Chapitre 2
Devenir double
p. 65-104
Texte intégral
Cultiver un jardin secret : un processus social
L’infidélité, une notion relative
1« Lorsqu’une société fait prévaloir le désir de possession sur celui de multiplication, elle met en œuvre l’institution du mariage. Dans le cas inverse, c’est celle de la visite1 qu’elle met en application. » (Hua, 1997, p. 361.) Les Na de Chine connaissent la prohibition de l’inceste, pas le mariage. Ils connaissent l’amour, pas la fidélité. Dans cette ethnie himalayenne, un serment de fidélité envers une personne aimée est considéré comme une honte car il est interprété comme une promesse de monopole de la sexualité ; il va donc à l’encontre de ce qui est considéré comme étant une affaire purement amoureuse et sentimentale, n’impliquant aucune contrainte mutuelle. Cependant, la fidélité peut être un souhait personnel, un désir amoral, une tentation interdite dans cette culture où la vie sexuelle est fondée sur la multiplicité des partenaires et la discontinuité des relations. Dans cette société où il ne viendrait à l’idée de personne de chercher à savoir qui est son géniteur (un dicton affirme que la part des hommes dans la reproduction est comparable à l’action de la pluie sur l’herbe des prairies : elle fait pousser, sans plus), la monogamie est un désir interdit. L’anthropologue Cai Hua qui l’a étudiée durant plusieurs années rapporte ainsi l’histoire de deux amoureux qui s’étaient promis de mourir si l’un d’eux « allait chercher un autre » et qui sont, de ce fait, devenus la risée de leur village.
2La société Na montre que le mariage et la famille ne constituent pas les piliers universels de toute organisation sociale. Elle nous apprend aussi que la fidélité sexuelle ou amoureuse (qu’il faut différencier de la monogamie) n’est pas une norme transversale à toutes les sociétés. Comme le souligne Cai Hua, « dans nos sociétés, l’exclusivité existe entre partenaires et inconsciemment est souhaitée la multiplicité de ceux-ci. Chez les Na c’est l’inverse, liberté sexuelle et multiplicité existent, l’attrait réside dans l’exclusivité et la possession interdites par la norme » (1997, p. 197).
3Que la norme soit l’exclusivité amoureuse ou bien la non-exclusivité, il existe toujours des individus pour la transgresser, parfois au péril de leur vie. Françoise Couchard nous rapporte par exemple le destin funeste de l’application des idées d’Alexandra Kollontaï après la révolution russe. Cette militante bolchevique, responsable de toutes les questions dites féminines au sein du parti révolutionnaire russe, prônait une révolution sexuelle et la fin de la famille et du mariage. Elle voulait exclure pour cela toute tentation d’union exclusive entre les individus. Son rêve de « libération sexuelle » se transforma en cauchemar lorsqu’on lui annonça l’épuration d’amoureux nouvellement mariés par le parti révolutionnaire russe. Ils s’étaient isolés du groupe : « Ils faisaient ça à deux, rien qu’à deux, sans le collectif. » (Couchard, 2002, p. 101.)
4Dans nos sociétés – comme chez les Na qui se promettent fidélité et transgressent ainsi la règle de non-exclusivité –, des individus dérogent à la norme de l’exclusivité amoureuse et multiplient secrètement leurs partenaires. Le multipartenariat, dans lequel prend place l’infidélité conjugale, n’est pas rare. L’enquête quantitative dirigée par Nathalie Bajos et Michel Bozon (12 364 personnes interrogées en 2006) montre en effet que 34 % des hommes et 24 % des femmes déclarent avoir vécu au moins une période de relations parallèles (Bajos & Bozon, 2008, p. 223-224). Ces proportions augmentent fortement avec le nombre de partenaires au cours de la vie entière. La situation de non-exclusivité sexuelle (même si elle ne renvoie pas toujours à l’infidélité conjugale : l’échangisme ou le multipartenariat consenti au sein d’un couple constituent également des situations de non-exclusivité sexuelle), bien qu’elle soit généralement de courte durée, est donc plutôt fréquente. En outre, on peut considérer qu’il existe un marché sexuel ou amoureux extraconjugal pour les individus ayant plus de 25 ans, dans la mesure où, comme l’expliquent Nathalie Beltzer et Michel Bozon, à partir de cet âge, pour les personnes « libres », « la grande majorité des partenaires potentiels sont en couple ou engagés dans des relations stables » (ibid., p. 224). Par ailleurs, l’apparition sur Internet, il y a quelques années, de sites spécialement dédiés aux rencontres extraconjugales, laisse entrevoir une relative normalisation de « l’infidélité conjugale », mais surtout l’organisation d’un marché pour ce type de rencontres.
5Mais de quoi parle-t-on quand il est question d’extraconjugalité ou d’infidélité ? Tout d’abord, je voudrais souligner que, bien que le terme « extraconjugal » apparaisse dans mes analyses, mon investigation ne s’attache pas seulement à la situation de personnes mariées mais aussi à celle de personnes en concubinage (cohabitant depuis plusieurs années). Un détour du côté du droit montre que l’existence d’une jurisprudence traitant du concubinage place les concubins dans des obligations l’un envers l’autre similaires à celles des personnes mariées (qu’ils soient pacsés ou non) :
L’étude détaillée de la très abondante jurisprudence sur le concubinage, même non pacsé, montre bien que le maintien du logement, une certaine obligation de protection, une certaine loyauté, etc. sont maintenant au menu de tous les concubinages. La seule différence, en dehors de l’étendue qui reste non semblable, tient à la source : les obligations sont légales et prévisibles en matière de mariage ; elles restent jurisprudentielles et imprévisibles en matière de concubinage, au moins non pacsé. (Hauser, 2005, p. 26.)
Bien entendu, l’obligation de fidélité n’existe pas dans le concubinage, la notion juridique « d’adultère » est d’ailleurs – faut-il le rappeler ? – propre à l’institution maritale. Cependant, les rapprochements sociojuridiques entre concubinage et mariage, amorcés dès la fin de la Première Guerre mondiale2, justifient la prise en compte des deux types d’union dans cette recherche, comme la jurisprudence nous y invite aujourd’hui.
6En outre, la sociologie du couple ne différencie guère le concubinage et le mariage lorsqu’elle ne traite pas spécifiquement de ce dernier. Or, à mon sens, cela constitue un biais. En effet, si l’on ne peut ignorer les fortes proximités entre couples « mariés » et « non mariés cohabitant », on ne peut pas non plus ignorer le fait que se marier ou non n’est pas neutre institutionnellement, juridiquement et symboliquement. Le rôle du mariage a changé dans la construction familiale avec le développement de la cohabitation hors mariage au cours des dernières décennies. Le mariage n’est plus l’acte fondateur de la famille, il a ainsi perdu une partie de sa force symbolique. Cela étant, même si l’institution matrimoniale n’est plus intériorisée comme une norme légitime et qu’elle « devient une simple formalité à laquelle le couple se résout par commodité sociale » (Roussel, 1980, p. 1029), si certains y adhèrent et d’autres non, on ne peut pas considérer que cette norme a perdu toute valeur symbolique. Que le mariage ne soit plus la clef de voûte de l’institution familiale n’est pas antinomique avec le fait qu’il représente un engagement individuel institutionnalisé. Par conséquent, si j’use abusivement de désignations propres à l’institution matrimoniale, je ne considère pas pour autant que les rapprochements effectués par la sociologie entre les deux types d’union donnent une vision juste des différences entre concubinage et mariage, notamment en ce qui concerne les représentations de soi et de soi en couple. Cet aspect de la question, bien que passionnant, ne sera toutefois pas traité ici, une recherche sociologique reste à faire à ce propos.
7Toutefois, même dans le cadre du mariage, le terme « adultère » n’est pas univoque. Alors que l’on pourrait penser qu’il concerne uniquement la dérogation à la norme d’exclusivité sexuelle, il apparaît que la fidélité conjugale est autre chose puisque, comme le montre la sociologue Veronika Nagy, en s’appuyant sur les éléments de réponse dans la formulation du grief d’adultère dans 26 dossiers de « divorce pour faute », « le lien de l’époux et de sa maîtresse, ou de l’épouse et de son amant, est composé d’un alliage entre intimité physique et sentiment amoureux » (2005, p. 77). Le non-respect de l’exclusivité sexuelle ne couvre ainsi pas entièrement la notion « d’infidélité conjugale » telle qu’elle est socialement construite.
8L’infidélité dépasse le rapport sexuel, elle engage des dimensions affectives et sociales. Charlotte Le Van définit l’infidélité comme étant la situation d’hommes et de femmes « vivant (ou ayant vécu) en couple hétérosexuel, ayant (ou ayant eu) volontairement des relations sexuelles extraconjugales avec un(e) partenaire, à l’insu et contre le gré de leur conjoint(e) ou compagnon (compagne) » (Le Van, 2010, p. 37). Cette définition est un support précieux mais insuffisant, au regard des analyses de Veronika Nagy, pour la construction d’une définition provisoire. On peut noter aussi que François de Singly considère que la « vraie infidélité est de tomber amoureux de quelqu’un d’autre » (2009). Comme l’explique Janine Mossuz-Lavau, pour certaines personnes, pour qu’il y ait infidélité, il faut qu’il y ait pénétration (la fellation et autres masturbations n’étant pas toujours considérées comme telles) ; pour d’autres personnes, il faut qu’il y ait des sentiments (2002, p. 174-175). Et pour les sociologues ?
