Chapitre 4
Résistances et souffrances féminines
p. 149-170
Texte intégral
Des femmes qui rompent
1La « gestion de la dépendance » est une thématique récurrente des discours des maîtresses amoureuses, qu’elles soient mariées ou non. Il est assez fréquent que les femmes en souffrance assimilent leur relation à une addiction à l’alcool ou à la drogue.
Pour moi, cure désintox en accéléré [elle vient de quitter son amant]. Pas le temps de dire « ouf ». Je le sens près de moi, j’entends ses rires, je sens sa présence, son odeur. Juste des effets de mon esprit mais il me manque tellement que ça me fait ça. Effets physiques bien présents et signes de manque ? J’ai froid, alors qu’il fait encore 25, je tremble, je ne mange pas. Je veux ma drogue. Je veux mon shoot. Aucun dérivatif. Rien. (Femme sans emploi, 32 ans, célibataire, entretient une relation avec un de ses anciens professeurs depuis cinq ans. Lui a 40 ans, il est marié, a deux enfants. Extrait de son témoignage sur un blog. J’ai rencontré cette jeune femme une fois sans faire d’entretien.)
Le vocabulaire de la toxicomanie est en outre souvent employé pour parler du « shoot » qu’elles éprouvent quand elles voient cet homme et du « manque » qui le suit quand il s’en va.
2Mais, célibataires ou mariées, elles rompent aussi avec l’homme marié, parfois durant des mois, afin, disent-elles, de « sortir de leur dépendance », de se « désintoxiquer ». Toutefois le processus se répète pour chacune d’entre elles. L’homme les recontacte. D’abord, il demande seulement des nouvelles, ensuite, un rendez-vous. Elles ne répondent pas toujours favorablement aux premières demandes de leur (ex-)partenaire mais elles finissent souvent par le revoir puis par reprendre le cours de la relation, à moins qu’un autre homme ne soit entré dans leur vie ou que l’époux ait été (re)choisi comme « homme de leur vie ». Lorsqu’elles reprennent leur liaison avec l’homme marié, après une séparation qu’elles ont voulue, souvent les femmes en appellent à « leur faiblesse » pour se justifier : c’est « l’amour fou » qu’elles portent à cet homme qui les conduit à reprendre le cours d’une relation douloureuse et insatisfaisante en de nombreux points. Après l’échec d’une séparation – parfois plusieurs –, l’idée que leur amour est hors du commun est en outre consolidée : « ils ne peuvent vivre loin l’un de l’autre ».
3Selon Pierre Bourdieu, « l’amour fou » est la « forme la plus accomplie » de l’amour, autrement dit, celle qui suspendrait le calcul égoïste et les effets de la routine (1998, 2002, p. 149-152). Ce point de vue n’est sans doute pas en complète contradiction avec le fait que la relation amoureuse est une relation particulière de domination sociale. Si ces femmes ne « calculent » pas, il n’en reste pas moins qu’elles sont dans une relation amoureuse objectivement dissymétrique. Comme le font remarquer Patricia Mercader, Annik Houel et Helga Sobota :
Les relations amoureuses entre hommes et femmes ont ceci de particulier (entre autres choses !) qu’elles sont les seules relations de domination sociale où le dominant et le dominé sont supposés s’aimer, et de fait s’aiment souvent, quoi que signifie ce terme d’amour pour tel ou tel sujet singulier. (2004, p. 91.)
4Les femmes concernées souffrent de leur situation mais elles ne peuvent guère espérer trouver soutien, compassion ou compréhension dans un monde social où coucher avec le mari d’une autre est perçu comme une bassesse féminine. En effet, d’une part, la rivalité entre femmes, notamment pour les faveurs d’un homme, constitue un pivot du système de genre ; d’autre part, l’image des « tentatrices » qui détourneraient les hommes de leurs obligations est très négative. En somme, les maîtresses célibataires d’hommes mariés incarnent un modèle négatif de la féminité tout en étant « prisonnières » du modèle de « l’amour fou ». Pourtant, certaines persévèrent, des années durant, de ruptures en réconciliations, dans une situation intenable socialement et psychologiquement.
5Il faut dire que les hommes qu’elles aiment leur offrent tout de même une certaine reconnaissance. Ils insistent souvent sur le fait que leur amante est la femme de leur vie, leur plus grand amour. Un homme, marié depuis quinze ans, ayant une relation amoureuse clandestine depuis un peu plus d’un an, nous disait : « Ai-je jamais aimé avant de la [son amante] connaître ? Je crois que je n’ai jamais aimé avant. » Pour rencontrer les femmes qu’ils aiment en secret, leur téléphoner ou leur écrire, ils prennent toujours le risque, même s’il est mesuré, d’être découverts. De ce point de vue, les maîtresses sont valorisées comme « femmes uniques et irremplaçables », notamment dans les premiers mois de la relation.
