Chapitre 1
Explorer les amours clandestines
p. 31-64
Texte intégral
L’amour, un sentiment socialement construit
Construction de soi ou illusion sur soi ?
1Si les sciences sociales s’occupent peu de l’amour, la littérature, le cinéma et la psychologie s’y intéressent de près. Le constat fait par Annik Houel, psychosociologue, en 2007, est toujours d’actualité :
La sociologie, bien qu’elle prenne en compte des phénomènes relevant de la sphère du privé, en particulier de la famille, a donc laissé le champ libre à la science qui est censée être la spécialiste de l’intime, la psychologie. Et la psychologie a occupé en effet peu à peu tout le terrain : le conseil conjugal et les thérapies de groupe ou individuelles, qui lui sont liées, s’appuient sur les éléments que la théorie psychanalytique apporte à la compréhension de l’amour (2007, p. 21).
2Les relations amoureuses ont pourtant retenu l’attention des sociologues féministes anglo-saxonnes dans les années 1970 mais, par la suite, leurs questionnements se sont plutôt tournés vers la sexualité : « Dans une sorte d’étrange contre-pied à la période victorienne, il devint même plus acceptable de théoriser et d’écrire sur la sexualité que sur l’amour » (Weisstein, 1987, 1988, p. 27). Or l’amour, cette attirance singulière et violente que des individus éprouvent l’un pour l’autre et qui modifie leur rapport au monde mais également leur façon d’intervenir dans les pratiques sociales, à l’instar de ce qui se passe dans les névroses, a des effets sociaux réels. L’amour a non seulement une efficacité pratique puisqu’il fonde des réalisations sociales (comme le couple), mais il constitue aussi un moteur puissant des actions individuelles qu’il oriente fortement. Il agit sur le monde comme événement psychique, comme forme de sociabilité mais également comme valeur normative qui organise certaines interactions. Il est même invoqué par des criminels comme justification ultime et légitime de leurs actes :
Si pathologique qu’il apparaisse quand on l’examine sous l’angle de la psychologie clinique, le crime passionnel, dans l’acception populaire du terme, est par excellence le crime de l’homme normal. [...] En principe, en effet, un crime n’est supposé passionnel que lorsque la Justice trouve au criminel des circonstances atténuantes, voire légitimantes, et, plus précisément, considère que son geste exprime la passion (ou peut-être l’amour ?), dans des circonstances où toute autre personne, par ailleurs saine d’esprit, aurait pu, comme lui, se laisser emporter à tuer. (Houel, Mercader & Sobota, 2003, p. 15.)
Moteur d’action puissant, matrice centrale des représentations de soi et d’autrui, tout à la fois principe et effet de la construction des féminités, des masculinités et des orientations sexuelles, le sentiment amoureux est peu exploré par les sociologues, certes, mais il a tout de même retenu leur attention, notamment au travers d’analyses du couple.
3Deux grandes approches du couple se dégagent des travaux sociologiques contemporains. La première s’intéresse prioritairement au lien « couple-amour » et au rôle que tiennent les conjoints comme « autruis significatifs1 » l’un pour l’autre ainsi qu’à l’existence d’une grammaire et d’un langage communs partagés par les partenaires (Berger & Kellner, 2007) ainsi que de la « confiance en l’autre » (Duret, 2007, p. 76-77) dans la construction du couple. Dans un article fondateur, Peter Berger et Hansfried Kellner (2007) donnent le cadre de réflexion de ces analyses. Elles prennent appui sur l’idée que les individus disposent à leur naissance d’un ensemble de représentations données par la société et qu’au long de leur existence, celles-ci se modifient ou s’enrichissent selon leurs expériences sociales et notamment au fil de la « conversation » (interactions) avec des autres significatifs. Selon cette approche, le mariage occupe pour les adultes une place particulière, il est, d’après eux, « un instrument nomique puissant » (2007, p. 59). L’union matrimoniale est conçue par Berger et Kellner comme un acte dramatique où deux individus étrangers l’un à l’autre se rencontrent et se redéfinissent. Le noyau familial est, dans cette perspective, le lieu de « réalisation de soi » à travers l’amour et la sexualité. L’élaboration d’une sphère privée via le mariage permet alors de construire une aire sociale d’autoréalisation individuelle échappant, partiellement du moins, au contrôle direct des institutions publiques. Les sphères matrimoniale et familiale constituent le « monde » que l’individu façonne « pour lui ». Ce monde étant construit avec un « autre » (conjoint ou conjointe), les conjoints fabriquent un « monde à eux » qu’ils partagent, qu’ils intériorisent et qui les façonne en retour. La relation conjugale permet ainsi d’objectiver une définition de soi-même, validée par la conversation continue avec le conjoint.
4Bien entendu, l’entreprise que représente la construction conjugale est complexe et fragile et, dans bien des cas, elle n’aboutit pas. Cependant, quand elle dure suffisamment de temps, on observe que les ambivalences individuelles se transforment en certitudes, que les autres individus impliqués dans la construction du couple (amis, parents, enfants) jouent un rôle prépondérant dans sa pérennité – les relations sociales mettant en péril la construction du « nous » conjugal étant écartées au fil du temps –, et que la conjugalité contribue à fortement restreindre l’espace des possibles individuels, structurant des individus « stables » :
Il est tout à fait vrai, évidemment, que les gens mariés sont plus stables sentimentalement (i. e. ils agissent dans le cadre d’une expression émotive plus contrôlée), plus mûrs dans leurs vues (car ils habitent un monde plus étroit et plus solide en conformité avec les attentes de la société), et plus sûrs d’eux-mêmes (ayant objectivé une définition d’eux-mêmes fixe et plus stable). En conséquence, ils sont davantage susceptibles d’être psychologiquement équilibrés (ayant maîtrisé beaucoup de leurs « anxiétés » et ayant réduit l’ambivalence et l’ouverture à de nouvelles possibilités de leur propre définition) et d’avoir des conduites socialement prévisibles (les maintenant bien dans le cadre des règles de sécurité socialement établies). Tous ces phénomènes accompagnent le fait général de « s’être rangés » au niveau de la connaissance, du sentiment, de l’identification personnelle. (Berger & Kellner p. 66.)
5Cette thèse de la construction de soi dans le couple est aujourd’hui le principal cadre explicatif des relations amoureuses stables dans la sociologie française. Bien qu’elle soit intéressante, elle repose sur l’idée préconçue que la famille est un lieu d’épanouissement affectif et personnel des individus. Or cela n’est pas montré par des données empiriquement vérifiables et des enquêtes montrent plutôt que le couple et la famille sont un lieu privilégié d’exercice de violences morales et physiques, notamment envers les femmes2.
6Les sentiments amoureux étant, dans la plupart des recherches qui les abordent, associés au couple, ils sont eux aussi souvent traités sous un angle positif. L’amour, pourtant, ne conduit pas forcément à la « construction de soi », il n’est pas non plus le garant de la paix entre les partenaires. Ses formes sont diverses, ses effets également, et si l’on écarte toute définition préalable de l’amour, dire que l’on s’aime ne signifie pas toujours dire que l’on se fait mutuellement du bien, ni que l’on construit une image positive de soi avec son partenaire. En outre, les significations du « je t’aime » des amoureux et du « oui, je le veux » du mariage varient profondément selon les statuts, le sexe, les trajectoires, les positions sociales des individus. Plus largement, l’amour prend sens dans des processus de socialisation spécifiques, c’est-à-dire dans « l’ensemble des mécanismes d’apprentissage qui font que les individus intériorisent les valeurs et les normes d’une société ou d’un groupe social particulier », qui est articulé aux « diverses interactions qui établissent entre les individus des formes déterminées de relations » (Grafmeyer & Authier, 1995, 2008, p. 86).