9L’approche limitant l’infidélité au fait d’avoir des relations sexuelles avec un autre partenaire que le partenaire officiel, et à l’insu de celui-ci, présuppose un recouvrement entre « exclusivité sexuelle » et « infidélité ». Cela implique aussi une définition de « l’exclusivité sexuelle », car il faut préciser si les relations sexuelles ne concernent que les pratiques pénétratives ou si des caresses et des baisers par exemple seraient aussi inclus dans « l’infidélité ». Ce que l’on a appelé l’« affaire Lewinsky » (« Lewinsky scandal »), et notamment son dénouement, montrent combien la définition de l’adultère peut être soumise à des interprétations différentes. En 1998, le monde entier apprit que le président Bill Clinton avait eu des relations intimes avec Monica Lewinsky, une stagiaire de 22 ans, à la Maison-Blanche. Dans le contexte des enjeux électoraux nord-américains, cette révélation pouvait conduire à une procédure d’« impeachment » pour Clinton, autrement dit, à la destitution. Mais, bien que du sperme présidentiel ait été trouvé sur une des robes de la stagiaire, en plein cœur du scandale, le président annonça publiquement : « Je n’ai jamais eu de relation sexuelle avec elle. » Aux États-Unis, la loi stipule qu’un adultère ne peut être prononcé dans le seul cas d’une fellation. Or Clinton n’aurait connu avec Lewinsky que cette pratique et aucune pénétration génitale.
10Une psychosociologue américaine analysant l’infidélité masculine (à travers des matériaux quantitatifs de seconde main) propose ainsi d’assimiler « infidélité conjugale » et « pénétration vaginale » pour les relations hétérosexuelles (Munsch, 2012, p. 46-59). Charlotte Le Van, quant à elle, s’inscrit dans une perspective similaire en définissant l’infidélité comme liée à un « rapport sexuel complet » (Le Van, 2010, p. 37).
11Notre approche de l’extraconjugalité est différente. Ce livre ne s’intéresse pas, en effet, à la pénétration vaginale d’autres femmes que l’épouse ou au fait d’être pénétrée par un autre homme que le mari. Il s’intéresse au développement d’une relation intime durable et intense comprenant des rapports sexuels (autrement dit des rapports physiques entre des partenaires relevant de l’érotisme et pouvant conduire à des orgasmes avec un.e partenaire de l’autre sexe non officiel.le), à l’insu du ou de la partenaire officiel.le, dans le cadre d’unions hétérosexuelles stabilisées et fondées sur l’exigence d’exclusivité amoureuse et sexuelle3.
Durer clandestinement
12Une thèse courante, soutient que les choses sont fixées entre la relation cachée, qui serait une relation « secondaire », et la relation officielle, qui serait une relation « première ». La hiérarchisation sociale des relations « officielle » et « clandestine » tient d’une part à l’antériorité de la première sur la seconde et d’autre part à leur statut différent. De ce point de vue, les individus inscrits dans des doubles vies seraient inexorablement conduits soit au repli exclusivement conjugal, soit à la rupture de la relation du couple officiel (Pagès, 2008, p. 31), car la concurrence entre les relations se renforcerait au fil du temps, rendant difficilement gérable la double vie4.
13Il n’est pas question ici d’entrer dans un débat normatif visant à savoir qui de l’une ou de l’autre relation est « primordiale », d’autant que, comme nous allons le voir, le développement d’une relation clandestine durable parallèlement à l’union officielle contribue à l’imbrication symbolique et concrète (lieux, calendriers, etc.) des deux relations, qui deviennent interdépendantes. Le temps ne joue pas toujours en faveur d’un choix entre le couple officiel et le couple clandestin ; parfois, il oriente les individus et leurs relations dans le sens d’une stabilisation relative de la double vie. De fait, il existe des relations parallèles qui durent toute une vie, qui ne s’achèvent qu’avec la mort ou la maladie de l’un des partenaires.
14Il est probable que ces cas de figure soient rares mais quid des « doubles vies » fondées sur des relations de plusieurs années ? En quoi peut-on dire, même lorsqu’elles s’achèvent avec la fin de la relation officielle ou de la relation clandestine, qu’elles sont un « complément » de la conjugalité ? En quoi peut-on dire qu’elles concurrencent la relation officielle ? En quoi peut-on dire qu’elles sont coordonnées avec elle ? Peut-on considérer que la mise en concurrence de deux relations durant quelques mois équivaut à la mise en concurrence de deux relations durant plusieurs années ? Ne peut-on pas penser que le temps de la double vie est une donnée majeure pour saisir le sens social de ce phénomène et qu’il est important de considérer qu’il existe des modalités d’installation des individus dans des doubles vies, dans lesquelles il n’y a pas toujours complémentarité ou concurrence entre les relations mais peut-être une autonomisation de l’une par rapport à l’autre ou au contraire, d’autres formes d’articulation entre elles ? Et que tout cela varierait dans la durée ? L’existence objective de deux relations antithétiques et même d’idéaux contradictoires n’implique pas a priori que l’une soit toujours la compensation ou la concurrente de l’autre.
15Si l’on considère qu’une liaison qui perdure fonde un couple clandestin, la prise en compte du temps permet de comprendre comment chacun des partenaires est travaillé intérieurement – parfois simultanément – par des facteurs qui contribuent pour les uns à l’usure et pour d’autres au renforcement du lien (Duret, 2007). On peut faire l’hypothèse que les contradictions que le temps fait surgir chez les personnes mariées – qui peuvent en même temps se sentir heureuses et malheureuses dans leur union – se retrouvent, sous des formes spécifiques, chez des amoureux clandestins. Le manque, la saturation, le ras-le-bol, l’euphorie, la validation (ou l’estime) de soi, le regard de l’autre, son attente, son détournement, son propre regard sur l’autre n’ont aucune raison de ne pas émerger simultanément, successivement dans une liaison secrète qui se prolonge pendant plusieurs années, tout comme dans une relation officielle.
L’apprentissage de l’infidélité
Une socialisation secondaire tardive
16Mon questionnement sur les ressorts sociaux des doubles vies a commencé avec l’hypothèse que les individus concernés avaient incorporé précocement dans leur existence des savoir-faire, des savoir-être, des représentations et des normes leur conférant une inclinaison pour la duplicité qui se déclenchait dans un contexte favorable à son expression. Cette hypothèse prenait appui sur les théories de la socialisation qui montrent la propension des individus à agir (ou réagir) d’une certaine manière, dans des circonstances déterminées. Un ensemble de propriétés sociales intégrant le sexe, le niveau scolaire, l’âge, la profession, articulé aux contextes de socialisation dans lesquels l’individu a été et est immergé, explique ainsi les manières d’agir et de penser des individus (Lahire, 1998). Cette approche, appelée dispositionnaliste, « étudie les traces dispositionnelles5 laissées par les expériences sociales et la manière dont ces dispositions à sentir, à croire et à agir sont déclenchées (ou mises en veille) dans des contextes d’action variés » (Lahire, 2004, p. 28). Marc Joly, historien, explique les proximités entre cette sociologie et la psychologie et définit cette sociologie comme « une sociologie de la genèse du psychisme » (2013, p. 157). Mon travail a ainsi débuté avec l’idée que les individus menant une double vie amoureuse avaient un psychisme particulier, élaboré précocement dans des contextes familiaux spécifiques.
17Je voulais savoir comment on devient durablement infidèle et je supposais que certaines expériences enfantines ou juvéniles favorisaient la transgression durable des normes de véracité dans le couple. Cette idée sous-tend les analyses qui vont suivre mais mon enquête ne montre pas – je l’annonce d’emblée : un livre de sociologie n’est pas, comme le dit le sociologue américain Howard Becker, un roman policier avec une intrigue6 – de récurrences dans les socialisations primaires des individus, qu’il s’agisse d’événements familiaux spécifiques, de secrets de famille, d’infidélités ou autre. Certains individus ont eu des parents infidèles, certains sont enfants de parents divorcés, certains ont eu connaissance de secrets de famille, d’autres non ; certains définissent leur enfance comme « heureuse », d’autres comme « difficile », certains ont été élevés par leurs deux parents biologiques, pas tous... Il n’apparaît pas de récurrences dans les récits d’histoires de famille, ni dans les réponses à mes questions sur des antécédents biographiques liés à la transgression de la norme de véracité. L’incorporation enfantine de dispositions au mensonge et à la dissimulation ne constitue pas une caractéristique plus saillante dans cette population que dans une autre. La socialisation à la double vie est alors à envisager comme s’élaborant à l’intérieur des parcours conjugaux et amoureux de l’âge adulte et non pas comme une disposition précoce qui se serait forgée dans des contextes familiaux spécifiques.
18Ainsi, parties d’une sociologie des dispositions, les analyses se sont orientées progressivement vers les transformations de soi à l’œuvre dans des parcours biographiques individuels. La notion de parcours est ainsi centrale dans cette recherche. Elle conduit à porter l’attention sur les relations entre des itinéraires sociaux, des identifications passées, des ressources symboliques, matérielles et relationnelles des individus. L’approche en termes de parcours permet de penser les biographies comme n’étant pas linéaires ; d’aborder les processus individuels d’appropriation de nouvelles situations objectives ; de percevoir les résistances aux changements ; de mettre au jour les transformations relatives ou radicales des représentations et pratiques. Il s’agit alors d’examiner les appuis que les individus peuvent objectivement convoquer (ressources, compétences, aides, etc.), la manière dont ils les mobilisent ou non, ainsi que les conditions d’agissement de ces supports sur l’orientation de leur avenir, autrement dit, la manière dont ils interviennent dans les logiques de socialisation.
