Préface
Explorer la marge de la marge : Rommel Mendès-Leite, pionnier des études homosexuelles en France
p. 5-20
Texte intégral
1Le 22 janvier 2016, la maladie a eu raison de Rommel Mendès-Leite, mettant fin à trente ans de recherches sur les sexualités, le genre et le VIH. Né au Brésil, formé à l’Université de l’État de Ceará, à Fortaleza, la vie scientifique du chercheur s’est déroulée en France, où il a occupé une place importante au sein des études homosexuelles.
2Peu après son arrivée à Paris en 1986, il crée et anime, avec Brigitte Lhomond, le Groupe de recherches et d’études sur l’homosexualité1. Ce groupe, auquel se joindront Pierre-Olivier de Busscher, Jean-Manuel de Queiroz et d’autres, tient une série de « Rencontres scientifiques sur l’homosocialité et les sexualités » à l’Université Paris V (René Descartes). Il organise, avec la collaboration de Michael Pollak et Jacques Van dem Borghe, le premier colloque français en sciences sociales sur le thème « Homosexualités et sida » (1991), et poursuit, de 1992 à 1997, avec le soutien de l’Agence nationale de recherche sur le sida et les hépatites virales2, cette série de rencontres scientifiques sous le nom : « Pour une approche des sexualités à l’époque du sida ». Lors de ces rencontres, colloques et séminaires, les meilleurs représentants des études homosexuelles internationales, dont John Gagnon, Kenneth Plummer, Michael Bochow, Gert Hekma, Jeffrey Weeks, Diane Richardson, présentent leurs travaux aux chercheurs français. De nombreuses collaborations s’ensuivent, de l’ouvrage collectif Gay Studies from the French Cultures3 jusqu’à la publication de Sexualité4.
3En 2001, Rommel Mendès-Leite suit son futur mari à Lyon, mais l’esprit d’entreprise ne le quitte pas. Il rejoint le Centre Louise Labé, siège au bureau du réseau Recherches en sciences sociales sur la sexualité (AFS, RT28), coordonne le cycle de conférences « Semsexe », crée et anime la collection « Sexualités » aux Presses universitaires de Lyon. C’est dans cette collection que nous lui rendons hommage aujourd’hui en rééditant quelques-unes de ses principales publications.
4Cette réédition répond à un besoin. De nombreux textes, notamment les plus anciens, furent publiés dans les marges de l’édition académique : éditeurs confidentiels, rapports de recherches, etc. Non par choix mais par nécessité. En France, les sciences sociales institutionnalisées ont tardé à s’ouvrir aux études homosexuelles et en particulier à s’interroger sur les entrecroisements entre homosexualité masculine et sida. Une génération d’auteurs travaillant sur la sexualité – Philippe Ariès, Michel Foucault, Jean-Louis Flandrin, Guy Hocquenghem – cessait de publier au début des années 1980, au moment même de l’apparition du sida. Une nouvelle génération – Mickael Pollak, Marie-Ange Schiltz, Philippe Adam, Rommel Mendès-Leite – semblait prendre le relais, mais les sciences sociales institutionnelles se sont montrées réticentes face au fait social que fut le sida dans ses années de grande mortalité. Si l’on excepte Population et Sciences sociales et santé, pour qui l’épidémie était en quelque sorte dans le cahier des charges, seule la revue Actes de la recherche en sciences sociales a publié des articles sur l’homosexualité masculine et le sida avant 1996. En anthropologie, la situation était comparable. Seul le Journal des anthropologues a consacré quelques articles au sida avant 1996, et il s’agissait alors du sida en l’Afrique. Même chose pour la recherche doctorale : sur 548 thèses françaises traitant du VIH ou du sida et soutenues avant 1996, seules 4 le furent en sciences sociales. Au plus fort de l’épidémie, il y avait peu d’espace de publication pour les jeunes sociologues et anthropologues comme Rommel Mendès-Leite, dont les travaux eurent du mal à quitter la littérature grise et la collection « Sciences sociales et sida » de l’ANRS. Rééditer certains de ses textes permet de les sortir de l’ombre, même si c’est de façon posthume. Les articles réunis ici ne sont pas toujours les plus connus. Nous avons privilégié ceux difficiles à trouver en librairie, dans les bibliothèques ou sur les portails numériques. Une bibliographie exhaustive des publications de Rommel Mendès-Leite se trouve en annexe de cet ouvrage.