7C’est une autre approche du couple, plus matérialiste, qui s’intéresse aux enjeux sociaux fondés sur le sentiment amoureux. Elle montre que l’amour ne se vit pas en « apesanteur sociale », qu’il participe des stratégies matrimoniales visant, à travers l’alliance des familles, la reproduction, d’une génération à l’autre, des capitaux et des patrimoines. On sait ainsi que l’union amoureuse, quelle que soit sa forme, n’échappe pas aux grandes règles de l’homogamie, comme l’a montré en 1964 l’enquête classique Le Choix du conjoint, menée sous la direction d’Alain Girard (1964, 2012). Les chercheurs ont enquêté auprès de 1 646 couples constitués par des femmes de moins de 62 ans et des hommes de moins de 65 ans, chacun vivant seul avant de se marier. La population était constituée selon un échantillonnage proportionnel de couples formés entre 1914 et 1959, selon deux critères principaux : l’un géographique (région et nombre d’habitants des localités), l’autre sociologique (catégorie socioprofessionnelle du mari). Le questionnaire fut administré dans 144 localités françaises et comportait trois parties : « les conjoints », « les circonstances du mariage » et « opinions et attitudes générales à l’égard du mariage ». Les résultats de l’enquête ont mis en évidence la primauté du « mariage des semblables », désignée par la notion d’homogamie. Celle-ci se présentait au milieu du xxe siècle comme principalement géographique (6 futurs conjoints sur 10 vivaient dans la même localité) et secondairement comme sociale et culturelle (en 1959, dans 69 % des cas les unions étaient contractées entre personnes dont les parents appartenaient au même groupe socioprofessionnel ou un groupe socioprofessionnel proche). L’étude de l’homogamie représente un des plus hauts sommets de l’entreprise de dévoilement des déterminismes sociaux de la sociologie d’inspiration durkheimienne, dans un domaine pensé comme étant le lieu par excellence du choix individuel : le choix amoureux. Elle montre comment des contraintes sociales, implicites et explicites agissent sur la formation des couples (Bozon & Héran, 1987).
8En étudiant le cœur idéologique des sociétés libérales contemporaines, à savoir la liberté individuelle dans le domaine amoureux, cette enquête a constitué une contribution importante à la démystification de la morale individualiste. Ces analyses se conjuguent avec les thèses qui avancent l’idée que l’amour est une croyance favorisant l’aveuglement des individus à propos des rapports de domination – dont font partie les rapports entre les sexes – dans lesquels ils sont pris (Greley, 2007). L’amour démystifié se présente ainsi comme le seul domaine de la vie sociale dans lequel dominants et dominés s’aiment.
9Les approches sociologiques de l’amour que nous venons d’exposer l’abordent comme une modalité de la construction de « soi avec autrui » ou comme une croyance occultant des rapports de domination (de genre, de classe et socioethniques principalement). À la lumière de ces approches, il semble pertinent d’articuler les dimensions subjectives et objectives de l’amour hétérosexuel en le définissant comme un sentiment « appris » et expérimenté différemment selon les sexes, comme un support spécifique de la domination masculine, générateur de parcours et de représentations de soi singuliers.
10Or l’amour est perçu ordinairement comme inexprimable, relevant de l’irréductible individualité. Il est souvent l’objet de questionnements et d’hésitations. À la question « Aimez-vous votre époux ou votre épouse ? », les réponses que je reçus furent fréquemment : « Je ne sais pas » ou « Je ne suis pas sûr.e ». Les tergiversations étaient moindres lorsqu’il s’agissait du partenaire clandestin. Cela ne signifie pas que celui-ci soit aimé sans l’ombre d’un doute. Cela signifie que l’amour pour le partenaire clandestin fait partie des registres de justification les plus courants pour expliquer la poursuite d’une relation cachée. L’amour pour le conjoint ou la conjointe, en revanche, ne constitue que rarement l’explication donnée en priorité de la poursuite de la relation conjugale, alors que l’on aime ailleurs. L’amour n’est pas défini sociologiquement et il n’est pas toujours identifié facilement par les personnes qui disent l’éprouver.
La quête de soi en amour
11D’après les sociologues François de Singly et Florence Vatin (2000), face à des dissonances entre l’identité statutaire produite dans le couple officiel et l’identité intime, les infidèles trouveraient dans l’extraconjugalité une manière de coordonner deux aspects de leur identité individuelle. Dans certains cas, selon les auteurs, la relation extraconjugale ne serait pas investie différemment de la relation conjugale, mais elle aurait « pour fonction » un allégement de cette dernière, en reportant une partie de leurs attentes envers leur partenaire officiel du côté de leur partenaire clandestin. L’extraconjugalité serait, dans cette perspective, principalement le fruit du processus d’individuation qui conduirait les acteurs à s’extirper des conventions sociales, à rechercher des satisfactions personnelles dans des vies amoureuses parallèles, qu’il s’agisse de la résolution d’une insatisfaction dans le couple ou bien d’une éthique hédoniste revendiquée.
12Cette dialectique entre un « soi public » et un « soi privé » dans une relation adultère était déjà présente chez Adèle Schunck, une femme mariée vivant à la Cour, qui entretint, de 1824 à 1849, une liaison intense avec Aimé Pierre Marie Guyet de Fernex, un veuf, enseignant au collège royal Louis Legrand (Schunck & Guyet de Fernex, 2005). Dans les lettres qu’elle envoie à son amant, Adèle écrit fréquemment qu’elle n’est pas elle-même lorsqu’elle est en société, que sa véritable identité s’exprime seulement dans sa vie amoureuse cachée. Le 14 octobre 1824, la jeune femme écrit : « Je ne veux pas me parer d’avantages que je ne possède pas. Je désire que vous connaissiez tous mes défauts, que vous lisiez, s’il se peut, dans mon âme tout ce qui s’y passe. » (p. 161.) Aimé, lui, écrit à Adèle qu’elle est la seule à le connaître vraiment, à tout savoir de son passé, de ses désirs et de ses rêves. L’opposition entre un rôle tenu en public et une « authenticité » vécue dans sa relation clandestine procède, selon l’historienne Paula Cossart, de l’influence du discours romantique qui range la passion du côté de la véritable nature des individus et les rapports sociaux de celui de la fausseté : « Un des traits des écrits des romantiques est l’affirmation que l’on ne découvre sa véritable nature que dans des passions comme celles qu’ils dépeignent. Un amour passionnel ne peut feindre : les deux amants sont contraints de se dévoiler l’un à l’autre. » (2002, p. 161.)
13Se sentir authentiquement « soi » dans une relation amoureuse, par opposition à un rôle que la vie conjugale impose, n’est donc pas nouveau. Mais peut-on considérer que l’exaltation d’une nature considérée comme véritable soit l’explication ultime et unique du développement d’amours clandestines ? Et dans ce cas, en quoi l’occultation de ces amours contribuerait-elle à la révélation d’un soi authentique ? Si Adèle et Aimé n’ont jamais vécu ensemble, attendant en vain le décès du mari d’Adèle à une époque où l’adultère était condamné et où l’on ne divorçait pas, comment expliquer, à l’ère du divorce, des séparations et du polyamour, que des amours clandestines se déroulent durant des années parallèlement aux unions officielles ? La réponse n’est pas univoque.
