La guerre : opérateur de l’histoire de France
p. 83-100
Texte intégral
1Quand les élèves se sont vus proposer la consigne « Raconte l’histoire de France », ils ont dû rapidement choisir des faits, synthétiser leurs connaissances, dégager les événements qu’ils jugeaient dignes d’intérêt pour l’histoire de France et s’interroger sur le sens de ces événements. Au moment de saisir les réponses des élèves français au questionnaire, il est vite apparu que ces derniers, lorsqu’ils pensaient à l’histoire de France, avaient en tête les guerres. Ce constat méritait analyse.
2Le substantif « guerres » – au pluriel et la plupart du temps pris dans son sens général – est en effet l’un des mots les plus utilisés dans le corpus (voir le tableau 1, infra). On compte d’ailleurs une proportion substantielle de récits dans lesquels leurs auteurs ne parlent que des guerres (environ 7,5 % du corpus), 4 d’entre d’eux [récits nº 2884, 4868, 5820 et 5946, lycées] se limitant même à ce seul mot, qu’il soit écrit au singulier ou au pluriel. Au total, on trouve le terme « guerre » dans plus de 60 % des textes (3 610 sur 5 823). Il est vrai que beaucoup de ces textes ne sont pas à proprement parler des récits. Leurs auteurs s’en tiennent plutôt à la notation d’une succession d’événements et de dates, sans lien entre eux et sans trame narrative. Mais, qu’il s’agisse de récits plus ou moins bien construits ou de simples juxtapositions de mots, les guerres occupent une place très importante, parfois même prépondérante, dans les productions des élèves. L’exemple suivant est particulièrement évocateur de pareille préséance : « Guerres. STOP. Tyrans. STOP. Guerres. STOP. Rois. STOP. Guerres. STOP. Empereurs. STOP. Guerres. STOP. Dictateurs. STOP. Guerres. STOP. Présidents. STOP. Guerres. STOP ? » [récit nº 3161, lycée]
3En fait, les innombrables occurrences du terme guerre montrent à quel point, dans l’esprit des élèves, les conflits constituent une variable incontournable de l’histoire de France. Parfois, le passé guerrier est explicitement mentionné. Ainsi, pour l’élève de sixième qui écrit « L’Histoire de France, pour moi, c’est la guerre » [récit nº 723], comme pour l’élève de seconde qui pense que « le passé ne parle que de guerre » [récit nº 6260], histoire nationale et guerres sont étroitement liées. Dans d’autres récits – nombreux –, on affirme que la guerre est omniprésente dans l’histoire de France. Par exemple : « Les guerres défilent » [récit nº 3602, lycée] ; l’histoire de France se « résume à la guerre » [récit nº 6200, lycée], elle est « ponctuée de guerres » [récits nº 2695 et 2829, lycées], « rythmée par les guerres » [récit nº 2654, lycée]. Les guerres se répètent donc et cette réitération est vue comme une caractéristique de l’histoire de France. Un élève va même jusqu’à découper l’entièreté du parcours historique français à partir du terme « guerre » : « L’histoire de France, écrit-il, est divisée en trois parties : l’avant guerre, l’après guerre et la guerre. » [récit nº 2714, lycée]
4Si la guerre est aussi présente dans l’esprit des élèves, c’est qu’ils jugent son rôle cardinal. Pour proposer une grille de lecture à l’histoire de France et aller à l’essentiel dans le temps imparti (45 minutes leur étaient octroyées), les élèves ont hiérarchisé les événements qui leur semblaient majeurs. Certains ont classé ces événements par ordre d’importance en commençant par les guerres mondiales. D’autres ont parlé d’« événements importants », voire d’événements « les plus importants », qui ont « marqué les esprits » ou « marqué l’histoire de France », et mentionné des guerres dans ce contexte. Quelques-uns ont choisi d’être subjectifs et ont dit « juger importantes » ou même « préférer » les guerres. Dans la catégorie des événements fondamentaux, les élèves ont privilégié la Révolution française et « les guerres », en particulier les guerres mondiales.
5Si, à la lecture de l’ensemble du corpus, il est évident que la guerre tient une place déterminante dans les récits, il faut, pour produire une analyse fine, prendre en compte les variables liées à l’âge et à l’origine géographique des élèves. Le niveau d’études des répondants est également un critère important. À cet égard, on doit distinguer les élèves de sixième et ceux de seconde. Ainsi, sur les 2 213 récits dans lesquels la guerre n’est pas évoquée, 1 074 ont été produits par des élèves de collège. Dans ces récits de sixième, l’hétérogénéité domine. Un peu moins de 43 % des élèves de ce niveau (803 sur 1 877) mentionnent les guerres. Ils sont cependant près des trois quarts à le faire en seconde (2 766 sur 3 767). Les récits provenant d’élèves de lycée (général, technologique ou polyvalent) contiennent le mot guerre à près de 75 %. Le terme est cependant moins présent dans les textes des élèves de lycée agricole ; il l’est encore moins dans les productions des élèves de lycée professionnel.
6Les lycéens qui sont en début d’année de classe de seconde ont ainsi le souvenir vif du traitement des deux guerres mondiales en classe de troisième. Ces premiers résultats offrent de nombreuses pistes de travail, notamment sur le lien entre les programmes d’histoire de collège, éventuellement les pratiques enseignantes, et l’importance de la guerre dans les récits des jeunes scolarisés. Dans cette contribution, nous avons choisi de traiter la façon dont la guerre est (re)présentée dans les récits ; de nous intéresser, donc, à la réception par les élèves du contenu des programmes scolaires, ce qui ne signifie pas, loin de là, qu’ils n’assimilent pas aussi des informations à caractère historique véhiculées hors de la classe, par les médias ou dans le discours social en général (voir le texte de Vincent Chambarlhac dans cet ouvrage, p. 39-47).