5Quand il arrive à la Sorbonne, en 1986, il est déjà enseignant chercheur à l’Université de Fortaleza, au Brésil. Dans les traces de Peter Fry, il étudie l’articulation entre construction des sexualités et construction du genre. Son ancrage théorique est surtout américain, même si certains auteurs sont d’origine européenne : Fry, MacRae, Berger et Luckmann, Goffman, Becker, etc. Les deux premiers textes du présent ouvrage en témoignent. L’article « Genres et orientations sexuelles : une question d’apparences ? » étudie les représentations dominantes du système de genre et des sexualités au Nordeste du Brésil. Il en montre l’imbrication. Ainsi, le bofe désigne le pénétrant dans l’acte homosexuel entre hommes, il est considéré comme hétérosexuel selon l’idéologie machiste dominante. Le bicha désigne le pénétré. C’est lui que le système machiste méprise et rejette. Bofe et bicha forment donc un couple de représentations dans ce système de valeurs machistes, sans permettre la constitution d’un couple réel car, dans les représentations, le bofe n’est pas homosexuel et partage le plus souvent le mépris social assigné au bicha.
6Concevoir l’homosexualité masculine à travers l’opposition actif-passif n’est pas réservé à la société brésilienne. L’Antiquité est emblématique à cet égard, comme Paul Veyne l’avait rappelé en 1982, après beaucoup d’autres5. Le constat d’une homosexualité socialement définie, représentée et incarnée, constat résolument constructiviste et soutenu par Rommel Mendès-Leite tout au long de ses écrits, n’est donc pas original en soi. L’étude de sa transformation concrète au sein de la société brésilienne des années 1980 l’est davantage. En effet, Rommel a noté les fissures dans le système machiste brésilien. Des hommes hétérosexuels d’un nouveau type, égalitaires vis-à-vis des femmes, ont fait éclater l’opposition bofe / bicha. Le résultat est l’apparition d’un nouvel homme homosexuel : l’entendido. Actif et passif selon les circonstances, ni machiste ni efféminé, l’entendido échappe au système de valeurs machistes. Il le met même en difficulté, forçant le bofe soit à se moderniser, soit à s’abstenir s’il ne veut pas être confondu avec un entendido. L’importance de l’analyse est d’avoir démontré comment la transformation de l’univers homosexuel a découlé d’une transformation des rapports sociaux de genre.
7Le chapitre « L’homme, son miroir et les femmes » poursuit cette recherche sur les représentations de genre. Issu d’une enquête menée auprès des étudiants de l’Université Unifor de Fortaleza, il analyse les réponses à la question ouverte : « Qu’est-ce qu’être un homme ? » L’objectif de départ de cette enquête était d’étudier dans quelle mesure le système de genre évoluait vers davantage d’égalité et par qui les différentes représentations étaient portées. L’auteur considérait que l’évolution de l’homme était la clé de la modernisation du système de genre et, partant de là, du système des sexualités.
8Les étudiants et étudiantes exprimaient tous deux des représentations traditionnelles et égalitaires. Pour les femmes, les représentations se répartissaient selon l’axe allant du général vers le particulier. Elles représentaient les hommes comme traditionnels, mais leur homme, actuel ou rêvé, comme égalitaire. Pour les répondants hommes, l’opposition n’était pas la même. Ils accordaient volontiers qu’en général, la masculinité devait changer, mais chacun tenait à sa propre masculinité. Ainsi, l’homme brésilien semblait hésitant entre une représentation égalitaire pour autrui et une représentation traditionnelle pour soi.
9Si l’évolution de la masculinité paraissait souhaitable aux hommes comme aux femmes, quoique non sans ambiguïté, les deux s’accordaient pour ranger les valeurs les plus positives, telles que la responsabilité et la force de caractère, du côté de la tradition. Ainsi, le rôle de l’homme traditionnel continuait de nourrir la construction de genre brésilien. Sans parvenir à remplacer ou à renouveler entièrement le rôle traditionnel, des valeurs modernes, dont notamment l’égalité, semblaient simplement s’y ajouter, du moins dans l’esprit de certain.e.s.