Faire des hommes et des femmes
Chausser les « lunettes du genre »
14Les « lunettes du genre » (« lenses of gender », Bem, 1993) nous permettent de voir comment le « système social de différenciation et de hiérarchisation qui opère une bi-catégorisation relativement arbitraire dans le continuum des caractéristiques sexuelles des êtres humains » (Le Feuvre, 2003, p. 51) façonne les relations amoureuses clandestines. Le système social de genre ne prétend pas révéler toute la complexité sociale des questions « sexualisées » et « sexuées » (quel que soit le fait observé) mais des modalités historiques d’organisation et de production des sexes. Il ne s’agit pas simplement de rappeler qu’il y a des femmes et des hommes mais, comme le souligne Éric Fassin, « que la masculinité et la féminité ont une histoire : la manière d’être homme ou femme, la socialisation en tant qu’homme ou femme, ce que cela signifie dans une société donnée, à un moment donné, voilà ce que le genre nous invite à penser » (2006, p. 15). Non seulement le genre a une histoire, mais cette histoire diffère selon les groupes sociaux et les institutions.
15En outre, le système social de genre est variable selon les contextes institutionnels. La sociologue Raewyn W. Connell le montre dans son analyse des configurations de genre dans les institutions (1995). Quelle que soit l’unité d’analyse choisie (individu, État ou autre), nous avons affaire à une configuration de genre spécifique qui renvoie, d’après elle, à un mode particulier d’organisation de la reproduction humaine. Celle-ci n’est pas conçue par la chercheuse comme une « base biologique », mais comme le produit d’un processus historique qui intègre la sexualité (modèles sociaux de sexualité, représentations de la sexualité, pratiques sexuelles...), l’engendrement, la prise en charge des enfants et les conceptions sociales des corps sexués. L’organisation des relations entre les sexes prend donc des formes différentes selon les contextes sociohistoriques, les institutions et les pratiques sociales en jeu. Le système de genre est pensé dans cette approche comme un faisceau de contraintes dont les formes « locales » (niveau microsocial et individuel)3 varient et constituent des « régimes de genre », c’est-à-dire des configurations de l’ordre de genre dans des espaces institutionnels concrets.
16Enfin, si l’on admet avec Nicky Le Feuvre que « le sexe biologique des acteurs (actrices) sociaux (sociales) pourrait être sans conséquence aucune pour leurs “chances de vie”, leurs trajectoires et expériences sociales, leurs identités subjectives » (2003, p. 50), on ne peut concevoir la domination masculine comme immuable et en perpétuelle reproduction. Le système social de genre comporte en effet des contradictions internes (liées à ses différentes composantes : socialisations sexuées, sexualité, reproduction, etc.)4 qui permettent de penser le changement social. En ce sens, si les modalités de reproduction de la domination masculine constituent un axe central des analyses proposées ici, les infléchissements, voire les effritements, de cette domination sont également envisagés. L’inscription de l’égalité des sexes comme principe d’organisation et l’appropriation par les femmes de formes nouvelles de pouvoir impliquent des révisions de la domination masculine car celle-ci ne va plus de soi (Le Feuvre, 2007). Les amours clandestines sont ainsi envisagées comme étant nourries par un système, le genre, qui fonde l’ensemble des univers et des pratiques sociales, mais dont les caractéristiques particulières méritent d’être étudiées.
« Tu seras un homme mon fils »
Si tu peux voir détruit l’ouvrage de ta vie, Et sans dire un mot te mettre à rebâtir [...]
Si tu peux être amant sans être fou d’amour, Si tu peux être fort sans cesser d’être tendre [...]
Si tu peux être dur sans jamais être en rage, Si tu peux être brave et jamais imprudent [...]
Si tu peux rencontrer Triomphe après Défaite, Et recevoir ces deux menteurs d’un même front [...]
Tu seras un homme, mon fils. (Kipling, 1895, 1918.)
17Le célèbre poème « If » (1895), traduit par André Maurois sous le titre « Tu seras un homme, mon fils », que Rudyard Kipling adressa à son fils de 12 ans, représente une fabuleuse transmission de la virilité et précise la « bonne manière d’aimer » pour un homme, « un vrai » : « être amant sans être fou d’amour5 ». L’apprentissage de la virilité, dont le poème de Kipling constitue un témoignage manifeste, impliquait effectivement, au début du xxe siècle, courage, détermination, maîtrise de soi et puissance sexuelle (entre autres attributs). Bien entendu, l’homosexualité, des goûts, des comportements, des attitudes pouvant être assimilés à la féminité étaient exclus de ce processus de fabrication des hommes. Être un homme était avant tout ne pas être une femme et être en mesure de dominer cette dernière socialement, psychiquement, physiquement et émotionnellement.
18Le début du xxe siècle constitue une période charnière dans l’élaboration sociale de la virilité contemporaine en Europe. Comme le montre l’historien Jean-Yves Le Naour, la Première Guerre mondiale constitua le berceau durable d’une défiance et d’une rancœur envers les femmes nourries de la détresse, de l’isolement, de la peur, de la frustration et du sentiment d’impuissance des hommes. En effet, durant la guerre de 1914-1918, les Françaises furent soupçonnées par les combattants de tromper leurs maris et fiancés pendant qu’ils étaient au front. Ils les accusèrent de les avoir encouragés à s’engager dans un combat qui s’avéra une grande escroquerie :
Pendant la guerre, le spectacle du deuil, les angoisses des épouses et des mères ont pu être niés par des militaires en souffrance, aussi l’après-guerre pacifiste peut-il voir des hommes se déculpabiliser en rejetant la responsabilité du conflit sur les femmes sans aucun souci de cohérence. D’un côté, en effet, les femmes sont présentées comme de mauvaises Françaises, des égoïstes oublieuses des peines des hommes, pressées de jouir et d’usurper la place de leurs maîtres, de l’autre elles deviennent des responsables, des patriotes acharnées qui ont supporté le conflit. En tout cas, l’expérience de la guerre crée un fossé entre les sexes. (Le Naour, 2001, p. 42.)
19L’histoire du sort qui fut fait aux femmes à cette époque par leurs conjoints et fiancés laisse voir qu’une situation de fragilité commune à tous les hommes, loin de produire une solidarité avec les femmes, conduit à des réactions défensives renforçant la communauté virile et par là même la misogynie. La virilité ne plie ni ne cède, elle se défend et se renforce lorsqu’elle est mise en danger. Aujourd’hui, les collectifs de défense de la masculinité, les mouvements qui promeuvent la séparation des sexes à l’école sous prétexte que les petits garçons seraient victimes d’une institution dominée par les femmes (enseignantes, élèves de sexe féminin obtenant de meilleurs résultats que leurs confrères...) constituent quelques exemples de la résurgence permanente des combats pour le maintien de la virilité.
Égaux mais différents ?
20Dans la France du xxie siècle, le genre ne se construit plus comme au début du xxe siècle, même si, bien évidemment, les structures sociales et mentales ne sont pas des contingences et si leur histoire forge durablement et profondément les institutions et les individus. Alors que dans les organisations patriarcales, les individus passaient, au cours de leur existence, des épreuves spécifiques qui leur permettaient de mettre en cohérence leur subjectivité avec leur rôle social, aujourd’hui, les manières de devenir homme ou femme à l’adolescence, à l’entrée dans l’âge adulte, aux périodes dites de « maturité » et durant la vieillesse sont diverses, et l’on ne dispose plus des appuis institutionnels qui régulaient la féminité et la masculinité selon les âges et qui fondaient la hiérarchie entre les sexes.
