommes), ainsi que par le fait que, probablement, un nombre important d’étudiants était déjà proche de la fin des études (hypothèse liée à la supposition évoquée pour le taux de célibataires, mais non vérifiable).
« Être un homme » selon les femmes
14Dans le tableau 3 ci-après, nous présentons les deux classes constituées par les mots récurrents (voir les tableaux 1 et 2 ci-après) dans le discours des femmes sur les hommes. Dans la première classe, nous pouvons constater la présence d’un ensemble de représentations (« imaginaire social11 ») où les hommes sont pensés12 d’une manière plus générale et plus traditionnelle ; ils sont considérés comme une catégorie sociale presque archétypale. Certes, cette catégorie est perçue comme historiquement construite (références à la société patriarcale) mais aussi, conjointement, comme biologiquement naturalisée13 (les fatalités de la nature : les instincts, les organes génitaux...). Le sexe biologique serait fondateur d’une « différence profonde » – pour quelques informatrices, la seule différence existante – entre les hommes et les femmes. Ainsi, un homme « doit assumer son propre sexe pour être un homme » et ne doit pas « participer du sexe féminin ». Il est défini comme celui qui est masculin (en quelque sorte une tautologie) et est construit ou se construit par contraste avec les femmes (le féminin), avec, par conséquent, une opposition entre les genres.
Tableau 1. Les représentations de l’homme par les femmes (question : « Pour vous, qu’est-ce qu’être un homme ? ») : mots significatifs*
Classe I | |
Adjectifs | difficile (3,29), machiste (3,29), sexuel (2,81), social (3,78), seul (5,26) |
Substantifs | bien (5,26), chose (6,26), féminin (3,29), masculin (2,83), homme (3,85), sens (2,81), sexe (8,58), côté (5,76) |
Verbes | être (estar ; 2,81), exister (3,78), être (ser ; 6,26), voir (2,81) |
Autres | beaucoup (6,50), plus (6,04), non (2,97) |
Tableau 2. Les représentations de l’homme par les femmes (question : « Pour vous, qu’est-ce qu’être un homme ? ») : mots significatifs*
Classe II | |
Adjectifs | bon (5,35), capable (3,55), compréhensif (8,88), conscient (11,14), honnête (8,88), égal (11,14), rationnel (3,59), responsable (11,14) |
Substantifs | ami (20,38), caractère (2,86), compagnon (21,23), dignité (5,59), fils (11,14), père (5,59), responsabilité (3,95) |
Verbes | agir (5,59), aimer (7,69), assumer (5,78), se comporter (3,59), dire (3,59), préciser (8,88), chercher (3,59), reconnaître (8,88), respecter (13,42), savoir (38,02), être (ser ; 5,13), avoir (8,44) |
Autres | celui / ces (13,17), peu (5,59), sans (28,04), aussi (9,10) |
* Les mots utilisés 10 fois ou plus sont soulignés. Le khi2 est entre parenthèses (les Khi2 ≥ 5 sont en gras).
Tableau 3. Les représentations de l’homme par les femmes (question : « Pour vous, qu’est-ce qu’être un homme ? »)
Classe I | Classe II |
« Les » hommes (catégorie sociale) | « Un » homme (individu) |
↓ | ↓ |
Méconnu | Connu |
↓ | ↓ |
Décrit : il est | Idéalisé : il doit être |
↓ | ↓ |
Discours conservateur | Discours progressiste |
↓ | ↓ |
« Homme Traditionnel » | « Nouvel Homme » |
N.B. : 109 références au mot femme (38,52 %) et 65 références au mot homme (61,48 %)* |
* Pourcentage sur le total de références aux deux mots, les deux classes confondues.
15Cette vision naturalisée, en quelque sorte essentialiste, des représentations groupées dans la classe I laisse également la place à un discours d’un tout autre ordre. Ainsi, pour certaines femmes, « la différence n’est pas seulement une question de sexe biologique », « d’être du sexe masculin » et « d’avoir des organes génitaux masculins » : il y a aussi un fort « héritage social ».