19En d’autres termes, étudier les modalités d’élaboration de jardins secrets consiste ici à considérer que le mensonge, l’occultation ou l’infidélité, pas plus que la fidélité, la véracité ou la transparence ne constituent des inclinaisons ou des savoir-être précocement incorporés. Ils ne révèlent pas des psychismes particuliers, mais sont le produit d’histoires individuelles tramées par des modèles sociaux, à l’intérieur de contextes spécifiques qui orientent les individus vers l’extraconjugalité durable plutôt que vers d’autres formes de conjugalités / sexualités sur une période donnée, à un moment donné, en des lieux donnés.
Karine*, l’entrée en infidélité
20Karine a rencontré Gaël* sur les bancs de l’université, à la fin des années 1980. Ils préparaient alors l’un et l’autre un diplôme d’études supérieures spécialisées (DESS7). Leurs échanges étaient limités à la sphère de leurs études, Karine n’éprouvant pas de sympathie particulière pour son camarade. À cette époque, la jeune femme vivait avec Henri qu’elle fréquentait depuis le lycée et qui, de son côté, terminait ses études dans une école d’ingénieur. Karine et Henri se sont mariés deux ans après avoir obtenu leurs diplômes et trouvé chacun un emploi dans la région toulousaine. Ils ont eu trois enfants et acheté une maison dans une commune accueillant une population aisée.
21Pendant ses études, Gaël était attiré par Karine dont il admirait l’intelligence et la vivacité. Il aurait aimé sortir avec elle mais, face à l’indifférence de la jeune fille, il ne lui avait jamais fait part de ses sentiments. Peu de temps après avoir obtenu son diplôme, il s’est marié également, avec une jeune fille de son entourage qui avait arrêté ses études après le baccalauréat. Comme Karine, il s’installe non loin de Toulouse où il occupe un poste de cadre. Son épouse et lui ont décidé qu’elle ne travaillerait pas et se consacrerait à leur maison et à leurs deux enfants.
22Après les fêtes de fin d’année 2009, Karine trouve un message électronique personnel dans sa boîte aux lettres professionnelle. Gaël lui a écrit qu’il vient de la retrouver en faisant une recherche sur Internet et qu’il aimerait avoir de ses nouvelles. Karine ne se souvient pas vraiment de Gaël. Il ne faisait pas partie de garçons qu’elle fréquentait à la fac. Cependant, elle est en congés, son mari travaille, ses enfants ont repris les cours ; elle se dit que cela pourrait la distraire d’avoir quelques échanges avec Gaël. Ils s’envoient alors quelques messages électroniques dans lesquels ils évoquent leur passé estudiantin et se racontent un peu leur vie actuelle. Gaël propose rapidement à Karine un rendez-vous pour prendre un café. Elle accepte. Le lendemain, ils passent l’après-midi ensemble ; il n’est pas question d’un rapprochement autre qu’amical. Et pourtant, le soir, Karine ne dit rien à son mari de ses retrouvailles avec Gaël. Pour la première fois, Karine tait une rencontre à son conjoint, elle qui aime lui raconter ses journées dans le détail.
23De cafés en apéritifs, de promenades en visites d’expositions, au fil des jours, Gaël explique à Karine qu’elle lui a toujours plu, qu’il ne l’a jamais oubliée et qu’il rêvait de la retrouver. Il lui dit que sa vie familiale est morne, qu’il s’ennuie. Karine est troublée par ces révélations. Elle n’a jamais eu en tête d’autre homme qu’Henri, elle est très investie dans sa vie professionnelle et familiale, elle croit en la famille, en la fidélité et en Dieu. Il n’est pas question pour elle d’être infidèle à son mari et d’ailleurs, elle n’est pas sûre que Gaël lui plaise. Mais progressivement, elle ressent un manque lorsqu’elle ne le voit pas, lorsqu’il ne lui donne pas de nouvelles. L’un et l’autre ressentent le besoin de communiquer quotidiennement et de se voir régulièrement. Trois mois après s’être retrouvés, ils font l’amour pour la première fois. Karine a beaucoup hésité. D’abord parce qu’elle ne voulait pas tromper son mari. Ensuite parce qu’elle ne voulait pas être prise pour une « fille facile » et craignait que Gaël ne veuille avoir une relation avec elle que pour des raisons sexuelles.
Donc, lui dans sa tête, c’était plus pour autre chose, moi, c’était juste pour être copains. Et ça, ça a duré jusqu’en avril. Donc, le 13 avril 2010, il m’a embrassée pour la première fois. Je partais en déplacement professionnel quelques jours après et il s’est dit : « Si je ne le fais pas là, c’est foutu. » Et donc, après, on est passé à autre chose. Ça me gênait un peu mais je me disais : « Ça ne va pas durer, c’est un petit incident. » Alors que lui, dès le début, ça s’inscrivait dans la durée. Il était prêt par exemple à faire des concessions, à ne pas se voir si c’était trop dangereux... Moi, je n’ai jamais eu cette notion de danger [...]. Donc ça, c’était en avril, et après on s’est vu entre midi et deux, jamais le soir, jamais le week-end. Le week-end, c’est arrivé plus tard. Maintenant, on se voit parfois le week-end et on s’appelle tous les week-ends alors qu’au début cela nous semblait impossible. Maintenant, il n’y a pas de possibilité de retour en arrière, on ne pourra pas revenir à comme on était avant. [...] On a organisé nos emplois du temps en fonction de notre relation. [...] Moi, j’ai mis beaucoup de choses entre parenthèses, notamment, je vois beaucoup moins mes copines. Tout le temps qu’il a pris, lui... Moi, j’ai pris de la place dans sa vie parce qu’il y avait de la place à prendre mais lui, il a pris de la place en enlevant autre chose. Je vois moins mes copines, je sors moins, je faisais énormément de choses que je ne fais plus maintenant. (Karine, printemps 2013.)
24Lorsque Gaël retrouve Karine, il a déjà eu, des années auparavant, une aventure qui a été découverte par son épouse et lui a valu une grave crise conjugale. Il qualifie cette relation d’erreur et ajoute qu’il n’aimait pas la femme avec laquelle il avait trompé son épouse. Cette dernière a été mise au courant de l’aventure de son mari par un ami de ce dernier, auquel Gaël avait eu l’imprudence de se confier. Lorsqu’il entame une liaison avec Karine, Gaël est bien décidé à ne pas l’ébruiter et d’ailleurs, comme d’autres hommes, il voit d’un mauvais œil qu’elle m’ait accordé un entretien. Pourtant, deux ans après avoir rencontré Karine, il accepte de me voir, un court moment, cédant au désir de son amante de le présenter à quelqu’un. Il est gêné et semble surtout vouloir montrer qu’il tient à Karine.
25Dans certains cas, les deux partenaires ont une expérience préalable de l’infidélité mais dans d’autres, seul l’un d’eux a connu ce type d’expérience. Quand les deux partenaires clandestins sont mariés et ont déjà eu des « aventures » chacun de leur côté, les choses paraissent claires en ce qui concerne leurs attentes réciproques et leur implication, même si nous allons voir que le temps transforme profondément les attendus initiaux. Dans ce cas, la relation est perçue à ses débuts comme une « liaison » par la femme et l’homme et chacun s’efforce de faire en sorte que le risque de découverte de l’entourage soit minime. Dans la situation où un seul des partenaires a déjà été infidèle mais où les deux sont mariés – comme dans le cas de Karine et Gaël –, les « règles du jeu » sont posées instantanément par celui qui connaît les ficelles, pour réduire les possibilités de découverte de l’infidélité par son conjoint : fréquence et modalité de rencontre ou de contact à distance, précautions concernant les traces corporelles des ébats sexuels, les risques de transmission de maladies, de grossesse, etc.
Avoir des relations extraconjugales, se penser fidèle
26Les règles de fonctionnement que les infidèles expérimentés imposent à leur partenaire dès la naissance de leur liaison se conjuguent avec la mise en place de règles morales qui visent notamment à préserver l’image positive de la famille, et parfois aussi du conjoint. En particulier, il est fréquent que le partenaire ayant déjà été infidèle impose le silence concernant sa vie familiale, surtout quand il s’agit d’un homme. Ce n’est qu’au fil du temps que les amants lèvent ces tabous, si ceux-ci ne sont pas déjà connus du partenaire clandestin avant le début de la liaison. Le partenaire « profane » – celui pour lequel il s’agit de la première expérience d’infidélité –, marié également et ne voulant pas (dans un premier temps du moins) s’installer dans la durée, et encore moins mettre son couple en péril, intègre avec plus ou moins de docilité selon sa propre situation et son sexe les normes et les règles que lui impose son partenaire plus expérimenté. Dans le cas où la femme est célibataire, qu’elle ait eu, au cours d’un mariage, des expériences d’infidélité ou non, l’adhésion aux règles implicites de gestion de l’infidélité au quotidien est beaucoup moins évidente.
27Dans la plupart des cas étudiés, la poursuite d’une relation clandestine au-delà des premiers émois ou des premiers rapports sexuels et son inscription dans des temps et des espaces relativement ritualisés sont fortement dépendantes de l’expérience préalable de l’extraconjugalité d’au moins un des partenaires. En effet, les couples adultères sont rarement composés de deux personnes totalement inexpérimentées en la matière. Le cas de figure le plus courant est celui de deux personnes qui ont déjà été infidèles, mêmes occasionnellement, qui commencent ensemble une double vie. Lorsqu’une femme « libre » rencontre un homme marié, cette situation paraît moins systématique, cependant, certaines femmes ont trompé leur conjoint lors d’une union préalable.