10On retrouve la problématique de l’évolution des normes dans le chapitre « D’une norme à l’autre ? De quelques conséquences de l’assignation sexuelle », écrit avec Bruno Proth. Cette fois-ci, il s’agit de la norme sexuelle en France. L’article examine les enregistrements d’appels téléphoniques vers la « Ligne azur » de l’association Sida info service, ligne destinée aux jeunes hommes ayant ou souhaitant avoir des pratiques homosexuelles. L’enquête part du présupposé que l’adolescent ou le jeune adulte, découvrant son désir, a généralement grandi dans un environnement où la norme est hétérosexuelle. Au mieux, l’homosexualité y fut absente, plus fréquemment elle y était rejetée. En quelques années, le jeune doit alors se défaire de la norme hétérosexuelle et se redéfinir comme homosexuel, bisexuel ou autre. Il « passe d’une norme à l’autre », comme le formulent les auteurs.
11L’analyse des appels a permis d’étudier précisément les difficultés liées à cette redéfinition de soi. Face à la norme hétérosexuelle, intériorisée par les jeunes appelants, les auteurs ont noté deux types de stratégies : le refus et la ruse. Les stratégies de ruse se retrouvent soit dans l’évitement du milieu homosexuel, soit dans une fréquentation assidue mais sans investissement affectif. Les rapports entre hommes sont alors vécus comme des écarts à la norme sans qualités autres que sexuelles et sans avenir en termes de conjugalité. En outre, le jeune peut s’interdire certaines pratiques, comme la sodomie passive, considérées comme incompatibles avec la définition de soi hétérogenrée. On retrouve donc l’équivalent du bofe brésilien.
12Parmi les stratégies de ruse, les auteurs notent la tendance de quelques jeunes hommes à se redéfinir, à certaines occasions, comme femme – travesti ou transgenre. Une telle redéfinition ouvre le droit aux sentiments pour le même sexe tout en évitant le stigmate négatif de l’homosexualité. La transgression du genre s’avère alors plus acceptable que la transgression sexuelle. Dans tous les cas de figure, stratégies de refus et de ruse sont vues par les auteurs comme des processus de redéfinition de soi permettant le passage de la norme hétérosexuelle dominante à la norme homosexuelle minoritaire.
13Cette reconstruction identitaire induit des pratiques sexuelles particulières ; son analyse est donc importante, notamment pour mieux comprendre les situations particulièrement difficiles des jeunes homosexuels en matière de prévention du VIH. En effet, les données épidémiologiques et études de terrain suggèrent qu’aujourd’hui encore, la part dite non identitaire parmi les hommes ayant des relations sexuelles avec des hommes, c’est-à-dire le nombre d’hommes durablement installés dans des stratégies de refus ou de ruse, est considérable et semble échapper aux messages de prévention.
14L’expression « passer d’une norme à l’autre » employée par les auteurs fait référence à celle de Michael Pollak, « d’une identité à l’autre6 ». Mendès-Leite et Proth rapprochent en effet norme et identité. Il est utile de rappeler, toutefois, que le jeune gay7 ou bi ne modifie pas son orientation sexuelle. Il adapte ses normes et son identité, comprise comme représentation de soi, à l’orientation sexuelle qu’il « découvre ». La reconstruction identitaire se situe donc sur un autre plan que la construction de l’orientation sexuelle. Les analyses des discours des jeunes appelants de la Ligne azur font ressurgir l’écart qui peut exister entre les deux constructions. Elles montrent également l’inégalité des forces : la construction identitaire ne peut que suivre, ou refuser de suivre, la construction de l’orientation sexuelle. En aucun cas, elle ne peut la modifier.
15L’article « Civiliser la sexualité : des lieux de sexualité anonyme aux back-rooms » est une réflexion historique sur la construction de la sexualité. Deux modes de vie homosexuelle sont comparés : celui des lieux publics, celui des bars et saunas. Deux pratiques différentes, deux publics différents : du sexe anonyme occasionnel au sexe identitaire8. Deux attitudes des pouvoirs publics aussi : du laisser-faire à l’encadrement actif. Et même si les deux formes sont contemporaines, les auteurs notent leur apparition différenciée. L’homosexualité anonyme dans les lieux publics est connue, des témoignages abondants en attestent depuis le Moyen Âge. Les bars spécialisés, eux, sont apparus avec l’expansion des villes à partir du xviiie siècle. Les saunas plus récemment encore. Les auteurs suggèrent qu’il s’agit peut-être d’une progression de la tolérance sociale vis-à-vis de l’homosexualité, plus sûrement d’une progression de l’homosexualité identitaire et de son encadrement par les pouvoirs publics. Ils font un parallèle avec la surveillance de la prostitution au xixe siècle : tolérance et contrôle allaient de pair au sein d’une politique sanitaire cohérente de lutte contre les maladies vénériennes. Il en va de même pour l’homosexualité à la fin du xxe siècle : tolérance sociale, déplacement des lieux publics vers des espaces communautaires semi-privatifs, encadrement par l’État, renforcement de l’homosexualité identitaire.