21La différence sexuée fondant l’idéologie6 différentialiste qui présente tous les apparats de la « nature différente des sexes » s’élabore en effet en silence, sans épreuves majeures, sans qu’aucune institution ne se présente plus comme un haut lieu de fabrication des hommes et donc de différence entre des êtres conçus comme supérieurs à d’autres êtres, les femmes. De nombreux médias, des best-sellers pseudo-scientifiques, l’école et les institutions éducatives sont cependant des conservatoires de l’idéologie d’une différence fondamentale et incompressible entre hommes et femmes, défendue avec constance et persévérance comme le montrent les recherches sur le genre à l’école7. Les publications et les émissions qui expliquent qu’« entre chaque homme et chaque femme, il y a 0,2 % de différence génétique » et que « de ce détail découle une foule de conséquences, biologiques, hormonales ou encore anatomiques8 » sont légion. Dans l’univers scolaire, si la mixité a été instaurée, les filles et les garçons ne s’orientent pas de manière indifférenciée, les représentations que les acteurs institutionnels ont des sexes sont fondées, pour la plupart, sur une idéologie de la différence (Mercader et al., 2014). Différents secteurs clefs de la production sociale des hommes et des femmes assurent ainsi la perduration d’une conception différentialiste des sexes qui constitue la clef de voûte des inégalités entre hommes et femmes échappant aux politiques publiques, au droit et aux institutions9.
22En France par exemple, les sexes sont généralement considérés comme égaux du point de vue de l’intelligence, et pourtant comme inégalement compétents en ce qui concerne les soins apportés à autrui, notamment aux enfants et aux personnes âgées. Une enquête menée en 2014 par la Direction de la recherche, études, évaluations et statistiques (DREES) et l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) rapporte :
Que ce soit dans la vie professionnelle, familiale ou scolaire, les stéréotypes sur la place des femmes et des hommes restent prégnants, bien que non majoritaires. [...] Une majorité de Français rejettent les opinions reflétant la supériorité d’un sexe sur l’autre. Ainsi, moins de deux sur dix estiment que les hommes sont plus aptes au raisonnement mathématique et seuls 21 % soutiennent le modèle de la femme au foyer. C’est cependant dans le rôle dévolu aux femmes et aux hommes que les conceptions stéréotypées se font plus vivaces : pour la moitié des enquêtés, les femmes savent mieux prendre soin des enfants ou d’un parent âgé. Et 41 % considèrent que pour une femme, la vie professionnelle est moins importante que la famille. Enfin, si neuf Français sur dix défendent une éducation similaire pour filles et garçons, près d’un sur deux pense toutefois que les filles sont, par nature, plus sages et les garçons plus turbulents. (Burricand & Grobon, 2015.)
23L’idéologie dominante concernant les relations entre les sexes dans notre société est ainsi celle de l’égalité dans la différence (Collin, 1999), c’est-à-dire que l’égalité de droit ne signifie pas une égalité des « chances de vie » de chacun des sexes puisqu’ils sont perçus comme n’ayant pas la même place, ni le même rôle dans la société. Ajoutons, si besoin, que la « différence » entre femmes et hommes se traduit par un champ des possibles plus réduit pour les premières que pour les seconds en ce qui concerne les possibilités objectives et subjectives (différentes des possibilités légales) en termes de choix d’études, de choix professionnels, d’implication dans les tâches domestiques répétitives et peu valorisées socialement, d’implication dans le soin apporté aux enfants (à différencier de la transmission des normes éducatives), de contraintes plus importantes sur les corps des femmes que sur celui des hommes (injonctions à la beauté, à la minceur, traitements hormonaux à tous les âges de la vie...). En résumé, si nos sociétés sont fondées sur l’égalité de droit entre les sexes, elles ne sont pas pour autant égalitaires socialement10.
Devenir homme, être femme
24Les femmes n’ont pas été conçues, au fil de l’histoire, comme des individus qu’il faudrait forger spécifiquement pour être de dignes représentantes et incarnations de leur sexe. La féminité est pensée, dans nos sociétés, comme une donnée naturelle qui serait immanente à l’instinct maternel (de Beauvoir, 1949). Au fil de l’histoire, les femmes ont été fabriquées dans les cuisines des foyers, dans les ateliers de couture des écoles, durant les leçons de bienséance des jeunes filles de milieux privilégiés, dans les salons où le silence leur était imposé, par le port de vêtements contraignant mouvements et corps, par la multitude d’interdictions concernant leur accès aux apprentissages intellectuels et physiques... Mais aucune institution publique n’a eu pour vocation de forger des « femmes, des vraies ». Si l’on a dit à quelque petite fille « tu seras une femme, ma fille », ce n’était sans doute pas dans l’objectif de la renforcer socialement ou de lui prédire un beau destin héroïque, mais pour lui rappeler que sa place serait celle d’une femme et seulement d’une femme.
25Aujourd’hui, il existe toujours des bastions de la masculinité (le sport, l’armée, les grandes écoles élitistes, les hautes fonctions de l’État, les travaux de force, la science, les conseils d’administration des grandes entreprises, etc.), mais la différence entre les sexes ne s’affiche plus comme un obstacle à l’égalité. Elle est construite silencieusement dans les socialisations primaires et se creuse au cours des socialisations secondaires avec l’entrée dans la parentalité et sur le marché du travail. Les petites filles et les petits garçons ne sont en effet pas socialisés de manière identique et cela produit des êtres sociaux sexués. Dès l’enfance, la perception différente, par les agents socialisateurs, des corps et des qualités physiques des petits garçons et des petites filles, constitue un pivot de la conception naturaliste des différences et de l’asymétrie entre les sexes. Par exemple, une célèbre étude dirigée par Jeffrey Z. Rubin a montré comment les parents de bébés percevaient différemment les qualités physiques de leur enfant selon qu’il s’agissait d’un garçon ou d’une fille (Rubin, Provenzano & Luria, 1974). Les premiers étaient perçus plutôt en fonction de leur puissance physique (force, carrure, etc.) alors que les secondes étaient décrites plutôt en fonction de leurs attraits physiques (beauté, charme, etc.). On peut citer aussi une recherche menée dans les classes de maternelle qui montre d’une part, que les enseignantes sont relativement tolérantes avec les garçons agités ou perturbateurs et que, d’autre part, elles tendent à arranger la coiffure et les vêtements des filles (Martin, 1998). De cette manière, certaines dispositions sont plus fréquentes dans un sexe que dans l’autre et contribuent à la distinction sociale des sexes. Cette différenciation entre hommes et femmes est le produit d’une socialisation tout à fait spécifique puisqu’elle légitime et (re)produit l’hétéronormativité, terme qui « désigne le système asymétrique et binaire, de genre, qui tolère deux, et seulement deux, sexes, où le genre concorde parfaitement avec le sexe (au genre masculin le sexe mâle, au genre féminin le sexe femelle) et où l’hétérosexualité (reproductive) est obligatoire, en tout cas désirable et convenable » (Butler, 1990, 2005, p. 24).
26Tout d’abord, deux sexes, et seulement deux, sont tolérés dans notre société ; ensuite, le « sexe social » (comportements, attitudes, activités, modes de pensée, etc.) doit correspondre au « sexe biologique » (les attributs physiologiques « mâle » et « femelle ») ; enfin, l’hétérosexualité reproductive constitue la norme dominante (Butler, ibid.). La coordination sociale (via les socialisations, les institutions, les injonctions médiatiques, etc.) entre sexe, genre (au sens de « sexe social ») et hétérosexualité constitue le système hétéronormatif à l’intérieur duquel se construisent les hommes, les femmes et les relations entre eux.
27Nos sociétés sont fortement diversifiées du point de vue socio-économique et symbolique. Dans les milieux populaires, chez les intellectuels, dans les classes économiquement dominantes, on ne devient pas homme ou femme de manière identique. Cependant, on constate des invariants. D’une part, bien que devenir un homme n’implique pas toujours d’incorporer des valeurs sexistes et d’user de la violence (Connell & Messerschmidt, 2005), la domination masculine constitue une constante chez les hommes occidentaux. Comme l’a montré le psychiatre et psychanalyste Christophe Dejours, que ce soit dans le modèle d’une virilité populaire (par exemple, la parade virile en milieu ouvrier, dans l’armée, ou chez les sportifs, fondée sur des démonstrations de force physique, de « dureté au mal » ou de capacité d’agir...) ou bien dans le modèle d’une virilité euphémisée (managers ou chefs d’entreprise endossant des attributs symboliques de la puissance et du pouvoir, comme la maîtrise de soi ou d’autrui, les compétences décisionnelles, etc.), quelle que soit la forme que prend la masculinité et quel que soit le contexte social où elle s’exprime, elle est fondée sur une hiérarchie des sexes dans laquelle les hommes prévalent sur les femmes (1998).