7À propos de l’incidence de l’origine géographique des élèves, deux académies se distinguent par le faible nombre d’occurrences du mot « guerre » : l’académie de Corse, avec 40 % de récits qui comportent le terme, et l’académie de La Réunion, avec moins de 20 % de récits qui l’incluent. Dans les îles, les guerres autres que les guerres mondiales sont rarement présentes dans les textes produits par les élèves. Il faut ici parler d’une « spécificité insulaire » quant à la place de la guerre dans les récits de l’histoire nationale.
Tableau 1. Importance du mot « guerre(s) » dans les récits des élèves.
Nombre de récits analysés | Donnée brute | En proportion du nombre total de récits | En proportion du nombre total de récits par niveau d’études * |
1. Total | 5 823 | 100 | 100 |
Cycle 3 | 96 | 1,6 | 100 |
Sixième | 1 877 | 32,2 | 100 |
Seconde | 3 767 | 64,7 | 100 |
Post-bac | 70 | 1,2 | 100 |
Autre | 13 | 0,2 | 100 |
2. Où la guerre n’est pas évoquée | 2 213 | 38 | 38 |
Cycle 3 | 77 | 1,3 | 80,2 |
Sixième (collège) | 1 074 | 18,5 | 57,2 |
Seconde | 1 001 | 17,2 | 26,5 |
Post-bac | 56 | 1 | 80 |
Autre | 5 | N | 38,5 |
3. Où l’on trouve le mot guerre(s) au moins une fois | 3 610 | 62 | 62 |
Cycle 3 | 19 | 0,3 | 19,8 |
Sixième | 803 | 13,8 | 42,8 |
Seconde | 2 766 | 47,5 | 73,4 |
Post-bac | 14 | 0,2 | 20 |
Autre | 8 | 0,1 | 61,5 |
4. Où l’on ne parle que de la guerre (ou des guerres) | 439 | 7,5 ** | 7,5 ** |
Cycle 3 | 4 | N | 4,2 |
Sixième | 185 | 3,2 | 9,8 |
Seconde | 250 | 4,3 | 6,6 |
Post-bac | 0 | 0 | 0 |
Autre | 0 | 0 | 0 |
* Donnée brute par niveau d’études et par rubrique (2, 3 ou 4) rapportée au nombre total de récits analysés par niveau (rubrique 1).
** Inclus dans la rubrique « nombre de récits où l’on trouve le mot “guerre(s)” au moins une fois ».
N = Négligeable.
8Signalons enfin que le sexe du répondant n’a pas d’impact significatif sur l’usage du mot, ce qui ne veut pas dire qu’il ne se trouve pas de différence entre garçons et filles concernant les façons de parler de la guerre. Nous y reviendrons.
9Certains récits se font l’écho des récentes recherches sur la guerre. Longtemps associée à l’histoire-bataille délaissée par l’école historique dominante en France, l’histoire militaire s’est vue largement renouvelée à partir des années 1970, à la suite des pays anglo-saxons et dans une perspective plus globale. Nous trouvons ainsi dans les récits une forte imprégnation des recherches sur le vécu des soldats et des sociétés pendant les guerres1, à travers la vie des poilus par exemple, de la culture de guerre et de la brutalisation. Au contraire, d’autres chantiers de la recherche actuelle trouvent peu d’écho, voire pas du tout. Nous pensons par exemple aux débats sur une éventuelle révolution militaire, débats lancés après l’effondrement de l’URSS et la première guerre du Golfe. Les historiens ne s’accordent pas en effet sur la date de cette révolution ni sur sa nature. L’immense majorité des élèves conçoit les guerres comme une confrontation entre pays selon le paradigme réaliste. Un seul récit, dont voici un extrait, réfléchit sur les nouvelles formes de guerre avec la lutte contre le terrorisme :
Depuis 1960, les guerres ont changé, le Vietnam puis le Tchad ont beaucoup fait évoluer nos armées car aujourd’hui, les forces françaises sont contraintes à de nouveaux ennemies [sic], les guerres sont modernes et s’expriment sous forme d’attentat. C’est pourquoi nous essayons de lutter contre le terrorisme en Afghanistan en formant l’ANA. [récit nº 4002]
10Cependant, la compréhension des liens entre la recherche, les programmes scolaires et les récits de cette enquête mériterait une autre analyse. Ce qui nous intéresse ici, ce sont les récits qui vont au-delà d’une liste de connaissances purement factuelles et qui cherchent à rendre intelligible ce passé soi-disant guerrier. Pour cela, il faut nous attarder, dans le corpus des récits d’élèves de seconde, sur un petit nombre de textes plus détaillés, qui tentent un discours explicatif. Parmi les 3 767 récits d’élèves de lycée, environ 20 % manifestent une interrogration sur le sens des guerres. Ces récits concernent en premier lieu le xxe siècle – gardons en tête que ces élèves viennent de quitter la classe de troisième – et principalement les guerres mondiales. Dans la traduction qu’ils font des informations reçues à l’école, à la maison, dans les médias, dans les livres, etc., ils considèrent assez largement, se faisant ainsi l’écho de René Girard (1972), que la violence guerrière est un opérateur de l’histoire. Cette idée n’est pas nouvelle puisque Laurent Henninger rappelle que déjà, dans un ouvrage de 1945, Jacques Sapir, écrivait « si la bataille est événement, elle est aussi dénouement et fonction » (19962). Et d’ajouter que les travaux des années 1980 en France, ont prouvé que « l’armée a non seulement été “une accoucheuse d’État”, mais encore un formidable instrument dans la constitution de la société française moderne » (Henninger, 1999, p. 44).
11La volonté de combattre est motivée par des raisons diverses que les élèves s’attachent à nous donner, parmi lesquelles, au premier rang, la défense ou l’extension du territoire. Seuls 1,9 % des répondants dénoncent l’inutilité, l’absurdité des guerres, y voyant la conséquence des erreurs et caprices humains. Les autres donnent des raisons davantage liées à la société et aux États. La guerre apparaît comme un opérateur plutôt positif puisque parmi ces récits qui tentent une explication, 10 % des élèves y voient un facteur de progrès.