28Néanmoins, les personnes qui m’ont fait part de leur histoire n’ont jamais mis en avant cet aspect en particulier. Les infidélités antérieures à la relation clandestine dans laquelle elles étaient installées au moment de l’enquête étaient fortement minorées et le plus souvent considérées comme n’ayant pas existé. Une aventure de quelques semaines, de quelques mois, d’une année entière s’était déroulée dans de nombreux cas, plusieurs années auparavant, parfois alors que les personnes interrogées avaient un autre partenaire officiel que l’actuel. Mais ces aventures ont été éliminées de l’histoire que l’on se raconte sur soi et que l’on raconte à la sociologue. En effet, j’ai demandé systématiquement s’il y avait eu des précédents et, dans de nombreux cas, la première réponse a été « non ». Ce n’est qu’en revenant précisément sur leur histoire amoureuse que les personnes interrogées se sont remis en mémoire cet homme ou cette femme – « c’est vrai, je me souviens... » – avec lequel ou laquelle elles ont eu une aventure, il y a bien longtemps, mais « ça ne comptait pas ».
29Pourquoi cela ne « comptait-il pas » ? Les liaisons précédentes n’ont parfois duré que quelques mois. Or il est vrai que, comparativement à une liaison de plusieurs années, cela peut paraître relativement peu important. Cependant, les différences de durée entre les relations extraconjugales vécues ou le fait que certaines soient loin dans le passé de la personne (par exemple, au début de la relation officielle actuelle, il y a vingt ou trente ans) n’expliquent pas l’oubli de la vie amoureuse clandestine qui a précédé la liaison actuelle. Nombreuses sont les personnes qui ne se pensent pas comme ayant une histoire amoureuse ou conjugale marquée par des infidélités, bien que, de fait, l’histoire amoureuse soit ponctuée d’épisodes d’infidélité. La plupart se voient et se donnent à voir comme des personnes qui, à un moment donné de leur vie, font une rencontre exceptionnelle qui les conduit à basculer, malgré elles, dans l’infidélité. Elles ne sont pas infidèles, elles sont amoureuses. L’image de soi comme un amoureux ou une amoureuse porté.e par la force des sentiments et des désirs évacue l’idée que l’on est déjà tombé en amour ou que l’on a cédé à un désir pour une autre personne que son conjoint ou sa conjointe. Ce qui compte, c’est l’histoire actuelle.
30Les aventures qui ont précédé la relation en cours apparaissent comme des incidents dont la personne concernée aurait été spectatrice mais dans lesquels elle n’aurait pas vraiment d’implication, ni de responsabilité. Cependant, d’écart en écart à la norme de véracité et d’exclusivité du couple contemporain, les individus acquièrent des savoir-faire et des savoir-être propices à l’occultation d’une partie de leur vie à leur conjoint. Ils apprennent aussi, implicitement, à tester les limites de ce qu’ils peuvent faire sans faire naître de trop grandes suspicions de tromperie chez celui-ci. D’ailleurs, dans plusieurs cas, notamment chez les hommes, un épisode de découverte d’une infidélité par la conjointe a déjà eu lieu. Mais cela n’a pas constitué un obstacle à leur implication dans une nouvelle « aventure » devenue une « liaison », alors même qu’ils craignent une nouvelle découverte. En réalité, comme nous allons le voir, les infidélités qui jalonnent la vie des personnes enquêtées sont évacuées des représentations de leur vie amoureuse et conjugale et les infidélités, même découvertes et ayant produit une crise conjugale, pèsent peu dans un système de pensée fondé, comme nous le verrons, sur les rôles familiaux traditionnels.
La fidélité selon les infidèles
31Aucune des personnes que j’ai lues ou écoutées n’a fait de l’extraconjugalité durable un projet de vie, aucune d’entre elles ne pense, quelle que soit la durée de la relation en question (deux, trois, cinq ou dix ans...), que cela puisse durer encore. La plupart, d’ailleurs, souhaitent que cela s’arrête, d’une manière ou d’une autre. En conséquence, la mobilisation de savoirs sociaux dans le domaine du mensonge et de l’occultation acquis au cours d’expériences extraconjugales antérieures n’est pas le fruit d’une décision délibérée et encore moins d’une forme d’objectivation. Cela étant, ces savoirs constituent une des conditions de possibilité de l’entrée dans la double vie.
32Hommes et femmes ne se représentent pas de fait comme des personnes rompues à l’infidélité. Les habitudes dont ils ou elles se réclament sont celles de la fidélité, quel que soit leur passé sexuel et affectif. Beaucoup d’hommes et certaines femmes se pensent fidèles dans leur infidélité : fidèles à un engagement à vie envers leur conjoint, fidèles à leur engagement comme père ou mère, fidèles à ce qu’ils imaginent des attentes de leur conjoint envers eux... Hormis l’exclusivité sexuelle et affective. La dérogation à cette norme conjugale paraît, dans tous les discours, avoir peu de poids au regard de leur constance et de leur implication dans les autres domaines de l’engagement matrimonial. L’image de soi comme une personne sérieuse, menant une vie familiale sérieuse est ainsi omniprésente dans les discours masculins. Elle est fondée sur l’idée de ne pas déroger à ses obligations de mari et de père et de préserver son épouse de ses penchants sentimentaux et sexuels pour une autre femme. Le respect et l’amour (quel que soit le sens que l’on donne à ce mot) du mari pour son épouse impliquent, dans ce système de pensée, que l’homme préserve cette dernière de ses passions et désirs cachés.
33Il serait, bien entendu, intéressant d’entendre les conjoint.e.s de personnes ayant des doubles vies : connaître leurs attentes, leurs aspirations, l’image qu’ils ou elles ont de leur conjoint.e, de sa vie, de ses aspirations, de ses attentes. Dans le cadre de mon enquête, il n’a pas été possible d’accéder à ces conjoint.e.s. C’est seulement par les entretiens avec les infidèles que j’ai eu accès à des représentations de ces personnes. Les interviewé.e.s, les blogueurs et les blogueuses proposent systématiquement une image enchantée et angélique de leur conjoint.e. Tout d’abord, tous sont convaincus que ce dernier ou cette dernière ne sait rien, qu’il ou elle ne se doute de rien (ou alors qu’il ou elle a quelques doutes mais sans que cela perturbe la relation conjugale) et surtout qu’il ou elle est lui-même ou elle-même fidèle. Le conjoint ou la conjointe est ainsi présenté.e dans les discours des infidèles comme une personne heureuse en ménage, peu mystérieuse et innocente. D’ailleurs, la préservation de l’innocence du conjoint ou de la conjointe, pour ne pas le ou la blesser ou ébranler ses certitudes d’une manière qui serait, d’après les personnes interrogées, dramatique, constitue l’un des arguments de préservation du secret concernant leur liaison. En somme, les conjoint.e.s des infidèles vivent, si l’on en croit leurs discours, dans une bienheureuse illusion.
34Même lorsque les époux ou épouses manifestent des soupçons quant à leur fidélité, les interviewé.e.s des deux sexes expliquent qu’ils ou elles parviennent facilement à écarter ces doutes, en étant plus prudent.e.s durant quelque temps, en offrant un discours rassurant à leur conjoint.e et également en ayant des relations sexuelles avec lui ou elle plus fréquemment. Bien entendu, dans certains cas, les soupçons sont étayés par des preuves et nier son infidélité ne devient plus possible. Ces situations peuvent conduire à une séparation du couple officiel ou bien à une séparation du couple illégitime. Les quelques situations qui nous ont été narrées dans lesquelles une preuve ne laisse aucun doute sur l’infidélité semblent montrer que la séparation du couple officiel est moins le fait d’une volonté de construire un nouveau couple avec l’amant ou l’amante qu’une impossibilité de poursuivre la cohabitation avec le conjoint dans une relation devenue extrêmement tendue. Il faudrait toutefois mener une investigation sur les processus conduisant à la séparation de couples officiels pour connaître les effets de l’extraconjugalité dans les divorces, par exemple. Cela dit, les cas où le secret a été découvert par un.e conjoint.e ne sont pas rares. Parfois, une petite explication a suffi entre les partenaires, au cours de laquelle l’infidèle a minimisé l’aventure et assuré à son conjoint ou sa conjointe ne plus s’écarter du « droit chemin ». Si les conjoint.e.s trompé.e.s semblent vouloir tourner la page (et cela semble une situation assez courante), le prix à payer pour l’infidèle est le repentir et sa capacité à endurer scènes, reproches, crises de jalousie et menaces de la part du conjoint ou de la conjointe.
35Dans mon enquête, je n’ai eu connaissance que de situations dans lesquelles une femme découvrait qu’elle était trompée et le disait à son mari. Les hommes infidèles qui rapportent ces situations insistent sur les tensions intenables qui se font jour à l’intérieur du foyer et qui les amènent à se séparer de leur conjointe pour rejoindre, dans certains cas, leur amante. Néanmoins, cette séparation ne représente souvent qu’une étape dans l’histoire conjugale ; une fois la crise passée, ces hommes reconstituent leur couple initial. Nombre de maîtresses célibataires en font les frais, ainsi que des femmes mariées qui quittent leur mari pour leur amant dans ce moment de « crise » conjugale.
