Civiliser la sexualité : des lieux de sexualité anonyme aux back-rooms1
p. 105-162
Texte intégral
1Depuis les premiers travaux de la médecine légale au xixe siècle jusqu’aux recherches récentes liées à l’épidémie de sida, la description et l’analyse des sexualités homosexuelles ont mis en relief la place importante que tient une sexualité qualifiée « d’anonyme » pour nombre d’individus. Sans investissements affectifs supposés, cette sexualité caractériserait une relation n’ayant d’autres fonctions que la satisfaction immédiate du désir. Si de telles pratiques ne sont pas le fait exclusif des homosexuels masculins (elles ont aussi cours sur les lieux « échangistes2 »), elles jouent toutefois un rôle important dans certains styles de vie homosexuels.
Sexualité anonyme : la drague et la consommation
2Pour ceux qui la pratiquent, cette sexualité anonyme renvoie à différentes dimensions sociales ou fantasmatiques. En premier lieu, dans le contexte de pratiques sexuelles stigmatisées, voire condamnées, elle relègue ces pratiques hors du cadre de vie « ordinaire » de l’individu. Elle peut amener à l’élaboration de stratégies de « double vie » par crainte du commérage ou de la découverte de « l’infidélité » par le conjoint masculin ou féminin. Ces stratégies sont centrales lorsque la tolérance sociale face à l’homosexualité est faible. Ainsi Chauncey (1994) montre comment, durant la première moitié du xxe siècle, des hommes des classes moyennes, résidant dans le centre de New York, trouvent un « asile sexuel » au sein de la vie nocturne des couches populaires habitant le « downtown ». C’est dans cette perspective que Pollak (1982) a décrit au début des années 1980, une forme « d’économie » de la relation sexuelle privilégiant l’obtention d’un plaisir sexuel maximal en contrepartie d’un investissement affectif et social minimal.
3À cela, se superpose la réalisation de fantasmes particuliers qu’autorisent certains lieux. Ceux-ci deviennent, dès lors, des espaces privilégiés pour différentes pratiques, comme une sexualité de groupe, où l’individu peut se fondre dans un « corps collectif jouissant » qui relègue, au second plan, l’individualité des partenaires ou, bien encore, des pratiques que la subculture homosexuelle qualifie de « hard3 ». La dimension fantasmatique de ces lieux a pu conduire certains auteurs à décrire ces espaces comme des symboles de « transgression, [d’] acceptation de soi et [de] conquête de la liberté » (Pollak, 1988, p. 48) ou comme le signe d’une « créativité4 ». Cependant cette « liberté sexuelle » reste inscrite dans des normes spécifiques, notamment celles ayant trait à la valorisation des stéréotypes de virilité (Levine, 1998).
4Notre analyse de la valorisation du masculin rejoint, nous semble-t-il, les travaux de Newton (1993). Cette dernière avait suggéré que le multipartenariat masculin est davantage relié à la construction sociale de la masculinité plutôt qu’à celle, exclusive, de l’homosexualité5 : « Les homosexuels masculins sont avant tout des hommes. Or notre culture, faisant fi du sentiment de honte et de culpabilité que cela implique, oblige les hommes à rechercher et à revendiquer le contact sexuel à tout prix, en toutes occasions et en tous lieux » (Newton, 1993, p. 181).
5L’anonymat est fréquemment cité comme une des principales motivations qui amènent des personnes à fréquenter certains endroits comme les lieux de drague, les saunas ou les bars à back-rooms. Certes, l’anonymat peut être une motivation, mais il ne faut pas oublier qu’il peut, plus prosaïquement, être ressenti comme un plaisir en soi, davantage attaché à une excitation sexuelle, supplémentaire qu’à une nécessité de cacher son identité. À ce propos, Giddens rappelle :
Lorsque des rencontres épisodiques n’amènent pas à un dispositif de contrôle ou à une assuétude, elles explorent, dans les faits, les possibilités offertes par la sexualité adaptable. Dans cette perspective, même sous la forme de contacts impersonnels et fugitifs, une sexualité épisodique peut être une forme positive de vécu quotidien. (1992, p. 146-147.)
6Entre hommes, cette sexualité se déroule principalement sur des lieux de rencontre extérieurs (ou « lieux de drague ») et dans des back-rooms. Les lieux de drague sont des espaces publics (toilettes, jardins publics, plages, quais, etc.) momentanément investis par des hommes cherchant à avoir des relations sexuelles avec d’autres hommes. Quant au principe de la back-room, il consiste à réserver un espace d’un établissement commercial, le plus souvent une pièce spécifique, pour que s’y déroulent des interactions sexuelles.
7L’un des interviewés6 fait état de ce plaisir singulier que représente pour lui la sexualité anonyme lorsqu’elle est associée à la fréquentation de lieux de drague :
En ce qui me concerne, c’est une chose dont je ne pourrais pas me passer, ça, c’est clair. C’est une chose qui ne remplace pas la relation sexuelle qui peut avoir lieu avec des personnes qu’on rencontre dans un contexte social, dans la vie quotidienne, ou des personnes avec qui on a des relations suivies, des personnes qu’on connaît, qu’on drague comme des hétéros, enfin, qu’on drague comme les hétéros draguent, ou même des personnes avec qui on peut baiser dans des lieux commerciaux gays. [Damien]
8Ce même informateur reconnaît que la mise à l’épreuve de son pouvoir de séduction est l’une des motivations principales qui l’amènent à se rendre souvent sur les lieux de drague. Selon lui, cela pourrait être associé à une aisance à attirer des hommes qui lui plaisent plus particulièrement, mais aussi à pouvoir initier des rapports sexuels avec des personnes différentes les unes des autres. L’ensemble de ces dernières ne représente pas forcément un attrait spécial, mais elles sont enserrées dans un jeu de séduction plus diffus et probablement dû à l’érotique du lieu et aux occasions que permet le site.
9Une autre motivation, souvent évoquée, est celle de la « rentabilité7 » sexuelle, tant fantasmatique que concrète, rendue possible par ce genre d’endroit, puisqu’on peut trouver, sur place, un nombre relativement important d’éventuels partenaires sexuels, avec qui la « consommation sexuelle » peut s’effectuer dans un laps de temps assez court. Phénomène déjà constaté par Pollak, pour qui :
La drague homosexuelle traduit une recherche d’efficacité et d’économie comportant, à la fois, la maximisation du « rendement » quantitativement exprimée (en nombre de partenaires et d’orgasmes) et la minimisation du « coût » (la perte de temps et le risque de refus opposés aux avances). (1993 a, p. 185.)
10Selon Damien, le raisonnement à propos de l’optimisation du rendement est plus complexe et se doit d’être nuancé : la « rentabilité sexuelle » serait un trait plus spécifique aux établissements payants (saunas et bars à back-rooms). Si cela joue sur les lieux extérieurs, le désir de rentabilisation serait plus marqué lorsque l’usager a dû effectuer un long trajet pour s’y rendre8. Pour cet usager, la rentabilisation est davantage une notion applicable aux établissements accessibles moyennant un droit d’entrée, même si sur certains lieux de rencontre, il reconnaît que cela peut jouer un rôle. Une autre recherche avait montré que la rentabilité n’était pas forcément un critère de sélection du lieu de drague (Mendès-Leite, 1995).
11À partir du constat de la relative importance de la sexualité anonyme pour des individus à pratiques homosexuelles, l’objet de cet article est d’analyser, au-delà de l’énoncé des motivations des différents agents, les conditions sociales d’expression de cette sexualité, ainsi que leurs limites. Notre analyse s’attachera à considérer ces lieux comme des institutions sociales « clandestines », dont il nous paraît possible de mettre au jour les mécanismes de fonctionnement, en les inscrivant dans le contexte de la culture des sexualités.
Méthodologie des enquêtes
12Pour ce faire, nous nous appuierons sur deux recherches menées à Paris (Mendès-Leite & de Busscher, 1997 ; Mendès-Leite & Proth, 1997 ; 1998 ; Proth, 1998), en faisant l’hypothèse que le développement des institutions « gaies », en particulier celles du réseau commercial, favorise la domestication de la sexualité masculine anonyme. En décrivant quelques lieux et commerces, ainsi que les scripts sexuels (Gagnon & Simon, 1977) s’y déroulant, nous chercherons à mettre en valeur de quelles manières les back-rooms apparaissent comme des espaces de régulation d’une expression de l’homosexualité. Il conviendra, ensuite, de repérer les limites de cette régulation, plus particulièrement lorsqu’elle est confrontée à la logique des fantasmes.
13La recherche sur les lieux extérieurs de drague s’est étalée sur trois années, de février 1995 à décembre 1997, et s’inscrivait dans le cadre d’une évaluation des actions de terrain du groupe de prévention du sida en milieu gay de l’association Aides-Paris / Île-de-France. Elle a consisté à nous faire accepter par les volontaires du groupe en participant en premier lieu à leurs réunions et à leurs groupes de travail, pour ensuite pouvoir, comme des partenaires, les accompagner sur le terrain de leurs interventions.
14Dans un premier temps, nous avons participé aux actions de prévention en tant que simples observateurs afin de nous familiariser avec les lieux, les volontaires et les différentes populations fréquentant les sites de drague. Ensuite, avec le recul nécessaire, nous pûmes assister aux méthodes d’approche et d’accroche des habitués des lieux de drague par les volontaires. En troisième lieu, nous assistions, sans intervenir, aux entretiens que menaient successivement les volontaires. Enfin, à la fin de l’opération, nous étions les témoins de la séance de debriefing où chaque volontaire exprimait ses difficultés, ses questions, ses satisfactions à propos de la soirée de prévention9.
15Notre parti pris d’observer in situ nous a conduits à traduire les signes, les postures et les codes d’une population qui utilise un langage particulier. En effet, la logique d’utilisation des lieux donne à lire au chercheur des comportements compréhensibles, des repères partagés, des habitudes communes, des stratégies de reconnaissance, de techniques de drague, dont chaque élément ne trouve sens qu’en compagnie des autres et uniquement dans le contexte du détournement provisoire de l’espace public. En fait, ces stratégies de communication sont toutes issues de la société élargie et dominante, mais empruntées, réinterprétées, remodelées, détournées, transformées selon une nouvelle syntaxe, une grammaire innovante et des codes sémiologiques particuliers, dont le processus n’a de cesse finalement que de nourrir et de fortifier une subculture, comme une « double morale » au sens weberien (1919, 1959), consistant à se considérer contre ce qui domine.
16C’est en ce sens que l’observation participante nous a permis d’accéder à l’apprentissage d’un nouveau langage. En procédant systématiquement de la sorte, nous avons pu ainsi suivre quatre lieux de drague où peuvent se rencontrer des hommes désirant avoir des rapports sexuels avec d’autres hommes. Sur ces lieux, nous avons pu déterminer que l’annexion à des fins privées de l’espace public pouvait correspondre à un double détournement : une sociabilité sexuée (homosociabilité) autorisant « l’existence » de territoires de sexualité et la prégnance (réelle ou symbolique) d’une consommation sexuelle sur place.
17Le terrain sur les établissements commerciaux a, lui, été réalisé dans la perspective d’une enquête ethnographique, effectuée en 1993, portant sur la mise en place des pratiques de prévention dans les établissements commerciaux parisiens. La première phase de l’enquête a consisté au recueil de témoignages d’informateurs privilégiés, clients de longue date de ces lieux, ceci dans une perspective historique cherchant à cerner les évolutions qu’ont connues ces espaces depuis les années 1980, en particulier depuis l’épidémie de sida, dans le but de contextualiser le travail ethnographique. Dans un second temps, nous avons procédé à un repérage des différents bars, afin de sélectionner les terrains en relation avec la faisabilité de la recherche et sa pertinence par rapport à la prévention du sida. Cette enquête, s’appuyant sur l’observation des pratiques sexuelles, nécessitait une sélection des établissements commerciaux dans lesquels les interactions avaient lieu en public, sous un faible éclairage, et non par le truchement de cabines privées que l’on trouve dans les saunas. De même, la thématique « sida » nous a conduits à privilégier des commerces ayant mis en place une communication sur la prévention (brochures, affiches, préservatifs). Selon ces critères, deux bars ont été choisis et ont alors fait l’objet d’une fréquentation d’un an, pendant laquelle ils ont été observés à différentes périodes de la journée et à des jours distincts de la semaine. Le choix qu’ont respecté les enquêteurs vis-à-vis de leur investissement sur le terrain était celui d’une « observation participante modérée » (Spradley, 1980) où les chercheurs observaient de manière directe les pratiques sexuelles sans participer « physiquement » à celles-ci. Cependant, cette observation renvoie bien à une participation au sens où voir et être vu constituent un élément important de l’élaboration de cette sexualité10.