16Ce qui, dans les chapitres précédents, était interrogé à l’échelle individuelle, est ici traité à l’échelle de l’histoire sociale : l’émergence d’une homosexualité identitaire. Cependant, le passage de l’échelle individuelle à l’échelle de l’histoire n’est pas sans poser problème. À l’échelle individuelle, l’homosexualité identitaire s’élabore sur la base d’une orientation sexuelle préexistante. Le jeune appelant de la Ligne azur se sait attiré par des personnes de son sexe et cherche la façon de vivre et de dire son homosexualité. À l’échelle de l’histoire, les auteurs ne font pas l’hypothèse d’une orientation homosexuelle préexistante. Au contraire, ils pensent l’orientation homosexuelle comme conséquence de l’émergence identitaire, elle-même résultant de l’action disciplinaire des pouvoirs publics agissant dans le contexte d’une relative tolérance sociale. On est ici au cœur de la théorie constructiviste. Orientation et identité sexuelles sont pensées comme construites socialement. L’étude des jeunes gays appelant la Ligne azur a ainsi décrit comment ces derniers construisent leur identité sexuelle, mais elle a aussi démontré que l’orientation sexuelle semble réfractaire à toute reconstruction sociale. Identité et orientation sexuelles ne se construisent pas selon les mêmes logiques. Pour comprendre la seconde, on regrette alors que les auteurs n’aient pas repris les résultats de l’étude précédente concernant l’évolution de l’homosexualité brésilienne et son rapport avec la transformation du système de genre.
17Le dernier texte de la première partie, « Inconstances des sexes et des genres dans les sociétés non occidentales », renoue avec l’anthropologie traditionnelle pour montrer, à l’échelle macro des sociétés, cette fois-ci à propos du genre, comment différentes cultures ont élaboré différents statuts pour accueillir les intersexes et transgenres. Le retour aux figures connues de l’anthropologie culturelle – les Mahus polynésiens, Hijras indiens, Sipiniit inuits et les Berdaches nord-américains – est resitué dans le débat actuel sur la place sociale et juridique des intersexué.e.s. Certes, ces quatre figures ne sont pas seulement des statuts comportant les caractéristiques de ce qui relève aujourd’hui de la catégorie intersexuelle. Si les Hijras sont définis effectivement autour de l’état atypique de leurs organes sexuels, Mahus, Sipiniit et Berdaches sont davantage caractérisés par ce qui est considéré comme une inversion de genre. Dans le cas des Sipiniit, le genre peut même être assigné sans considération aucune du sexe biologique constaté à la naissance, relevant avant tout de l’affiliation avec un ascendant décédé. Il n’en est pas moins vrai que les intersexué.e.s semblent concernés dans les quatre cas de figure. Sexualité et genre paraissent donc ici aussi intimement liés, même si leur intersection présente davantage de solutions que le modèle bipolaire occidental : des solutions plus ou moins valorisées, plus ou moins tolérées, plus ou moins craintes. À ce propos, il existe des différences importantes entre le statut public, craint autant que respecté, toléré mais marginalisé des Hijras indiens, le statut privé, confiné au domicile, accepté mais caché des Mahus polynésiens, ou encore le statut temporaire, le temps de l’enfance, des Sipiniit inuits. Définitions différentes, statuts sociaux variés, ces exemples ont le mérite d’exister et d’offrir un espace social aux intersexué.e.s, transsexué.e.s et transgenres. La récente reconnaissance légale des Hijras par l’État indien du Tamil Nadu montre que nos sociétés occidentales pourraient puiser une inspiration dans les expériences anthropologiques que développent d’autres cultures.
18La deuxième partie du présent ouvrage est consacrée à l’autre grand thème de recherche de Rommel Mendès-Leite, le VIH / sida. Arrivé à Paris en 1986 pour une année d’études sur la construction du genre et des sexualités, il restera en France pour se consacrer à la recherche socioanthropologique sur le VIH / sida.