Sandrine*, esquisse d’une officialisation d’un amour clandestin
36L’histoire de Sandrine est un exemple d’une tentative infructueuse de mise en couple de deux amants clandestins. Cette femme de 49 ans lie connaissance avec Olivier*, un ingénieur de 53 ans, marié depuis quinze ans et père de deux enfants, sur un site de rencontres, en 2008. L’un et l’autre ont déjà eu des aventures, dont certaines de plusieurs mois. Mais ils se découvrent une grande complicité à la fois sexuelle et intellectuelle et leur liaison s’installe dans la durée. Ils se fréquentent régulièrement, ils échangent des courriers électroniques, des SMS ou se téléphonent quotidiennement, et font l’amour quasiment toutes les semaines. Alors que leur liaison dure depuis quatre ans, le mari de Sandrine propose à cette dernière de se séparer : il a rencontré une autre femme, bien plus jeune que lui, et veut poursuivre sa vie avec elle. Sandrine s’en réjouit, elle se dit qu’il était temps que l’un d’entre eux mette fin à ce mariage, qui n’était plus qu’une coquille vide faite d’une amicale complicité. À l’automne 2012, Sandrine est séparée d’avec son mari et poursuit sa relation avec Olivier : elle libre, lui marié.
37Un an plus tard, Olivier décide à son tour de quitter son épouse. D’après Sandrine, il ne supporte plus sa conjointe : elle aurait mauvais caractère et, comme elle avait des doutes sur sa fidélité, elle l’aurait espionné et lui aurait fait des scènes de jalousie qu’il aurait dit à son amante ne plus vouloir subir. Il s’installe alors dans un appartement proche de celui de Sandrine. Les deux amants deviennent alors un couple officiel sans cohabiter. Ils font la connaissance des enfants de l’un et l’autre, de leurs amis respectifs, passent leurs vacances ensemble, sortent... Mais progressivement, la fréquence et l’intensité de leurs relations sexuelles diminuent, leurs sujets de conversation aussi. L’ennui s’installe.
38Sandrine fait part à Olivier de ses inquiétudes concernant l’évolution de leur couple. Elle craint qu’ils ne s’enlisent dans une routine bien pire que celle qu’ils connaissaient l’un et l’autre dans leur mariage. Olivier lui répond qu’il partage ses craintes. Mais, alors que Sandrine souhaite instaurer un dialogue durable et mettre en place les bases d’une vie de couple épanouissante, Olivier propose une rupture temporaire pour prendre du recul. Quelques semaines après avoir amorcé ce « break », il annonce à Sandrine qu’il a décidé de reprendre la vie commune avec son épouse : la santé de celle-ci est fragile et il veut, d’après ce que me rapporte Sandrine, faire face à « ses responsabilités de mari ». Olivier quitte définitivement Sandrine, qui ressent pendant plus d’une année une cruelle amertume : celle d’avoir trop facilement laisser partir son mari, croyant qu’une nouvelle vie amoureuse l’attendait, celle d’avoir cru que son nouveau partenaire serait tout aussi passionnant dans l’officialité que dans la clandestinité, celle d’avoir pensé qu’Olivier ne voudrait plus jamais retourner vivre avec une femme qu’il qualifiait de « malfaisante ». Depuis ses deux ruptures, Sandrine a enchaîné quelques aventures trouvées sur les sites de rencontres mais elle désespère de retrouver l’amour. Elle est lasse et déçue. Elle avoue envier la nouvelle compagne de son ex-mari.
39Les retours au foyer d’hommes infidèles qui ont quitté leur conjointe alors qu’ils entretenaient une relation clandestine avec une autre femme semblent être suffisamment fréquents pour que dans son livre Marié mais disponible : guide à l’usage des maîtresses en détresse, Rouge (pseudonyme d’une ancienne maîtresse d’homme marié) explique à ses consœurs qu’elles ne doivent pas se réjouir trop vite et rester vigilantes quand « leur homme marié » quitte son épouse et s’installe avec elles. Car la partie n’est pas gagnée : reste encore à s’assurer qu’il fera face à ce que l’auteure considère comme une culpabilité travaillée, de loin, par l’épouse abandonnée (Rouge, 2001).
40La vie de couple, même relative, de partenaires clandestins peut en outre produire, comme toute vie de couple, agacement et ennui chez les personnes concernées. Jeanne*, une femme de 90 ans, a eu une liaison pendant plus de quarante ans avec un homme marié. Elle-même a été mariée durant les dix premières années de cette liaison. Elle a ensuite divorcé, alors que son amant a poursuivi sa vie avec son épouse. Cependant, il a mis cette dernière au courant de l’existence de Jeanne et de sa volonté de ne pas devoir choisir entre les deux femmes qui étaient dans sa vie. Un arrangement a été trouvé entre l’épouse, l’amante et le mari : il a partagé ses semaines en deux : la moitié au domicile conjugal, l’autre moitié chez Jeanne. Avec celle-ci, ils ont travaillé ensemble durant des années pour la reconstruction de la maison que Jeanne avait achetée quasiment en ruines, après son divorce. Cette dernière affirme avoir été très heureuse dans cette situation, et avoir vécu des moments merveilleux en menant à bien le projet de la maison. Mais elle ajoute que durant les dernières années passées avec son « compagnon », elle ne « pouvait plus le supporter », il l’agaçait :
Les dernières années, je ne pouvais plus le voir ! Quand je le voyais arriver dans l’allée, tous les lundis, je n’en avais pas envie. Je le trouvais vieux, courbé, pas intéressant. J’étais contente quand il reprenait le train, le jeudi, pour rentrer chez sa femme. [...] Quand il est mort, je ne suis pas allée à l’enterrement. Ce n’était pas ma place. J’avais du respect pour sa femme, c’était à elle d’y être, moi, je n’avais rien à faire là. Aujourd’hui, tout le monde est mort : mon mari, sa femme et Albert [son amant]. Il ne reste que moi et la maison. J’adore cette maison, je me souviens de chaque pierre que nous avons posée [elle pleure]. Maintenant, je n’ai plus que ces photos [elle a dû intégrer une maison de retraite. Je réalise l’entretien dans sa chambre tapissée de photos de famille et d’elle avec Albert]. J’attends la mort. (Jeanne, printemps 2012.)
Vies ordinaires, gens ordinaires
L’âge de la double vie
41Devient-on « double » à tous les âges ? Sens commun et discours savants se rejoignent souvent autour de l’expression « démon de midi » pour expliquer l’infidélité masculine après 40 ans. L’idée que les individus vivraient une crise particulière à cet âge s’élargit d’ailleurs aux femmes. En effet, la sexualité des personnes de plus de 40 ans intéresse une partie de la psychanalyse, qui l’aborde comme une spécificité de la vie psychique des individus. Jacqueline Schaeffer nous explique ainsi :
Sigmund Freud a désigné, à plusieurs reprises, deux moments où aurait lieu « une augmentation considérable de la production de la libido » : à la puberté et au moment de la ménopause. Il précisait : « Il y a des hommes qui, comme les femmes, présentent un climatère et, à l’époque où leur puissance diminue et leur libido s’accroît, produisent une névrose d’angoisse. » (Schaeffer, 2005, p. 1016.)
42Cette approche aborde le « milieu de vie » comme une période de crise, c’est-à-dire comme « une sortie du moi, une ekstasis. [...] un débordement du moi par un excès d’excitations ou un envahissement pulsionnel, un ébranlement des moyens défensifs habituellement mis en œuvre par l’individu et une urgence de réorganisation » (Schaeffer, 2005, p. 1013). Prenant appui sur cette perspective, certains analystes avancent que les hommes quadragénaires seraient angoissés par la perte de leur puissance (sexuelle, sociale, familiale...), et que les femmes, quant à elles, craindraient la perte de leur pouvoir de séduction. Bien évidemment, je réduis énormément et de manière grossière certaines approches psychanalytiques de la « crise » du milieu de vie pour ne retenir que cette idée d’une « perte » qui serait au principe d’un bouleversement de l’image de soi et d’une transformation de l’idée que l’on se fait de soi dans le monde.
43L’âge adulte ne serait ainsi pas celui d’une maturité tranquille libérée des atermoiements de la jeunesse, mais plutôt un âge où les esprits seraient torturés : les individus mettraient en question, plus ou moins radicalement, avec plus ou moins de difficultés, leurs choix passés et s’interrogeraient sur leur avenir. Effectivement, depuis le milieu du xxe siècle, on assiste à l’augmentation de la dissociation entre le moment de la cessation d’activité professionnelle et celui de la sénescence, conséquence de l’allongement de la vie et notamment de la vie en bonne santé. Alors que dans les années 1950-1960, on prenait sa retraite à 65 ans et que l’on pouvait encore escompter vivre en moyenne 13,4 ans pour les femmes et 10,4 ans pour les hommes, aujourd’hui, l’âge officiel de la retraite est de 60 ans et les femmes ont alors une espérance de vie de 26,9 ans, et les hommes, de 22 ans.