16Le même genre d’ambiguïté transparaît lorsque nos informatrices évoquent le machisme, pourtant très présent dans cette région brésilienne14. Si, d’un côté, on trouve sa condamnation associée à sa représentation comme l’une des conséquences d’une société « typiquement patriarcale », de l’autre côté on constate qu’il y a néanmoins l’attente féminine d’une certaine dose de machisme chez l’homme, comme une caractéristique propre à sa virilité. Cela transparaît surtout lors des discours où l’on refuse l’idée (et surtout le look) du nouvel homme : « un homme n’aime pas porter de boucles d’oreille », « il est le sexe fort », « il ne faut pas qu’il participe du sexe féminin ». Il est intéressant également de remarquer que, dans cette classe de vocabulaire, nos informatrices sont peu nombreuses à parler de sensibilité ou d’autres sentiments ou attributs traditionnellement représentés comme relevant de la féminité. De toute manière, pour elles, l’homme sépare le sexuel de l’affectif et, de surcroît, les sentiments seraient du domaine du privé et non de celui du public15.
17Le discours de la classe II est plus particularisé : on y trouve des références à l’homme que l’on connaît dans le cercle de la famille (le père, le fils, le mari, l’amant, l’ami) et que l’on prend comme critère idéal. Dans ce cadre, il existe une tendance à la reconnaissance d’un certain changement du rôle masculin et des rapports entre les genres (« nouvel homme », « nouveau père »), selon un point de vue de complémentarité. C’est un discours plus moderne, mais qui comporte quelques aspects traditionnels, même s’ils sont peu nombreux (vision encore un peu partagée, transitoire entre machisme-hiérarchie et égalité) : l’homme n’apprend pas à être un homme, il sait l’être naturellement, cela va presque de soi.
18Le côté relationnel est très valorisé puisque, d’après la vision de nos informatrices, l’homme doit être un compagnon idéal, complément de la femme, son ami, son soutien, mûr et solide, aimable et responsable, constant et présent. La somme de ces attentes configure une image paternelle. Telles sont les qualités qui s’imposent à l’homme pour qu’il soit considéré en tant que vrai homme. En même temps, il doit « posséder la connaissance », « l’indépendance », « être sûr de lui-même », « donner l’assurance et la sécurité », « savoir jouer le rôle social qui lui est attribué ». Les références à la paternité sont aussi récurrentes et nous donnent l’impression que celle-ci est considérée comme le rôle dans lequel l’homme est censé se réaliser dans le couple, ce qui serait intéressant à mettre en rapport avec la représentation traditionnelle qu’une femme ne se réaliserait véritablement que par le biais de la maternité. Il nous semble que cette idée féminine d’une masculinité dont la paternité16 reste le but ultime ne correspond pas forcément à l’idée moderne d’une complémentarité partagée des rôles sociaux de mère et de père (les nouveaux pères). À notre avis, nous nous retrouvons ici encore une fois face à un ancrage du culturel dans le biologique, autrement dit à une vision essentialiste des rôles de genre par la médiation d’une idée sociale de la nature, donc, d’une naturalisation du social. La présence de ces discours, tous deux ambigus, nous indique l’existence parallèle de plusieurs modèles sociaux concernant le rôle de l’homme, au moins chez les femmes ayant répondu à nos questionnaires. Dans un échantillon beaucoup plus large, on pourrait peut-être supposer un effet de diversité de tranches d’âge ou de classes sociales. Ce n’est certainement pas le cas ici, puisque ces différences sont minimes chez les personnes interrogées. L’hypothèse la plus vraisemblable est, à notre avis, celle de la distance sociale, qui fait que les stéréotypes liés à la masculinité sont plus prégnants au niveau macrosocial, existant d’une façon plus flexible et plus perméable aux changements quand il s’agit de penser des conjoints idéaux. N’oublions pas que, si, d’une part, dans les deux échantillons confondus 57,38 % des femmes sont célibataires17, d’autre part la distinction en classes opérée par le logiciel ne correspond pas nécessairement à des discours provenant de groupes distincts d’informateurs. Ceci signifie que les deux groupes de représentations que nous avons identifiés peuvent coexister chez un même individu, ce qui n’est contradictoire qu’en apparence. La gestion de la perception de divers types idéaux d’hommes est liée à la gestion du public et du privé, du traditionnel et du moderne, de la présentation sociale de soi et de l’image individuelle de soi.
« Être un homme » selon les hommes
19Dans la première classe de mots du discours des hommes sur le rôle masculin (voir les tableaux 4 et 5 ci-après), on constate également la coexistence de deux discours, l’un plus traditionnel en termes de pouvoir individuel (« assumer », « personnalité », « responsabilité »), fruit d’une naturalisation, mais surtout d’un rôle social préétabli, et l’autre avec des propos plus nuancés (« modernes », « humanistes ») qui reconnaissent certaines limites à ce pouvoir ainsi que quelques changements dans le rôle masculin. Dans la vision traditionnelle, l’homme subit la société et le rôle qui lui est assigné, lequel doit être assumé avec toutes les responsabilités qui le caractérisent – responsabilités représentées plutôt comme une obligation que comme un droit individuel. Un tel rôle est perçu comme préexistant et immuable, à cause de l’obligation d’engendrer, de se perpétuer, elle-même conçue en référence à la nature. Ainsi, l’individu masculin doit assumer individuellement ce rôle socialement construit qui lui est presque imposé. Il s’agit ici d’une espèce de réponse personnelle à des exigences sociales à l’égard desquelles la marge de manœuvre est mince puisqu’il faut « assumer ce qu’on est ».