19En cette fin des années 1980, les études sociologiques sur le VIH / sida commençaient à voir le jour, comblant un manque ressenti par les responsables de la santé publique. La revue Actes de la recherche en sciences sociales a publié en 1987 la première recherche sur les pratiques sexuelles en milieu gay, réalisée sous la direction de Michael Pollak et Marie-Ange Schiltz et avec le soutien de la presse gay. C’est la première d’une longue série d’enquêtes « Presse gay9 », enquêtes quantitatives qui joueront un grand rôle dans la connaissance du mode de vie gay en France. Rommel Mendès-Leite fut de ceux qui y ajoutèrent des enquêtes qualitatives de terrain. Entre 1991 et 2000, il réalise huit enquêtes de terrain, seul ou avec ses amis et collègues Pierre-Olivier de Busscher, Catherine Deschamps, Bruno Proth et d’autres. Les terrains sont géographiquement et sociologiquement variés : les espaces ruraux de la Vendée et des Deux-Sèvres, l’espace semi-touristique autour de Perpignan, les back-rooms parisiennes, les lieux publics de drague en Île-de-France, les volontaires de l’association Aides, la région Provence-Alpes-Côte d’Azur, la ville de Johannesburg en Afrique du Sud, etc. Et la liste des terrains s’allongera encore, jusqu’au dernier, dédié aux seniors séropositifs à Lyon et dans la vallée du Rhône, réalisé peu de temps avant sa disparition.
20L’approche par le terrain – entretiens et observations – a été une constante dans la recherche de Rommel Mendès-Leite. Toutefois, il mobilisait également des méthodes quantitatives pour l’analyse du matériel collecté et recueillait souvent des données supplémentaires par questionnaires. Ainsi, l’enquête sur les représentations de l’homme brésilien (voir le chapitre sur ce sujet) a été réalisée par une analyse textuelle de 172 questionnaires ouverts. Le premier terrain sur le VIH, dans les départements de la Vendée et des Deux-Sèvres, a été réalisé à l’aide de questionnaires. Le dernier, sur les seniors, a combiné 80 questionnaires et 45 entretiens. Le chercheur utilisait systématiquement schémas et statistiques pour appuyer ses analyses qualitatives.
21Quatre textes rendent compte de ses travaux sur le VIH / sida, qui se trouvent dans la seconde partie du présent ouvrage . Le premier texte, « Sens et contexte dans les recherches sur les (homo)sexualités et le sida : réflexions sur le sexe anal », est une rétrospective publiée en 2003 sur l’utilité de l’analyse compréhensive pour combattre l’épidémie du VIH / sida. La démonstration prend comme exemple le sexe anal, une pratique considérée par l’épidémiologie comme comportant un risque élevé de contamination. Aussi, sa pratique fut-elle déconseillée dans un premier temps. Cette recommandation a été contre-productive selon le chercheur, car elle ignorait le sens et le contexte de la sexualité anale dans les rapports entre hommes. Ce type de sexualité est un support d’homophobie dans les sociétés machistes, attribuant à l’homme réceptif une position dominée et, par conséquent, fragile face au risque de la contamination, tout en étant une composante de l’identité gay. Accepter la sexualité anale dans l’espace identitaire gay signifie l’établissement d’un rapport de confiance et favorise les pratiques de protection. Ce texte fait écho aux analyses développées dans l’article « Civiliser la sexualité » de la première partie de l’ouvrage. En effet, au-delà du constat sociohistorique de la naissance et de l’expansion de l’homosexualité identitaire, l’auteur déclare cette dernière souhaitable au nom de la prévention du VIH / sida. La recherche constructiviste contribue alors à la prise de conscience que le choix identitaire est social et donc possible. Comme la Ligne azur, la recherche peut être une aide pour ceux qui hésitent à franchir le pas identitaire. Le texte suggère même, de façon très prudente, que la recherche, à travers le processus identitaire, contribuerait à la construction sociale de l’orientation sexuelle bipolarisée. Nous retrouvons donc une nouvelle fois la question épineuse du rapport entre construction des identités et construction des orientations sexuelles. Si la première se comprend bien à partir de la seconde, l’inverse est moins évident.