12D’autre part, environ 15 % des récits de seconde ont un caractère pacifiste. Qu’ils mentionnent le nombre de morts ou qu’ils choisissent des qualificatifs pour mesurer l’horreur de la guerre, la plupart ont à cœur de montrer que cette période est révolue et appartient au passé. Dans ce sens, ils intègrent une vision idéaliste et eschatologique de l’histoire, mais s’inscrivent aussi dans un discours mondialiste plus récent.
Les guerres, sources de progrès ?
13Les élèves réfléchissent au sens de la guerre et, surtout, à sa répétition. Les guerres sont nombreuses, chaque fois nouvelles et se reproduisent. Pourquoi ? C’est possiblement pour comprendre le présent, peut-être l’avenir, que les jeunes méditent sur la guerre. Pour plusieurs, la conclusion est que la guerre a apporté des changements et « construit la France d’aujourd’hui ». L’extrait suivant est éloquent à ce chapitre : « La première et la deuxième guerres mondiales sont ce qui a changé la France et qui fait qu’elle est comme ça aujourd’hui. » [récit nº 5271]
14Évidemment, cela implique de savoir comment l’histoire de France aurait été transformée par les guerres. Celles-ci pourraient être considérées comme des événements tragiques qui ont eu des conséquences humaines, territoriales, politiques, etc., négatives pour l’histoire du pays. Plusieurs jeunes semblent d’ailleurs le croire3. Les occurrences associées au terme « guerre » en témoignent bien. « Catastrophe », « désastre », « traumatisme », « chaos », « enfer » et « choc » figurent parmi les mots les plus utilisés pour qualifier les guerres, en particulier les guerres mondiales. Ainsi : « L’histoire de France est pour moi un amalgame de catastrophes (Guerre de Cent ans). » [récit nº 6200, lycée] Pour les élèves, l’histoire de France serait donc une succession de nombreuses ruptures sous la forme de guerres « incessantes ». Le Moyen Âge est par exemple perçu comme une période difficile, car « la France est dirigée par des seigneurs en constante guerre » [récit nº 4031]. Quant à l’époque moderne, elle est vue comme celle des « guerres des rois ». Les guerres causent des morts, des victimes, des « dégâts » et sont présentées comme une source d’instabilité durant des siècles. La colonisation romaine, la guerre de Cent Ans, les conquêtes napoléoniennes et les guerres mondiales figurent parmi les principaux conflits à l’origine de cette instabilité. Selon plusieurs élèves, les guerres rendent chaotique l’histoire de France. Ainsi :
Avant d’être la France, elle s’appelait la Gaule, là où nos ancêtres gaulois ont été envahis par les Romains. Clovis fut sacré roi des Francs et participa à de nombreuses guerres contre les barbares (les Huns, Wisigoths, Ostrogoths...) La France a failli être envahie par les Sarrasins mais Charles Martel les a repoussés vers la ville de Poitiers... Napoléon fait un coup d’état. [...] La France est très souvent en guerre contre l’Autriche, la Prusse ou l’Angleterre. Napoléon dirige bien son armée et en sort tout le temps victorieux, sauf à Moscou où la plupart de ses hommes meurent de froid et par la traversée de la Bérézina. [...] Première guerre mondiale 1914-1918, la France entre en guerre contre l’Allemagne avec le général Pétain, bataille de Verdun... Après de nombreux morts et « gueules cassées » dans tous les camps, la France sort vainqueur avec, comme alliés, les Anglais, les Américains et les colonies. Adolph Hitler devient chancelier en janvier 1933, début de la seconde guerre mondiale, les Allemands occupent la France. [...] Grâce à de nombreux révolutionnaires (Jean Moulin, Louis Armand...) et Charles De Gaulle, la France s’en sort. [récit nº 4190]
15Les guerres n’auraient-elles donc aucun sens et l’histoire serait-elle un chaos inintelligible ? En fait, la construction des récits révèle une vision cyclique de l’histoire. La France perd puis gagne, s’effondre, est « envahie, mais toujours réussit à se relever » [récit nº 3552]. À cause de la guerre, l’histoire de France est vue comme une succession d’invasions et de conquêtes, une alternance de progrès et de récessions. Notons cependant que l’issue est positive puisqu’à la fin du récit, « la France s’en sort » [récit nº 4190].
16Malgré leurs conséquences funestes pour les populations, certains élèves jugent en effet que les guerres ont eu un rôle positif, car la France a « évolué » et s’est « développée ». Ainsi, la France « a supporté des années de guerre et de maladie pour s’améliorer. » [récit nº 3236] Les nombreuses guerres seraient donc des crises, mais des crises salutaires ayant permis au pays de progresser. Les élèves trouvent donc un sens aux guerres : elles orientent l’histoire vers le progrès. Par exemple :
De nombreuses guerres, mais, bien sûr, les plus grandes sont les deux guerres mondiales qui ont eu lieu en grande partie sur ses territoires. Première guerre mondiale (1914-1918), deuxième guerre mondiale (1939-1945). Ces deux grandes et meurtrières guerres ont permis de nous faire évoluer, comme autrefois les Romains apportant la culture, elles nous ont apporté la technologie, ces guerres nous ont forcés à nous développer, à avancer et nous procurer, malgré les nombreux dégâts, un nouveau départ, comme en témoignent les Trente glorieuses et même si la France a connu de nombreuses crises par la suite, elle n’a jamais plus connu de guerre. [récit nº 4079]
17Cet élève, on le constate, parle des guerres « nombreuses », « grandes et meurtrières », mais surtout de ces guerres qui « ont permis de nous faire évoluer ». Il va plus loin quand il estime que les guerres ont eu un rôle régénérateur, car elles ont amorcé « un nouveau départ ». Mieux : les guerres auraient eu un rôle d’accélérateur puisqu’« elles nous ont forcés à nous développer, à avancer ». Sans les guerres destructrices, sous-entend l’élève, il n’y aurait pas eu de remise en cause ou de progrès. Pour lui, le progrès engendré est d’ordre technologique et scientifique : « les guerres nous ont apporté la technologie », affirme-t-il. Un autre élève pense que les guerres n’ont pas été inutiles puisqu’elles ont « permis le développement de la médecine » [récit nº 3730]. Le progrès est aussi plus largement une marche vers la paix, vers le bonheur, dont les guerres sont des étapes malheureuses tout autant que nécessaires. Réflexion qui témoigne d’une conception chrétienne de l’évolution – sorte de longue passion pleine de souffrances avant la rédemption ! La relation des élèves à la religion peut bien être ténue, voire critique (voir la contribution de Sébastien Urbanski dans cet ouvrage, p. 101-116), il semble que la morale chrétienne demeure tacite chez plusieurs d’entre eux.