Tableau 4. Les représentations de l’homme par les hommes (question : « Pour vous, qu’est-ce qu’être un homme ? ») : mots significatifs*
Classe I | |
Adjectifs | masculin (3,63) |
Substantifs | caractère (3,63), personnalité (6,13), (la) personne (7,87), responsabilité (9,49) |
Verbes | sentir (4,00), assumer (9,49), devoir (4,00), vouloir (7,23), être (ser ; 6,73), avoir (5,70) |
Autres | non (3,14), sans (7,23), même (4,00) |
Tableau 5. Les représentations de l’homme par les hommes (question : « Pour vous, qu’est-ce qu’être un homme ? ») : mots significatifs*
Classe II | |
Adjectifs | social (6,63) |
Substantifs | différence (5,47), général (4,33), femme (11,57), rôle (4,33), société (11,37) |
Verbes | être (ser ; 4,33) |
Autres | dedans (3,00), beaucoup (4,33) |
* Les mots utilisés 10 fois ou plus sont soulignés. Le khi2 est entre parenthèses (les Khi2 ≥ 5 sont en gras).
20Les attributs masculins sont surtout liés à la rationalité et au pouvoir mais aussi aux responsabilités qui vont de pair. Autrement dit, ces responsabilités impliquent que le pouvoir est utilisé rationnellement et avec parcimonie. L’accent est mis sur trois types de responsabilité : les premières sont individuelles (les mots qui reviennent le plus souvent sous la plume des personnes interrogées sont « caractère », « personnalité », « honnêteté », « pouvoir de décision », « loyauté envers soi-même et ses buts ») ; les deuxièmes sont naturelles (elles s’appuient sur la condition biologique de l’homme : « assumer sexuellement son véritable rôle dans la nature en tant qu’homme », « tenir ses obligations sexuelles normales ») ; les dernières sont d’ordre sociohistorique et renvoient au modèle légué par les générations passées (les antepassados, c’est-à-dire les ancêtres).
Tableau 6. Les représentations de l’homme par les hommes (question : « Pour vous, qu’est-ce qu’être un homme ? »)
Classe I | Classe II |
« Pour soi-même » | « Pour les autres » ( la société, les femmes) |
↓ | ↓ |
Besoin de s’adapter (d’assumer) à un rôle préétabli : il subit la société | Des facteurs sociaux, historiques et biologiques lui imposent un rôle général, mais socialement modifiable : il investit la société, s’y projette et peut la façonner |
↓ | ↓ |
Responsabilités individuelles « naturalisées » par la biologie (le sexe) et par l’histoire (les ancêtres) : il doit être | Questionnement des rôles de genre, comparaison avec le rôle de la femme : il se questionne |
↓ | ↓ |
Discours partagé | Discours partagé (vers le neutre) |
↓ | ↓ |
« homme traditionnel ébranlé » | « homme transitionnel » |
N.B. : 19 références au mot femme (22,62 %) et 65 références au mot homme (77,38 %)* |
* Pourcentage sur le total de références aux deux mots, les deux classes confondues.
21L’homme qui est représenté ici, que nous avons appelé « l’homme traditionnel ébranlé », est conscient d’une certaine malléabilité de son rôle social et aussi des changements en cours, mais se perçoit comme enfermé par des valeurs et des responsabilités traditionnelles qui symbolisent en quelque sorte la garantie de sa masculinité.
22Dans la deuxième classe de mots du discours masculin, on constate de même deux facteurs qui jouent un rôle dans la définition des hommes : le contexte sociohistorique et le conditionnement biologique. Mais, au contraire des représentations sous-jacentes à la première classe, la perception des mutations sociales dans les rôles de genre, au-delà du biologique, permet aux acteurs sociaux de sexe masculin de notre échantillon de se penser comme capables de se projeter dans la société et de la façonner. Ils sont conscients du poids représenté par leur rôle de genre, mais veulent l’investir et le questionner. Ceci les amène à comparer leur situation avec celle des femmes, en termes de modernité, de traditionalité ou de neutralité (cette dernière tendance étant la plus représentée).