6D’ailleurs, il n’est pas rare que leur amoureux leur certifie l’exclusivité sexuelle, leur affirmant qu’il n’a plus de rapports intimes avec sa femme. Les amantes sont très sensibles à cet argument qu’elles croient volontiers et qui les rassure à la fois sur leur place dans la vie de leur amant et sur une certaine équivalence de leur situation affective et sexuelle : « elle n’a que lui et il n’a qu’elle », bien qu’il soit marié. Paradoxalement, la naissance d’enfants chez l’homme, des séparations durables, la certitude qu’il partage son lit avec son épouse ne remettent pas profondément en question la représentation que les femmes construisent d’elles-mêmes comme partenaire sexuelle unique de l’homme qu’elles aiment.
7Il ne s’agit pas d’assigner aux femmes la responsabilité de leur propre oppression en suggérant qu’elles adopteraient délibérément des stratégies de soumission ou qu’elles aimeraient leur propre domination « par une sorte de masochisme constitutif de leur nature. [...] la reconnaissance de la domination suppose toujours un acte de connaissance, cela n’implique pas pour autant que l’on soit fondé à la décrire dans le langage de la conscience [...] » (Bourdieu, 1998, 2002, p. 62).
8La violence symbolique masculine est une composante des amours clandestines à n’en pas douter. N’est-elle pas une composante des amours officielles aussi ? La réponse à cette question occupe beaucoup de travaux de sociologie et de psychologie du genre intéressés par les mécanismes du système de genre au cœur des relations intimes. Mais, à la différence des couples officiels, les couples illégitimes ne sont pas soumis aux normes d’égalité conjugale entre les sexes. Les jardins secrets échappent aux injonctions à l’égalité, comme nous allons le voir, et cela constitue la clef de voûte des configurations de genre dans ces relations.
Des maîtresses moralisatrices
9Au fil des mois, dans la plupart des cas, des mésententes surgissent entre les partenaires concernant la viabilité d’une relation clandestine, son sens, son intérêt, les conditions de son éventuelle poursuite, comme nous l’avons vu. Il est fréquent alors que la maîtresse insiste – à partir du moment où la situation ne lui semble plus tolérable – sur les incohérences existentielles et normatives de l’homme qu’elle aime. En effet, si pendant une période allant de quelques mois à environ un an, les maîtresses célibataires d’hommes mariés acceptent leur condition de « femme de l’ombre » au nom du « malencontreux hasard » qui fait que l’homme qu’elles aiment soit marié, lorsque les mois passent et qu’elles considèrent que la preuve de leur amour et de leur lien est faite, elles tendent à manifester leur désaccord avec une situation qu’elles jugent injuste pour elles et sans aucun sens.
10L’idée que l’infidélité durable est le symptôme d’un couple qui va mal est répandue parmi les personnes qui ne vivent pas ces situations et particulièrement parmi les femmes célibataires qui entretiennent une relation amoureuse avec un homme marié. Si dans les débuts de la relation secrète, celles-ci manifestent une certaine bienveillance envers l’homme qu’elles considèrent comme malheureux en ménage et auquel elles apportent amour, réconfort et sensualité, les mois et les années qui passent les conduisent assez souvent à ne plus considérer leur amoureux comme victime d’un mariage qui bat de l’aile mais comme un être cynique et manipulateur qui se sert d’elles, dans une certaine mesure, pour poursuivre une vie conjugale devenue ennuyeuse, terne ou insupportable. Cependant, l’idée que leur amoureux tire son épingle du jeu à leurs dépens n’entache pas pour autant la conviction que ces hommes ne se rendent pas compte que leur mariage va mal :
Bonjour, je suis inscrite sur un site de rencontres avec des hommes mariés depuis quelques mois et j’ai pu rencontrer des personnes que je n’aurais pas croisées dans mon environnement quotidien, parmi elles, quelques hommes mariés, des célibataires et des séparés car il y en a beaucoup aussi. À l’exception de quelques profils particuliers, les gens inscrits sont bien les mêmes que l’on peut croiser dans la rue avec leurs qualités, leurs défauts, leurs problèmes... Je n’accepte plus maintenant de rencontrer les hommes mariés. Ce qui m’irrite le plus, ce sont les hommes mariés qui déclarent « je suis très bien en couple, dans ma vie et je recherche un peu de piment car la vie est trop courte ». Hé bien non ! Il n’est pas très bien dans sa vie car justement s’il l’était alors pourquoi être là ? On sait bien que la vie au quotidien n’est pas simple. Dire que ces hommes inscrits sont en fait des victimes de leur mal-être... heu comment dire ? Non je ne le pense pas. (Message sur le site Marié mais disponible, printemps 2014.)
11Ce qu’exprime cette femme, de manière générale, se retrouve dans les discours des maîtresses lassées par ce qu’elles nomment l’aveuglement de leur amant. Ce discours peut prendre des formes différentes cependant. Il peut, dans certains cas, mettre en cause le mariage de l’homme en tant que situation insoutenable ou alors, plus communément, restituer le regard critique que l’amante porte sur l’épouse, l’amante s’installant ainsi symboliquement dans une situation de concurrence entre femmes pour un homme.