18D’après les élèves, les guerres appartiennent toutefois, et heureusement, au passé. On trouve deux temporalités dans les récits analysés : la première fait de la guerre un universel. Suivant cette première temporalité, la guerre traverse les époques et les espaces (guerre froide, guerre d’Algérie, guerre en Irak, en Afghanistan, en Libye4) ; elle se déplace de l’Europe au reste du monde ; et si la France est impliquée dans les conflits, la guerre n’est pas sur son territoire. Plus franco-centrée, la deuxième temporalité postule que la guerre s’arrête après 1945 (oubliant ainsi les guerres de décolonisation, par exemple), laissant du coup l’Hexagone à l’abri des guerres – en paix. Après avoir cité la conquête romaine, les guerres napoléoniennes et les guerres mondiales, un élève dit vivre « désormais [dans] une ère de paix qui durera le plus longtemps possible on l’espère. » [récit nº 4694] Tout bien considéré, les guerres sont présentées comme des crises nécessaires, utiles à la construction de la paix. L’extrait suivant est évocateur de pareille idée :
Avant que la France devienne ce qu’elle est maintenant, elle a subi de nombreuses guerres, elle a été gagnante mais aussi perdante, toutes ces guerres l’ont fait changer, s’améliorer. La France a une histoire qu’on ne peut oublier et que l’on étudie toujours. Elle restera marquée dans nos pensées. Les éléments qui me semblent importants, c’est qu’à présent toutes ces horreurs que pouvaient endurer les gens sont maintenant finies. [récit nº 3406]
19Ce dernier extrait nous permet de résumer les premiers apports de l’enquête concernant la place de la guerre dans les récits d’élèves. L’histoire de France est faite de crises et d’instabilité à cause « de nombreuses guerres » pendant lesquelles il y a eu des hauts et des bas, puisque « la France a été gagnante mais aussi perdante ». Ces guerres ont cependant « amélioré » le pays. Aujourd’hui, nous vivons en paix et « ces horreurs que pouvaient endurer les gens sont [...] finies. » Les élèves donnent donc un sens à la guerre : elle n’est pas absurde, mais régénère. Elle mène au progrès. La violence et la mort sont des processus inhérents à l’histoire : la guerre dynamise l’histoire. On est ici en plein idéalisme historique. Cette présentation du rôle de la guerre dans l’histoire nationale peut être liée à la place prépondérante accordée aux guerres dans l’enseignement et les médias. Au-delà des analyses classiques dont les récits se font l’écho à propos des rôles contradictoires de la guerre dans l’évolution de la société, la centralité de la guerre dans les récits des élèves prend son sens en tant que construction d’un pays juste et démocratique5.
La guerre au nom de principes de justice ?
20Les récits distinguent assez clairement les guerres d’avant 1914, qui sont avant tout des guerres de conquêtes ou des guerres de défense du territoire, et les guerres mondiales. Ces dernières deviennent des luttes pour les droits. Les guerres mondiales ont été menées pour préserver ou défendre la liberté, indiquent les élèves. Dans certains récits, le lien est implicite. Par exemple : « Au fil des années et des siècles, il y a eu deux grandes guerres. La France est devenue un pays libre et démocratique. » [récit nº 5666]
21D’après ce récit, on comprend que ce n’est qu’après les guerres mondiales que la France est devenue démocratique, ce qui laisse dans l’ombre la Troisième République. Ailleurs, le lien de causalité est explicite, comme l’illustre l’extrait suivant : « En effet, il y a eu beaucoup de guerres (ex : la 1re et 2nde guerre mondiale) pour qu’on puisse préserver nos libertés. » [récit nº 3972]
22Selon ce répondant, la liberté préexiste aux guerres mondiales. Contrairement à la citation précédente, il s’agit de se battre pour la conserver. La liberté est une valeur chère aux élèves. Liée au thème de la guerre et à celui de la conquête, elle est mobilisée de deux façons : la liberté telle qu’elle est définie dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, ou la libération du territoire occupé.
23Avec le refus des discriminations qui lui est associé, l’égalité est le second principe de référence avancé pour justifier les guerres. Par exemple : « Les Français se sont battus, ont versé du sang et des larmes pour qu’aujourd’hui, nous puissions vivre égaux (ou presque). » [récit nº 2737] Même si l’auteur de cet extrait manifeste son sens critique et fait la différence entre égalité de principe et égalité réelle, il voit dans la guerre un objectif : la conquête de l’égalité. Un autre élève explique que l’égalité et la fin du racisme et des camps de concentration étaient une finalité importante de la Seconde Guerre mondiale. Le lien entre cette guerre et le combat pour l’égalité s’explique par la présence importante de la Shoah dans les récits. Si le terme « Shoah » est lui-même peu employé (au même titre que l’expression « génocide des juifs », rarissime), les élèves parlent beaucoup du sort des juifs dans l’Allemagne nazie et pendant la Seconde Guerre mondiale. Ils évoquent aussi la question de l’extermination et celle des chambres à gaz. Les filles insistent assez fréquemment sur cette dimension de la guerre.