18Ces deux recherches menées par des équipes travaillant ensemble régulièrement ont conduit à la mise en commun des données dans une perspective comparative. Si les méthodes diffèrent quelque peu d’une recherche à l’autre, toutes deux se sont attachées à analyser la construction de la sexualité anonyme en suivant la trame de la « sexualisation de l’espace. » C’est en ce sens que dans un premier temps, nous allons revenir sur quelques aspects théoriques de l’analyse anthropologique des lieux géographiques. Pour, dans un second temps, et pour chaque terrain, procéder à la description des lieux, de leurs usagers et de leurs pratiques tant sociales que sexuelles. Enfin, nous nous livrerons à l’analyse croisée des données, afin de saisir ce qu’il y a de commun entre une sexualité anonyme de rue et celle du commerce permettant, nous semble-t-il, de cerner comment le processus de l’institutionnalisation de l’homosexualité masculine participe à celui de la privatisation de la sexualité.
Quelques jalons théoriques sur la construction différenciée des espaces
19L’espace est le fruit d’une double production, matérielle et symbolique (Bell & Valentine, 1995, p. 18). Comme le constate Newton (1993, p. 183) à propos de la plage de Cherry Grove (Fire Island, États-Unis) : « Le Rack était bien plus qu’un simple endroit physique, plus que le sable et les ajoncs ; c’était une géographie constituée par le social, un espace communautaire créé par l’usage. » Bien sûr, cela ne signifie pas que l’espace en tant que tel n’existait pas auparavant, ou se vivait autrement, cela veut dire qu’il se constitue à travers le sens, ou les sens qu’on lui donne (Woodhead, 1995, p. 236). Ainsi, le changement de signification, conféré à tel ou tel lieu, va s’élaborer et se construire autour de la modification des fonctions originelles de l’endroit, ce qui souvent n’est perçu que par les initiés. C’est le cas des toilettes publiques ou des plages devenues des lieux de drague et de consommation sexuelle sur place. En revanche, leurs fonctions et sens originels ne sont pas forcément perdus, surtout pour ce qui concerne un public n’ayant pas les moyens immédiats de réinterpréter le nouvel investissement des lieux (Koegh et al., 1997 ; Mendès-Leite, Mendes Lopes & Proth, 1996 ; Weeks, 1981). En tout cas,
le nouvel espace est intéressant lorsqu’il est contextualisé dans le cadre de référence originel. C’est le fait que les toilettes soient des toilettes qui a en partie favorisé et provoqué les réactions sociales et politiques, aujourd’hui entérinées, contre la drague dans les pissotières (Woodhead, op. cit., p. 238).
20Selon Bell (1995, p. 305), l’usager des lieux de drague extérieurs se trouve dans une « dynamique perverse » dans le sens où il se situe dans une tension permanente entre les conceptions, de surcroît contradictoires, du privé et du public. D’après cet auteur, les changements de sens et de fonction des lieux réclament des réarticulations et des aménagements entre les espaces publics (espaces de citoyenneté) et les espaces privés (espaces d’intimité), dans une oscillation parfois stratégique et de temps en temps imposée. En réalité, une même place peut admettre des sens différents selon l’investissement symbolique et réel de ses usagers, permettant, de la sorte, la coexistence de diverses « dimensions parallèles. » Il y aurait celles de la surface (visible par le plus grand nombre, mais ne parvenant pas à déchiffrer ce qui sort de ses compétences et de ses acceptations sociales) et celles que nous pourrions qualifier de souterraines (vécues par les seuls initiés qui décodent aisément la communication particulière des espaces qu’ils ont partiellement et momentanément privatisés).
21Ainsi, la sexualisation de certains espaces met en jeu des notions très ancrées socialement, comme celles du privé et du public et, en conséquence, implique une redéfinition des notions de « privacité » (Weeks, 1985 ; 1995) et d’intimité (Elias, 1939, 1973). Elle interroge également la reproduction idéale de l’amour romantique qui veut que la sexualité soit toujours liée à l’amour (Bell, op. cit. ; van Lieshout, 1995). Elle pose aussi des problèmes liés aux confrontations avec le méconnu, avec la différence (Knopp, 1995, p. 159) donc à l’altérité.
22La fascination exercée par les lieux sur certains de leurs adeptes apparaît dans la description qu’ils en font. Dans les récits de deux usagers interviewés, l’eau et la lune, les jeux d’ombre et de lumière semblent être au cœur de l’irrésistible attrait que procurent ces lieux. Ces éléments sont d’une importance capitale dans la constitution de l’érotisation d’un espace public animé par les fantasmes s’y rattachant et s’y référant. Ils montrent singulièrement, comme l’affirment Bell et Valentine (1995, p. 102), que « le spatial et le sexuel se constituent l’un l’autre ». C’est une relation dialectique partagée par tout un ensemble d’individus qui investissent certains endroits qu’ils se représentent comme chargés d’un puissant érotisme. Cet érotisme des lieux, comme celui des corps (Cream, 1993 ; 1995), s’établit symboliquement dans un contexte spatial, mais aussi dans un contexte temporel : la sexualisation est soumise à d’intenses variations selon les heures de la journée. En général, mais pas exclusivement, elle s’intensifie avec le coucher du soleil jusqu’aux premières heures de l’aube.
23Parallèlement, cette sexualisation de l’espace contribue à la dé-classification de ces lieux. Comme le rappelle Knopp (op. cit., p. 157) : « Les homosexuels comme l’espace se sont vus associés à toutes sortes de dépravations et de maladies, dont la moindre n’est pas, actuellement, le sida. »
24L’aversion et l’horreur que peuvent inspirer ces lieux11 sont également relevées et attestées par des habitués de ce genre de paysage de drague. Ce qui y est stigmatisé le plus souvent tourne autour de la misère sexuelle, de la pauvreté sentimentale et de la détresse affective semblant y régner. Comme si l’usager se plaisait à ressasser des constatations justifiant une impossibilité de vivre au grand jour une sexualité marginalisée, la gestion du secret et sa permanence conduisant à une expression et une représentation déshonorantes de sa propre sexualité.
25Conjointement à des constatations dépréciatives, l’enracinement local de certains lieux induit un désir de préservation de ceux-ci, car ils sont partie intégrante d’une culture des homosexualités. Pensons à l’anecdote vécue par nous-mêmes à Jaurès lors du scandale orchestré par un clochard qui s’était autoproclamé propriétaire du lieu, tant et si bien qu’il possédait un cadenas, lui permettant de condamner l’accès à l’espace de consommation sexuelle connue de tous les habitués. Confronté à cette appropriation « illégale », l’un des usagers avait spontanément pensé à prévenir la police car, selon lui, les homosexuels venaient de se faire « exproprier » de leur lieu de drague : « Il n’a pas le droit de faire cela, je vais appeler la police, les flics vont le déloger, il n’a pas le droit, c’est à tout le monde, ce morceau de quai. »
Les lieux extérieurs de drague
Description générale
26À Paris, grosso modo, il existe deux types de lieux extérieurs de drague, que nous appellerons, en utilisant les termes forgés par Geertz (1983, 1986), les lieux globaux et les lieux locaux. Les premiers sont très populaires, très connus. Ce sont ceux où se rendent le plus grand nombre de personnes et où il existe un grand brassage social, des Parisiens aux touristes de passage. Les jardins des Tuileries12, les quais d’Austerlitz et le quartier du Marais peuvent tenir lieu de référence de ce genre d’endroit.
27Les lieux locaux, peu connus, sont davantage fréquentés par les habitants du quartier ou de ses environs, mais aussi par des gens y passant plus ou moins régulièrement car ils se situent, souvent, aux alentours d’un important carrefour de transports urbains publics (grande station de métro ou R.E.R.). Leurs habitués forment ainsi une population moins diversifiée que celle fréquentant des lieux globaux. Le square des Batignolles, le terre-plein de Nation et les quais de Jaurès peuvent être considérés comme des lieux de drague locaux. Enchâssé dans cette nomenclature, le bois de Verrières serait un lieu tout autant local que global. Il pourrait tendre vers le site local en semaine et vers le site global durant les week-ends ensoleillés (particulièrement à partir des beaux jours printaniers jusqu’à la fin de l’automne).
28Vraisemblablement, la fréquentation des lieux extérieurs de drague est aussi influencée par l’imaginaire attaché à chaque endroit spécifique. Ainsi, si l’environnement de certains quais de la Seine, avec leurs sablières et leurs chantiers, exerce visiblement une attirance sur les adeptes d’une sexualité connotée plus « hard », y compris, mais pas exclusivement, cuir ou sadomasochiste, les variétés ethniques et les différences sociales présentes sur d’autres quais parisiens exercent certainement une attraction sur ceux qui fantasment sur ces partenaires sexuels.
29Les tranches horaires peuvent aussi jouer un rôle sur le type de fréquentation de chaque lieu. Ainsi, nous avons constaté que la population se rendant à Austerlitz fluctue considérablement selon l’heure de fermeture des bars (deux heures du matin) et des boîtes de nuit (petit matin).
30La drague s’effectue en général à pied, le dragué arpentant les lieux parfois pendant de longues heures. Certains lieux comportent également des espaces où la voiture, parfois la moto peuvent avoir droit de cité. C’est le cas de Jaurès où la différence de niveau du canal, situé à plusieurs mètres au-dessous de la rue, rend possible la constitution d’un double espace de drague : l’un motorisé dans les rues parallèles au canal, et l’autre « piétonnier », le long des quais eux-mêmes. Les espaces diversifiés permettent au dragueur de moins s’engager en des endroits, considérés la nuit comme étant, par excellence, voués à la drague (le bord de l’eau) et de rester dans sa voiture, ou de passer à plusieurs reprises par la rue qui longe le canal. Mais posséder un moyen de transport n’empêche nullement de devenir un piéton afin d’accéder plus aisément aux lieux. Parallèlement, un « dragué » marchant le long des quais a toujours la possibilité de monter pour aller se promener sur les trottoirs afin de mieux se présenter aux dragueurs motorisés. L’utilisation de la voiture sur un lieu de drague extérieur a des avantages mais aussi des inconvénients. Elle peut faire basculer la décision vers une « consommation à emporter », ou à défaut à l’intérieur du véhicule. Elle peut également symboliser un certain statut social. N’oublions pas que sur les lieux extérieurs de drague, on peut rencontrer des gens en grande précarité sociale. Certains usagers profitent de cela afin de mieux pouvoir attirer le partenaire. C’est le cas d’un usager entr’aperçu à Jaurès qui utilisait son camping-car comme un moyen infaillible de réussir la drague. La voiture peut servir encore à mettre le partenaire potentiel plus en confiance, du fait qu’elle brise en quelque sorte l’anonymat de son propriétaire, ce qui peut aussi représenter un défaut majeur pour ce dernier.