La fabrication de l’hétérosexualité
28Les principes de catégorisation des individus selon leur sexe et de hiérarchisation des catégories de sexe reposent principalement sur les rôles des individus dans la reproduction. Dans les représentations dominantes, l’hétérosexualité « normale » est potentiellement reproductive (alors que 5 à 15 % des couples hétérosexuels sont stériles) et la destinée considérée comme normale et souhaitable des femmes est de devenir mère (Peyre, Wiels & Fonton, 1991, 2002). La bi-catégorisation sexuelle (mâles / femelles), pensée comme donnée par la nature, justifie alors socialement la bi-catégorisation sexuée (homme / femme). Dans ce système, le corps occupe la première place puisque ce sont des traits phénotypiques (pénis, testicules, vagin, poitrine) qui sont convoqués pour le classement social des individus dans l’une des catégories de sexe. Bien que le genre ne se réduise pas au corps, il a affaire constamment à lui (Connell, 1995).
29La plupart des individus sont alors convaincus que les différences entre les organes génitaux des femelles et des mâles humains ainsi que leurs fonctions différentes dans le mécanisme de la reproduction biologique expliquent des différences de désirs et de besoins sexuels entre les sexes. Comme l’écrit le sociologue Jeffrey Weeks avec un certain humour :
Les scientifiques n’ont pas ménagé leurs efforts pour expliquer et justifier une telle conception. L’une des particularités qui nous caractérisent, nous êtres humains, est que nous cherchons la réponse à nos questions les plus fondamentales dans l’observation de la vie des animaux. Ainsi, cette créature que nous méprisons et craignons entre toutes, le rat, occupe-t-elle une place de choix dans la recherche sur la sexualité, notamment dans les expériences faites sur les hormones « masculines » et « féminines ». (1986, 2014, p. 77.)
Les parties du corps et les fonctions qui font la différence entre un groupe humain et un autre constituent depuis le xixe siècle le principal registre de justification d’un ordre social qui octroie à des groupes sociaux censés être égaux, des places, des positions, des rôles et des fonctions différents. À l’argument divin qui a régi nos sociétés durant des siècles, s’est substitué l’argument de la nature pour expliquer des différences qui sont à la source d’inégalités sociales notables dans des domaines tels que le travail ou la famille (Gardey Delphine & Löwy Ilana, 2000 ; Duby Georges, Perrot Michelle & Fraisse Geneviève, 1991). Ainsi l’idéologie de la nature différente des femmes et des hommes imprègne-t-elle des pratiques et des imaginaires sociaux et, la sexualité étant chevillée aux affects, l’argument naturaliste est au fondement de l’expérience amoureuse hétérosexuelle contemporaine.
Enquêter au cœur du secret : méthode et démarche d’investigation
Franchir les frontières de l’intimité
30Mener une investigation dans les tréfonds de la vie des gens n’est pas aisé. On se heurte aux frontières sociales, symboliques et psychiques qui séparent la « vie publique » de la « vie privée », et a fortiori de la « vie intime » ou « vie personnelle ». Ces frontières ont une histoire qui se confond avec le processus d’individuation qui, de la fin du Moyen Âge au xixe siècle, a progressivement construit un individu occidental qui ne se définit plus par ses appartenances communautaires, affectives ou féodales mais par ses statuts et rôles sociaux dans l’espace public d’une part, et par un « moi intime » dans l’espace privé d’autre part (Ariès, Duby & Chartier, 1986). Cependant, ce qui relève du privé ou du public est conçu différemment selon les milieux sociaux et culturels (Hall, 1966, 1971) et le droit français lui-même peine à définir la « vie privée » autrement que par une tautologie : « Est privé ce qui n’est pas public. » (Rigaux, 1990, p. 7.) Avec guère plus de précision, la doctrine définit habituellement la vie privée comme la sphère d’intimité des individus11.
31Du point de vue philosophique, André Lalande considère que la vie privée renvoie à ce qui est « caché » ou « profond » chez un individu (Lalande, 1902, 2002). Le juriste Alan F. Westin explique, quant à lui, que la vie privée est ce « privilège des individus ou des groupes [...] de déterminer pour eux-mêmes, quand, comment et dans quelle mesure l’information les concernant sera communiquée à d’autres » (1967, p. 3). Ces approches conduisent l’économiste Stéphanie Arnaud à définir la « vie privée », comme étant caractérisée par les logiques de l’autodétermination et de la maîtrise informationnelle sur les données personnelles (2007). Ces points de vue convergent vers l’idée que le privé et l’intime concernent ce que les individus jugent devoir être mis à l’abri du regard des autres.
32Ici, la problématique du secret questionne non seulement les frontières de l’intimité mais plus profondément les relations de pouvoir au sein des couples (officiels ou clandestins) car, comme l’a montré brillamment l’anthropologue Jean Jamin en analysant le « dire » et le « non-dire » dans des sociétés traditionnelles ou lignagères : « Toute parole, tout discours, qu’il soit tenu ou retenu, met en place et en scène des groupes ou des catégories sociales qui sont dans un rapport aux pouvoir-dire et aux savoir-dire, qui définissent selon une logique à découvrir des pouvoir-faire et des savoir-faire. » (Jamin, 1977, p. 10.)
33La stratégie de pouvoir qui consiste à taire et à se taire et qui prévaut dans les sociétés « condamnées à la parole » (les sociétés dites de « tradition orale ») se révèle également, comme le montre l’anthropologue, dans les sociétés dites « avancées ». Plutôt que le « non dit », c’est le « non-dire » qui informe sur les articulations entre les structures de communication et de subordination. Selon cette approche, le pouvoir d’un groupe ou d’un individu au sein d’une organisation (il peut s’agir aussi bien d’une entreprise, d’un État que d’un couple) est moins fondé sur un « pouvoir absolu » ou « pyramidal » que sur la volonté de placer une distance ou un « écran protecteur », selon les termes du sociologue des organisations Michel Crozier, « entre ceux qui ont le droit de prendre une décision et ceux qui sont affectés par cette décision » (Crozier, 1995, p. 95).
[Dans un système organisé par le secret,] ce qui importe, ce n’est pas tant l’acquisition d’un savoir caché que l’opération de masquage, l’affirmation de sa possession, la décision sociale, voire politique, de son droit d’usage. La nécessité imposée à tout initié de se taire et de savoir se taire – outre le fait qu’elle maintient une solidarité organique très forte, sorte de consensus en négatif, et outre le fait que ce qui doit être tu par quelques-uns peut être connu de tous – fait socialement exister le secret et partage l’univers social de la communication en dévoilant et en imposant tout un système de droits d’expression et de devoirs de rétention. Le secret intervient là comme repère et argument hiérarchiques. Son importance réside moins dans ce qu’il cache que dans ce qu’il affirme : l’appartenance à une classe, à un statut. (Jamin, 1977, p. 13.)
La connaissance des secrets suppose un « savoir-taire » qui définit un « pouvoir-dire ». Les analyses proposées ici s’inscrivent ainsi dans une interrogation qui dépasse l’extraconjugalité et le couple et qui concerne un système parmi d’autres, dans notre société, de pouvoir – à l’intérieur du couple officiel – du « non-dire » lié à un « savoir-taire ». Cet aspect de la question nous intéresse particulièrement dans la mesure où nous explorons ce que signifie le « non-dire » dans le couple contemporain.