24Trouve-t-on dans les récits quelque lien entre la guerre, notamment la Seconde Guerre mondiale, et les droits des femmes (on sait que les Françaises obtiennent le droit de vote en 1944) ? La réponse à cette question est claire : non ! Cinq répondants seulement, toutes lycéennes d’ailleurs, ce qui est en soi intéressant, font en effet du droit de vote des femmes une conséquence directe de la guerre. Par exemple : « En 1944, la France est libérée et les femmes obtiennent le droit de vote. » [récit nº 4457] Il est un peu plus fréquent pour les élèves (15 récits au total) de faire mention des femmes œuvrant à l’arrière-front, dans les usines, alors que les hommes guerroient sur les lignes ; dans ce cas, l’objectif des répondants est de décrire la participation de tous à l’effort de guerre ou d’expliquer le caractère total de la guerre. Trois élèves seulement affirment que, grâce à la Première Guerre mondiale, les femmes obtiennent « plus de droits » [récit nº 3309], « prennent conscience qu’elles pouvaient travailler et gagner leur vie » [récit nº 3361] et se « font une place dans la société » [récit nº 3793]. D’autres élèves encore relèguent les femmes au rang de Pénélopes attendant douloureusement des nouvelles de leurs proches. Selon Françoise Thébaud (2004), l’absence de lien, chez les élèves, entre la guerre et les droits des femmes pourrait résulter de l’influence sur les cursus scolaires des travaux récents d’historiens, qui tendent à relativiser le rôle émancipateur de la guerre.
25Le principe démocratique est également valorisé dans les récits : les guerres mondiales sont alors présentées comme ce qui a permis de gouverner autrement. Dans ce contexte, on constate l’emploi fréquent de la césure chronologique « avant 1945 / après 1945 ». Avant 1945, c’est le temps de la dictature ; après 1945, c’est celui de la démocratie. Pour les élèves, la fin de la Deuxième Guerre mondiale est un marqueur temporel décisif qui fait passer définitivement la France du côté des valeurs démocratiques. Le récit suivant inclut la guerre froide dans son raisonnement – il s’agit d’une exception dans le corpus. On y distingue toutefois clairement un « avant » et un « après » guerre :
Avant, la forme n’était ni une république, ni une démocratie. Au fil du temps, de nombreux conflits sont nés, et ceux-ci ont fini par mettre en guerre différents pays : France, Allemagne, Italie, Japon, États-Unis, dont la 1re et la 2e guerres mondiales, mais encore la guerre froide. Les citoyens de France en ayant marre de la guerre ont mis en place la République ainsi que la démocratie. Elles ont mené la France à devenir un pays libre où chacun peut s’exprimer ! [récit nº 5665]
26Les guerres auraient donc apporté de « nouvelles façons de gouverner » [récit nº 5351]. Surtout, elles auraient amené un régime politique – la République – dans lequel le pouvoir est partagé entre citoyens libres et égaux. Pour plusieurs élèves, 1945 est le début « des Républiques » – la Quatrième et la Cinquième – opposées à la dictature qu’ont auparavant connue les Français. Nous retrouvons ici la vision positive du mouvement de l’histoire, qui tend vers la démocratie. Là encore, les guerres auraient joué un rôle régénérateur en mettant fin aux temps obscurs du pouvoir autoritaire et en facilitant l’instauration de la démocratie et le respect des droits de l’homme dans « une France juste » [récit nº 5100].
27Les principes de justice, de liberté et d’égalité, au cœur du régime républicain, offrent donc aux jeunes une grille de lecture et un canevas pour interpréter les guerres, d’où le peu de place pour les conflits qui entrent difficilement dans ce cadre (les guerres coloniales, par exemple). Ainsi, les élèves donnent un sens aux guerres. L’histoire nationale est vue comme un processus tendant à la réalisation de la liberté dans des institutions politiques justes, celles de la république. Certains élèves semblent même estimer que l’achèvement des guerres sur le sol français et la réalisation de l’État démocratique signent la fin de l’histoire puisqu’ils en sont l’aboutissement et que « la France vit en paix » depuis [récit nº 6277]. Pensent-ils ainsi que la fin de l’histoire marquerait l’arrêt des conflits idéologiques et la voie du triomphe de la démocratie universelle (Fukuyama, 1992) ? En fait, ils présentent surtout la guerre comme une épreuve favorisant l’élévation de la France, prélude à l’atteinte par le pays d’une grandeur.
La guerre, moyen d’élévation vers la grandeur
28Les élèves voient en effet dans les guerres un moyen d’élévation pour la France – sorte d’épreuve nécessaire au pays pour grandir et parvenir à la grandeur –, digne d’être rehaussée dans la mémoire collective. Les guerres sont de tous les temps et de toutes les étapes de la construction nationale. Elles sont à l’origine de la France, dès Alésia avec Vercingétorix (défait toutefois), et de nouveau avec Clovis qui, lui, résiste aux invasions barbares. Grâce aux guerres, le territoire se construit au Moyen Âge et à l’époque moderne. Ce sont encore les guerres qui font la grandeur de la France, au xviie siècle avec Louis XIV, de même qu’au xixe siècle avec « Napoléon Bonaparte qui mettra toute l’Europe à ses pieds » [récit nº 6264]. Les guerres jouent un rôle dans la lutte pour la survie de la France et la démocratie au xxe siècle. Les guerres ont sauvé la France. Tour à tour attaquée, vaincue, occupée, victorieuse, la France a dû se défendre lors des guerres contre « les Anglais » ou contre « l’Allemagne », les deux principaux ennemis nommés. La guerre fut nécessaire pour protéger le pays de voisins belliqueux qui « voulaient notre territoire » [récit nº 3180] et que l’on a dû défendre, récupérer et libérer dans le cas de l’Alsace-Lorraine : « Les guerres ont réussi à garder la France entière », affirme ce lycéen [récit nº 2882]. Les guerres ont « fait la France d’aujourd’hui », disent plusieurs élèves. Par exemple : « Pour moi, l’histoire de France débute avec les guerres. La France d’aujourd’hui n’aurait pas été décrite comme un hexagone sans les guerres. Si on débute par le temps des rois, tous les rois sans exception ont fait la guerre pour agrandir le territoire de la France. » [récit nº 3369] La majorité des élèves de seconde se reconnaissent dans cette identité d’un pays guerrier... et vainqueur6 !