La communication sur les lieux extérieurs de drague
31Diverses recherches en sciences sociales, portant sur les lieux de drague, ont établi que leurs familiers constituent, sur place, une « communauté silencieuse », pour utiliser ici l’expression créée par Delph (1978). Selon Humphreys (1970) le silence imposé équivaut à une réponse normative13, émanant d’années d’interactions axées vers une demande de privacité immédiate sans aucune implication ultérieure. Delph (op. cit.) affirme que l’impersonnalité imposée par le silence, aide de nombreux participants à séparer les vies hétérosexuelles des vies homosexuelles. Le silence, affirme-t-il, facilite également la force des significations érotiques. La seule visualisation augmentant l’excitation et la passion. Le silence par l’attention qu’il fait naître permet aussi de pouvoir rapidement s’extirper de situations dangereuses et « faussement » érotiques. Il est vrai que les recherches de Henriksson et Mänsson (1995) sur les cinémas pornographiques ainsi que celles de Humphreys (op. cit.) et de Delph (op. cit.) sur les toilettes publiques vont dans ce sens. Tous ces chercheurs ont constaté, quel que soit leur terrain, que l’usage de la parole est la forme de communication la moins présente sur ces lieux14. Selon ces auteurs c’est plutôt le langage corporel qui est utilisé par les habitués de ces endroits pour exprimer leurs désirs, qu’ils soient de disponibilité ou de refus. Nos recherches, à l’instar de celles de van Lieshout (op. cit.), nous amènent à nuancer cette question, au moins dans le cadre de notre terrain. En fait, nous avons constaté que selon les genres de comportements ou selon les pratiques sexuelles mises en œuvre sur place, le type de langage (verbal ou non verbal) utilisé dépend de la configuration de chaque lieu15. Il est clair qu’une visibilité importante conduit à l’exercice de la prudence. Prises de précautions consistant à rendre peu probable l’exécution de pratiques sexuelles comme la sodomie. Dans le même ordre d’idées, certains lieux ne se prêtent pas spécialement à une approche directement sexuelle. C’est le cas, par exemple, du square des Batignolles (mais aussi du jardin des Tuileries dans la journée) où, d’après les renseignements de l’un de nos interviewés, l’approche est surtout verbale.
Les pratiques sexuelles sur les lieux de drague
32Le paradoxe majeur des lieux extérieurs de drague homosexuelle réside certainement dans le fait que des pratiques perçues comme privées (en l’occurrence la sexualité) ont lieu sur un espace public. Comme l’indique Bell (1995, p. 307), ces places sont « le lieu d’une “privacité risquée et d’une publicité sélective” pour ceux qui y draguent et s’en servent ». Être sur un lieu extérieur de drague signifie en principe qu’on est sexuellement disponible, du moins à ce moment-là. Comme l’affirme l’un de nos informateurs, « ça peut être la solitude à combler par un truc sexuel, une demande affectivo-sexuelle qui peut être plus affective ou plus sexuelle, ça dépend des moments ». En tout cas, quelles que soient les motivations des dragués, ils investissent un endroit caractérisé par un intense marché sexuel. C’est le « territoire symbolique de la chasse sexuelle » où, selon Hubert, « on devient le chasseur chassé16 ».
33Toutefois, les pratiques sexuelles effectuées sur place ne sont pas nécessairement les mêmes que celles pouvant advenir dans l’intimité relative d’une cabine de toilette ou celle d’un sauna, ou, mieux encore, dans l’intimité d’une chambre à coucher. Elles sont le plus souvent surdéterminées par la configuration des lieux, qui va permettre l’investissement de certains interstices entre le privé et le public. Chaque lieu est spécifique. La manière dont il est configuré influe sur ce qu’on peut y faire, et sur la population qui le fréquente.
34Les lieux de drague extérieurs que nous avons observés comportent généralement une double division spatiale composée de zones de drague et de zones de consommation. Nous pouvons dire que les zones de drague sont des zones de sociabilité sexuée, où on va choisir son possible partenaire sexuel, et que les zones de consommation sont les zones de sexualité, où vont se dérouler la grande majorité des pratiques sexuelles. Ces deux espaces, l’un d’(homo)sociabilité et l’autre d’(homo)sexualité, vont être essentiellement délimités par des intensités lumineuses et des visibilités distinctes, ainsi que par des variations de niveau (haut / bas, intérieur / extérieur, etc.).
35La configuration du lieu conditionne donc les pratiques sexuelles qui y sont envisageables. Rappelons néanmoins que tous les lieux extérieurs de drague ne conduisent pas nécessairement à la « consommation sur place », quelques-uns n’étant que des endroits de rencontre, pouvant présupposer une « consommation à emporter. » Ensuite, si on se rend sur un lieu de drague, animé par la motivation d’avoir des relations sexuelles sur place, on sera toujours contraint de ne faire que ce qui sera possible (le genre de pratique sexuelle) et qui sera prédéterminé notamment par la manière dont le lieu est configuré17. Il est néanmoins vrai que si on connaît préalablement l’espace en question18, on le choisit vraisemblablement en fonction du désir d’avoir telle ou telle pratique sexuelle, en sachant qu’elles ont davantage de probabilité de se réaliser sur certains lieux que sur d’autres.
36Concernant ces pratiques, on peut aussi faire une dissociation entre les lieux où elles peuvent se dérouler pendant la journée, seulement dans le courant de la nuit ou bien sur les deux créneaux. Ainsi, la fermeture au public de certaines toilettes de grands magasins et d’universités, ou encore de stations de métro ou de R.E.R., empêche que ces espaces soient investis en permanence par les dragueurs. En revanche, les non-lieux (Augé, 1992) d’utilisation publique anonyme, comme les quais de Seine, les places, les squares se prêtent davantage à une activité sexuelle nocturne, bien qu’une drague diurne plus ou moins discrète y soit également envisageable. Sur d’autres espaces encore, comme les bois de Boulogne, de Verrières ou de Vincennes, on peut, selon nos informateurs, entreprendre des rapports sexuels (se résumant en général, mais non exclusivement à des attouchements et à des masturbations) à n’importe quelle heure du jour et de la nuit, mais certainement pas sur n’importe quel site.
37Les pratiques sexuelles les plus répandues sur les lieux observés sont, outre les attouchements, les diverses déclinaisons de la masturbation (solitaire, socialisée19 à deux ou à plusieurs, et réciproque) et la fellation. Selon Hubert, les gens qui traînent sur ce genre de lieu sont plutôt à la recherche d’une bouche complaisante que d’une autre forme de sexualité. La sodomie semble y être assez rare puisque pendant toute la période de nos observations ethnographiques nous n’avons entrevu un tel acte qu’une seule fois :
Quelques types sont appuyés le long du mur. Les gens sont plus agités que précédemment. On dirait qu’ils sentent qu’il va se passer quelque chose. Soudain, comme issu de nulle part, un jeune garçon, blond, jeans, en bras de chemise est devant nous. Un homme noir l’a suivi et lorsque notre éphèbe fait volte-face il se trouve nez à nez avec lui. Très rapidement une relation diffuse s’installe entre eux. Comme par enchantement, d’autres hommes surgissent, s’agitent, un petit groupe s’est formé autour de nos deux principaux protagonistes. Pas un bruit ne parvient à nos oreilles. Seule de l’eau clapotante émane un bruit identifiable avec fiabilité, un écoulement continu.
Très vite le petit blanc se fait pénétrer. L’acte est répété au moins deux fois, sans qu’il soit possible de se rendre compte de la facilité d’exécution des sodomies.
Le petit groupe, à peu près sept personnes interagissent sexuellement les unes avec les autres, autour du couple fédérateur. On peut supposer que l’effervescent ballet masculin soudainement déclenché s’appuie sur des paliers diffus d’excitation. Le lieu, l’heure, l’attente, l’acte de sodomie, les « identités raciales » des deux acteurs ont créé un amalgame de conditions qui ont permis à chacun de se fondre dans une sourde plongée confusionnelle. La ronde incessante des hommes présents autour de la monade « black and white » est également due à des pratiques peu mises en œuvre à Jaurès, surtout depuis le début de l’hiver précédent, la clémence de la température de cette nuit-là ayant visiblement joué un rôle prépondérant sur l’ambiance de cette soirée. (Journal ethnographique, Jaurès, le 15/04/96, de 22 heures à 2 heures du matin.)
38Cet extrait le montre clairement, l’occasion semblait être exceptionnelle, fruit de la conjugaison de divers facteurs contribuant à un crescendo érotique.
39Outre ces éléments constitutifs d’une conjoncture plus ou moins singulière, d’autres paramètres peuvent également prendre une place prépondérante, menant ou non à la réalisation d’une pénétration anale sur place. Tout d’abord, l’heure : si, comme nous l’avons déjà indiqué, les sites ne deviennent des lieux de drague que lors de certaines tranches horaires, il en va de même pour les pratiques sexuelles. Cela surtout à cause de trois autres éléments : la configuration et la taille des lieux ainsi que l’intensité de la lumière. Ces trois critères renvoient aux possibilités de demeurer caché aux yeux d’autrui, surtout à ceux des non-initiés. Enfin, le taux de fréquentation, au sens large, influence les interactions. Dans un endroit plus vaste, et selon sa configuration, on a davantage de possibilités d’être à l’abri des regards indiscrets ou de réduire sa visibilité aux seuls autres « consommateurs » sur place. Si, par contre, la zone investie est restreinte, la présence d’un grand nombre de personnes présentes peut rendre difficile, voire impossible, la sodomie.
40Ces cinq aspects interdépendants et complémentaires visent surtout à créer une zone d’une relative intimité, dans un espace public. Le but explicite reste celui d’être à l’abri d’une intrusion extérieure qui replacerait la zone investie vers son sens originel. C’est-à-dire en un espace rendu à sa fonction essentiellement publique, sur lequel un tel niveau de sexualisation relèverait de l’inadmissible et viendrait probablement à être réprimé.
41À l’insu ou non des partenaires, il est clair que le niveau d’intimité est fluctuant. Notamment lorsque des jeux d’exhibitionnisme et de voyeurisme sont de mise ou quand le sexe de groupe est souhaité. De la sorte, un lieu très petit et très sombre, à un moment de forte densité20, va encourager la sexualité collective. Ce genre de sexualité crée-t-il ou ne crée-t-il pas une ambiance favorisant la pénétration anale, voilà une question difficile à trancher. Une atmosphère « orgiastique » – nous l’avons constaté nous-mêmes dans l’extrait de notre journal de terrain cité auparavant – peut favoriser, mais difficilement induire, la pratique de la sodomie, y compris sans préservatif. Il faut tout de même rappeler que le caractère vraisemblablement exceptionnel de l’épisode que nous avons décrit (unique en presque deux ans d’observation ethnographique), est confirmé par nos informateurs privilégiés. Nous verrons ultérieurement que la recherche sur les back-rooms parisiennes a montré le rôle contraignant joué par le regard des pairs qui vont jusqu’à favoriser la mise en œuvre des gestes de base pour la prévention du VIH. Bien sûr, les deux possibilités ne sont pas exclusives et nous sommes bien conscients de l’importance prise par la transgression dans certaines formes et variantes érotiques.