34Si l’origine étymologique de « sincérité » remonte au xiiie siècle (sine cerus : sans cire, ou simplex : ce qui n’est pas mélangé, et cresco : naître, s’élever, pousser), les questions philosophiques qu’elle soulève remontent à l’Antiquité. Ainsi, les penseurs de la Grèce antique avaient un rapport relativement relâché au mensonge. Socrate, à travers Platon, argumentait que le menteur conscient était supérieur à l’ignorant sincère, et que le mensonge était une habileté uniquement possédée par le sage qui pouvait décider de dire le faux ou le vrai parce qu’il détenait la connaissance nécessaire pour effectuer ce choix (Hippias mineur, 366 d-368 a ; 2005). Plus tard, les interprétations des Écritures ont conduit à moins de souplesse en la matière. Il ne s’agissait plus de requérir la connaissance du vrai – comme chez les disciples de Platon – mais d’exiger de ne pas perpétrer la tromperie volontaire ou consciente :
Dans la réception, tout d’abord juive, puis chrétienne, des Écritures, la tromperie est interdite dans tous les cas, qu’elle soit accomplie pour des raisons nobles ou abjectes, importantes ou futiles, au nom du pouvoir, pour se défendre, pour de l’argent, par haine, pour des questions de rivalité, pour affaires, par pitié, par vanité et même par amour : le Dieu « vrai » dont la parole est vérité, dont la loi est vérité, le Dieu « surgissant de toute vérité » n’admet pas tromperie volontaire (Proverbes VIII, 7 ; II Samuel VII, 28 ; Romains III, 4). (Bettetini, 2001, 2003, p. 58-59.)
Au cours des siècles, les débats sur les vertus de la sincérité, envers soi, envers autrui (Godart, 2008) associés aux questionnements éthiques sur la « vérité », la « véracité », « le mensonge », « la vérité dans le mensonge » ont non seulement intéressé la philosophie morale mais aussi la politique, les sciences, la médecine, la psychologie, l’éducation, etc.
35Le mensonge, la dissimulation, la simulation sont aujourd’hui toujours soumis à des interprétations différentes selon les secteurs de la vie sociale, les motifs invoqués ou les personnes concernées. Peut-on ou non mentir légitimement à un malade sur la gravité de sa maladie ? Les dévoilements des secrets de famille sont-ils toujours et en toutes circonstances bénéfiques pour les personnes concernées ? La légende du Père Noël est-elle un affreux mensonge ? Les interprétations, justifications, argumentations condamnant le mensonge ou au contraire le tolérant selon les circonstances sont nombreuses. Le « vrai » a été cependant érigé en valeur absolue (avec « le beau » et « le bien »), et semble devoir échapper à la relativité morale des valeurs pour s’imposer à l’ensemble des esprits.
[Mais] pour que les valeurs ultimes puissent être célébrées universellement, il faut qu’on n’en spécifie pas le contenu : « c’est dans la mesure où elles sont vagues » qu’elles peuvent prétendre à l’universalité ; précisées davantage, elles ne reflètent plus que « les aspirations de certains groupes particuliers » (Perelman & Olbrechts-Tyteca, 1958, 1970, p. 101-102). Chacune des valeurs absolues – et certainement la valeur du bien qui fonde le jugement moral – s’actualise dans des comportements qui ne prennent leur signification sociale que par rapport à une norme préexistante, qu’il s’agisse de s’y conformer ou au contraire de la refuser. (Coenen-Huther, 2003, p. 173.)
S’inscrire durablement dans une relation amoureuse cachée alors que l’on est marié, c’est ainsi ne se conformer ni à la norme de sincérité, ni à la norme d’exclusivité du couple contemporain.
36Les amours clandestines sont sans conteste de l’ordre d’une intimité jalousement gardée, d’un espace secret à l’intérieur même de la vie privée constituée par le couple et la famille. Elles sont par définition secrètes, et les secrets des relations durables sont le plus souvent bien gardés. Les personnes disposées à apporter leur témoignage sont donc difficiles à rencontrer12.
37On n’enquête pas sur l’intimité cachée des personnes sans montrer sa propre capacité à garder un secret, à user prudemment des informations données, à accepter sans préjugé ou curiosité déplacée de voir et de comprendre un aspect occulté de la vie des gens. C’est pourquoi l’exploration des amours adultères est une entreprise complexe qui implique de prendre une certaine distance avec l’orthodoxie méthodologique des sciences sociales. Concrètement, dans cette recherche, cela s’est traduit par de longues démarches d’approche (durant plusieurs mois, parfois plus d’une année) des personnes, par la nécessité de nouer des relations de confiance en amont et en aval des entretiens, de livrer une partie de mon histoire familiale pour montrer que le sujet ne m’était pas étranger, que je ne considérais pas les amours clandestines comme des anormalités, que je souhaitais que les principaux intéressés en parlent et qu’ils ne soient pas seulement « parlés » par d’autres. En aucune manière, il n’était possible, ni souhaitable, que je demeure totalement neutre et impénétrable comme cela est souvent préconisé dans les manuels de méthodologie de sciences sociales. Cela étant, les personnes qui m’ont fait part de leur histoire n’ont pas cherché à savoir beaucoup de choses sur moi dès lors qu’elles savaient que j’étais à l’aise avec ce sujet.
38Constituer l’infidélité durable en objet de savoir présente, en outre, des difficultés particulières dans le domaine académique.
Un objet amusant et immoral
39Béatrice Damian-Gaillard et Mathieu Trachman ont réalisé une recherche en sciences sociales sur l’industrie pornographique (2015). Lorsqu’ils reviennent sur leur expérience d’enquête, ils expliquent que porter son attention sur un « objet impur » conduit à être soupçonné par certains pairs de masquer des intérêts personnels inavouables sous des intérêts savants. On suspecte non seulement un goût pour le sexuel mais aussi pour l’obscène chez les chercheurs et chercheuses qui s’intéressent à des aspects « vulgaires » de la sexualité :
S’il peut être de bon ton pour un sociologue des pratiques culturelles ou artistiques de se dire amateur de musique contemporaine, de danse ou de jazz, afficher son intérêt pour les images pornographiques rompt le silence qui entoure ordinairement cette consommation. Celle-ci serait trop vulgaire pour être un objet d’attention académique. (Damian-Gaillard & Trachman, 2015, p. 48.)
40En ce qui concerne l’extraconjugalité, la suspicion porte également sur le rapport à un objet. À la différence de la pornographie, celui-ci n’est pas considéré comme obscène mais plutôt comme frivole et malséant. Dans le monde de la recherche, il provoque régulièrement rires ou crispations. Lorsque j’évoque le sujet de manière informelle dans cet univers, les réactions sont genrées : les hommes réagissent souvent en plaisantant sur le sujet, évoquant la plupart du temps uniquement les situations où une femme trompe son mari ; les femmes sont quant à elles souvent agacées, considérant que c’est faire la part belle aux maris infidèles que d’aborder ce sujet comme une pratique ordinaire. Depuis le temps que j’explique cette recherche dans mon milieu professionnel, j’ai appris à prendre en compte ces réactions, qui expriment à mon sens la violence symbolique du sujet, notamment pour les femmes. Après avoir été prise à partie par une femme chercheuse dont le conjoint l’avait quittée pour sa maîtresse et qui m’avait dit : « ce n’est pas beau de travailler là-dessus », j’ai choisi de présenter mon travail d’abord comme une analyse de la conjugalité ou comme une analyse des socialisations secondaires, ou encore comme une étude des relations entre hommes et femmes. Cela a largement atténué les résistances et les suspicions liées au terrain, centrant l’attention sur les enjeux théoriques de l’objet.