29L’épreuve ultime fut celle des deux guerres mondiales, présentées comme le mal absolu. Elles furent dures et douloureuses pour la population. Elles ont tour à tour « bouleversé », « meurtri », « amoché » le pays, ce qui explique la présence de cette expression récurrente dans les récits : « la France a subi la guerre ». Les récits s’attardent d’ailleurs longuement sur le nombre de victimes et sur les dégâts. Le vocabulaire lié à l’horreur est très présent : 740 occurrences de l’ensemble des termes « morts », « tués », « blessés », « invalides » et « gueules cassées » rappellent les conséquences humaines de la guerre. Parfois farfelu, le nombre de morts tend à montrer la brutalité de la guerre. Le champ lexical de l’horreur se retrouve avec plus de fréquence dans les récits de filles. Ainsi, la guerre est beaucoup plus souvent « tragique », « horrible » ou « cruelle » pour les filles que pour les garçons7 (peut-on penser que les premières s’identifient aux victimes alors que les seconds s’assimilent aux héros8 ?). Mais cette épreuve, la France l’a surmontée avec courage, croient les élèves, bien que l’entreprise ait été difficile : il a fallu « se battre pour arriver aujourd’hui » [récit nº 2785]. La saga guerrière de la France participe de la gloire du pays. Écoutons cet élève exprimer sa fierté : « Grâce à tout ce qu’a subi la France et malgré tous ces combats, elle a su faire preuve de bravoure, et c’est grâce à cette histoire que nous sommes là aujourd’hui en si bonnes conditions. » [récit nº 5079]
30Nous l’avons dit, la fin est heureuse et les Français vivent aujourd’hui en paix. La France a fait plus que surmonter les épreuves puisque, malgré les guerres qui l’ont détruite, elle « renaît toujours plus forte » [récit nº 3041]. Plus modestement, un élève affirme qu’« il [le pays] s’en est quand même bien sorti, après toutes les guerres. » [récit nº 3213] De nombreux récits s’appliquent à préciser quel fut le sort de la France à l’issue des guerres évoquées : défaite ou victoire, souvent l’une puis l’autre. Les répondants parlent ainsi de la défaite française en 1940, effacée toutefois par la victoire de 1945 ; de la défaite à Waterloo en 1815, nuancée cependant par la construction d’un immense empire ; de la conquête de la Gaule par César, dans les années 50 av. J.-C, atténuée à la longue par l’assimilation culturelle des envahisseurs. Les seules guerres (d’ailleurs très peu citées) correspondant à de « vraies » défaites sont les guerres coloniales qui font perdre à la France son empire. Dans l’ensemble, l’issue des guerres est présentée de façon positive pour le pays. Les guerres auraient renforcé la place de la France et en auraient fait une puissance internationale. La France « a marqué le monde par sa participation » aux guerres [récit nº 3573], elle a pris part à de « grandes guerres » [récit nº 3141], elle a été « très importante dans les guerres » [récit nº 4762]. Un élève n’hésite pas à écrire que « La France est entrée dans l’Histoire à cause de ces guerres. » [récit nº 3477] Il y a dans plusieurs récits d’élèves une dimension patriotique, une admiration pour la France victorieuse. Celle-ci a subi des guerres et souffert, certes, mais elle a surmonté ces crises. Ainsi : « [La France] a été beaucoup affaiblie par les guerres franco-prussiennes (Allemands) et par l’occupation. Mais elle a su garder la tête haute et s’est relevée, cet événement l’a rendue plus forte. Pour moi mon pays c’est ça !!! » [récit nº 3183]
31Certains élèves avancent que la guerre a créé un sentiment national et unifié la population. Dans pareil point de vue, on trouve une certaine proximité avec la pensée de Hegel (1821, 2013) sur le rôle positif de la guerre dans l’intégration politique des peuples, mais aussi avec les thèses de nombreux historiens. C’est dans cet esprit d’unification nationale qu’est souvent présentée la guerre de Cent Ans, avec son héroïne Jeanne d’Arc. De nombreuses guerres médiévales, ainsi que les guerres mondiales, sont également interprétées en ce sens. Épreuve pour la population, la guerre donne l’occasion à la France, quasi-personnage, de montrer sa grandeur, sa puissance et sa résilience. Si l’identité guerrière de la France n’est pas toujours revendiquée avec autant de clarté, le rôle clé de la guerre dans l’histoire nationale est incontestable dans le corpus. Il peut être résumé en quatre formules : l’histoire de France est guerrière ; la guerre a fait l’histoire de France ; c’est une histoire de vainqueurs ; c’est aussi une histoire digne de mémoire.