42Comme la sodomie, mais pour des raisons différentes, le baiser profond21 semble être assez rare sur les lieux extérieurs de drague. Newton (1993, p. 183) donne une explication qui semble pertinente, même si elle se réfère à un contexte antérieur à celui de l’épidémie du sida : « Embrasser est une pratique bien plus infinie, plus personnelle qu’une fellation. Un homme avalera la semence de quinze hommes, mais sans embrasser ni vouloir embrasser aucun d’entre eux. » Si la sexualité impersonnelle pratiquée sur les lieux de rencontre court-circuite l’image idéale de l’amour romantique, cela n’empêche pas d’autres formes de sentiments amoureux de pouvoir s’exprimer, comme l’affirment trois de nos interviewés :
Mais ce que je veux dire c’est qu’il peut y avoir énormément d’amour, par exemple, dans une relation purement sexuelle qui dure un quart d’heure, dans un tunnel obscur. Moi, je ne fais pas de dissociation entre une sexualité compulsive, et puis une sexualité amoureuse. Tu vis parfois une relation sexuelle d’un quart d’heure sur un lieu de drague anonyme, comme une relation amoureuse qui existerait depuis des années, avec la même intensité. Tu fusionnes avec la personne sur le moment, et ce n’est pas uniquement sexuel, ça va bien au-delà. C’est une espèce de fusion, comment dire, comme une espèce de communion tacite, enfin, où tu as un échange qui est non verbal, et qui prend énormément de sens, à travers la relation sexuelle, et qui la dépasse largement. [Damien]
C’est clair (si je fréquente des lieux extérieurs de drague), c’est aussi à cause du désir de rencontrer éventuellement quelqu’un. Et pourquoi pas là ? Même si c’est absurde quelque part. Voilà, rencontrer quelqu’un qui serait important par la suite. Avoir un vrai lien avec quelqu’un rencontré sur un lieu de drague, et pourquoi pas ?! L’amant, le vieil amant que je connais depuis dix ans, je l’ai rencontré sur un lieu de drague. Donc c’est quelque chose de possible, au même titre que l’on peut avoir quelque chose de durable avec quelqu’un rencontré dans un sauna. [Nestor]
De toute manière, une chose est claire, c’est que je vais là-bas pour tirer un coup, c’est tout. Bien qu’au fond de moi-même, ce ne soit pas ce dont j’ai envie, c’est vrai que j’aurais plutôt envie de rencontrer quelqu’un, et d’être avec quelqu’un. Mais bon, je ne me fais pas trop d’illusions. Je veux dire, si je vais là-bas, je sais que je ne vais pas trouver le grand amour. Enfin, pourquoi pas ? J’ai des amis qui se sont rencontrés dans des lieux aussi sordides que ça. [Hubert]
43Chacun à leur façon, ces témoignages réintroduisent la diversité des désirs, des besoins, des envies pouvant amener des hommes à fréquenter assidûment ou occasionnellement des lieux de rencontre extérieurs. Comme le rappelle Chauncey (1994, p. 195) :
Des hommes utilisent des lieux de drague pour retrouver des amis comme pour trouver un éventuel partenaire sexuel. Certains l’utilisent uniquement pour la sexualité. Les rencontres sur des lieux de drague ont des sens différents pour chacun des hommes qui les vivent, elles suggèrent la complexité sexuelle des topographies urbaines.
44La fréquentation des lieux extérieurs de drague peut donc être liée à ses données fonctionnelles (proche de chez soi) et pragmatiques (facilité de concrétisation). L’attirance pour ces lieux fait état d’une grande part de fantasmes engendrés par la mise en œuvre d’une sexualité « publique » et par une recherche de plaisir procuré uniquement par ce genre de lieu. Nous avons vu qu’elle pouvait séparer la vie sociale de la vie sexuelle, mais en même temps il n’est pas inenvisageable de s’y rendre avec un ami ou de ne pas s’y interdire d’y rencontrer un compagnon de vie. Il ne faut pas non plus négliger les rapports homosociaux qui s’y forgent (des usagers finissent par se connaître et par échanger) et qui y perdurent.
45Même si au départ, le lieu extérieur de rencontre est certainement né des difficultés qu’avaient les homosexuels à vivre leur identité, leur orientation et leur vie sexuelles au grand jour, à cause des pressions d’une extériorité hétérocentrée intégrée par eux-mêmes, il est incorporé aujourd’hui dans la « sous-culture » homosexuelle22.
Il est important de ne pas voir la singulière utilisation spatiale des homosexuels masculins et le genre de vie homosexuel lui-même comme le résultat d’une pression extérieure conduisant à une marginalisation. Ils sont aussi l’expression du désir, d’une sexualité irrépressible. La vie des lieux extérieurs comporte des qualités spécifiques, gorgées d’excitation et de plaisir. (Nilsson, 1998, p. 102.)
46Chaque lieu conduit les différentes personnes à se l’approprier et à y apporter une touche personnelle, renforçant ou non l’attirance du lieu, selon ce qu’elle y a vécu et selon les rencontres qu’elle y a effectuées. Sa localisation, sa topographie, son environnement naturel, son aménagement, sa population sont autant d’éléments qui valorisent et qui font exister un lieu plus qu’un autre. Généralement, pour qu’il soit reconnu, il faut qu’il puisse offrir un peu de clandestinité (le danger d’être découvert), un zeste de promiscuité (la disponibilité anonyme des partenaires), un cadre d’érotisation spécifique (la transgression par la mise en œuvre d’une sexualité publique), et une dimension fantasmatique réunissant et recomposant sans cesse ces données fragmentaires autour des plaisirs offerts par ce choix de rencontres, que le lieu soit local ou global.
Les usagers
47Le genre d’usager des espaces de drague change quelque peu selon qu’il s’agit d’un lieu global ou d’un lieu local. Dans ce dernier cas, une bonne partie des habitués vit dans le quartier et ses alentours et vient draguer plus ou moins fréquemment dans les mêmes places ou squares, parce que ceux-ci ne se situent pas trop loin de chez eux. Ainsi, ces dragueurs viennent faire un tour de temps en temps. Parfois ils font quelques allers-retours dans la même nuit entre leur domicile et le lieu de rencontre, sans y rester forcément très longtemps. Comme les distances à parcourir ne sont pas importantes, l’enjeu n’est pas décisif. Au contraire, nous l’avons vu, quand on se déplace vers un lieu de drague plus lointain, on a tendance à vouloir trouver un partenaire sexuel à tout prix, pour ainsi rentabiliser le temps et la distance parcourue. Comme de surcroît, on vient moins souvent sur un lieu global, c’est une raison de plus pour davantage y chercher une « optimisation » à sa présence23.
48L’un de nos informateurs privilégiés fait état de ce que nous avions déjà constaté lors de recherches similaires menées à Niort (Mendès-Leite, 1995 b) et à Perpignan (Mendès-Leite, Mendes Lopes & Proth, 1996) : il arrive que des habitués des lieux locaux, à force de se croiser, parviennent à former un réseau de sociabilité, dont la constitution peut, d’une certaine manière, conduire à la désexualisation d’un contexte ordinairement réservé à la sexualité.
49Ce genre de « convivialité » peut aussi éloigner les individus se trouvant sur place, surtout s’ils ignorent le phénomène des groupes de sociabilité locaux. Cela, parce qu’il est plus difficile d’approcher un éventuel partenaire lorsqu’il est entouré d’autres personnes et parce que, globalement, la conversation entre les différents membres du groupe dérange les gens qui se sont rendus sur ce lieu dans un but exclusivement sexuel. Ce dernier cas se retrouve lorsque les échanges verbaux ne respectent pas les limites symboliquement établies entre la zone de sociabilité (en principe sexualisée, comme c’est vraisemblablement le cas des discussions dans ce genre de rassemblement) et la zone de sexualité. Conséquemment, ce nouvel investissement des lieux de drague détourne le sens de la sexualisation de l’espace, sans pour autant le restituer véritablement à son sens habituel : celui de la promenade, de la déambulation, du passage. En somme, il amène une sociabilité ordinaire, non axée sur le primat de la sexualité, à la sexualisation momentanée de l’espace.
50En revanche la fréquentation, sur les lieux globaux, d’une population plus hétérogène rend difficile la formation de noyaux de sociabilité, renforçant ainsi l’importance du caractère « de territoire de chasse sexuelle » et de consommation sur place.
51Certaines remarques de nos informateurs corrigent le constat d’un anonymat important sur les lieux globaux. Les horaires prisés pour investir ces endroits étant, pour certaines personnes, liés à leur assiduité à fréquenter d’autres espaces de la scène gaie parisienne dont elles peuvent être des habituées, ce qui, parfois, les pousse à se retrouver entre pairs. Il arrive aussi que certains d’entre eux, à des moments précis, voient se concentrer une population proche du « milieu homo » parisien. C’est le cas de quelques dimanches après-midi, quand il fait beau, au bois de Verrières. Toutefois, ce genre de particularité parvient difficilement à désexualiser l’ambiance des lieux globaux, excepté lorsque les groupes de sociabilité sont composés d’un nombre important de personnes. Parfois, il arrive que des groupes constitués se retrouvent sur les lieux de rencontre par erreur, par hasard ou à la recherche d’un point précis. Une nuit, nous avions croisé un petit groupe de jeunes gens qui cherchaient une « rave partie » sur les quais d’Austerlitz. Ou bien encore, de temps à autre, mais c’est plutôt rare, des bandes peuvent venir sur les lieux de rencontre dans le but explicite de déranger les personnes draguant sur place, pratique connue d’une violence homophobe, mais dont nous n’avons jamais été témoins lors de nos observations ethnographiques.
52De surcroît, l’anonymat des lieux extérieurs de drague ainsi que la possibilité, voire la facilité à trouver, sur place, un partenaire pour assouvir sa libido, semblent représenter des avantages qui attirent les bisexuels (identitaires ou comportementaux) ainsi que les hommes qui ont des rapports sexuels avec d’autres hommes tout en se considérant hétérosexuels. Par exemple, Nestor dit qu’il trouve souvent des hommes mariés, qui une fois « l’affaire menée à terme, referment le rideau et disparaissent sans demander leur reste. Ceux-là, il est impossible de les revoir ».
53Le fait qu’un lieu de drague soit réputé réunir aussi des « hétérosexuels » constitue un atout pour un certain nombre d’homosexuels attirés par ce genre de partenariat. Vraisemblablement les bisexuels, les hétérosexuels et les hommes mariés sont plus présents sur les lieux locaux que sur les lieux globaux, ces derniers attirant davantage une population à identité homosexuelle. Ainsi, si les quais d’Austerlitz et le bois de Verrières sont davantage connotés comme des lieux « identitaires », la station de R.E.R. et Jaurès arborent un mélange de combinaisons d’identités sexuelles, auquel s’ajoute, dans le cas de Jaurès, un constant brassage social et ethnique. Melting-pot par excellence, Jaurès a aussi la particularité de concentrer des personnes d’extraction sociale assez défavorisée. On peut y côtoyer la prostitution, des alcooliques, des cas sociaux. Ici on est confronté à plus d’une misère et on se rend aisément compte que la prévention du sida est parfois « à peine » un problème de plus qui se greffe à une myriade de difficultés préexistantes et quotidiennes.
54Un autre phénomène est observable sur des lieux de rencontre extérieurs, c’est la coprésence de personnes vivant de manière différente leur inscription sur les lieux publics, à cause de leurs acceptations différentielles de leur orientation sexuelle. Ainsi, hors du cadre des homosexuels identitaires24, on peut trouver sur des lieux extérieurs de drague une gamme très hétéroclite d’hommes qui connaissent l’existence et la spécificité du lieu. Comme ce sont généralement des lieux résiduels, ils sont également fréquentés par toute une population pour laquelle avoir des pratiques sexuelles avec des hommes n’est pas le but recherché. L’homme en quête de psychotropes, l’homme à la rue se côtoient parfois sur ces lieux. Certains d’entre eux peuvent « échanger sexuellement » avec les hommes entre eux. Cette cohabitation ne provoque généralement pas de tiraillements entre les « communautés » qui s’y frôlent.
L’organisation de l’espace dans deux bars gais à « sexe impersonnel »
55Comme nous l’avons mentionné plus haut, notre choix des deux établissements commerciaux répondait à des critères, en partie imposés par la méthode employée (l’observation directe) et par l’objectif de la recherche (la prévention du sida). D’où pour le chercheur la nécessité de porter une attention particulière aux dangers de la généralisation. En un sens, tout travail sur les établissements commerciaux gais, qu’il s’y pratique ou non une quelconque sexualité, est à la fois spécifique et non spécifique. Spécifique, car l’existence même d’une politique commerciale, de par le jeu du marché et de la concurrence, exige que chaque établissement tende à se différencier, de façon ostentatoire ou de manière discrète, de ses concurrents. Il s’agit pour chacun des dirigeants de capter l’attention d’une clientèle radicalement différente des autres bars, ou bien alors de modifier légèrement leur décor pour apparaître comme le meilleur choix vis-à-vis d’une clientèle quasi similaire. Il n’existe donc pas d’établissements moyens ou représentatifs dans une ville donnée. Non spécifique car la création des établissements, l’agencement des espaces, leur décor, leur ambiance sonore, renvoient à la construction des identités homosexuelles dans une culture donnée. Ainsi, la question de la mise en scène de la masculinité, que nous développerons ultérieurement, pourrait être étudiée dans l’ensemble des établissements commerciaux.