44La durée moyenne de la retraite a donc plus que doublé en un demi-siècle et comprend une « seconde maturité » (Gauchet, 2004, p. 33) qui précède l’avènement du grand âge et dont la caractéristique principale est d’être émancipée à la fois des contraintes des charges familiales et du travail. Le troisième âge semble ainsi être devenu celui de l’accomplissement individuel et l’âge qui le précède, que l’on pourrait appeler de manière un peu vague « l’âge adulte », serait, quant à lui, caractérisé par une multitude de limitations et de contraintes liées aux engagements sentimentaux durables. Ces limitations impliqueraient le renoncement à des partenaires qui pourraient mieux convenir et les obligations de la spécialisation professionnelle qui supposent, elles, de renoncer à des domaines d’activité pour lesquels les individus auraient plus d’inclination. Loin de vivre un élargissement des possibles ou un abaissement des contraintes existentielles, les adultes expérimenteraient, au contraire, un rétrécissement de leurs horizons sentimentaux et professionnels en conséquence d’une superposition de déterminations mises en place au cours de la jeunesse.
45Une autre caractéristique de la « maturescence » – notion proposée par la sociologue Claudine Attias-Donfut pour désigner cette phase de l’existence envisagée comme un processus plutôt que comme un état – est de se trouver prise entre deux générations d’importance quasi équivalente : celle des jeunes qui s’autonomisent et celle des parents qui entrent dans la vieillesse (Attias-Donfut, 1989). Il s’agit d’une situation sans précédent historique, « la succession de générations de taille comparable, qui prévaut à notre époque, modifie complètement le rapport de relève de génération dans le travail comme dans les autres domaines de la vie sociale, famille y compris » (ibid., p. 6).
46Autant d’éléments qui renforcent le risque de transformer cette période en une gigantesque crise. La meilleure définition de l’adulte, celle, en tout cas, que nous renvoient les enfants, est peut-être la suivante : « l’adulte, c’est un être... “qui n’a pas le temps8”. À quoi bon grandir, si c’est pour en arriver là ? » (Tavoillot, 2011, p. 37.) L’horizon des adultes n’est, en outre, plus totalement ouvert comme entre 20 et 30 ans (Van de Velde, 2008) et les enquêtes sociologiques menées sur les représentations des étapes de leur propre existence chez des individus âgés de 40 à 84 ans montrent que les âges situés entre 40 et 50 ans sont identifiés a posteriori comme étant des moments de changement intense (Lalive d’Épinay & Cavalli, 20079). Le « milieu de vie » peut ainsi se traduire par un sentiment de crise existentielle.
Hommes et femmes adultères face à la « crise du milieu de vie »
47La sensation d’un temps qui s’accélère, d’une vie qui commence à passer trop vite, est présente dans les discours des personnes interrogées, particulièrement chez les hommes et spécifiquement en ce qui concerne leur potentiel sexuel. Lorenzo*, journaliste de 44 ans qui a connu son épouse au cours de ses études, m’expliquait que pour lui, il lui restait environ quinze ans, peut-être vingt, de vie sexuelle. Il ne voulait pas quitter sa conjointe, il tenait à elle, à leur vie, à ce qu’ils avaient construit, « comme on tient à une personne que l’on connaît depuis sa jeunesse », mais il ne voulait pas se priver de vivre encore un amour qui le transporte. Avant d’entamer une liaison durable avec une de ses collègues (journaliste également, mariée avec des enfants), il avait trompé quelques fois son épouse, occasionnellement, parce qu’une femme lui plaisait et qu’il ne voyait pas pourquoi il aurait laissé passer une occasion de « vivre un bon moment alors qu’il pouvait encore en profiter ». Il était assez fier de ses conquêtes et de ses performances sexuelles hors de son couple.
48Il fréquentait son amante depuis trois ans lorsque je l’ai rencontré, après qu’il se soit exprimé sur un blog que je suivais. Il n’a pas souhaité que notre entretien soit enregistré mais il m’a longuement expliqué sa crainte de ne plus pouvoir séduire ni avoir des érections pouvant satisfaire pleinement une femme, dans quelques années. Il a retracé comment, de ses « aventures sans lendemain », il était passé à une « liaison sérieuse » avec sa collègue. Travaillant dans la même entreprise et étant amenés à se déplacer régulièrement ensemble à l’étranger, de confidents, ils sont devenus amants. Lorenzo continue d’avoir des partenaires sexuelles occasionnelles dont il ne parle ni à son amante ni à son épouse. Il estime que son temps est désormais compté et qu’il veut en profiter : profiter de sa vie de famille, profiter d’un nouvel amour, profiter de rencontres sans lendemain : « Je ne veux pas choisir, je veux tout. »
49S’agirait-il de ce fameux « démon de midi » ? Si l’infidélité ponctuelle ou sérielle, la séparation d’avec son ancien partenaire pour un autre plus jeune ou seulement « nouveau » résonnent avec la thèse du « démon de midi », les relations extraconjugales qui s’installent, bien que fondées sur la sexualité, ne peuvent être entièrement expliquées par la résurgence d’une sexualité débordante. En effet, d’une part, même si les hommes déclarent avoir retrouvé une sexualité plus satisfaisante avec leur partenaire clandestine qu’avec leur conjointe, il n’en reste pas moins qu’ils nuancent leur propos en disant qu’ils n’ont plus la même libido que lorsqu’ils étaient plus jeunes, et s’en réjouissent. Ils considèrent comme un avantage le fait d’avoir des envies sexuelles moins envahissantes psychiquement qu’à leur adolescence, ce qui leur permet de se consacrer à autre chose qu’au sexe, notamment à leur travail. L’établissement d’une relation extraconjugale stable semble s’inscrire dans une volonté de ne pas se disperser, de ne pas être dans une quête effrénée de partenaires. Bien évidemment, cette relative tranquillité sexuelle et amoureuse n’est pas de tout repos : les amantes sont, pour la plupart, beaucoup moins satisfaites que leurs amants d’une double vie bien installée et les amours clandestines sont souvent, comme le montrent les récits présentés en annexe 1 de cet ouvrage, tumultueuses.
50Chez les femmes, la thématique du resserrement des possibilités de rencontres amoureuses ou sexuelles est moins présente que chez les hommes. Elle en est même quasiment absente. En outre, les femmes ne disent pas se sentir moins séduisantes, « vieilles » ou « transparentes » comme le voudraient des représentations communes et savantes des femmes ménopausées... Elles ont une image de leurs attraits sexuels plutôt positive, quel que soit leur âge, leur physique, leur corpulence, leur manière de s’habiller, leur mode de vie. Elles rejoignent en cela les libertines interviewées par le sociologue Philippe Combessie :
L’assurance acquise dans cette « deuxième vie » n’est en général pas sans influence sur les comportements à l’extérieur : les femmes ayant développé leur capital de séduction ainsi valorisé dans ces espaces se disent plus sûres d’elles-mêmes en cas d’agression sexiste dans la rue, voire dans leur univers professionnel ou à domicile (2015, p. 14).
Ces constats peuvent être expliqués par la valorisation et le sens que le « regard d’un homme » donne aux femmes et à leurs activités. En effet, les socialisations féminines sont fondées sur une dépendance mentale des femmes envers les hommes, soient-ils réels ou imaginaires, dont le regard est déterminant pour la valorisation de soi (Löwy, 2006). Notons que le système de genre produit des hommes autonomes de ce point de vue. Nous pouvons souligner que l’importance du regard masculin porté sur les femmes a été renforcée par le cinéma hollywoodien qui, comme le montre Valerio Coladonato, a opposé au culte féminin de l’acteur italo-américain Rudolph Valentino fondé sur l’érotisation du corps masculin des années 1920, le modèle du film « classique » (années 1930-1960), centré autour du regard masculin ou male gaze (Coladonato, 2015). Or « les rapports sociaux n’existent pas indépendamment de leur médiation idéologique et les représentations médiatiques constituent des lieux de ré-imagination constante et évolutive des réalités sociales » (Gourarier, Rebucini & Vörös, 2015).
51La question de l’âge se pose de manière cruciale pour certaines jeunes femmes interrogées, ou dont les propos sont rapportés sur des sites Internet ou des blogs, qui ont passé la trentaine, n’ont pas enfants et aiment un homme marié. Alix* (célibataire, maîtresse de Louis*) et Nathalie (en couple, avec Daniel), dont nous retrouvons en annexe 1 les récits, m’ont fait part des limites que la clandestinité amoureuse impliquait concernant l’envie d’avoir un enfant avec l’homme qu’elles aiment. Ce dernier point est important. En effet, ces deux femmes (comme d’autres dont on peut lire les récits sur Internet) n’avaient pas simplement « un désir de maternité » (au sens commun de l'expression) mais un « désir d’avoir un enfant avec “cet homme-là” ». Il s’agissait d’avoir un enfant avec un homme aimé dans une situation officielle.
52Pour les femmes plus âgées ou mariées, le temps compté est plutôt celui du « temps perdu » dans leur relation conjugale alors qu’elles souhaitent, pour la plupart, s’engager dans une nouvelle union avec leur amant. Cette sensation de « perdre son temps » en restant avec leur mari est au principe, avec d’autres facteurs, des séparations conjugales chez les femmes adultères. Elle est aussi au principe de séparations avec l’amant quand le même sentiment de ne « rien construire », ne « pas avancer » s’installe en elles.
53Cet état d’esprit féminin n’est pas sans rappeler ce qui a été observé chez les jeunes femmes s’engageant dans l’âge adulte. Éric Macé et Sandrine Rui expliquent, à partir d’une enquête réalisée auprès de 37 hommes et femmes âgés de 20 à 25 ans (une moitié de garçons et une moitié de filles, un tiers de classe populaire et deux tiers de classe moyenne), que les jeunes femmes « sont à l’âge où elles sont placées face à elles-mêmes, intranquilles, essayant de s’épargner les mauvais choix, envisageant de ne pas choisir et se préparant à affronter les tensions que cela suscitera » (2014, p. 79). La quarantaine semble être également, pour les femmes vivant une relation clandestine, une période d’intranquillité où la crainte de ne pas faire le « bon choix » (rester mariée, quitter son conjoint, poursuivre une double vie) est cruciale et source de nombreuses tensions intérieures : il est encore temps de vivre une nouvelle union dégagée d’une partie des contraintes de la maternité mais bientôt, il sera trop tard, se disent-elles.