23L’optique de cet « homme transitionnel » est relationnelle. Il pense son rôle dans une perspective dynamique où les rapports de genres et, en conséquence, la condition sociale masculine sont remis en question. Mais n’oublions pas que ces représentations ont pour fil conducteur la présentation publique de soi, qui doit être pensée en rapport à la représentation de soi exprimée dans la première classe du vocabulaire et qui est, quant à elle, plus proche du modèle traditionnel. La gestion entre « l’homme pour soi » (« traditionnel ébranlé ») et « l’homme pour autrui » (« transitionnel ») semble indiquer que, pour les hommes de notre échantillon, il est considéré de bon ton de se montrer ouvert aux changements dans la masculinité (en général), même s’ils ne sont pas tout à fait convaincus que cela pourrait arriver à leur masculinité (individuelle).
Les hommes vus par eux-mêmes et par les femmes
24Dans les discours des hommes sur le rôle masculin que nous avons analysé ici, l’ordre des classes de mots est inversé par rapport à celui des femmes sur le même sujet. Si, dans les discours féminins, le social est placé avant l’individuel, dans le cas masculin, au contraire, c’est l’individu qui prime sur le collectif.
25Une telle inversion – mise en évidence par le classement hiérarchique opéré par le logiciel Alceste – peut s’expliquer par le fait que nos informateurs masculins parlent, de fait, à partir d’eux-mêmes : ils pensent le social en utilisant le filtre de leur vision d’eux-mêmes, alors que les femmes font, bien entendu, le contraire : pour penser les hommes elles essayent d’abord de les comprendre par le biais du social, et c’est ensuite seulement qu’elles cadrent l’individu.
26Observons aussi que, lorsque les femmes parlent des rôles masculins, elles les situent fréquemment par rapport aux rôles féminins, tandis que les hommes font rarement allusion aux femmes : ils ont plus tendance à se penser par rapport à eux-mêmes. À cet égard, le nombre de références à l’un et à l’autre sexe dans les discours féminins et masculins est fort significatif (voir les tableaux 1 et 2 ci-après) ; dans leurs discours sur les hommes, les femmes se réfèrent 109 fois à elles-mêmes et 174 aux hommes, tandis que ces derniers font référence à eux-mêmes à 65 reprises et seulement 19 fois aux femmes.
27En termes d’identité, les hommes sont plus traditionnels, mais conscients de certains changements en cours, l’image de soi qu’ils présentent en société (et peut-être surtout aux femmes) est plus flexible, certainement moins que celle qu’ils ont d’eux-mêmes. Par contre, cette image idéalisée est plutôt exprimée par les femmes en référence aux hommes qui leur sont proches, surtout ceux avec qui elles ont vécu, vivent ou souhaiteraient vivre. Leur représentation du genre masculin en général (rôle social) est en revanche beaucoup plus traditionnelle.
28Enfin, la présence explicite ou larvée d’une naturalisation de la masculinité est plus ou moins constante. Cette vision traditionnelle est justifiée ou même légitimée par référence à un ordre naturel. Ainsi, dans les discours analysés ici, nous retrouvons en quelque sorte des représentations constructionnistes « essentialisées » des rôles de genre. Ce qui nous amène, en faisant nôtres les paroles de Capitan-Peter et de ses collaboratrices, au constat que
toutes les constructions qui sont faites sur le corps ne sont possibles que par le truchement du langage, et au travers des catégories de pensée que notre système socioculturel a constituées. De la nature, on passe à l’idée sociale de nature : à la Nature. [...] Nous ne pouvons pas [...] permettre de laisser la sexualité dans l’ailleurs d’un hors social. Car nous savons bien que hors social appartient à la Nature, et la Nature au pouvoir (Capitan-Peter et al., 1978, p. 4).
Bibliographie
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Handman Marie-Élisabeth (1995), « Préface », dans Rommel Mendès-Leite (dir.), Un sujet inclassable ? Approches sociologiques, littéraires et juridiques des homosexualités, Lille, Cahiers Gai-Kitsch-Camp.
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Lionetti Roberto (1984, 1988), Le Lait du père, Françoise Loux (préf.), Anne-Marie Castelain (trad.), Paris, Imago.
Mendès-Leite Rommel (1993), « A Game of Appearances: The “Ambigusexuality” in Brazilian Culture of Sexuality », Journal of Homosexuality, vol. 25, nº 3, p. 271-282.