Description générale
56Le Leather se présente comme un bar destiné à une clientèle se reconnaissant au travers d’une apparence extérieure de virilité, souvent soulignée par des accessoires vestimentaires (cuir, uniformes, tenue de chantier), ainsi que par la pratique d’une sexualité qualifiée dans la sous-culture homosexuelle de hard (même si cette désignation couvre une variété importante de pratiques sexuelles, relevant d’univers fantasmatiques différents). Dans leur majorité, les clients de ce bar affichent une homosexualité identitaire, certains revendiquent d’ailleurs une identité cuir ou SM. Une partie de la clientèle est constituée par des habitués possédant un réseau de connaissances potentielles parmi les autres clients et des liens familiers avec le patron ou les employés.
57Les horaires de fonctionnement du Leather sont relativement tardifs, puisqu’il ouvre à 22 heures et ferme ses portes à 2 heures du matin. Le lieu se subdivise en trois espaces différenciés : le bar, une salle intermédiaire faiblement éclairée et de dimensions similaires à celles du bar et, enfin, la back-room, séparée de la salle précédente par une barrière en bois cloisonnant ce qui devrait être en réalité le prolongement du même espace. Elle bénéficie, par ce mode de cloisonnement, du même éclairage que la salle intermédiaire.
58Le second lieu où nous avons effectué nos observations, le Bear est un bar dont la clientèle, au premier abord, peut paraître partager quelques caractéristiques avec celle du Leather. D’ailleurs, ces deux lieux possèdent des clients communs. Cependant, si des signes extérieurs de virilité sont aussi présents d’une manière prononcée parmi la clientèle du Bear – quoique bien plus rarement soulignés par une tenue vestimentaire relativement spécialisée –, la majorité de ces personnes ne peut pas se définir par une identification mutuelle fondée sur des pratiques sexuelles « hard ». En revanche, elle peut l’être sur la base d’une identité homosexuelle, pour ce qui concerne la plupart des habitués. Ces derniers constituent d’ailleurs une partie considérable de la clientèle de l’établissement.
59Cet endroit est ouvert de 17 heures à 2 heures du matin et connaît des pointes d’affluence variables selon les jours. Il ne possède pas à proprement parler de back-room, mais son sous-sol, peu éclairé, est aménagé en salle vidéo où sont diffusés des films homosexuels à caractère pornographique. Cependant, ce n’est pas là que se déroulent les interactions sexuelles : elles ont lieu dans les toilettes (quatre urinoirs), petite pièce normalement éclairée et contiguë à la salle vidéo.
L’agencement des espaces
60Ces deux bars possèdent des traits communs, tout en étant relativement différents. Ils se structurent en définitive selon des schémas d’organisation symbolique de l’espace interne assez proches. Ainsi, dans l’un comme dans l’autre bar, il existe une relégation de l’espace du sexuel (la back-room du Leather et les toilettes au Bear) par rapport à l’espace du social (dans les deux, la pièce où est placé le comptoir). Cette distanciation est amplifiée par l’existence d’une zone faisant office de frontière où la drague est plus intense et pratiquée ouvertement (la salle intermédiaire du Leather et la salle vidéo du Bear). Le cheminement des clients entre ces trois espaces permet une gestion du comportement selon une ritualisation de l’espace : le gay, homo-social dans la salle du comptoir, devient davantage le dragueur, toujours homo-social, mais dans un but nettement plus sexuel, dans l’espace intermédiaire et finit comme gay homosexuel dans l’espace périphérique du sexe anonyme.
61Le premier de ces espaces est donc celui où se trouve le comptoir. L’entrée des deux bars donne directement accès à cette pièce. Elle est, par conséquent, le seul espace en contact direct avec la rue et, par-là même, offre une éventuelle visibilité vis-à-vis de l’extérieur. Son éclairage est net mais mitigé, comme c’est couramment le cas dans la majorité des bars de nuit. La sociabilité ambiante se déroule de manière « ordinaire » : la parole prime, les corps sont relativement mis à distance les uns des autres. C’est dans cet espace que les clients peuvent démontrer des liens affectifs non sexualisés. Là, se retrouvent, par exemple, les groupes « d’habitués ». C’est aussi dans cet espace que la musique se diffuse, que les journaux gratuits et les brochures de prévention du VIH sont à la disposition des gays. Le bar se confond, donc, et de manière assez stricte, avec l’espace où l’homosexualité est cadrée par une homosociabilité peu sexualisée.
62À l’opposé, nous trouvons, d’une part, la back-room du Leather, et, de l’autre, les pissotières du Bear. Ces deux espaces sont inobservables de l’extérieur. La back-room du Leather répond parfaitement à sa dénomination : elle est l’espace du fond, d’autant qu’une barrière accentue son repli. Les toilettes du Bear sont à la fois l’espace « au fond », il est le plus éloigné de la porte d’entrée, et l’espace « du bas », il se trouve au sous-sol. Dans ces espaces, la communication par la parole est réduite au strict minimum, le plus souvent absente. À l’inverse, les contacts physiques y sont directement « génitalisés ». Aucune musique n’y est diffusée directement. Le Leather utilise, dans le contraste entre le social et le sexuel, une inversion de la luminosité : la back-room est le lieu le plus sombre, contrastant ainsi avec le bar, le plus éclairé. Le Bear reproduit autrement ce système de contraste, en insistant sur le respect de la division entre la sphère du public socialisé – le bar – et la sphère du privé (dans un sens large) sexualisé – les toilettes.
63L’espace intermédiaire du Leather est une grande salle à faible luminosité, mais plus vaste que la back-room. Ici, il n’y a pas nécessairement de musique et la clientèle peut, selon les nonnes tacites du lieu, y parler, mais à voix basse. Les formes de communication les plus fréquentes sont celles de la drague et passent davantage par le regard et par le langage corporel que par le recours à la parole. Toutefois, si des contacts corporels ont lieu, ils se réduisent, pour la plupart, au baiser profond et à des attouchements.
64Au Bear, l’espace intermédiaire se présente aussi sous la forme d’une large salle, peu éclairée. Mais, dans ce cas précis, elle est destinée à la diffusion de films à caractère pornographique. Au sein de la distribution de l’espace sur deux étages, cette salle est située « en bas. » Là aussi la parole est présente, mais réduite : on parle peu et / ou à voix basse. Un certain nombre de contacts corporels y sont d’usage, mais ils restent peu « génitalisés ». La fonction principale du lieu va donc, comme au Leather, s’inscrire dans le cadre d’une drague passant, avant tout, par l’expression du désir qui émane du regard et, parfois, par un langage corporel induit par la proximité25.
65Ainsi, entre ces deux zones-frontières, l’espace du social et l’espace du sexuel, le script pourra s’orienter vers une concrétisation sexuelle dans la back-room, ou à l’extérieur de l’établissement, pourquoi pas dans l’appartement de l’un ou l’autre des partenaires. En tout cas, dans la microgéographie de ces établissements, l’espace intermédiaire correspond souvent à un temps liminaire dans le script sexuel où se déroule rituellement le passage de la sociabilité vers la sexualité.
Clientèles et normes
66Lorsque l’on rentre dans ces lieux, ce que l’on peut observer se situe principalement au niveau de l’apparence, parfois liée à des critères morphologiques – on peut, d’un coup d’œil, dire si les clients sont plutôt jeunes, ou plutôt âgés, par exemple, sans que ces caractéristiques ne puissent se dégager du sens commun –, ou à la seule tenue vestimentaire.
67Dans cette première étape de la description, nous pouvons déjà noter des différences, ou des récurrences permettant une première caractérisation d’un ou de plusieurs groupes. Lorsque l’on franchit la porte du Leather, on découvre une population assez hétérogène en termes d’âge et de corpulence. En revanche, une première distinction saute aux yeux : un certain nombre d’hommes sont vêtus de tenues spécifiques, qu’il ne serait pas d’usage de voir couramment dans la rue. Ces tenues laissent une grande place au cuir : pantalon, blouson, gilet, casquette, chaps26, harnais27. D’autres sont habillés avec des vêtements provenant des surplus de l’armée : treillis, docks montantes, veste de combat, etc. Dans l’enceinte du bar, ces individus peuvent, outre les éléments ci-dessus, être dans une situation de nudité relative, en dévoilant soit le torse, soit les fesses, soit – mais rarement dans le fonctionnement ordinaire du bar – être presque ou entièrement nus. Cette situation est favorisée par la présence d’un vestiaire. L’autre frange de la clientèle possède, quant à elle, une tenue plus passe-partout comportant : jeans ou pantalons de jogging, chaussures de sport ou bottes de cavalerie, blouson en cuir sur un T-shirt, bleu de travail.
68Cependant, dans un cas de figure comme dans l’autre, la palette des couleurs portées par ces populations s’étale selon une gamme restreinte : blanc, noir, marron, kaki, bleu, « jeans ». Les autres couleurs n’apparaissent que par touches discrètes et renvoient à un langage symbolique. Ce dernier se présente, avant tout, sous la forme du port, par une partie de la population, dans la poche gauche, ou droite ou bien autour du cou28, d’un bandana29 aux couleurs souvent vives (rouge, jaune, bleu azur ou bleu marine...). La couleur et la position de ce foulard sont un code international – on le retrouve dans un grand nombre de pays occidentaux où il existe une scène « cuir » – qui permet de connaître la, ou les préférences de l’individu en termes de pratiques sexuelles (par exemple, le rouge signifie le fist-fucking30, le jaune l’urophilie, le bleu azur la fellation) ainsi que le rôle qu’il entend tenir dans la relation (la poche droite renvoie au rôle passif, la gauche au rôle actif, alors que noué autour du cou, ou sur la tête, le bandana indique que l’on aime l’une et l’autre des positions). D’autres touches de couleurs vives peuvent s’intégrer aisément dans la norme vestimentaire de cette population car elles reflètent une expression de son éthique de groupe : c’est le cas du ruban rouge de la lutte contre le sida.
69Au cours de l’année de notre recherche, cette norme vestimentaire a été formalisée par la présence à l’entrée de la porte du bar – où il est nécessaire de sonner, afin de pouvoir être « inspecté » au travers d’un judas – d’une note indiquant que les tenues exigées étaient le cuir, le latex, le bleu de travail et le jeans.
70Cette description de la norme vestimentaire en vigueur au Leather paraîtra peut-être un peu triviale pour tous ceux qui connaissent la subculture homosexuelle. Ces vêtements ont été en effet standardisés durant les années 1970 et 1980, à travers l’existence de réseaux associatifs internationaux d’homosexuels à pratiques sadomasochistes ; par la correspondance entre les bars cuirs des capitales européennes et nord-américaines31, mais aussi par le biais de réseaux commerciaux d’importation et d’exportation de vêtements, comme d’accessoires destinés aux hommes ayant ces pratiques. Enfin, par l’œuvre érotique de dessinateurs, dont le plus fameux reste certainement Tom of Finland.