54Le « milieu de vie » prend ainsi des sens différents selon le sexe. Pour les hommes interrogés, il signifie souvent l’antichambre de la fin de la vie sexuelle (ou du moins de la vie sexuelle telle qu’ils l’ont vécue jusqu’à présent) ; pour les femmes il signifie plutôt le préambule à une éventuelle nouvelle vie conjugale. Il semble que le développement d’une relation amoureuse parallèlement au couple installé contribue à atténuer certaines tensions subjectives concernant la libido, l’activité sexuelle et l’engagement conjugal. Mais hommes et femmes ont en commun de vouloir résister au poids des contraintes de l’âge adulte en s’octroyant à eux-mêmes, comme une récompense pour les efforts accomplis (fonder une famille, tenir ses engagements envers ses ascendants et descendants ou envers un conjoint choisi de longue date, poursuivre une carrière professionnelle, ne pas « se laisser aller », etc.), ou comme une échappatoire face au poids des contraintes, un amour clandestin qui, subjectivement, élargit un espace de possibles qui se réduit : la possibilité d’aimer passionnément, celle d’avoir une vie sexuelle intense et nouvelle, celle de se créer un avenir conjugal (même s’il est imaginaire) autre que celui auquel on a le sentiment d’être destiné.
Des doubles vies légèrement contraignantes
55Les doubles vies dont nous traitons s’élaborent ainsi à l’intérieur d’une phase de l’existence marquée par de nombreuses contraintes. Se pose alors la question du sens d’une implication durable et intense dans une relation qui requiert une certaine disponibilité non seulement sentimentale et sexuelle, mais aussi matérielle et psychique. En effet, d’une part, le secret et le mensonge qui accompagnent l’infidélité ne vont pas de soi dans une société qui, comme nous l’avons vu au début de ce livre, valorise la véracité dans le couple. D’autre part, la fréquentation d’un amoureux ou d’une amoureuse demande du temps et une certaine organisation, d’autant plus contraignante qu’elle doit être cachée. Les rendez-vous galants et les appels passionnés ne peuvent pas se glisser de manière sereine dans les plannings familiaux ou professionnels. Ils sont « volés », comme le disent souvent les infidèles. Avoir une relation amoureuse clandestine implique ainsi des tensions et des contraintes internes à l’individu, mais aussi externes (qu’il s’agisse du partenaire clandestin, de la famille, des relations professionnelles ou des amis), qui s’agrègent à celles qui caractérisent le « milieu de vie ».
56Les stratégies que déploient les amants pour se rendre disponibles l’un pour l’autre sont diverses. Quand les relations sont associées au travail, certains temps, comme les déplacements professionnels, les pauses, les réunions tardives ou les jours de RTT (réduction du temps de travail) dissimulés au conjoint ou à la conjointe constituent les principales possibilités de rapprochement entre les amants. Lorsque les relations adultères se nouent à l’intérieur du cercle familial ou amical, les vacances, les week-ends et les soirées permettent aussi de dégager des moments – parfois très courts – d’intimité (faire des courses, préparer des repas ensemble...). Dans les situations où les personnes n’ont pas de lieux ou d’espaces communs officiels, les rencontres clandestines demandent un peu plus d’imagination mais les ficelles sont assez semblables à celles utilisées par des partenaires qui se fréquentent pour d’autres raisons qu’amoureuses : le travail et les loisirs constituent les principaux prétextes invoqués auprès de l’entourage pour échapper quelques heures, parfois quelques jours, aux agendas familiaux et professionnels. Une de nos interviewées s’est par exemple inscrite dans une salle de sport afin d’avoir un alibi pour voir son amant. Elle n’est jamais allée dans le club sportif mais a de nombreuse fois eu recours à ce prétexte pour retrouver son amoureux clandestin. Randonnées, natation, course à pied ou cyclisme, quand ils ne sont pas partagés par le partenaire officiel, constituent également des excuses courantes de sorties du domicile familial pour rejoindre le partenaire caché.
57Les réunions de travail le soir ou le week-end, les déplacements professionnels avec des dates et des horaires difficilement vérifiables sont aussi utilisés, comme les loisirs, pour se rendre à des rendez-vous amoureux. La relative autonomie dans l’organisation des temps de travail propre à certaines professions supérieures constitue une précieuse ressource pour cultiver un jardin secret : les agendas sont mouvants et difficilement contrôlables par l’entourage familial et professionnel, les personnes peuvent terminer une partie des tâches qu’un rendez-vous galant a retardées à leur domicile ou en rentrant plus tard le soir... En revanche, le recours à des tiers qui permettraient de couvrir la relation clandestine, des amis par exemple, est très peu présent dans notre enquête. Une relation clandestine qui dure ne bénéficie pas souvent et durablement, à la différence d’un « écart occasionnel », de la complicité de personnes de l’entourage qui pourraient mentir pour couvrir l’infidèle. En effet, si les infidèles se confient parfois à des proches, ils disent bénéficier de leur bienveillance sans pour autant être compris. Une infidélité occasionnelle ou un divorce à la suite d’une rencontre amoureuse sont acceptables pour les proches, en revanche, la poursuite d’une double vie est souvent interprétée comme une indécision ou une forme de lâcheté qui ne devrait pas durer. Un amour clandestin qui perdure ne suscite ni empathie, ni sympathie, ni compassion dans l’entourage amical. Contrairement à une idée reçue, les hommes le taisent et ne s’en vantent pas. Les femmes le confient parfois à une autre femme qui a la plupart du temps connu une situation similaire.
58Les contraintes logistiques et matérielles sont nombreuses, mais comme le disait une femme interrogée ayant un poste de travail à très haute responsabilité et cinq enfants : « Quand on veut trouver du temps, on peut. » Effectivement, dans les classes intermédiaires et supérieures auxquelles appartient notre population d’enquête, les contraintes financières impliquées par des rendez-vous au restaurant ou à l’hôtel par exemple pèsent moins lourdement que dans d’autres catégories. En outre, il n’est pas rare que les amants bénéficient d’une résidence secondaire, d’un appartement occasionnel qui fasse office de boudoir ou de garçonnière. Le domicile familial est également parfois investi par les amants, bien qu’il ne s’agisse pas du procédé le plus courant.
59En somme, le « milieu de vie » est certes une période de contraintes paroxysmiques pour les individus occidentaux actifs, de milieux relativement aisés, mais il représente également une période matériellement propice à la double vie : les enfants sont généralement assez autonomes ou bien ont quitté le domicile familial, les individus sont stabilisés professionnellement, ils ont cumulé des capitaux sociaux qui peuvent, en partie, être investis dans un « monde à soi » qui, par ailleurs, contribue, dans de nombreux cas, au renforcement du capital social et culturel. En effet, au regard de cette enquête, les liaisons clandestines durables sont régies par les mêmes règles d’homogamie sociale que les unions officielles. Les hommes enquêtés sont, comme leurs conjointes et leurs amantes, diplômés de l’enseignement supérieur et de classes sociales supérieures (à deux exceptions près où nous avons affaire à des statuts d’artisan caractérisés par un capital économique relativement important mais un capital culturel relativement faible10). Les femmes mariées s’inscrivent également dans des couples clandestins homogames.
60En revanche, lorsque nous avons affaire à une liaison entre un homme marié et une femme célibataire, on constate non seulement souvent un écart d’âge relativement important entre les partenaires, l’homme étant souvent âgé d’une dizaine d’années ou davantage que son amante, mais aussi des statuts sociaux différents, la femme étant située, souvent, dans une position socioprofessionnelle inférieure à celle de l’homme. Ce décalage entre les positions sociales des hommes et des femmes dans ces configurations ne rejoint pas systématiquement une différence de niveau de diplôme. Les amantes célibataires, bien souvent, ont un capital culturel aussi important, voir plus important que leur amant marié. Mais âge et sexe expliquent sans doute leur position sociale inférieure par rapport à eux : la construction d’une carrière professionnelle requiert du temps et les carrières féminines sont freinées par le « plafond de verre » qui réduit les possibilités d’ascension sociale des femmes.
Un équilibre masculin, une liberté féminine
61La duplicité à l’intérieur du couple n’est pas forcément vécue comme un problème. Claude*, un homme de 61 ans, m’a longuement parlé de cette question. Cadre infirmier, il suivait une psychothérapie au moment de notre entretien (réalisé durant l’été 2014). Il a rencontré Sylvie, devenue son amante, dix ans auparavant, sur un site Internet dédié à la poésie où il publiait ses textes érotiques. Il ne pensait pas la mise en ligne de ses poèmes comme un moyen pour faire des rencontres sexuelles et d’ailleurs, il était toujours resté fidèle à son épouse avec laquelle il était marié depuis une trentaine d’années. Cependant, il n’avait jamais fait part à cette dernière de son goût pour l’écriture érotique, entretenant ainsi un « jardin secret » d’ordre sexuel sans pour autant transgresser la norme d’exclusivité. Sylvie, de cinq ans sa cadette, orthophoniste en milieu hospitalier, mariée depuis plus de vingt-cinq ans également, avait elle aussi toujours été fidèle à son époux. Lectrice assidue du site, les textes de Claude l’avaient transportée et elle avait engagé une correspondance avec lui. Pendant un an, les deux internautes ne s’étaient pas rencontrés. D’une part, l’un vivait à Bordeaux et l’autre à Nîmes et d’autre part, Claude ne souhaitait pas donner prise à une éventuelle aventure sexuelle avec Sylvie, qui lui manifestait son envie de le connaître et son attirance pour lui, via ses textes. Une année après leurs premiers échanges, malgré les réticences de Claude, Sylvie se rend à Bordeaux à l’occasion d’une formation professionnelle.