12Les discours négatifs portés par les amantes sur les épouses s’articulent essentiellement autour de deux thématiques : les centres d’intérêt divergents entre les époux d’une part, et la méchanceté, l’égoïsme, l’absence de sentiments envers l’homme, d’autre part. Bien entendu, ces deux thématiques peuvent se rejoindre ou alterner au fil du temps dans l’argumentaire déployé par la maîtresse pour « ouvrir les yeux de l’homme » sur son « erreur ». Il est par exemple assez courant d’entendre les femmes, qu’elles soient mariées ou non, dénoncer l’absence de compassion ou de soins portés par l’épouse à l’homme qu’elles aiment lorsque celui-ci rencontre des problèmes (professionnels, de santé, etc.). Les amantes soupçonnent également parfois les épouses de manquer intentionnellement d’autonomie (financière, émotionnelle, matérielle) pour que leur époux ne les quitte pas. Anne nous expliquait par exemple qu’un jour, elle avait vu une photographie de l’épouse de Laurent et que cela l’avait déçue parce que la femme était bien plus belle et attrayante que les propos de son amant ne le laissaient penser. Au fil de l’entretien, Anne est toutefois revenue sur cette impression désagréable de ne pas pouvoir rivaliser sur le plan de la séduction physique avec la conjointe de l’homme qu’elle aimait, en insistant sur le fait que l’épouse n’avait pas fait d’études et qu’elle ne travaillait pas ; qu’elle ne saurait vivre sans le salaire confortable de son mari alors qu’elle-même avait un haut niveau d’études, un métier intéressant et pouvait s’assumer seule. Certaines femmes sont plus critiques que d’autres envers l’épouse mais aucune ne propose une image positive, ni même neutre de cette dernière.
13Ce n’est pas l’épouse comme individu qui est ici conçue en rivale mais bien la figure sociale de l’épouse, celle qui échappe au stigmate de la putain dans la situation étudiée. Quoi que dise l’homme de sa conjointe, il s’agit de la femme qui détient, dans la configuration « homme-épouse-maîtresse », la position vertueuse car légitime. Que la maîtresse soit elle-même mariée et peut-être même enviée par une autre femme, maîtresse de son mari, qu’elle soit célibataire et fidèle à l’homme qu’elle aime, que l’épouse soit fidèle ou infidèle, la valeur symbolique que l’amante attribue à la conjointe est un produit du système de genre qui sépare les femmes entre elles. Comme le constatait amèrement Simone de Beauvoir dans Le Deuxième Sexe (1949), les femmes « vivent dispersées parmi les hommes » et nous pourrions ajouter que la place aux côtés d’un homme est un obstacle puissant à des formes de solidarité symbolique entre des femmes (qui au fond aiment peut-être le même homme) ou même à une certaine indifférence.
14Le clivage entre les femmes s’articule en outre ici avec une misogynie féminine qui renvoie à une soumission aux hommes tout autant qu’à une attaque des femmes contre elles-mêmes. Cette « misogynie d’appoint », analysée par Annik Houel dans l’univers professionnel (2014) n’a pas la violence de la misogynie masculine, mais elle la conforte.
15Travaillée par le stigmate de la putain, en rivalité avec l’épouse, au fil du temps, la partenaire secrète contribue généralement peu à l’harmonisation de soi de l’homme qui mène une double vie. Elle vient au contraire régulièrement attiser la tension psychique et sociale dans laquelle se trouve l’infidèle, le poussant souvent à ressentir de la honte alors même que le processus d’habituation propre aux socialisations le conduit à mettre en veille les sentiments de culpabilité ou de déshonneur liés à des valeurs morales qu’il a déjà profondément révisées. Lorsque la maîtresse convoque les normes amoureuses fondées sur l’exclusivité et l’officialisation des unions, elle est à même d’activer une tension intérieure chez son amoureux qui vit en dehors de ces normes. Les attitudes ou propos méprisants à l’égard de l’épouse sont le plus souvent tolérés par l’homme car ils sont relativement euphémisés, notamment quand la relation s’est déjà installée depuis plusieurs années et que l’éventualité d’un divorce de l’homme ne semble plus qu’une lointaine utopie. Cependant, notamment quand l’amante est célibataire, les propos dénigrant non seulement l’épouse mais aussi le couple qu’elle compose avec l’amant peuvent parfois paraître parfaitement intolérables pour l’homme qui décide, dans ce cas, d’une « mise à distance », tactique masculine de « remise à sa place de la maîtresse » dont nous avons déjà parlé. Sur un blog, un discours écrit au masculin disait qu’après une fellation, la maîtresse avait dit à l’auteur (supposé être un homme), après qu’il avait éjaculé : « C’est toujours ça qu’elle [l’épouse] aura en moins », et qu’à ce moment-là, l’auteur avait décidé de voir moins souvent son amante. Sur un autre blog, un texte écrit au féminin mettait en scène une femme qui avait divorcé après avoir rencontré son amant, resté, lui, marié. L’auteure (supposée être la femme en question) expliquait avoir vu sur les réseaux sociaux une photographie de l’homme qu’elle aimait avec sa conjointe, tous deux souriant et heureux, en bord de mer. Cette image idyllique d’un couple qui pour elle était terminé l’avait mise en colère et elle en avait fait part à l’homme concerné avec lequel elle entretenait une liaison depuis plus de six ans. Son amoureux lui avait répondu, d’après l’auteure : « Tu ne veux tout de même pas que je fasse la gueule à ma femme ! » Quelques mois après, la femme mettait fin à leur liaison, du moins provisoirement.
