Conclusion
p. 205-216
Texte intégral
1L’enquête sur laquelle repose le présent ouvrage constitue une fascinante incursion au cœur de la conscience que possèdent les jeunes scolarisés du passé de leur pays d’appartenance, de résidence ou de référence.
2Il faut bien saisir l’originalité de la problématique et de la démarche. À l’encontre des travaux habituels, l’étude ne visait pas à vérifier l’état des connaissances des répondants concernant l’histoire de leur pays pour, le cas échéant, reprendre le poncif éculé qui veut que les élèves soient déficitaires au chapitre de leur savoir historique. En les surprenant en classe au début de l’année scolaire, il s’agissait plutôt de découvrir ce que les jeunes, fréquentant l’école mais participant aussi d’une société globale qui produit ses propres représentations historiques, assimilaient, retenaient et reprenaient de ce qui leur était transmis en milieu scolaire et de ce que, vraisemblablement, ils glanaient eux-mêmes dans la circulation discursive de leur société d’attache.
3En un sens, c’est la façon de faire coutumière qui était inversée. Au lieu de préconiser une approche tendant à considérer les jeunes scolarisés comme de simples consommateurs passifs d’histoire s’abreuvant aux seules fontaines de connaissances que représentaient le maître, le manuel et l’école, l’idée était de les apprécier comme des êtres intelligents « travaillant » et refaçonnant ce qu’ils recevaient ou recueillaient de savoir historique – que la source soit familiale, médiatique, communautaire ou autre –, et ce, en vue de vivre au sein d’un milieu social et d’y participer de manière plus ou moins active.
4À l’encontre de ce que prétend le sens commun, il apparaît que la majorité des jeunes aime l’histoire, s’y intéresse et cherche, souvent en fonction d’objectifs pratiques, à se doter d’un fonds de connaissances historiques pour exister sereinement et efficacement dans la société (Létourneau, 2014). Bien sûr, on ne doit pas attendre des jeunes qu’ils se fassent apprentis historiens. Très peu d’entre eux suivent cette voie. S’ils sont un peu plus nombreux à développer un goût pour l’histoire qui les mènera au « statut » d’enthousiastes de Clio, la plupart se contentent d’une espèce de savoir historique qui leur permet de se situer au présent dans une expérience collective et une temporalité sociétale, ce qui les satisfait, voire les rend heureux. C’est un truisme de le dire, l’être humain est un animal historique tout autant que politique ; la relation qu’il entretient avec le passé contribue à son équilibre existentiel et psychique.
5Que ressort-il des études précédentes, dont la plupart portent sur la France continentale ou extra-hexagonale, avec des textes sur la Corse et l’île de La Réunion, mais qui incluent aussi les cas d’autres nations instituées ou avérées, à savoir la Suisse, l’Allemagne et la Catalogne ?
6Bien que plusieurs observations et constatations effectuées par les auteurs au fil de leurs analyses n’accèdent pas au rang de conclusions définitives, il est un certain nombre d’hypothèses, de propositions ou de leçons que l’on peut tirer des études menées. Si certaines ne surprennent pas, d’autres se révèlent intéressantes par les bilans provisoires auxquels elles permettent de parvenir, voire par les chantiers d’avenir qu’elles justifient d’ouvrir. Précisons que nous nous en tenons ici à l’identification de tendances générales, avec l’écueil malheureux de gommer certains écarts nationaux, régionaux ou locaux.
L’« ignorance » est un plein (ou pas tout à fait un vide...)
7S’il est vrai que la culture historique des jeunes n’est pas étendue et qu’elle est truffée d’anachronismes, au point de se faire parfois confuse, cela ne signifie pas que les « (des)intéressés » ne connaissent rien au passé de leur pays. À la question « Raconte l’histoire de [ton pays] comme tu la connais1 », les élèves, qu’il s’agisse d’écoliers, de collégiens, de lycéens ou de bacheliers, sont en effet capables de fournir une liste plus ou moins abondante, structurée et juste d’événements et de personnages ayant scandé l’histoire de leur pays. Dans cette liste, les guerres, batailles et autres actes violents, d’une part, et les rois, conquérants et autres figures de pouvoir, d’autre part, occupent les places de choix. Dans son article, Églantine Wuillot n’hésite pas à considérer la guerre comme étant un « opérateur de l’histoire de France ». Le même constat pourrait être établi à propos des « politiciens », anciens ou nouveaux, qui sont aussi des opérateurs narratifs. Comme l’indiquent Laurence de Cock et Benoît Falaize, les politiques sont souvent, aux yeux des élèves, ceux par qui l’histoire progresse ou régresse, en tout cas se fait. Comme le montre Peter Carrier dans son texte, le cas des élèves allemands est à cet égard extrême, qui font de Hitler le délégué par excellence de l’expérience de leur pays, si ce n’est le point focal de l’histoire du monde contemporain en essayant néanmoins, sur le plan personnel, de se tourner vers l’avenir.