32Dans les récits des élèves, la violence engendre des héros historiques. Plutôt que des héros individuels, ce sont cependant des héros collectifs au service de la volonté du peuple qui sont mis en valeur. La guerre est le théâtre de l’action du peuple français. Elle permet aux passions de se déchaîner et aux Français de lutter, de se sacrifier, de gagner ; elle les amène aussi à se déchirer – entre collaborateurs et résistants par exemple. Cette mémoire collective s’est-elle transformée en mythe collectif ? En tant qu’État-personnage dans les récits, la France – le « pays » et non la nation, terme peu utilisé – est héroïsée. Le « nous », souvent présent, renvoie au peuple Français, l’élève s’associant à cette histoire. Il la fait sienne et s’inscrit dans un héritage, celui d’un peuple courageux, qui a dû faire « beaucoup de sacrifices pour une vie meilleure » [récit nº 2684], ce qui montre l’existence d’un sentiment d’appartenance partagé. Pays et population sont les héros d’une lutte acharnée contre des ennemis belliqueux. Il s’agit toutefois d’un héroïsme collectif, anonyme, éloigné en partie de l’héroïsme idéalisé du roman national du début du xxe siècle, qui réifiait singulièrement la condition du combattant en insistant sur sa bravoure et son courage détachés. L’héroïsme dont parlent les élèves s’adapte aux descriptions nouvelles que l’on propose du défenseur. Comme l’affirme Joëlle Beurier (2007), de nos jours « le héros français de 1915 est devenu un poilu. Plus il est sale, plus il est mâle. » Et il est vrai de dire que les élèves, dans leurs récits, au lieu de décrire romantiquement l’implication des guerriers, insistent sur la souffrance, la boue, les poux et les rats des tranchées. Par exemple :
Les soldats qui allaient et ceux qui étaient sur le front souffraient trop. Ils ne pouvaient pas demander de permissions pour voir leurs femmes, leurs proches (leurs familles). Cette guerre a amené beaucoup de morts dont des frères, des pères, des maris. La nourriture servie pendant ces combats était majoritairement du pain. Leurs conditions de vie étaient désavantageuses et pas du tout convenables. Le soir, lorsque certains soldats réussissent à s’endormir, des rats, de très gros, viennent dans des couvertures et mettent des trous dans les draps. Leurs chambres n’étaient pas du tout spacieuses et parfois le bout de pain qu’il leur restait et qu’ils laissaient dans leurs chambres, des rats passaient et en mangeaient une partie. Verdun est un lieu pour moi sacré parce que c’est là où les soldats se sont battus et ils sont enterrés. [récit nº 4157]
33Le héros est donc celui qui bêche, qui tient l’excavation, qui souffre concrètement et qui pâtit pour défendre sa patrie. C’est un incassable. C’est à l’occasion des récits sur les guerres mondiales que les élèves sont le plus précis dans leurs descriptions. Les héros sont alors les soldats et les résistants. Ainsi :
En 1939, la France et l’Angleterre déclarent la guerre à l’Allemagne. En 1941, la France demande l’Armistice mais par amour pour le pays, des résistants se mettent en place. Nous remportons enfin la guerre grâce aux États-Unis. Aujourd’hui, nous pouvons être fiers de notre pays et de porter cette nationalité qui est d’être français. [récit nº 3459]
34Certains récits rendent hommage à ces héros. Sauf dans trois récits de seconde, les élèves n’utilisent toutefois pas l’expression « devoir de mémoire ». Sans doute est-ce dû en partie au fait que cette notion est étudiée plus tard, surtout en classe de terminale. Mais la dimension mémorielle est présente de façon diffuse dans un certain nombre de récits. Les occurrences de « mémoire » (30) et de « commémoration » (10), de même que les dates des armistices (11 novembre : 117 occurrences ; 8 mai : 56 occurrences), en sont les signes. Elles sont complétées par des injonctions : « ne pas oublier » les 10 millions de morts de la Première Guerre mondiale non plus que les 60 millions de la Seconde. Des élèves insistent également sur l’idée du « plus jamais ça ». Au-delà d’une interprétation pacifiste de la dimension commémorative, ils expriment surtout, par là, le sentiment d’une dette à l’égard des générations qui se sont battues, qui ont vaincu, qui ont bâti la France d’aujourd’hui. Sont évoqués plus particulièrement les soldats, les civils morts, les femmes qui travaillaient à l’arrière-front pendant ces deux guerres. La guerre est un fléau qui est derrière nous, mais qu’il ne faut pas oublier. Par exemple :
Ce qui est TRÈS IMPORTANT, ce sont les erreurs et les réussites desquelles nous pouvons apprendre. Je m’explique : ma vie, et la vôtre aussi, seront peuplées d’erreurs et de réussites (je vous le souhaite), et plus nous les rencontrerons, plus nous seront susceptibles de les éviter ou les reproduire. D’où le fait qu’à 60 ans, par exemple, on se sent autorisé de conseiller à tout va ! Et bien, si à 60 ans, ayant commis mes propres erreurs, je peux conseiller les autres, imaginez les conseils que nous pouvons tirer de l’histoire, et ce à seulement 15 ans ! Bien sûr, cela ne m’empêchera pas de commettre des fautes mais d’empêcher de reproduire celles de milliards de personnes à travers des milliers d’années ! Alors, peut-être, ce « devoir de mémoire », sur la 1re guerre mondiale, permettra-t-il d’éviter plus de morts que nos études de médecine. [récit nº 3895]
35Cela dit, la présence finalement assez discrète d’une dimension mémorielle explicite dans l’ensemble du corpus relativise les effets de la « vague mémorielle » contemporaine diagnostiquée par Nora (1994, p. 178). La transmission de l’histoire des guerres mondiales, plus proches, est aussi le fait de la mémoire familiale. Certains élèves disent connaître par un grand-père ou une grand-mère des récits de la guerre. Ils ont aussi visité des lieux de mémoire comme Izieu ou Oradour-sur-Glane. Lyrique dans sa forme, le récit suivant illustre bien le poids de la mémoire dans la conscience des répondants :
L’histoire de France concerne tout le monde (français et étrangers qui habitent en France), tout le monde doit se rappeler des hommes qui se sont sacrifiés pour nous, ces hommes qui sont morts pendant les guerres pour nous donner la France d’aujourd’hui. Prenons exemple sur ces hommes et ne soyons pas hypocrites comme aujourd’hui. Je me souviendrai toute ma vie de ces hommes souffrant, hurlant de douleur dans des conditions horribles, ces hommes qui sont morts qui se sont battus jusqu’au dernier souffle de leur vie. [récit nº 2930]
36La guerre est bien l’œuvre des passions humaines. Mais elle n’est pas uniquement une force négative puisqu’elle permet à des héros de surgir et de se manifester. D’après les récits d’élèves, la guerre constitue une part notable de la mémoire du peuple français. Elle fonde en quelque sorte l’identité de la France, pays guerrier et victorieux.
*
La guerre, opérateur et matrice de l’histoire de France
37On s’interroge parfois sur le rôle de l’histoire en laissant planer l’idée que les erreurs du passé pourraient servir de leçon au présent. Certains élèves se posent la même question à propos de la guerre. Ainsi en est-il de l’extrait suivant :
L’Histoire de France est longue et compliquée. Elle a évolué parfois dans le bon sens ou le mauvais. Il ne faut surtout pas oublier toutes ces guerres qui ont terrifié certaines vies et toujours se demander pourquoi et comment elles sont arrivées, pour qu’on puisse évoluer dans le bon sens. [récit nº 2697]
38Le propos vise ici à comprendre pourquoi les guerres ont eu lieu et comment les éviter aujourd’hui. Dans leur ensemble, les récits sont très pacifistes. Ils insistent sur la violence, les morts, les victimes, le coût humain et matériel de la guerre. Selon certains élèves, les guerres seraient un enseignement pour l’avenir, car elles « ont changé les mentalités » [récit nº 4938].