16Que les récits soient des témoignages ou des fictions (l’analyse ne permet pas de distinguer entre les deux si les auteurs des blogs n’ont pas été rencontrés), dans la plupart des cas, les critiques émises par des maîtresses concernant l’infidélité envers l’épouse de l’homme aimé et l’hypocrisie que suppose, d’après elles, le maintien d’un mariage qui ne serait plus fondé sur l’amour, ne conduisent pas les hommes à quitter leur conjointe. Les demandes féminines, récurrentes et parfois violentes, pour officialiser le couple clandestin n’ont pour effet ni la séparation d’avec la maîtresse, ni un divorce, ni un retour à une union exclusive avec la conjointe.
Persévérer à tout prix ?
17Célestine* a 35 ans, elle est infirmière à Lille. Elle rencontre Bernard, infirmier dans le même établissement, en 2005. Célestine raconte qu’ils ont eu un coup de foudre l’un pour l’autre mais, étant l’un et l’autre en couple, ils ont renoncé à aller plus loin. Après cette première rencontre, Célestine part vivre avec son compagnon à Paris. Elle ne revoit Bernard que deux ans plus tard, lorsque, séparée de son conjoint, elle revient dans le Nord. Bernard, lui, s’est marié et a deux filles. Célestine n’a pas d’enfant.
18Lors d’une soirée organisée dans le cadre de leur travail, au printemps 2007, Bernard et Célestine dansent ensemble, ils sentent le désir monter, s’embrassent et terminent la soirée chez la jeune femme. Commence alors une relation passionnée. Célestine est persuadée que le destin les a remis sur la route l’un de l’autre parce qu’ils sont faits l’un pour l’autre. Elle ne se départ pas de l’idée que leur relation dépasse le simple hasard, il s’agit pour elle d’une destinée qu’il faut accomplir. Les amants se voient quotidiennement chez Célestine et sur leur lieu de travail. Au cours des six premiers mois de leur liaison, il devient évident pour Célestine que Bernard doit quitter sa femme, qu’il dit ne plus aimer. Mais Bernard hésite car, d’après lui, cela ferait du mal à ses enfants. Célestine souffre de plus en plus de cette situation, ce qui fait monter la tension entre les amants.
19En décembre 2007, Bernard part deux semaines en vacances avec sa famille. Il envoie quelques SMS à son amante et l’appelle quelques fois. Mais cela paraît très insuffisant à Célestine qui vit mal les incertitudes quant à son avenir avec Bernard. Elle répond alors aux avances d’un autre homme avec lequel elle passe une nuit mais, dès le lendemain, elle éprouve une grande culpabilité. Elle raconte tout à Bernard lorsqu’il rentre de vacances. Il lui dit alors qu’il ne peut s’engager avec quelqu’un d’aussi peu fiable qu’elle et lui fait une « leçon de morale » sur la sincérité et la fidélité. La jeune femme pense alors que si elle n’avait pas « fauté », Bernard quitterait sa femme pour elle.
20Au cours de l’année qui suit, Célestine est de plus en plus persuadée que Bernard est l’homme de sa vie et qu’il vit avec une mégère qui n’est ni une bonne épouse, ni une bonne mère. Probablement que cette image de « mauvaise femme » qu’elle projette sur l’épouse de son amant s’élabore à partir des discours de ce dernier, mais cela semble aussi lui permettre de se percevoir comme une femme vertueuse et digne. En effet, de son point de vue, si Bernard lui en donnait l’opportunité, elle pourrait, elle, être son épouse attentionnée et une mère attentive pour les enfants qu’ils auraient. La question de la maternité devient d’ailleurs progressivement prépondérante dans la relation que Célestine entretient avec l’homme qu’elle aime.
21Bernard, quant à lui, continue d’éluder les questions de sa maîtresse concernant son éventuel divorce. « Il ne sait pas », « il ne lit pas l’avenir », telles sont ses réponses, et Célestine se perd dans le désespoir et la solitude. Sa vie se réduit peu à peu à l’attente : l’attente des visites de son amant, l’attente d’un coup de fil, l’attente d’un message électronique. En août 2008, la question des vacances se pose de nouveau. Bernard a prévu de partir un mois à l’étranger avec sa famille. Célestine entre dans une colère noire : elle ne comprend pas qu’il puisse partir avec une femme qu’il dit ne pas aimer alors que c’est elle qu’il aime. Bernard lui dit qu’il n’a pas le choix.