Mendès-Leite Rommel (1991), « La culture des sexualités à l’époque du sida : représentations, comportements et pratiques (homo)sexuelles (une recherche qualitative dans les départements des Deux-Sèvres et de la Vendée) », dans Rommel Mendès-Leite, Michael Pollak & Jacques Van Dem Borghe (dir.), Homosexualités et sida, Lille, Cahiers Gai-Kistch-Camp.
Vincent-Buffault Anne (1986), Histoire des larmes : xviiie-xixe siècles, Marseille, Rivages.
Notes de bas de page
1 Publié pour la première fois en 1996 un ouvrage dirigé par Katia de Queirós Mattoso (Mémoires et identités au Brésil, Paris, L’Harmattan, p. 131-146), cet article fut remanié par Rommel Mendès-Leite lors de la soutenance de sa thèse en 1997 (Pour une approche des (homo)sexualités masculines à l’époque du sida, Paris, EHESS). C’est cette seconde version que nous proposons ici [n.d.e.].
2 L’autre groupe témoin était constitué de jeunes hommes et femmes contactés aléatoirement parmi des étudiants de l’Université de Reims.
3 Cette recherche a été possible grâce au soutien financier du Conselho Nacional de Desenvolvimento Cientifico e Tecnologico (CNPq, Brésil) et de l’Agence nationale de recherches sur le sida et les hépatites virales (ANRS, en collaboration avec l’INSERM et le CNRS).
4 Il faut remarquer que les pratiques homosexuelles ne sont pas toujours liées à une identité homosexuelle.
5 Questions sur les données démographiques et sur les identités socio-sexuelles : homme et femme.
6 Les mêmes questions qu’en 1985, plus d’autres concernant les « machos » et le machisme ainsi que la vision de l’autre sexe sur le sujet ; une question sur les orientations sexuelles homo-, hétéro- et bisexuelle ; plusieurs questions sur la « repérabilité » des homosexuels, des lesbiennes et des hommes et des femmes bisexuelles ; une question sur la possible diversité des hommes et des femmes homosexuels ; une question sur la proximité sociale – amis, connaissances – des homo- et des bisexuels prenant en considération les raisons de leur possible différence par rapport aux autres ; et, finalement, une question sur la possible existence de pratiques homosexuelles à l’intérieur des institutions totales (Goffman, 1961, 1968) homosociales.
7 À l’Unifor, à l’époque de notre enquête, la pédagogie était séparée des sciences sociales.
8 Droit, gestion, économie...
9 Concours d’accès aux universités au Brésil.
10 On peut émettre l’hypothèse que le taux de non-réponse pourrait être en corrélation avec une présence plus grande de femmes divorcées, séparées ou en concubinage dans cette échantillon – situation qui, à l’époque, pouvait amener à un certain « déclassement » social dans la région. Malheureusement nous n’avons pas les moyens de vérifier une telle supposition.
11 Sur la notion d’imaginaire social comme ensemble de représentations, voir Mendès-Leite, 1991.
12 Au sens de Lévi-Strauss, 1964.
13 Ce que vient confirmer le constat de certaines études féministes qu’il existe une « naturalisation sociale du genre » (sexe social) par le sexe biologique. À ce propos voir, par exemple, Guillaumin, 1978 ; 1992.
14 À propos du machisme, voir Mendès-Leite, 1993.
15 La réprobation de l’expression publique des sentiments, surtout en ce qui concerne les hommes, a été historiquement variable. Sur ce sujet, voir Bologne, 1986 et aussi Vincent-Buffault, 1986.
16 Sur la paternité, voir Chancel, 1984 ; Dupuis, 1987 ; Lionetti, 1984, 1988.
17 D’ailleurs, l’idée d’un conjoint idéal ne disparaît pas nécessairement avec le mariage.
Auteur
Rommel Mendès-Leite, anthropologue et enseignant-chercheur à l’Institut de psychologie de l’Université Lumière Lyon 2, a fondé en 2011 la collection « Sexualités » des Presses universitaires de Lyon. Il a été l’auteur de nombreuses publications, notamment : Bisexualité : le dernier tabou (avec Catherine Deschamps et Bruno Proth, 1996, Calmann-Lévy), Chroniques socio-anthropologiques au temps du sida (avec Bruno Proth et Pierre-Olivier de Busscher, 2000, L’Harmattan) et Vivre avec le VIH (avec Maks Banens, 2006, Calmann-Lévy). Sa disparition brutale en janvier 2016 a profondément ému tant le milieu de la recherche que le milieu militant LGBT.
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