Entendre la duplicité
41Les témoignages recueillis pour ce livre proviennent à la fois de rencontres réalisées à travers mes réseaux personnels et de contacts pris sur des blogs. Cela m’a permis de recueillir vingt-trois récits de vie, issus d’entretiens d’une durée de trois à six heures, menés avec quatorze femmes et neuf hommes. Ce travail d’investigation a duré quatre ans, au cours desquels j’ai fait la connaissance des personnes interrogées, réalisé les entretiens et, la plupart du temps, suivi par échanges de courriels ou par téléphone les évolutions des histoires de chacune. Les personnes qui m’ont fait part de leur expérience avaient, au moment de l’enquête, entre 42 et 90 ans, certaines femmes étaient célibataires ou avaient divorcé au cours de leur relation extraconjugale. Les hommes étaient tous mariés.
42Pour cette recherche, j’ai uniquement retenu des personnes qui disaient « aimer » une autre personne que leur conjoint ou conjointe officiel.le et entretenir une relation extraconjugale de plus de deux ans, de manière régulière, avec des rencontres fréquentes (plusieurs fois par mois en moyenne). L’enquête n’aborde pas cependant les situations dans lesquelles les amours clandestines ont donné naissance à des enfants. D’une part, je n’ai pas eu l’occasion de rencontrer des personnes dans ces situations et, d’autre part, bien qu’initialement, ces configurations m’intéressaient, elles supposaient la prise en compte de filiations clandestines (ou partiellement clandestines) conduisant à des analyses spécifiques dépassant largement la question de l’amour aux marges du couple officiel.
43Les personnes interrogées appartiennent aux catégories sociales intermédiaires et supérieures et ont des origines familiales européennes (sur les trois dernières générations au moins), hormis pour une femme issue d’une famille nord-africaine. L’absence de disparités socio-économiques importantes au sein de la population d’enquête ne relève pas d’une volonté initiale de restreindre mon enquête à ces milieux sociaux mais d’un effet de terrain. Par les réseaux de sociabilité, j’ai prioritairement accédé à des individus appartenant à des catégories sociales proches de la mienne. Par les blogs Internet, on a affaire à des individus qui, non seulement, sont familiers des modes de communication virtuels, mais qui sont également investis dans une « écriture de soi » sur Internet aisée et ordinaire. Comme le montrent les sociologues Dominique Cardon et Hélène Delaunay-Teterel, d’une manière générale, les blogs sont tenus par des femmes, jeunes adultes, urbaines, diplômées, célibataires et avec une vie sociale relativement intense. D’après les sociologues :
L’écriture personnelle digitale occupe les moments de désœuvrement d’une vie en solo et s’insère dans tous les moments de la journée, le réveil, le midi, la nuit, mais aussi les plages interstitielles du temps de travail. Si l’écriture électronique s’inscrit souvent en continuité avec des pratiques d’écritures personnelles antérieures ou parallèles (journal intime, fiction, poésie, etc.), la naissance du blog est, plus encore, associée à la traversée de moments biographiques particuliers (Cardon & Delaunay-Teterel, 2006, p. 34).
Concernant les blogs exposant les vies adultères de leurs auteur.e.s, tenus régulièrement et durant plusieurs années, nous pouvons dire qu’ils sont plutôt écrits par des femmes et d’une manière générale par des individus ayant fait des études supérieures.
44Être une femme a, en outre, considérablement facilité mes contacts avec des femmes, mais cela a constitué un obstacle majeur pour la prise de contact avec des hommes. D’une part, ces derniers sont moins enclins socialement à la confidence et à l’expression de leur intimité que les femmes (Diter, 2015, p. 26-27). D’autre part, il semblerait qu’expliquer à une femme son rapport intime avec d’autres femmes soit compliqué, dans la mesure où ce que ces hommes peuvent dire de leur relation conjugale et de leur amour clandestin ne leur paraît pas toujours en adéquation avec les attendus des femmes envers les hommes. En associant un homme à cette recherche, j’aurais sans doute accédé à une population masculine plus aisément et peut-être à d’autres discours masculins.
45Cependant, les relations d’enquête sont sexuées et « la sexuation du rapport d’enquête s’exprime de manière plurielle, dans les assignations de genre et l’établissement plus ou moins difficile de complicités » (Monjaret & Pugeault, 2014, p. 47) ; que l’on soit homme ou femme, que l’on interviewe des hommes ou des femmes, on n’échappe pas aux « effets de genre » dans l’enquête de terrain. Il faut néanmoins souligner que les effets de genre sont variés et mouvants au sein d’une même enquête et à l’intérieur même d’une relation enquêtrice (ou enquêteur) / homme (ou femme) interrogé.e. Chercheuses et chercheurs de terrain savent que l’on peut changer volontairement d’apparence, de comportement, de niveau de langage, de modalités d’interagir, etc. pour atténuer les effets des assignations de places dans une interaction, dont on sait qu’ils sont fondés, dans un premier temps, sur les stéréotypes les plus prégnants.
46Dans l’enquête que j’ai menée, j’ai parfois dit que j’étais mariée, parfois, si la question ne m’était pas posée, je ne l’ai pas dit (je ne porte pas d’alliance). Si une complicité s’établissait facilement avec les femmes, du côté des hommes, un des enjeux des entretiens résidait dans ma capacité à leur donner la possibilité de ne pas nécessairement me livrer le discours qu’ils livrent à leur amante, notamment concernant les possibilités de vie commune, la relation avec leur épouse ou encore leur vision de la sexualité extraconjugale. Je ne me suis pas travestie en homme, ni n’ai travaillé mon apparence physique pour favoriser l’expression de discours propres aux hommes, bien entendu. Pour dégager au mieux la situation d’entretien des effets de genre qui sur ce terrain conduisaient, je le savais, les hommes à produire un discours qui ne ternisse pas l’image qu’ils veulent donner d’eux aux femmes (ne pas passer pour un « salaud »), mon statut universitaire a permis de « cacher mon sexe », il a fait office de garantie de sérieux et sans doute m’a-t-il, en quelque sorte, « masculinisée », au sens social. Perçue comme scientifique, ma féminité était en partie effacée dans l’interaction. Les hommes s’adressaient à un sociologue, pas à une femme. Dans ce cas de figure, il était plus important d’avancer des gages de sérieux professionnel que d’établir une complicité artificielle. Par ailleurs, les hommes qui ont accepté d’être interviewés avaient à cœur de faire valoir publiquement leurs difficultés, leurs questionnements, leurs souffrances face aux attentes féminines, notamment concernant leurs résistances à l’officialisation des amours clandestines.
47Les récits de vie ont été élaborés selon les indications bien connues et largement explicitées de cette méthode en sociologie. Les limites de l’analyse autobiographique sont celles que de nombreux sociologues ont mises en avant (Bourdieu, 1986), avec la particularité d’accéder à un discours énoncé très souvent pour la première fois (les personnes interrogées n’ont pour la plupart jamais parlé de manière approfondie de cet aspect de leur vie à quelqu’un) et sous le sceau du secret (les règles de confidentialité sont particulièrement importantes). J’ai également analysé un corpus de textes construit à partir de la recension de six blogs (j’ai procédé à une analyse à la fois thématique et inspirée des méthodes d’analyse conversationnelle d’environ 300 billets pour chaque blog durant un peu plus de deux ans) : quatre blogs de femmes mariées connaissant une relation amoureuse durable clandestine avec un homme marié et deux blogs d’hommes ayant une relation adultère durable. J’ai rencontré les auteur.e.s de ces blogs, à plusieurs reprises pour certain.e.s, et mené des entretiens informels avec eux ou elles. Aujourd’hui, les blogs étudiés ont été supprimés ou privatisés par leurs auteur.e.s. Les blogueurs ou blogueuses concerné.e.s avaient entre 40 et 50 ans, des enfants et des situations socio-économiques relativement élevées (enseignant, chef d’entreprise, architecte, cadre supérieur, etc.).