22Célestine passe quatre semaines à attendre des messages téléphoniques qui arrivent au compte-goutte, elle se sent envahie par l’angoisse. Cependant, après plusieurs disputes et de fortes tensions, elle reprend la relation avec son amoureux qui lui demande de patienter, qui se dit perdu et qui la supplie de l’aider et de le comprendre. Célestine décide d’attendre qu’il « soit prêt ». Mais elle voudrait avoir un enfant avec lui, ce qu’il refuse. Néanmoins, la jeune femme cesse sa contraception et en informe son partenaire qui ne prend, lui non plus, aucune précaution pour éviter une grossesse. En janvier 2009, Célestine tombe enceinte. Quand elle apprend sa grossesse, elle écrit « c’est le plus beau jour de ma vie » et elle est persuadée que Bernard va être heureux d’apprendre la nouvelle. Mais elle se trompe. Quand Bernard l’apprend, il l’implore d’avorter. Il lui dit que si elle garde l’enfant, il se tue. La jeune femme est atterrée mais elle prend la décision de procéder à une interruption volontaire de grossesse et de quitter son amant. Ils se séparent durant trois mois. Célestine souffre énormément de cette rupture, elle entre dans une déprime abyssale. Elle consulte un psychologue, elle veut « s’en sortir ». Elle change de service à l’hôpital et modifie ses horaires afin de ne pas croiser Bernard. Au printemps, celui-ci la recontacte pourtant et, malgré la décision qu’elle a prise de ne plus jamais le revoir, Célestine reprend peu à peu sa place de maîtresse. Plus d’un an après, elle dit ne plus attendre que son amant quitte sa femme mais elle désire toujours avoir un enfant avec lui.
23Deux ans plus tard, je rencontre Célestine. Elle m’apprend qu’elle vit avec Bernard. Elle m’explique qu’un jour, l’épouse de ce dernier a découvert sur l’ordinateur de son mari des courriers adressés à son amante. Il s’est ensuivi une grave crise conjugale mais les époux ont décidé de reconstruire leur relation. Célestine, face au « tsunami » chez Bernard, lui proposa de l’héberger car, malgré la décision de reprendre une vie conjugale paisible et les promesses de Bernard de cesser de voir Célestine, les disputes entre l’homme infidèle et son épouse ne cessaient pas. Après plusieurs semaines de calvaire, Bernard a accepté la proposition de Célestine et s’est installé chez elle. Lors de notre entrevue, la jeune femme explique que, néanmoins, les choses n’ont pas pris la tournure qu’elle aurait souhaitée. Le divorce de Bernard est long et coûteux ; Bernard ne l’a toujours pas présentée à sa famille après un an de vie commune, et ses filles ne l’acceptent pas. Célestine est fatiguée, déçue et en colère.
S’aimer pour l’éternité
Stéphanie*, souffrir à jamais
24Certaines relations extraconjugales peuvent être initiées dès l’entrée en couple, lorsque les individus ont entre 20 et 30 ans, et se poursuivre durant des dizaines d’années. J’ai rencontré cette situation avec Stéphanie, une femme de 56 ans, divorcée au moment de l’entretien, qui a entretenu pendant trente-quatre ans une relation clandestine avec Jean-Jacques, son ami de jeunesse. Les deux amants se sont rencontrés au lycée, ils avaient 18 ans. Ils ont été très bons amis, confidents l’un de l’autre. Jean-Jacques était amoureux de Stéphanie mais celle-ci, après être sortie quelques mois avec lui, lui a préféré Paul, un homme un peu plus âgé qu’elle, qu’elle trouvait plus audacieux et qui se destinait à devenir reporter alors que Jean-Jacques voulait devenir infirmier. Stéphanie poursuit des études de musique au conservatoire régional quand elle décide de vivre avec Paul.
25Pendant un ou deux ans, elle maintient un lien avec Jean-Jacques, amoureux éconduit mais ami fidèle, tout en vivant son histoire d’amour. Pendant ce temps, Jean-Jacques a des petites amies mais elles ne prennent pas la place de Stéphanie dans son cœur. À 23 ans, Stéphanie a un enfant avec Paul mais leur relation se dégrade, l’aventurier dont elle était tombée amoureuse se révèle fragile et absent. Elle se rapproche de nouveau de Jean-Jacques et ce dernier devient son amant. Durant deux ans, la jeune femme mène une vie amoureuse avec Jean-Jacques et une vie maritale et de mère de famille avec Paul. Mais son amoureux clandestin rencontre une femme avec laquelle il décide de faire sa vie. Stéphanie n’a pas quitté Paul, elle a un enfant avec lui, Jean-Jacques ne tourne pas la page avec celle qu’il aime mais ne souhaite pas renoncer à devenir père ni à mener une vie de famille. Stéphanie est abasourdie quand son amant lui annonce son mariage. Elle sera également extrêmement surprise quand elle sera la première personne qu’il appellera pour annoncer la naissance de son premier enfant. Jean-Jacques s’est marié, il est devenu père, il aura d’autres enfants avec sa femme sans jamais quitter Stéphanie.