39Les répondants ont repéré de nombreux événements militaires et violents dans l’histoire de France. Le sens de ces événements est l’objet de différentes interprétations. Ainsi, pour les élèves sortant du collège, la France doit essentiellement son histoire aux guerres qui l’ont meurtrie, mais qui l’ont aussi construite. Les guerres sont décrites comme des accidents ou des ruptures qui ne remettent pas en cause une évolution continue vers le progrès ; elles constituent des opérateurs de l’histoire au sens de ce qui actionne l’histoire, de ce qui la meut et lui donne son sens (direction et signification). Les guerres sont même des accélérateurs du temps. Elles ont précipité le cours des choses, ont forcé l’histoire. Elles sont une source de progrès pour la France qui se modernise et se démocratise grâce à elles. Les leçons tirées des guerres ont-elles changé l’histoire ? Nombreux sont les élèves qui le pensent en affirmant que, depuis la fin des guerres (en France), nous vivons en paix. Pour eux, la répétition des guerres a une finalité : la constitution d’un État démocratique. Les guerres sont aussi une source de puissance pour le pays qui a réussi à repousser les envahisseurs, à conquérir des territoires, à jouer son rôle sur la scène internationale. Les guerres ont fondé l’identité du pays et permis au peuple Français de s’illustrer.
40Les guerres ont donc aussi une fonction matricielle pour le pays : l’histoire nationale trouve en elles ses origines. Elles ont fortement contribué à donner au pays sa forme (modernité, démocratie), plus que les luttes sociales apparemment, qui restent très absentes des récits. Le déroulement des guerres est désormais peu important. Ces représentations sont en phase avec certaines évolutions historiographiques. Les récits d’élèves se situent loin de l’histoire-bataille, mais proches de l’« expérience de la guerre » et sensibles à la « brutalisation des sociétés » (Mosse, 1990, 1999), laquelle se manifeste par une banalisation de la violence. Peu à peu, à la brutalisation de la société s’est ajoutée l’« ensauvagement » de l’individu. Le soldat n’était plus seulement l’objet de violences mais acteur de celles-ci. Joanna Bourke (1998) a ainsi montré que chacun peut être « enivré », « grisé » par la guerre. Cette réalité du soldat devenu tueur est une des faces cachées de l’histoire, pour des raisons évidentes. Or Antoine Prost nuance cette idée de brutalisation individuelle car il est difficile d’établir avec précision le nombre de soldats qui auraient été en position de tuer et de s’« ensauvager ». La brutalisation dont parlent les élèves est toutefois perçue à travers un point de vue d’abord pacifiste, ce qui tend à confirmer la spécificité du cas français, mais chaque cas est à examiner avec prudence. (Prost, 2004, 2003).
41Si les récits ne sont pas univoques, les voix dissonantes sont rares. Seuls 9 élèves parlent de guerres « inutiles », « sans pitié », de « drame pour la France et l’humanité » [récit nº 3387]. Pour la plupart des jeunes, les guerres ont « forgé », « construit » et « fait » la France d’aujourd’hui, république démocratique dans laquelle les droits de l’homme sont respectés. Un récit souligne ainsi qu’« au début la France était sans histoire ». Puis sont arrivés « les envahisseurs, les guerres » [récit nº 4991]. Et la France est entrée dans l’histoire.
Bibliographie
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Beurier Joëlle (2007), Images et violence, 1914-1918 : quand “Le Miroir” racontait la Grande Guerre, Paris, Nouveau Monde éditions.
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Notes de bas de page
1 Nous faisons référence par exemple aux travaux de l’Historial de Péronne.
2 Cité dans Henninger, 1999, p. 37. Voir aussi Henninger, 2003.
3 Dans 558 textes, soit 15 % des récits, est évoqué le nombre de morts, ou sont utilisés des noms ou des adjectifs tels que « horreur », « catastrophe », « barbarie », « ravages ». Par ailleurs, 35 répondants font état du bilan matériel et humain des guerres mondiales.
4 Il y a ici un effet conjoncturel lié à la date de l’enquête : en septembre 2012, les médias parlent au quotidien de la fin du régime de Kadhafi en Lybie.
5 En effet, 20 % des répondants pensent que la guerre possède un sens dans l’expérience historique de la France : parmi eux, la moitié estiment ce sens positif alors qu’un dixième le considère négatif ; les autres élèves n’expriment pas d’opinion.
6 Sur 257 élèves qui évoquent l’issue des guerres, 195 pensent que la France est victorieuse, 11 rappellent qu’elle a été envahie pendant la Seconde Guerre mondiale et 39 qu’elle a perdu et gagné (par exemple, elle a été envahie pendant la Seconde Guerre mondiale, mais elle a été libérée). En général l’issue est plutôt positive ou neutre. Seuls 12 récits insistent sur la défaite, soit 4,6 % de l’ensemble des récits étudiés.
7 L’adjectif « horrible » est utilisé 28 fois au total, dont 23 fois par des filles ; le mot « souffrance » est mentionné 13 fois par des filles et 6 fois par des garçons.
8 Il est à ce sujet un débat intéressant que nos analyses ne permettent pas de trancher pour le moment : le corpus assemblé est-il « genré » ? En d’autres termes, les récits se distinguent-ils par leurs thématiques, orientations et insistances selon que l’auteur est une fille ou à un garçon ? Il est en effet courant d’entendre que les filles sont plus pacifistes que leurs camarades de l’autre sexe. On sait toutefois que pareille thèse a été contestée par Françoise Thébaud (2004).
Auteur
Églantine Wuillot est enseignante associée à l’IFE-ENS depuis 2008 et professeur d’histoire-géographie en lycée. Actuellement en Master 2 recherche en sciences de l’éducation, son mémoire est orienté sur la réception des savoirs historiques par les élèves.
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