71Cependant, si nous nous référons à ce dernier point, nous pouvons noter un certain nombre d’adaptations de cette nonne internationale sur notre territoire. La première de ces adaptations correspond à l’élimination d’un certain nombre de figures archétypales qui ne font pas sens dans l’imaginaire des Français à identité homosexuelle. En effet, le sens des figures (le militaire, le motard, le loubard) mises en scène dans les performances des acteurs sociaux renvoie à l’expression d’une sur-virilité attribuée à des professions ou à des fonctions supposées exclusivement masculines. La figure du cow-boy, décrite par Tom of Finland, est fortement présente dans le contexte nord-américain, elle s’intègre dans cet imaginaire du monde viril. Mais elle ne possède pas la même dimension dans notre contexte national. Cette référence culturelle ne fait pas appel à une réalité concrétisée, comme aux États-Unis, par l’existence d’une tradition subculturelle autour de cette profession, dont la virilité est une variable importante (rodéo, musique country, western). De ce fait, elle est quasiment éliminée de la nonne vestimentaire du Leather. Cette présentation de soi, comme nous le remarquions précédemment, s’inscrit dans une perspective de sur-virilisation. C’est ainsi qu’en dehors du strict domaine du costume, quelques attributs physiques vont être valorisés alors que d’autres, qui peuvent avoir une valeur assez forte dans des lieux commerciaux homosexuels différents, vont être relativisés. Dans la première catégorie, nous trouvons plus particulièrement les caractères sexuels masculins secondaires. Ainsi, le système pileux, tant au niveau du visage qu’au niveau du torse – quelques clients sont torse nu dans l’enceinte du bar –, tient une importance particulière. Ce sera aussi le cas d’un certain nombre de comportements sociaux conventionnellement attribués au genre masculin. À l’inverse, un certain nombre de canons de la beauté, véhiculés par les médias et par la presse homosexuelle « traditionnelle », vont être détournés de l’estimation courante de la valeur sexuelle de chacun. Des éléments comme la calvitie pourront même changer de sens : être chauve, spécificité généralement masculine, peut prendre, alors, une valeur positive. D’autres, comme l’embonpoint ou l’âge, sont relativisés fortement (l’un des clients réguliers du bar déclare avoir plus de 70 années). Enfin, les attributs féminins ou féminisants deviennent l’objet de moquerie et de dérision. La norme en est alors renforcée, car elle se construit à la fois de manière positive par la valorisation du viril et de manière négative par l’opposition au féminin. Celui qui aura mal intégré la norme, ou qui fera une erreur dans sa présentation de soi sera alors désigné par le groupe des pairs par le sobriquet de « cuirette » et exclu de ce groupe.
72De ce point de vue, le Bear présente un certain nombre de traits communs avec le Leather. De fait, le Bear partage une partie de sa clientèle avec le premier bar. Cependant, certains facteurs vont distinguer, assez sensiblement, ses clients de ceux de l’autre, distinction qui sera aussi en partie pertinente pour les habitués des deux lieux. Ainsi, premièrement, nous sommes en face d’un bar de jour et de nuit. Il possède, certes, le même horaire de fermeture que le Leather, mais sa structure commerciale (la forme de l’accueil, le tarif des consommations, l’aménagement de l’espace) doit pouvoir être polyvalente par rapport aux comportements de sociabilité assez diversifiés de sa clientèle. On trouve sans doute des hommes venus là pour exercer une activité sexuelle au sous-sol, mais aussi des hommes animés par une stratégie de recherche de partenaires, où l’activité sexuelle sera différée jusqu’au retour dans le logement de l’un ou de l’autre. Sans oublier les habitués qui viennent simplement retrouver leur cercle d’amis, ou encore des hommes en couple venus prendre un verre.
73Cette diversité des fonctions sociales du Bear, plus importante, nous semble-t-il, qu’au Leather (qui se structure avant tout autour des pratiques sexuelles « hard »), va entraîner un plus fort éclectisme de la clientèle et une plus grande fluidité des normes en vigueur. Toutefois, un certain nombre de traits de la présentation de soi vont fonder un noyau normatif de comportements et d’attitudes. Ce noyau possède la même caractéristique que la norme qui a cours au Leather, à savoir l’expression de la virilité. Le Bear n’est pas un lieu où l’ensemble de la population se définit par des pratiques reposant sur les univers fantasmatiques de la douleur, de la domination ou de l’humiliation. De ce fait, nous trouverons des styles vestimentaires diversifiés, allant des costumes renvoyant aux figures que nous avons identifiées au Leather (le motard, le policier) à l’adoption d’une tenue de ville classique, voir « BCBG ». En revanche, le fait que l’endroit se présente comme une zone de loisirs, favorise la prédominance d’un style éloigné de l’univers du travail tertiaire (type costumes deux ou trois pièces). La tenue – pantalon en jeans, chemise / T-shirt, chaussures de tennis – devient alors la plus fréquente. Cependant, ce qui va fédérer l’essentiel de la clientèle sera la pilosité : ainsi, une large majorité de cette population porte barbe et / ou moustache, et le système pileux du torse est volontiers exposé.
74Ce noyau normatif de la présentation de soi trouve en grande partie son origine dans les générations prédominantes dans ce lieu (30 à 50 ans). Nous sommes en effet en face de la population qui, historiquement, a connu ce qu’il est convenu d’appeler la période « clone ». C’est-à-dire ce moment de la fin des années 1970 et de l’aube des années 1980, où une grande partie des homosexuels identitaires a adopté des traits de l’expression sociale de la virilité, en réaction au système d’inversion de genres qui leur était « classiquement » attribué (Ariès, 1982 ; Levine, 1998). C’est aussi la génération qui a connu les premiers mouvements sociaux contemporains de revendication homosexuelle (à l’exemple des émeutes nord-américaines de Stonewall, qui sont considérées, jusqu’à aujourd’hui, comme la naissance symbolique de la « libération et de la fierté gai »). De ce fait, à cette époque, le clone symbolisait par excellence le « gai libéré » (Levine, 1992). Cet aspect nostalgique peut être illustré par la prédominance de la diffusion d’une musique disco dans ce bar. En ce sens, la norme du Bear se construit en négatif par rapport à celle d’autres lieux commerciaux, où l’adaptation à la mode du moment est primordiale. De la sorte, il se présente comme un territoire de prédilection pour des générations d’homosexuels identitaires.
75Cet aspect « refuge » va se concrétiser d’une autre façon. En effet, ce lieu commercial a apporté son soutien à une association d’homosexuels de forte corpulence et à ceux qui sont attirés par ces derniers32. Cette clientèle, relativement bien intégrée aux autres habitués du bar, constitue sa norme en négatif par rapport à celles imposées, par exemple, par les médias homosexuels, où le corps athlétique et la minceur font l’objet d’une forte valorisation, renvoyant ainsi à la normativité élargie de notre société, ce que certains ont pu nommer « lipophobie » (Fischler, 1990). Ici aussi, le Bear prend un aspect de lieu privilégié pour quelques homosexuels positionnés, de fait, à la marge de la marge.
76Cette double construction négative de la norme du Bear va, nous semble-t-il, entraîner l’une de ses caractéristiques principales : la forte population d’habitués qui se regroupe au sein de mini-cercles de sociabilité. On peut par-là même penser que ce lieu a une fonction assez importante de « mieux-être psychologique » pour nombre des personnes qui le fréquentent. Ainsi, l’un des clients, de corpulence respectable, nous faisait remarquer que, s’il n’était pas vraiment un grand amateur de bars, il n’en venait pas moins au Bear assez régulièrement, car il trouvait réconfortant d’y être désirable et désiré.
77La norme du Bear peut sembler se construire finalement de manière fondamentalement différente de celle du Leather. L’une reposant sur une communauté de pratiques sexuelles, l’autre sur l’appartenance à une marginalité marginalisée. Or ceci n’est vrai qu’en apparence. En effet, l’adoption de la pratique d’une forme de sexualité hard et le style de vie qui peut éventuellement en découler provoquent aussi un processus de marginalisation à l’intérieur du groupe des homosexuels identitaires. Ainsi, lors d’un débat, dans le cadre de la semaine de la Gay-Pride 1992, le GAGE, association d’étudiant.e.s homosexuel.le.s, invitait les membres de l’ASMF33, association sadomasochiste, à venir présenter leur organisation. Ces derniers firent remarquer que, la semaine précédant le débat, ils avaient reçu un courrier leur recommandant, étant donné leurs pratiques sexuelles, de s’adresser à un psychanalyste. Par-là même, la constitution de groupes d’habitués au Leather fonctionne aussi selon une logique de regroupement solidaire, en réaction au stigmate d’une sexualité « anormale » à l’intérieur de groupes et de lieux commerciaux, structurés autour d’une préférence sexuelle stigmatisée.
Du sens donné aux pratiques sexuelles
78Cette constitution de normes de groupe nous paraît être l’un des faits majeurs qui va nous permettre de comprendre le sens sexuel (Davies et al., 1993 ; Bochow, 1993) des pratiques mises en œuvre dans les back-rooms de ces deux lieux commerciaux. Pour cela, tâchons de comprendre, dans un premier temps, la fonction sociale de ces endroits dans les stratégies de rencontre et dans les scripts sexuels des deux clientèles.
79La back-room du Leather est, de loin, le lieu le mieux structuré pour que les clients puissent avoir des interactions sexuelles. Celle du Bear – c’est-à-dire les toilettes – apparaît comme un lieu bien plus informel, qui pourrait presque être une conséquence induite par la présence attenante de la salle de projection de films à caractère pornographique. Cependant, nous allons voir que, malgré ces différences formelles, trois principaux types de stratégies, renvoyant à des itinéraires propres dans le script sexuel, vont s’élaborer autour de ces lieux.
80Première stratégie : le sexe est indifférencié. Dans ce cas de figure, les acteurs sociaux utilisent la back-room comme un espace à jouir. Il y a peu, ou pas de sélection du ou des partenaires, et cette sélection ne concerne que des critères niant l’individualité du ou des partenaires. Ici, le script sexuel de l’acteur social se résume le plus souvent entièrement à la sexualité de back-room. Le script trouve en effet sa finalité dans le plaisir ressenti à s’intégrer en une sorte de « corps collectif jouissant ». Ainsi, ce sont les pratiques sexuelles les plus simples à mettre en œuvre qui vont être privilégiées. En effet, cette stratégie implique, en quelque sorte, une furtivité importante des contacts corporels sexualisés. Nous pouvons, de ce fait, supposer que la prédominance observée à propos des contacts axés sur le « travail » du corps par les mains et de la fellation répond à cette exigence de furtivité permettant la fusion dans un groupe collectif relativement indifférencié. La sodomie, pratique plus complexe à effectuer, car réclamant un minimum de coordination entre deux partenaires (nous excluons ici le viol), semble être, dans cette perspective, peu usitée.
81Cette forme de sexualité peut, même s’il ne s’agit là que d’un axe d’explication qui n’a aucune prétention d’exhaustivité, renvoyer à la construction des normes du Leather et du Bear en négatif par rapport à celles issues tant des espaces homosexuels plus traditionnels que de ceux de la société, de manière plus générale. Ainsi, l’un de nos informateurs privilégiés nous parlait d’un jeune homme habitué du Leather, souvent en jeans et torse nu, qui répondait, par la plastique de son corps, à l’ensemble des critères valorisés par les médias (aspect jeune, visage d’adolescent, musculature fine). Le discours que notre informateur tenait sur ce jeune homme précisait que son corps, « bien foutu », ne le rendait pas « farouche » et que, dans la back-room, il faisait des « choses », y compris avec des partenaires qui n’avaient pas réellement le même profil physique que lui. Ceci nous était présenté comme un cas un peu exceptionnel, et sans doute pour cela particulièrement apprécié. Plus que la beauté physique de ce jeune homme, c’était l’attitude non ségrégative de son comportement sexuel dans la back-room qui était mise en valeur, au regard des normes de cette population.