26Durant trente-quatre ans, Stéphanie a été la maîtresse de Jean-Jacques. Une maîtresse déjà là quand il s’est marié. Une maîtresse qui n’était pas libre mais qui, quelques années après le mariage de Jean-Jacques, a quitté son conjoint. Elle a alors demandé à celui qui avait été son amant, à maintes reprises, de quitter lui-même sa conjointe. Mais Jean-Jacques n’a pas quitté son épouse. Il a continué de faire l’amour fréquemment avec Stéphanie, ils se sont appelés quasiment tous les jours, ils sont partis ensemble en vacances quelques fois. Il a connu la fille de son amante, elle a connu les enfants de son amant, mais celui-ci n’a pas renoncé à sa vie familiale et conjugale. Stéphanie en a profondément souffert, elle m’a dit ne jamais avoir compris pourquoi il s’était marié, pourquoi il avait continué à la fréquenter et surtout pourquoi il n’avait jamais quitté son épouse. Pourtant, cette dernière a été mise au courant de leur liaison par une personne restée anonyme, puis par la découverte de preuves. Malgré la crise conjugale que cette révélation a produite chez Jean-Jacques, il n’a ni divorcé, ni quitté son amante. Il a certes garanti à sa conjointe qu’il ne la verrait plus mais, après quelques mois de prise de distance avec Stéphanie, il l’a recontactée et cette dernière, amoureuse, a repris sa liaison avec lui.
27Stéphanie interprète les souffrances psychiques et physiques qu’elle subit depuis de nombreuses années (épisodes dépressifs, mobilité réduite « inexpliquée », problèmes d’articulations...) comme ayant un lien avec son histoire d’amour secrète, qu’elle juge toxique. Elle a suivi une psychanalyse, a consulté des psychologues, mais selon elle, « rien n’y fait ». Lorsque je l’ai rencontrée, en 2011, elle ne voyait plus Jean-Jacques depuis un an mais elle disait toujours l’aimer. Sa douleur était immense car elle savait que jamais cet amour ne saurait être autre chose qu’un jeu :
Jean-Jacques, c’est comme s’il jouait aux gendarmes et aux voleurs. Quand il est avec moi, il est là, il joue vraiment, il y croit vraiment. Puis, sonne la fin de la récréation, il rentre chez lui et il m’oublie. Je n’existe que durant le jeu.(Stéphanie, automne 2011.)
28Jean-Jacques a commencé à cultiver son jardin secret le jour de ses noces, avant 30 ans, et sans doute d’autres personnes s’engagent ainsi dans une vie conjugale doublée d’une autre vie amoureuse à un âge bien antérieur à ce que l’on nomme le « milieu de vie ». Cependant, l’histoire de Jean-Jacques est singulière dans cette enquête et il est probable qu’elle corresponde à une autre problématique que celle de la transgression de la norme de véracité et d’exclusivité dans le couple, qu’elle soit même le produit d’une socialisation secondaire spécifique. En revanche, du côté de Stéphanie, on retrouve des éléments communs avec d’autres histoires de femmes : l’amorce d’une relation extraconjugale, la désunion ou le divorce d’avec le conjoint et la poursuite de la relation avec l’amant resté marié, dans l’ombre. Le parcours de Stéphanie est relativement typique de ce point de vue. Il s’agit d’une femme célibataire, maîtresse d’un homme marié, souffrant de cette situation.
Pour toujours dans le cœur de l’homme marié
29Si dans les premiers mois de la liaison les hommes n’écartent pas l’éventualité de « refaire leur vie » avec leur amante, le constat de leur propre incapacité (selon leurs termes) de se séparer de leur épouse installe progressivement cette idée dans la catégorie des rêves déraisonnables qu’ils ont eus au cours de leur vie et qu’ils ont eu raison de ne pas réaliser. Il s’agit d’un processus sociopsychique, connu dans le domaine des sciences humaines, qui « vise » à permettre la mise en cohérence de soi comme individu doué de raison en « ajustant » les pensées aux actes et non l’inverse, comme le veut la vulgate ordinaire. S’installant dans une double vie qu’ils n’avaient pas prévue dans leurs orientations existentielles, les hommes élaborent sans grande difficulté (hormis durant des périodes de « crises » conjugales ou de « ruptures » avec l’amante) une image de soi comme multipartenaire, s’orientant vers une bigamie clandestine assumée.
30En cessant progressivement de voir en l’amante la femme avec laquelle on voudrait partager sa vie et en commençant à la percevoir comme la femme secondaire avec laquelle s’instaure un simili de conjugalité avec des rites, des souvenirs communs, des discordes et parfois une absence de désir, les représentations que les hommes ont de leur maîtresse prennent un tournant qui les fait passer d’une image d’eux-mêmes comme « homme ne pouvant quitter sa femme pour une femme aimée » à une autre comme « homme ayant une compagne officielle et une femme secondaire ». Cette image de soi n’a pas vraiment d’équivalent féminin car, comme nous l’avons vu précédemment, le « clivage » entre les femmes constitue un obstacle à la constitution d’une image positive de soi comme femme pluri-amoureuse ou multipartenaire.