62Ils se rencontrent et passent une journée ensemble, qu’ils finalisent dans l’hôtel où loge Sylvie. Cette dernière tombe passionnément amoureuse alors que les sentiments de ce dernier pour elle sont beaucoup plus modérés. Il ne se sent pas amoureux de cette femme et tient beaucoup à sauvegarder son couple et sa famille, ayant deux enfants adultes. Cependant, Claude et Sylvie poursuivent des échanges de messages électroniques quotidiens, s’appellent plusieurs fois dans la semaine et deviennent ainsi de plus en plus proches et complices. Quelques mois après leur première rencontre, Sylvie retourne à Bordeaux. Elle a pris deux jours de congé et a prétexté auprès de son mari rendre visite à une consœur, rencontrée lors de son stage. À l’occasion de cette deuxième visite, Sylvie et Claude passent de nouveau une journée ensemble et font l’amour. Cette fois, Claude commence à éprouver un certain attachement sentimental envers sa partenaire et il a envie de la revoir. Ils se reverront cinq à six fois par an durant trois ans, construisant une relation sentimentale et érotique principalement sur la base d’échanges à distance. Aux cours de ces trois années qui suivent leurs deux premières rencontres, ils ne passeront jamais une nuit ensemble et ce sera toujours Sylvie qui se rendra dans la ville de Claude. D’ailleurs, les sentiments qu’elle éprouve pour lui contrastent avec la distance qui s’est installée entre elle et son mari. Celui-ci ne manifeste plus d’appétence sexuelle pour elle depuis plusieurs années, ne s’intéresse plus à elle comme elle le souhaiterait.
63Cependant, il arrive un jour où le mari émet des soupçons concernant la fidélité de son épouse. Il la sent distante et l’esprit ailleurs. Elle lui avoue alors qu’elle a rencontré un autre homme dont elle est amoureuse. Elle fait part à Claude de son aveu mais pour celui-ci, cela ne change rien : que Sylvie et son mari se séparent ou non, il restera auprès de sa femme. Il aime cette dernière et n’envisage pas de la quitter après toutes ces années passées ensemble. Pour lui, ce serait trahir son épouse que de la quitter. Il n’a jamais envisagé de le faire et par conséquent il n’a jamais laissé émerger dans son esprit la possibilité d’une vie avec Sylvie. Cela étant, l’infidélité de Sylvie n’aura pas raison de son mariage. Son époux lui demande de mettre fin à son aventure (dont il ne connaît ni la durée, ni la teneur) et ils poursuivent leur vie conjugale. Sylvie ne met pas fin à son aventure et poursuit ses échanges avec Claude. Cela fait six ans qu’ils sont amants, qu’ils se voient seulement quelques fois par an, lorsque Claude décide avec son épouse de déménager à Montpellier. Il a quelques soucis dans son travail et une opportunité d’emploi dans la région languedocienne dont il est originaire se présente. Son histoire avec Sylvie motive également sa décision de quitter le Sud-Ouest pour le Sud-Est. Il se rapproche ainsi géographiquement de son amante, ce qui, jusqu’à aujourd’hui, dix ans après leur premier rendez-vous, facilite les rencontres, devenues plus fréquentes qu’auparavant. Claude dit qu’il s’est progressivement autorisé à aimer Sylvie et qu’il éprouve pour elle un fort attachement, qu’il espère que leur relation ne prendra jamais fin.
64Cependant, il n’a jamais envisagé de quitter son épouse pour vivre une relation avec Sylvie au grand jour. Cette dernière a, en revanche, rêvé de quitter son mari pour son amant mais ne l’a pas fait.
65Claude a suivi une psychothérapie bien avant de faire la connaissance de Sylvie. Puis, dernièrement, il a recommencé un travail psychothérapeutique. Celui-ci n’est pas centré sur sa « double vie » et quand je lui demande ce qu’en dit son psychothérapeute, il me répond que celui-ci ne considère pas cela négativement puisque sa relation avec Sylvie lui apporte un équilibre personnel précieux.
66D’autres interviewés, hommes et femmes, ont fréquenté le cabinet d’un psychologue ou d’un psychothérapeute au cours de leur liaison clandestine. Les femmes ont souvent mis cette situation au centre de leur démarche. En ce qui concerne les hommes, les amours cachées ne sont pas au principe (conscient du moins) de la démarche et certains n’en parlent d’ailleurs pas à leur psychologue. Mais la démarche féminine n’a pas pour objectif non plus de mettre fin à une situation qui pourrait sembler problématique. La motivation principale des femmes est de parvenir à comprendre comment elles peuvent progresser dans la relation avec leur amant et, notamment, comment vivre avec les silences de celui-ci et ses résistances au passage vers une vie officielle avec elles.
67La duplicité qu’implique l’infidélité durable ne constitue pas ainsi, ni pour ces hommes ni pour ces femmes, un problème en soi. Du côté masculin, elle est plutôt considérée comme une source d’équilibre, une opportunité de s’épanouir sexuellement et affectivement, parfois intellectuellement aussi. Les hommes trouvent rapidement et durablement un moyen de se sentir mieux dans l’extraconjugalité que dans la fidélité conjugale. Du côté féminin, elle est plutôt perçue comme un problème mais uniquement dans la mesure où elle ne contribue pas pleinement à leur bien-être affectif, constituant même pendant quelques mois, années ou indéfiniment, un obstacle à celui-ci et à une représentation positive de soi. C’est la raison pour laquelle les femmes consultent des psychologues : elles veulent aller mieux dans une relation insatisfaisante, elles veulent comprendre leur partenaire clandestin, elles cherchent des moyens de transformer la relation, éventuellement de cheminer vers son officialisation. Ainsi, la dualité n’est problématique pour les personnes concernées que dans la mesure où elles ont le sentiment de ne plus parvenir à « l’assumer » ou à la « gérer ». La transgression des normes d’exclusivité est relativisée chez les hommes comme chez les femmes par le sentiment que leur conjoint ou conjointe ne s’intéresse plus suffisamment à eux. La transgression de la norme de véracité est, quant à elle, atténuée par la convocation de l’argument du maintien de la famille malgré le surgissement et la consolidation d’un nouvel amour. Les infidèles disent pour beaucoup qu’ils ne mentent pas mais omettent de dire qu’ils ont une autre personne dans leur vie. Ils évitent effectivement les situations les conduisant à dire autre chose que la vérité et préfèrent s’organiser matériellement et mentalement de manière à ne dire que la vérité, mais pas toute la vérité.
Notes de bas de page
1 La « visite furtive » (nana sésé) consiste chez les Na de Chine en des rencontres sexuelles occasionnelles au cours desquelles les hommes se glissent dans le lit des femmes.
2 Dans les années qui ont suivi la Première Guerre mondiale, des aides furent accordées par l’État aux concubines de soldats morts au front, au même titre que celles accordées aux épouses (voir Paula Cossart, 2004).
3 J’ai délibéremment centré la recherche sur les unions hétérosexuelles car la prise en compte d’unions homosexuelles demanderait un travail à part entière sur la construction de la norme d’exclusivité dans ces configurations.
4 L’usage commode de l’expression « double vie » pour parler du fait qu’une personne est impliquée dans deux relations intimes différentes ne doit pas laisser penser qu’il existe une égalité entre ces relations, car seulement l’une d’entre elles existe socialement. D’ailleurs, généralement, cette désignation n’est utilisée que pour faire référence à la situation de personnes inscrites dans une union officielle et développant une liaison clandestine et non pas, par exemple, pour parler des situation de multipartenariat de personnes célibataires.
5 Les dispositions sont des propensions, des inclinations individuelles construites à l’intérieur des processus de socialisation (voir Lahire, 2002).
6 Howard Becker préconise aux sociologues de « mettre simplement au début leur dernier paragraphe triomphal, pour informer les lecteurs de l’orientation du raisonnement et de ce que tout ce matériel doit finir par démontrer [...] » (1986, 2004, p. 57). « Au lieu d’essayer de résoudre l’insoluble, vous pouvez en faire état. Vous pouvez expliquer au lecteur pourquoi telle question pose problème, quelles solutions vous avez envisagées, pourquoi vous avez choisi celle, moins que parfaite, pour laquelle vous avez finalement opté, et quelle est la signification de tout cela. » (Ibid., p. 69.)
7 Diplôme de niveau bac + 5 dont l’équivalent est aujourd’hui un master professionnel.
8 Cette formule est empruntée par l’auteur à une petite fille de 6 ans qu’il a interrogée lors d’une enquête.
9 Les données sont issues de deux études portant chacune sur plus de 600 personnes vivant à Genève.
10 Le capital culturel concerne l’ensemble des ressources culturelles dé-tenues par les personnes, de la même façon qu’elles peuvent posséder un patrimoine économique. Elle a été théorisée par le sociologue Pierre Bourdieu (1979).
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Amours clandestines
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