82Seconde stratégie : la sélection préalable du partenaire et la « consommation sur place ». Cette stratégie renvoie à un script sexuel qui sera finalisé dans la back-room. L’acteur social utilise les espaces de l’entre-deux, peu ou pas sexualisés, mais qui sont éloignés du lieu de la sociabilité traditionnelle, c’est-à-dire la seconde salle obscure du Leather et la salle vidéo du Bear. Dans ces zones de frontière symbolique, les partenaires se cooptent, le plus souvent du regard, avant de pénétrer dans la back-room, dans laquelle les interactions sexuelles s’initient. Un certain nombre de préliminaires peuvent se dérouler dans ces espaces intermédiaires, mais l’utilisation des parties génitales a le plus souvent lieu dans la back-room. Cette forme de sexualité est celle qui reste la plus proche de l’économie sexuelle rationalisée et décrite par Pollak (1982) avant l’épidémie du sida. On peut assez facilement supposer qu’elle sera privilégiée par toute personne ayant besoin d’une optimisation rapide de la rencontre, d’une réduction du coût de l’investissement affectif, ou simplement relationnel et d’un « accomplissement sexuel » rapide dans un lieu, à la fois protégé tout en étant en dehors de son univers de vie traditionnel. Cette perspective peut, en effet, attirer vers ces lieux commerciaux des homosexuels, vivant en couple ouvert, qui n’excluent pas le sens d’une sexualité qui s’exerce devant le regard des autres et où d’autres personnes que celles préalablement présélectionnées sont susceptibles d’intervenir, au fur et à mesure du déroulement des jeux sexuels. Remarquons que, dans cette perspective, la pénétration anale peut s’établir plus facilement. La connivence minimale pour une mise en œuvre aisée de la sodomie étant assurée par la logique de présélection. Signalons que, si nous avons pu observer un certain nombre de sodomies au Leather, dans la majorité des cas, elles se sont réalisées avec préservatif En revanche, au Bear, la taille réduite du lieu et sa forte luminosité font que, durant un an d’observation, nous n’avons pu dénombrer que très peu d’actes de pénétration anale. Cet acte peut y prendre, alors, la valeur d’un événement. Par exemple, à l’occasion d’une sodomie dans les toilettes de ce bar, l’événement fut tellement « médiatisé », que la nouvelle se répandit dans la salle vidéo et que plusieurs personnes allèrent voir ce qui était, a priori, un fait « rare » méritant le déplacement.
83Troisième stratégie : la présélection et la « partielle consommation sur place ». Nous avons vu qu’une partie de la clientèle sélectionne ses partenaires dans les lieux commerciaux, initie quelques interactions sexuelles dans la back-room, mais achève le processus sexuel en dehors de l’établissement (« consommation à emporter »). Ainsi, au Bear, il n’est pas rare de voir des personnes sortir de la back-room, pour ensuite se diriger vers le bar où des cartes de visite de l’établissement et un stylo sont disponibles pour pouvoir y noter ses coordonnées personnelles. Cependant, ce phénomène va prendre, en raison des pratiques « hard », une place plus particulière au Leather. En effet, nombre de ces pratiques réclament l’utilisation d’un matériel relativement complexe, que cela soit au travers de la mise en scène des pratiques sexuelles (pour les pratiques de domination, par exemple) ou, plus simplement, au travers des manipulations corporelles que nécessitent ces pratiques. L’utilisation de certains ustensiles exige souvent des conditions d’espace, de logistique qui rendent difficile leur mise en place dans un lieu commercial. Lorsque l’on constate de telles pratiques dans l’espace de la back-room du Leather, celles-ci ne concernent que les pratiques faisant appel à un matériel peu encombrant, elles restent d’ailleurs limitées. Ainsi, si l’on peut observer, de temps à autre, quelqu’un se faire menotter, il est cependant difficilement envisageable d’observer une séance de bondage34. En revanche, la sélection pour ce type de pratiques va avoir lieu dans le bar : des préliminaires sont entamés, durant lesquels vont aussi se définir « qui aime qui » et « qui veut faire quoi ». Quant à la finalisation du script sexuel, elle aura lieu dans l’appartement de l’un des partenaires.
Sexualité publique, sexualité privée : lieux de drague extérieurs et back-rooms
84La description de ces différents lieux de sexualité anonyme, l’importance de l’agencement de leurs espaces, l’hétérogénéité des populations qui les fréquentent et la panoplie de pratiques qu’ils autorisent nous amènent, dès lors, à prendre en compte les analogies entre le lieu extérieur et l’établissement commercial.
85Un grand nombre de lieux extérieurs, que nous avons étudiés, se sont constitués dans les espaces les plus « sauvages » du tissu urbain : la rive d’un canal en contrebas d’un entrepôt, les alentours d’une sablière sur un quai de Seine, un tunnel reliant un terre-plein au R.E.R., un fort militaire désaffecté d’une forêt en banlieue parisienne. Ces lieux résiduels, insalubres et parfois nauséabonds vont alors être propices à la réalisation des fantasmes que nous avons mentionnés plus haut :
Il fait noir, ce n’est pas rassurant, ça fait partie du fantasme des gens. Ce n’est pas propre. C’est même dégueulasse. Il faut dire les choses telles qu’elles sont. C’est un truc dans la tête des gens, l’endroit, le noir, l’obscurité, la crainte. La saleté et tout ça, ça fait un tout, et puis au niveau des trips sexuels des gens, ça se rejoint et puis ça peut donner des plans « déprav » ou des machins comme ça, que ces gens-là vivent très bien dans ces endroits, et qu’ils ne vivent pas du tout chez eux. [Hubert]
86Cette atmosphère des lieux extérieurs de drague, associant sexualité impersonnelle et friche urbaine, est parfois reproduite et partiellement mise en scène dans les back-rooms. Ainsi au bar le Leather, divers espaces sont cloisonnés par des palissades en bois ou par des filets de camouflage militaire, comme des références à l’univers des chantiers ou du fort abandonné. La proximité des toilettes, parfois utilisées pour des pratiques urophiles, crée une ambiance olfactive comparable à celle des quais de Seine ou du canal. Au Bear, cette spécificité est renforcée par le fait que les urinoirs sont le lieu principal de la consommation sexuelle. Cette permanence du rôle des odeurs sur des lieux de sexualité, publics ou commerciaux, rappelle les représentations instaurées depuis les travaux hygiénistes du xviiie siècle associant l’ordure, le vagabondage et la promiscuité aux puanteurs de l’immondice (Corbin, 1982). D’autres éléments de ces zones urbaines peuvent se retrouver, les tonneaux métalliques, servant de sièges provisoires, en sont une des illustrations. Enfin l’enseigne commerciale peut, elle aussi, se référer à cet univers (c’est le cas des clubs Le Dock et Le Dépôt).
87La back-room du Leather reconstitue donc l’ambiance de certains lieux extérieurs. Celle-ci, insérée dans une institution commerciale, assure (et rassure) à ces usagers une protection face aux risques qu’ils peuvent rencontrer sur les lieux « ouverts » : police, homophobe, détrousseur. C’est en ce sens que l’institutionnalisation de l’homosexualité, par le développement du commerce gay, aménage un cadre où la minimisation des risques assure conjointement la fonction de sortir les pratiques sexuelles de l’espace public. Dans ce contexte, nous pouvons poser l’hypothèse que le sauna gay, en rompant avec les attributs des lieux de drague extérieurs et en privatisant la sexualité dans l’intimité reconstituée de cabines « désodorisées », peut être considéré comme une autre phase du procès de civilisation (Elias, 1973). De même, la lutte contre l’épidémie de sida renforce ce processus en favorisant l’introduction de politiques publiques au sein de l’institution commerciale. Ces lieux deviennent partie prenante du dispositif de santé publique : l’État finance la mise en place de présentoirs pour les brochures de prévention, appuie la création d’une consultation médicale dans un sauna, tente de mettre en place des structures « d’écoute psychologique » dans des bars à back-rooms. C’est encore dans ces lieux commerciaux, qu’au nom de ces préoccupations de santé, l’association Santé et plaisir gai (de Busscher, 1996) a organisé, à partir de 1988, des jack-off parties (Pollak, 1993 a). Ce dispositif est l’occasion d’instaurer la norme d’une sexualité de groupe n’acceptant que des pratiques « safe » (se limitant de fait aux caresses et à la masturbation) réalisées en pleine lumière, soumises au regard des pairs et des organisateurs. Si l’institutionnalisation de l’homosexualité permet le passage de la sexualité anonyme des lieux publics – que les individus détournent et où ils reconstituent une forme d’intimité – aux espaces commerciaux qui, s’inspirant de l’espace public, réaménagent cette intimité – la mise en place de jack-off parties, conduit, quant à elle, à renoncer à cette intimité lors de séances privées35.
88Cependant, ce processus ne peut être qu’incomplet, car il se heurte aux logiques des fantasmes, où précisément le risque et la peur engendrés par les lieux de dragues extérieurs sont indissociables de l’excitation sexuelle :
Moi je sais que chaque fois que je vais sur un lieu de drague, d’une certaine manière, je suis angoissé. Je me suis souvent fait la réflexion. Quand je vais sur un lieu de drague, je suis noué, je suis angoissé. Alors je me suis toujours demandé : est-ce qu’inconsciemment j’ai l’impression... de commettre un péché, ou que je m’apprête à commettre un péché ? [Damien]
89Ce lien entre le risque et le fantasme est renforcé par le jeu des identités sociosexuelles. En effet, sans être uniquement fréquentés par des homosexuels identitaires, les établissements commerciaux restent des lieux marqués par une homosexualité affichée et déclarée. Le lieu extérieur permet, quant à lui, de renforcer l’idée, pour ses habitués, « qu’on baise avec des mecs » et non « qu’on baise entre pédés ». Ceci est accentué par la survalorisation, pour nombre d’homosexuels, de l’homme viril, que l’iconographie des commerces et de la presse érotique « gaie » utilise largement. S’y juxtaposent parfois des considérations ethniques ou de classe, qu’illustrent es représentations du noir, de l’arabe ou de l’ouvrier « hétérosexuel », nécessairement « bien montés » et dont la sur-virilité pourrait s’accommoder autant d’un « pédé » que d’une femme. Dès lors, un nombre non négligeable d’individus homosexuels va échapper ponctuellement, ou régulièrement, à la régulation de la sexualité induite par la scène commerciale, phénomène pouvant conduire à des choix biporalisés au sein de cette population entre « être du ghetto » ou « hors du ghetto ». Paradoxalement cette situation, où les lieux de drague continuent de coexister avec le dispositif de régulation que représentent les lieux commerciaux, tend à « réformer » certains lieux extérieurs. De ce point de vue, la comparaison entre les rives du canal, en contrebas d’un entrepôt, et les quais de Seine, autour d’une sablière, peut s’avérer pertinente. Si tous deux partagent un certain nombre de caractéristiques (ambiance de chantier sur le quai d’une voie fluviale, fréquentation nocturne, situation dans un quartier périphérique), ils se différencient sensiblement quant aux types de pratiques de drague exercés et d’activités sexuelles concrétisées. Le quai de Seine est en effet caractérisé par une présence importante d’hommes ayant des pratiques sexuelles « hard ». Il connaît une affluence symptomatique à l’heure de la fermeture de différents bars « cuirs » dont une partie de la clientèle, majoritairement identitaire, investit cet espace. Dans ce contexte, il est par exemple possible de draguer à deux, dimension très improbable sur les berges du canal, où deux inconnus côte à côte peuvent être perçus comme un danger, à cause des risques d’agression. Cet investissement différentiel des lieux par des homosexuels identitaires recoupe notre distinction entre lieux globaux et lieux locaux. Selon notre analyse, les lieux globaux ont, d’une certaine manière, une assise identitaire, tandis que les lieux locaux possèdent une assise territoriale. Dès lors, le quai de Seine est un lieu partiellement apprivoisé, où l’identité homosexuelle partagée assure une forme de régulation, tandis que le canal reste un espace « sauvage », où peuvent se côtoyer l’homosexuel, le bisexuel, l’homme marié, mais aussi le prostitué, le sans domicile fixe et l’usager de drogue. À l’inverse, la présence d’autres familiers, au sens de semblable de soi, sur le quai de Seine, tempère l’atmosphère du lieu, d’autant que les individus peuvent y mettre en scène une imitation de la violence à des fins ludiques. Notre description de ce processus, dans lequel la back-room civilise la sexualité « anonyme » des lieux extérieurs de drague, doit être comprise dans le contexte plus large du contrôle de la sexualité masculine, et plus particulièrement de celle du « célibataire ». On pourrait, en effet, dans ses grandes lignes, le mettre en parallèle avec le processus d’enfermement de la prostitution au xixe siècle (Corbin, 1978) qui a permis sa régulation sociale et son contrôle médical. Cependant, la construction d’une identité sociale homosexuelle étant principalement le fait des classes moyennes et supérieures (Chauncey, 1994 ; Pollak, 1988), c’est davantage un processus d’autocontrôle qui se met en place. Or en reprenant les conclusions des travaux de Rey (1987) et de Trumbach (1977) sur le xviiie siècle, le commerce de la sociabilité apparaît comme la première forme d’institutionnalisation de l’homosexualité, ce qui renforce la socialisation des individus en tant qu’homosexuels. Nous pouvons alors poser l’hypothèse que cette privatisation de la sexualité masculine est partie prenante de l’émergence de l’identité homosexuelle. Ce contexte permet de comprendre pourquoi l’État, n’intervenant qu’à la faveur d’une épidémie (le sida), se contente d’un rôle subalterne et accompagne le phénomène dans une optique de santé publique. Dès l’instant où l’homosexualité est relativement tolérée dans nos sociétés occidentales, l’identité homosexuelle et son institutionnalisation progressive suffisent à encadrer socialement la sexualité de ces hommes, en créant et en légitimant des espaces privés pour l’expression de certains fantasmes. Ces espaces sont alors « contrôlables », car ils sont connus en tant que tels et ne concourent pas à un « détournement » de l’espace public. La médicalisation partielle des back-rooms liée à l’épidémie de sida témoigne de ce caractère « contrôlable » : chaque commerce peut être aisément localisé, qualifié (avec ou sans back-room, hard ou non...), il possède une entité juridique (SARL ou SA) et ses exploitants peuvent devenir autant d’interlocuteurs légitimes. Ceci permet de comprendre comment cette épidémie a contribué, en France, à l’organisation d’un syndicat national des entreprises gaies (SNEG), subventionné par l’État pour favoriser les différentes actions de santé publique dans ces établissements. À l’inverse, les lieux extérieurs de drague, plus précisément les lieux locaux, restent des espaces plus difficilement localisables36 et repérables seulement par les seuls « initiés » dont l’initiation n’est possible que par la pratique du lieu37.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Première édition parue en 2000 dans l’ouvrage dirigé par Rommel Mendès-Leite, Bruno Proth et Pierre-Olivier de Busscher, Chroniques socio-anthropologiques au temps du sida (Paris, L’Harmattan, p. 67-108).