31Ce processus de transformation des représentations de la relation chez les hommes n’est toutefois pas univoque ni linéaire : même après plusieurs années, il arrive que les premiers émois qui laissaient présager un passage de la clandestinité à l’officialité refassent surface. Cela étant, avec le temps, quel que soit le degré de conviction intime des hommes qu’ils ne quitteront pas leur épouse pour la femme devenue leur maîtresse, la persistance d’une situation duale se traduit par l’abandon de toute rêverie de « vie à deux » avec l’amante. Cette dernière, chemin faisant, s’inscrit ainsi durablement, à son corps défendant, dans un « statut » de maîtresse. On a affaire à l’établissement d’une relation qui, de « conjoncturelle » et « transitoire », passe à « installée » et « ritualisée » : les rôles se définissent, se figent, les pratiques et les discours également : progressivement se met en place un couple clandestin avec une « culture propre » et pour lequel le terme « aventure » semble de moins en moins adéquat. Au cours des années, les tiraillements internes, comme ceux qu’a vécus Jérôme par exemple (voir en annexe 1), s’estompent et laissent place à un certain « équilibre » dans lequel chaque femme est « à sa place ». Concernant les femmes, on observe un processus similaire, qui se traduit par une installation dans une situation où la place de la « maîtresse » provoque de moins en moins de souffrance et de résistance.
Le charme discret de l’inégalité entre les sexes
32Légalement, les discriminations et les inégalités de genre sont sanctionnées. Socialement, la norme égalitaire domine dans le discours public, qu’il s’agisse des sexes ou des préférences sexuelles. À l’intérieur des milieux sociaux relativement dotés en capital culturel, le discours égalitariste est aussi prédominant, en ce qui concerne les hommes et les femmes : droits égaux, autonomie, implication du père dans le soin aux enfants, implication de la mère dans des activités professionnelles. Telles sont les conceptions légitimes du couple dans ces milieux sociaux (Kaufmann, 1993). Cependant, « égalité » ne signifie pas « indifférenciation » des sexes, comme nous l’avons vu. Notre société est, comme plusieurs sociologues le constatent, culturellement différentialiste, légalement égalitaire et socialement inégalitaire (Maruani, 2005 ; Tahon, 2007).
33L’idée que les partenaires sont égaux se place du côté du partage des tâches domestiques et, éventuellement, de la contribution matérielle au foyer. Mais une certaine inégalité des corps, notamment en termes de puissance et de capacité d’engendrement, n’est absolument pas mise en question dans ces conceptions contemporaines du couple. De la même manière, la sexualité n’est pas pensée comme un terrain dans lequel une certaine égalité entre partenaires devrait intervenir. Enfin, où entendrait-on ou lirait-on que les hommes et les femmes sont égaux en jouissance, désirs, plaisirs... et en amour ? Quelle loi, quel décret, quelle mobilisation politique aurait pour objet de rendre hommes et femmes égaux dans leur manière d’aimer, de s’aimer et de prendre soin de soi et d’autrui dans la sphère intime ? Aucun. La notion d’égalité est une notion politique, ne l’oublions pas. Elle ne pénètre pas l’espace de l’intimité des corps et des affects qui demeure profondément travaillé par les conceptions différentialistes des sexes, lesquelles ne s’embarrassent pas de la question de l’égalité. Les différences perçues comme naturelles entre les hommes et les femmes posent-elles un problème social ou politique quand il s’agit d’amour ? Et d’amour clandestin de surcroît ? La réponse est non.
34Dans l’amour et la sexualité, l’injonction d’égalité, de symétrie dans les modalités d’implication, les attendus ou les investissements personnels (de tout ordre) n’a pas sa place. Bien au contraire, il est plutôt admis qu’en amour, il y aurait un partenaire « plus amoureux que l’autre », « plus dépendant que l’autre », « plus impliqué que l’autre ». Si nombre de publications destinées à un grand public se donnent pour mission d’« aider » le « dépendant » ou le « dominé », autrement dit « celui qui souffre » en amour à œuvrer pour se mettre sur un pied d’égalité avec son partenaire, c’est le plus souvent en préconisant une « prise d’autonomie », une « prise de distance », ou en montrant à l’autre que l’on n’a pas besoin de lui. Que ces conseils fonctionnent ou non, il n’en demeure pas moins que la dissymétrie en amour est une affaire entendue.
35Dans l’univers des amours clandestines, nous avons ainsi vu que la souffrance amoureuse se décline au féminin. Bien évidemment, les hommes manifestent des malaises, des angoisses et un sentiment d’abattement, mais ceux-ci concernent leurs difficultés à conduire de front deux relations avec des femmes qui, dans de nombreux cas, ont des attentes assez proches l’une de l’autre en termes d’implication masculine. Les souffrances des maîtresses sont expliquées par les femmes elles-mêmes comme l’expression de leur propre dépendance vis-à-vis d’un homme dont l’implication et les rétributions affectives, ou plus largement symboliques (reconnaissance sociale par exemple), apparaissent comme inférieures à « leurs besoins » ou à leur « dignité ».
36Toutefois, comme le montre la sociologue Sonia Dayan-Herzbrun, une femme peut tirer des gratifications non négligeables de sa relation intime avec un homme : la satisfaction du désir hétérosexuel est en effet souvent rattachée à l’acceptation volontaire, pleinement assumée, d’une position d’infériorité vis-à-vis du partenaire « mâle » (Dayan-Herzbrun, 1982). Le dévouement, la compassion, la remise de soi, la discrétion, qualités traditionnellement associées à la féminité, trouvent dans les amours clandestines un terrain propice à leur expression, même si les femmes se défendent de « rechercher » une domination masculine. Il se trouve que le système érotico-sexuel hétéronormatif prend appui sur cette dernière. Par conséquent, il y a tout lieu de penser que les jardins secrets, en dérogeant aux normes conjugales dominantes d’exclusivité et de véracité, s’émancipent aussi des injonctions contradictoires auxquelles sont soumis hommes et femmes dans le couple amoureux contemporain où le désir hétérosexuel « doit » se conjuguer avec une égalité des partenaires.