22Le deuxième texte, « Identité et altérité : protections imaginaires et symboliques face au sida », est probablement l’article le plus cité de Rommel Mendès-Leite. Sur la base de 120 entretiens, issus de plusieurs enquêtes, le texte explore comment les hommes ayant des rapports sexuels avec des hommes se protègent contre le risque du VIH. Sans surprise, le chercheur constatait un écart important entre les consignes de prévention – fidélité, préservatif, évitement des pratiques à haut risque comme la sodomie – et les pratiques individuelles. Cet écart ne relevait pas d’une méconnaissance des risques et des consignes, mais d’une adaptation à la vie concrète de l’individu et d’une négociation entre risques et désirs. Le résultat le plus remarquable est la mobilisation massive de savoirs épidémiologiques dans la gestion du risque, à l’opposé d’une démarche de méconnaissance ou d’insouciance. Ainsi, de nombreux témoins disaient sélectionner des partenaires à moindres risques, utilisant à cette fin des savoirs épidémiologiques d’un côté, des informations sur le partenaire potentiel de l’autre. Les Parisiens, les habitués des back-rooms et lieux de dragues, les maigres et mal portants étaient considérés comme davantage à risques que ceux qui vivent à la campagne, qui ont peu d’activité sexuelle et qui sont bien portants. L’article décrit finement la mise en œuvre individuelle de la protection, cette gestion du risque, dont les ressorts sont moins l’ignorance et l’irrationalité que la mobilisation de savoirs épidémiologiques, d’une « sociologie spontanée », le plus souvent pour réaliser ses désirs à moindres risques. Rommel Mendès-Leite qualifiait ce comportement de « protection imaginaire ». La force du concept réside dans sa rationalité. Ce qui apparaissait jusque-là comme irrationnel – pourquoi ne pas se protéger ? – ou comme un défaut d’information, serait selon lui une décision parfaitement rationnelle, même si elle peut être basée sur des éléments de savoir peu scientifiques. Toute politique de prévention qui se contente de diffuser les consignes du 100 % safe sex et qui ignore les libertés que les individus, sous pression du désir immédiat, prennent avec ces consignes, s’interdirait de les accompagner vers une diminution raisonnée des risques. C’est le message que le chercheur adressait aux responsables de la prévention contre le VIH, message qui a été pris en compte dans le concept de safer sex.
23Le troisième texte de cette seconde partie concerne les hommes bisexuels (« Des mots, des pratiques et des risques : la gestion différenciée de la parole et de la prévention du VIH chez des hommes à comportements bisexuels en France »). Cette sous-population est définie par ses pratiques et non pas par l’identité revendiquée. Très tôt, la recherche épidémiologique avait constaté que tous les hommes contaminés par voie homosexuelle ne se définissaient pas comme « gay », « homo » ou « homosexuel », et qu’une partie non négligeable avait également des relations hétérosexuelles. D’où l’apparition du terme « hommes ayant des rapports sexuels avec des hommes » (HSH), qui évite volontairement toute référence à une identité revendiquée. L’enquête de Rommel Mendès-Leite et Catherine Deschamps fait de même : est appelé « homme bisexuel » celui qui a ou a eu des pratiques sexuelles avec les deux sexes. Ce n’est pas le lieu ici de commenter la pertinence d’une telle définition, étant donné que, selon les enquêtes quantitatives, la majorité des homosexuels identitaires déclarent avoir eu des relations hétérosexuelles au début de leur vie sexuelle. Dans l’échantillon réuni par les auteurs, les homosexuels identitaires sont peu nombreux, la majorité des interviewés déclare des activités bisexuelles régulières et récentes.
24À la suite des recherches précédentes sur l’émergence de l’identité homosexuelle et son rôle positif dans la gestion du risque sanitaire, les auteurs s’attendaient à trouver des prises de risques irréfléchies. Ce ne fut pas le cas. Les hommes bisexuels s’avéraient gérer le risque de façon différenciée et, somme toute, rationnelle. Ils déclaraient se protéger, en règle générale, lors de pratiques homosexuelles ; ne pas se protéger, toujours en règle générale, lors de relations hétérosexuelles. Ils se montraient bien informés et adaptaient leurs pratiques aux risques estimés. Et pour ceux qui vivaient avec une femme, cette gestion du risque avait bien souvent été discutée et acceptée par leur conjointe.
25Près de vingt ans plus tard, quand nous avons mené ensemble l’enquête sur les seniors vieillissant avec le VIH, nous avons été surpris de voir les hypothèses initiales confirmées. Un tiers des seniors HSH a pu être classé comme « bisexuel » et ce groupe semblait nettement moins informé lors de la contamination. Il réunissait toutes les caractéristiques de l’homosexualité non identitaire : ruralité, faible niveau d’instruction, pratiques sexuelles occasionnelles plutôt qu’affectives, etc.