48J’ai également mené une analyse minutieuse des témoignages postés sur le site Marié mais disponible13 qui se définit comme un site d’expression des « maîtresses en détresse ». Une année entière de récits et commentaires postés sur ce site a été étudiée sous la forme d’une analyse thématique avec plusieurs entrées. J’ai poursuivi jusqu’en 2014 la lecture de ce site, relevant des textes significatifs. Les propos produits et rapportés dans ce livre issus de ce site, de blogs ou d’échanges de messages électroniques anonymes ont seulement une fonction illustrative pouvant être rapprochée de romans, de fictions, de mises en scène14. En effet, les discours tenus anonymement ou sous pseudonyme, sans confirmation d’identité, ne peuvent être mobilisés au même titre que les entretiens ou des textes produits par des individus que nous avons rencontrés (blogueurs ou blogueuses).
49Une partie des analyses provient ainsi d’une immersion dans le « monde virtuel » des amours clandestines, qui m’a permis d’en saisir des normes, des codes, des manières de voir, de faire, de dire ou de ne pas dire, d’être, de se dire, tous implicites et partagés par des dizaines de personnes qui, à aucun moment, ne se sont rencontrées.
50Les amours clandestines se sont ainsi révélées être des faits sociaux à part entière. La singularité de chacune de ces relations n’échappe pas à une « culture commune », qui n’est autre que celle provenant des formes de socialisation à la sexualité, à l’amour, aux relations entre les sexes et au couple. Ce constat ne permet pas de différencier les personnes qui aiment leur partenaire clandestin et entrent dans la population qui nous intéresse, des autres. Se pose la question de la manière de construire notre population.
51Aussi, j’ai pris le parti, pour mener à bien l’exploration des jardins secrets, de prendre au sérieux les déclarations d’amour des infidèles15 à leur partenaire caché. Je n’ai pas sondé leur cœur, ni mis en corrélation leurs actes avec les représentations normatives de l’amour qui, on l’a dit, se confondent avec celles de la conjugalité. Il s’agit de prendre en compte le fait que si les individus définissent leurs situations comme réelles, elles sont réelles aussi dans leurs conséquences (Thomas & Thomas, 1928). Autrement dit, si des personnes croient aimer leur partenaire clandestin, cela a de réels effets sociaux.
52Nous allons ainsi étudier des récits d’histoires d’amour considérées comme telles car présentées ainsi par leurs narrateurs et narratrices. Que ces amours semblent cruelles, insatisfaisantes, incomplètes, anormales ou au contraire qu’elles paraissent belles, romantiques ou pures ne les rend ni plus ni moins vraies. Cela ne les rend pas non plus meilleures ni pires que les amours officielles fondées sur une monogamie de fait. Que les personnes qui les vivent (ou les ont vécues) et celles qui les lisent les considèrent sous un angle positif ou négatif, qu’elles les regrettent, les envient ou les condamnent, que cela les révolte, les indiffère ou les fascine, les analyses qui vont être livrées dans les pages qui suivent ont pour source la première question que j’ai posée à chaque personne que j’ai interrogée : « Racontez-moi votre histoire d’amour cachée. »
Notes de bas de page
1 Les « autrui significatifs » sont les individus proches qui, dans les es-paces de socialisation que représentent la famille et le couple conjugal, participent à l’élaboration des goûts, appétences, inclinaisons, représentations des individus (voir Berger & Luckmann, 1966, 1989).
2 Entre 2010 et 2012, 83 000 femmes ont été victimes de viols ou tentatives de viols par an (0,5 % des femmes). 83 % d’entre elles connaissent leur agresseur : 31 % des auteurs sont connus mais ne font pas partie du ménage de la victime ; 31 % des auteurs sont les conjoints vivant avec la victime au moment des faits ; 21 % des auteurs font partie du ménage mais ne sont pas le conjoint ; 52 % des auteurs de viols ou tentatives de viols de femmes vivent dans le foyer des victimes. Chiffres du Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes, en ligne : www.haut-conseil-egalite.gouv.fr (avril 2016).
3 Cette terminologie (configuration « principale » et configuration « lo-cale » du genre) est empruntée à Nathalie Lapeyre (2006).
4 Nicky Le Feuvre développe cette approche en référence au texte de Juliet Mitchell (1966).
5 John, le fils de Kipling fut réformé pour cause de myopie, ce qui blessa la fierté d’un père qui rêvait d’une carrière militaire pour son héritier. Rudyard, pétri de valeurs viriles et patriotes, poussa malgré tout John à s’engager dans l’armée dès 1915. Le jeune homme trouva la mort lors de la bataille de Loos, pendant la guerre de 1914-1918.
6 Le terme « idéologie » ne doit pas être compris de manière péjorative, comme dans son acception commune. Il renvoie à un ensemble de discours qui semblent divers, nombreux et sans lien apparent entre eux (discours politiques, religieux, littéraires, médiatiques, etc.), mais qui diffusent la même doxa, c’est-à-dire une représentation commune et non questionnée scientifiquement du monde social (voir Foucault, 1969).
7 Sur cette question, voir : Duru-Bellat (1990, 2004) ; Baudelot & Establet (1992) ; Baudoux & Zaidman (1992) ; Collet (2011 ; 2013) ; Dafflon Novelle (2006) ; Depoilly (2012) ; Duncan & Owens (2011) ; Saint-Martin & Terret (2005) ; Mercader et al. (2014) ; Zancarini-Fournel (2004).
8 Présentation de l’émission « Les pouvoirs extraordinaires du corps humain » sur France 2, 17 mars 2015.
9 L’école constitue un haut lieu de socialisation à l’inégalité entre les sexes et à la domination masculine (voir Albenga & Garcia, 2015).
10 Voir notamment Bourdieu (1998, 2002) ; Collin (1999) ; Jaspard (2003) ; Lowy (2006) ; Pfefferkorn (2007).
11 « Chacun a droit au respect de sa vie privée. Les juges peuvent, sans préjudice de la réparation du dommage subi, prescrire toutes mesures, telles que séquestre, saisie et autres, propres à empêcher ou faire cesser une atteinte à l’intimité de la vie privée : ces mesures peuvent, s’il y a urgence, être ordonnées en référé. » (Article 9 du Code civil.)
12 Charlotte Le Van l’avait déjà souligné en disant de son enquête sur l’infidélité qu’elle n’avait pas été « de tout repos » (2010, p. 41). Nathalie Beltzer et Michel Bozon ont également noté dans leurs enquêtes sur la vie sexuelle après la rupture conjugale que l’enregistrement des relations extraconjugales est difficile en raison notamment de leur clandestinité (2006, p. 538).
13 Ce site a été supprimé par son auteure en janvier 2016 après quatre années d’existence.
14 Soulignons que François de Singly a élaboré une théorie de l’identité individuelle dans le couple, dans son ouvrage Le Soi, le couple et la famille (1996), à partir d’un matériau exclusivement constitué de romans et de films. Une telle démarche ne peut être considérée comme identique à l’enquête de terrain à proprement parler mais elle permet de dégager des discours sociaux typifiés.
15 Malgré la connotation négative de ce terme, par commodité j’en userai pour désigner les personnes transgressant la norme de véracité dans le couple. Dans la suite de l’ouvrage, les guillemets n’apparaîtront plus pour faciliter la lecture, étant entendu que ce terme est utilisé ici sans jugement de valeur mais seulement en référence à des normes sociales.
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