2 Clubs, discothèques, plages naturistes (voir Welzer-Lang, 1998).
3 Terme renvoyant tout à la fois au sadomasochisme, au fétichisme par rapport à des tenues vestimentaires telles que le cuir, les uniformes ou le latex et aux pratiques qualifiées de « crades » (urophilie, scatophilie).
4 Au sens où Foucault (1994, p. 735-746) oppose la « créativité » dans la « sous-culture S / M » aux limites normatives de l’identité homosexuelle.
5 La traduction de quelques auteurs anglo-saxons a été réalisée par Christian Hym et Valérie Murphie.
6 Lors de notre recherche (Mendès-Leite & Proth, 1997) sur les lieux extérieurs de rencontre, nous avions interviewé cinq personnes les fréquentant et qui sont devenus nos interlocuteurs privilégiés. Pour cet article, nous utiliserons quelques extraits « choisis » de trois de ces entretiens en les différenciant par des prénoms fictifs : Damien, Nestor et Hubert.
7 On peut rapprocher cette « rentabilité » à la notion d’« immédiateté » dont parle Baudry (1998, p. 112) à propos de la rapidité d’exécution des mises en action des pratiques sexuelles, observables dans le déroulement des films à caractère pornographique.
8 Il faudrait distinguer la rentabilisation concernant les consommations sur le site et celles qui auront lieu dans un lieu privé après une rencontre d’ordre public. Gardons à l’esprit que les usagers se rendent également sur ces lieux sans venir y chercher des relations sexuelles (Mendès-Leite & Proth, 1998 c).
9 Pour compléter cette enquête de terrain, nous avons également interviewé quinze volontaires du groupe de prévention. Nous renvoyons le lecteur au chapitre 3 de l’ouvrage Chroniques socio-anthropologiques au temps du Sida (Mendès-Leite, Proth & de Busscher, 2000). D’autre part, nous appuyons notre réflexion sur l’analyse de nos journaux ethnographiques, que nous avons tenus tout au long de la recherche. (Des extraits de ces journaux serons cités cités au cours de l’article [n.d.é.].)
10 En ce qui concerne les enjeux liés aux positionnements théorique et empirique du chercheur lorsqu’il mène des recherches dans des lieux et avec une population « marginalisée », nous renvoyons aux ouvrages et articles suivants : Bolton, 1995 ; Bozon, 1995 ; 1998 ; Clifford, 1997 ; Devereux, 1967, 1980 ; Mendès-Leite & Proth, 1996.
11 Des rapprochements avec des populations minoritaires, minorisées et stigmatisées, font état d’une assimilation des normes dévalorisantes véhiculées par la société élargie. Ainsi, l’infériorisation promulguée de fait se retrouve, parfois, intégrée, dans le psychisme et la vie quotidienne du stigmatisé. Il peut en aller ainsi de la population homosexuelle, des juifs et des femmes, comme Mayer (1994) l’a bien montré. Sur la redéfinition des identités des juifs viennois à la fin du xixe siècle, voir également Pollak (1993 b). On peut lire aussi deux ouvrages de Gilman (1986 ; 1982, 1996) consacrés au culte de la haine de soi chez les juifs.
12 Ces lieux sont répertoriés dans des guides français et internationaux.
13 On peut y voir également comme le contrepoint de la rencontre rituelle entre un homme et une femme qui se prête à l’usage de la parole, au refus mesuré et à une rentabilité sexuelle plus lointaine. À cette rencontre entre hétérosexuels dont la concrétisation sexuelle s’étend sur la durée, s’oppose la rencontre entre homosexuels qui se vit presque dans l’instantanéité du rapport sexuel.
14 Hormis Humphreys (op. cit.) et Delph (op. cit.), voir Andersson, 1983 ; Chauncey, 1994 ; Hekma, 1992 ; Newton, 1993 ; et plus récemment Nilsson, 1998.
15 Nos quatre terrains furent Auber, Jaurès, Austerlitz et Verrières.
16 Pour Hubert, « c’est un territoire de chasse entre guillemets. C’est l’appropriation d’un endroit où on se met dans cet état ou dans ce désir d’être le chasseur chassé, voilà je pense que c’est ça ».
17 Mais aussi par les préférences sexuelles des usagers. Par exemple, Hubert affirme qu’il « n’aime pas spécialement consommer sur place à l’extérieur. Il n’est pas demandeur d’une sexualité sur place ». Nous comprendrons pourquoi au cours de l’interview lorsqu’il affirmera : « Pour moi, avoir une relation sexuelle, ça implique donner, en tout cas finir complètement nu, et que a priori dans ce cadre-là, il est hors de question de s’ébattre à poil. »
18 Connaître le lieu, c’est aussi savoir et pouvoir en éviter les pièges, c’est pouvoir y circuler avec pertinence entre les zones frontières particulières à chaque endroit.
19 Nous adaptons pour notre propos les expressions « orgasme solitaire » et « orgasme socialisé », utilisées par Béjin (1993, p. 1448).
20 Nous pouvons reprendre ce que dit Hannerz (1980, 1983, p. 133) à propos de la proximité imposée par la ville en l’appliquant aux lieux de rencontre extérieurs : « Il ne s’agit pas seulement d’accessibilité ajoutée à la diversité : il s’agit d’accessibilité dans la diversité et de diversité dans l’accessibilité. »
21 Carré (1992) a montré que cinq dimensions pouvaient être associées au baiser sur la bouche : les dimensions corporelle, affective, intellectuelle, spirituelle et sociale. De nombreux ouvrages anthropologiques attestent également de la liaison fondamentale entre le souffle et l’âme. Nous renvoyons également au fait que, en général, la prostituée place des parties de son corps hors d’atteinte de son client.
22 À propos de l’attirance exercée par les lieux extérieurs sur des homosexuels masculins, voir Bech, 1987 ; 1993.
23 Concernant l’optimisation de sa présence sur un lieu, les intempéries jouent également un grand rôle. Nous rapportons ici les propos tenus par un usager sur la question : « Le mauvais temps ne fait rien à l’affaire ou plutôt si. Lorsqu’il fait mauvais, les gens qui sont là baiseront, c’est sûr. Contrairement à ce que l’on pense quand on ne fréquente pas les lieux de drague, la réunion d’un trop grand nombre de personnes empêche la mise en œuvre d’actes sexuels. Le beau temps équivaut à une forte fréquentation donc proportionnellement à moins d’échanges sexuels. Le mauvais temps (pluie, neige, glace, froid) signifie moins de fréquentateurs mais une optimisation des relations sexuelles entre les gens présents. » (Journal ethnographique, Verrières, le 30/06/96.) Le temps qu’il fait influe sur le nombre de gens présents. Leur effectif limité force la décision vers la concrétisation de pratiques sexuelles entre des partenaires qui ne se seraient peut-être jamais « trouvés » sans l’influence du climat.
24 Nous utilisons ce terme, à l’instar de la majorité des travaux sur l’homosexualité ou le sida, pour différencier les individus ayant des pratiques homosexuelles et s’auto-identifiant en tant qu’homosexuels de populations ayant ces pratiques sans pour autant construire une identité sur la base de leur orientation sexuelle. Bien évidemment ce découpage est le fruit d’une simplification importante et la notion « d’identité homosexuelle » renvoie à des formes différenciées de socialisation plus ou moins insérées dans le réseau des institutions de l’homosexualité (associations, commerce, presse...). Nous conservons cependant cette expression dans un souci de lisibilité.
25 C’est-à-dire, la gestion de la proximité des corps dans l’espace (Hall, 1966, 1971).
26 Pièces de cuir popularisées par les cow-boys américains et qui se portent (théoriquement) au-dessus d’un pantalon, couvant la longueur des jambes.
27 Deux bandes de cuir portées sur le torse, généralement nu, s’entrecroisant au niveau de la poitrine et dans le dos.
28 Ou éventuellement noué sur la tête à la manière des gangs urbains américains qui ont pu être décrits dans le film Colors de Dennis Hooper (1988).
29 Foulard.
30 Pénétration anale ou vaginale par la main et l’avant-bras.
31 Ainsi le Leather affiche des publicités pour ses homologues européens qui en font de même dans leur pays.
32 À propos du phénomène Bear, se référer à Wright (1997).
33 Association sportive des motocyclistes de France, en fait Association des sadomasochistes de France.
34 Bondage : pratique sexuelle centrée sur l’utilisation de liens, de braillons, de menottes, bref sur la contraite vis-à-vis de la mobilité physique d’un des partenaires.
35 Dans une perspective similaire, voir Souteyrand & Thiaudière, 1991.
36 Témoin de cette difficulté, la manière dont les « guides gais » (Illico, Gai Pied, Spartacus...) en localisent un certain nombre par des termes comme « vers », « au niveau de », « aux alentours de ».
37 Dans ces espaces, les actions de santé publique mises en place sont proches des interventions menées, par exemple, auprès des prostituées ou des toxicomanes, qui font davantage appel à la logique du contrôle qu’à celle de l’auto-contrôle.
Auteurs
Rommel Mendès-Leite, anthropologue et enseignant-chercheur à l’Institut de psychologie de l’Université Lumière Lyon 2, a fondé en 2011 la collection « Sexualités » des Presses universitaires de Lyon. Il a été l’auteur de nombreuses publications, notamment : Bisexualité : le dernier tabou (avec Catherine Deschamps et Bruno Proth, 1996, Calmann-Lévy), Chroniques socio-anthropologiques au temps du sida (avec Bruno Proth et Pierre-Olivier de Busscher, 2000, L’Harmattan) et Vivre avec le VIH (avec Maks Banens, 2006, Calmann-Lévy). Sa disparition brutale en janvier 2016 a profondément ému tant le milieu de la recherche que le milieu militant LGBT.
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Le Moment politique de l’homosexualité
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