26Le dernier texte concerne cette dernière enquête, et plus particulièrement les femmes séropositives âgées de cinquante ans ou plus. Le constat global de ce chapitre intitulé « Vieillir avec le VIH : zoom sur les femmes » est le même que celui auquel il était parvenu dix ans auparavant dans le livre Vivre avec le VIH10. Les femmes sont davantage fragilisées par la séropositivité que les hommes, s’estimant moins susceptibles de rencontrer le virus. Elles sont souvent contaminées par leur conjoint, sont souvent veuves, d’un mari décédé du sida. Et certaines ont appris la bisexualité de leur conjoint par leur propre contamination.
27Ce portrait sombre de la situation des femmes séropositives est partagé par une grande partie de la littérature sociologique française. Cependant, le texte publié ici donne aussi des éléments qui relativisent ce portrait. Veuvage et contamination par le conjoint ne concernent pas uniquement les femmes séropositives, les hommes homosexuels sont dans le même cas. D’autre part, il semble tout à fait exceptionnel que l’homme par qui la contamination est arrivée ait eu des pratiques bisexuelles. En règle générale, les femmes sont contaminées par des hommes hétérosexuels, comme ces derniers le sont par elles. En outre, pour elles, la contamination a essentiellement lieu en dehors du cadre conjugal. Ainsi, les nouveaux témoignages recueillis par Rommel Mendès-Leite ont élargi la perception que l’on a de la situation des femmes séropositives.
*
28Rommel Mendès-Leite fut l’un des initiateurs des études homosexuelles au sein des universités françaises, introduisant les principaux auteurs anglais, états-uniens, allemands et néerlandais dans ce domaine. Il a défendu une approche anthropologique des sexualités, notamment de l’homosexualité masculine, partant de terrains au plus proche de l’activité sexuelle – lieux de rencontre, back-rooms, saunas – pour inlassablement en démontrer la construction sociale. Ses analyses de l’activité sexuelle entre hommes ont contribué de façon décisive à la compréhension des pratiques, et non-pratiques, du safe(r) sex entre hommes et donc à une politique de prévention contre le VIH qui intègre les réalités psychosociales du terrain. Enfin, il n’aura cessé d’explorer la marge de la marge : homosexualité non identitaire, bisexualité, intersexualité, sexualité en situation de handicap. Loin d’y voir de simples situations hors norme, il les assemblait pour bâtir une théorie générale de la construction du genre et des sexualités. La mort prématurée l’a malheureusement empêché d’aller jusqu’au bout. Que le lecteur de cet ouvrage prenne le relais.
Notes de bas de page
1 GREH.
2 ANRS.
3 Rommel Mendès-Leite & Pierre-Olivier de Busscher (dir.), Gay Studies from the French Cultures: Voices from France, Belgium, Brazil, Canada, and the Netherlands, New York, Harrigton Park Press, 1993.
4 Jeffrey Weeks, Sexualité, Samuel Baudry et al. (trad.), suivi de Rommel Mendès-Leite, Introduction à l’œuvre de Jeffrey Weeks, Presses universitaires de Lyon, 2014.
5 Paul Veyne, « L’homosexualité à Rome », Communications, nº 35, 1982, p. 26-33.
6 Cette expression constitue le sous-titre d’une section de l’article de Michael Pollak & Marie-Ange Schiltz : « Identité sociale et gestion d’un risque de santé : les homosexuels face au SIDA », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 68, 1987, p. 77-102.
7 On trouvera, au fil des textes, différentes manières de traiter orthographiquement et grammaticalement le substantif et surtout l’adjectif « gay / gai » : il nous a semblé opportun de maintenir cette diversité, car elle témoigne de l’évolution des emplois du terme jusqu’à aujourd’hui).
8 Par sexe identitaire, les auteurs entendent des pratiques sexuelles assumées comme éléments d’un style de vie organisé à partir d’une orientation sexuelle elle aussi assumée.
9 Diligentées par l’Agence nationale de recherches sur le sida et les hépatites virales (ANRS) et par l’Institut national de veille sanitaire (INVS).
10 Rommel Mendès-Leite & Maks Banens, Vivre avec le VIH, Paris, Calmann-Lévy, 2006.
Auteur
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Le Moment politique de l’homosexualité
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Massimo Prearo
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