37L’histoire de l’érotisme entre hommes et femmes n’est pas celle des luttes pour l’égalité, et les dispositions mentales et corporelles élaborées dans les primes socialisations ne sont pas pour tous et toutes, à tout moment et en tout lieu, fondées sur un modèle de couple cohabitant, fidèle, amoureux et fécond, comme le veut le modèle de couple de type conjugaliste (Verjus, 2010). Ce dernier se déploie autour de l’idée d’un partage égalitaire mais non moins sexué des tâches domestiques et d’une conciliation harmonieuse et heureuse, pour les femmes, entre la vie professionnelle et la vie familiale. Il s’articule avec le modèle de la sexualité conjugale. Un autre modèle de relations amoureuses et érotiques hétérosexuelles est aujourd’hui valorisé dans certaines sphères sociales aussi bien chez les hommes que chez les femmes. Il s’agit d’un modèle que l’on pourrait appeler « pornographique », qui a fait son entrée récemment dans l’univers des relations ordinaires entre les sexes. Ici, les principaux attendus sont une vigueur sexuelle sans faille de la part des hommes et des appétits sexuels insatiables de la part des femmes, des orgasmes féminins manifestes (réels ou simulés), parfois des pratiques étiquetées comme « sadomasochistes » ou des rapports avec plusieurs partenaires. Les amours extraconjugales, notamment quand elles sont organisées par des individus tous deux mariés, sont largement fondées sur ce dernier modèle qui renvoie, pour sa part, à une « sexualité individualiste ». Bien évidemment, comme nous l’avons vu, les femmes peinent à se maintenir dans ce modèle directement issu du patriarcat. Mais la domination masculine étant au fondement de l’amour romantique, la sexualité de type pornographique et la mise au second plan de l’égalité entre les sexes procurent certaines satisfactions aux femmes, dans la mesure où elles sont socialement disposées à être ravies (aux deux sens du terme) par un homme. La passion amoureuse masculine aujourd’hui ne se traduit plus, comme autrefois, par le rapt ou l’enlèvement (autrement dit par l’agression directe) de la femme désirée. Elle prend en effet l’allure du ravissement amoureux et de la séduction substituant la domination physique et brutale par la domination mentale ou affective. Selon l’historien André Rauch, dire « je t’aime » chez les hommes (ou du moins certains d’entre eux) enferme subtilement l’autre dans les mailles d’un filet tissé par la fascination et favorisant sa soumission et sa docilité (2009).
38L’amour des hommes mariés pour des femmes qui ne sont pas leurs épouses semble renforcer les capacités d’appropriation sentimentale de ces dernières. Le plus grand succès de ces femmes serait de devenir le seul et unique objet d’attention et de soins d’un homme. Leur réussite serait aussi d’avoir un compagnon idéal qui soit tout à la fois un bon amant, un bon mari, un bon père, un bon ami, à l’image des stéréotypes qu’elles ont incorporés, comme les autres femmes, à l’intérieur de leur socialisation sexuelle prenant appui sur un idéal masculin véhiculé principalement par la littérature et les médias. L’abnégation, la patience et le renoncement des femmes sont mis à l’épreuve dans nombre de relations extraconjugales. Les femmes semblent consentir à des « sacrifices » (elles parlent de leur souffrance) avec l’idée que leur courage et leur ténacité sont le prix d’un bonheur ultérieur, celui d’un couple officiel avec l’homme qu’elles aiment.
39À la différence de ce qui se passe pour les hommes dont les socialisations sexuelles proposent au moins deux figures féminines (« la mère » et la « putain »), les femmes sont socialisées pour la recherche d’un seul et unique homme qui remplirait toutes les fonctions sexuelles et affectives. En outre, dans ce schéma traditionnel de genre, une « vraie femme » se réalise pleinement grâce à la reconnaissance masculine (Löwy, 2006). Les maîtresses en souffrance ont conscience de l’emprise de leur amant sur leur vie, leur avenir, leurs choix (Garcia, 2015 a, p. 123-124). Elles expriment leur volonté de sortir de ce qu’elles appellent « une cage dorée », une « spirale infernale » ou un « piège », notamment lorsqu’elles sont célibataires et que l’idéal amoureux est un obstacle à la recherche d’un ou de plusieurs autres hommes parallèlement à l’homme aimé. La situation des femmes mariées impose, de fait, une pluralité de figures masculines. Cependant, cette diversification des investissements affectifs et sexuels, la plupart du temps non choisie mais consentie, heurte souvent violemment les idéaux amoureux des femmes mariées et il n’est pas rare qu’elles se séparent de leur conjoint pour entrer en cohérence avec elles-mêmes, autrement dit avec les normes qu’elles ont incorporées au cours de leur socialisation de genre.
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Amours clandestines
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