8Que le savoir des élèves soit centré sur le rôle de grands hommes tirant les ficelles du monde décevra peut-être les spécialistes qui aimeraient que les jeunes soient davantage instruits du passé, ne se limitent pas à l’historial2 de leur nation et insistent sur d’autres éléments que ceux qui appartiennent à l’histoire politique de leur pays. On pourrait effectivement le souhaiter. La question à (se) poser est toutefois la suivante : pourquoi, en dépit de la révolution des Annales et malgré l’orientation des programmes d’histoire autour de l’étude des processus historiques structurants et des phénomènes de fond plutôt qu’autour de la mémorisation des événements capitaux et des personnages cardinaux, les élèves, lorsqu’il s’agit de synthétiser l’histoire de leur pays, empruntent-ils la trame du « roman national » ? Et pourquoi, à l’évidence, s’en contentent-ils ?
Histoire scolaire et contexte global d’apprentissage
9À ces questions, on pourrait apporter des réponses pratiques en évoquant le contexte de l’enquête :
- le libellé de la question orientait partiellement le propos des élèves ;
- ces derniers n’ayant que 45 minutes pour produire leur récit, il leur fallait faire vite et couper court ;
- manquant de temps pour bâtir des argumentations complexes, ils ont utilisé une trame historique connue, disponible et facile ;
- craignant de montrer leur incompétence, même à un lecteur anonyme, ils se sont rabattus sur des évidences et des clichés.
10On pourrait avancer d’autres hypothèses un peu moins prosaïques :
- malgré ce que l’on dit ou croit, l’enseignement que reçoivent les jeunes en classe d’histoire reste assez traditionnel, structuré in fine autour de l’itinéraire politique de la nation ;
- plus l’histoire enseignée est abstraite, désincarnée et conceptuelle, ce qui est souvent le propre des approches influencées par le modèle de la « pensée historique » (Seixas & Morton, 2012), moins la matière professée atteint ses destinataires, qui n’assimilent au fond que ce qui se révèle consistant, tangible et concret, au premier chef des événements et des personnages.
11On pourrait enfin soutenir une troisième idée, plus ambitieuse celle-là : tout en étant méthodiquement initiés à l’histoire de leur pays en classe, les jeunes sont en quelque sorte initialisés à cette histoire bien avant, dans le processus même de leur socialisation et de leur nationalisation « banales », pour emprunter au concept de Michael Billig (1995), ce qui fait, d’une part, qu’ils n’arrivent pas vierges de représentations historiques à l’école et que, d’autre part, ces représentations acquises sont difficiles à déloger.
12Qu’en est-il de la réalité ?
13Toutes ces hypothèses sont sans doute valables. La dernière d’entre elles, qui veut que les élèves soient influencés par ce qu’ils grappillent, en dehors de l’enceinte scolaire, dans le flux continuel des informations à caractère historique qui circulent dans la Cité, est particulièrement intéressante. Elle est en effet envisagée par plusieurs auteurs d’articles, qui établissent de forts recoupements entre ce que mentionnent les élèves dans leurs récits à propos de l’histoire de leur pays et ce qui se dit communément dans la société à propos de l’histoire de ce pays. Dans ce contexte, il faudrait bien admettre une forte incidence des discours historiques autre que scolaires et savants dans la formation de la conscience historique des jeunes. L’idée n’est évidemment pas neuve, mais elle est, par plusieurs collaborateurs à l’ouvrage, démontrée de manière exhaustive.
14Dans le cas de la France, il est même possible, en s’appuyant sur le texte de Vincent Chambarlhac, d’identifier et de distinguer l’importance respective des sources d’information qui alimentent la conscience historique des jeunes. Au dire des élèves eux-mêmes, le cours d’histoire et la famille arrivent en tête. Cela paraît logique. On aurait toutefois envie d’ajouter un bémol à ce qui semble évident. Il est en effet facile de désigner l’école et la famille comme sources d’acquisition du savoir tant la chose va de soi. Il est cependant beaucoup plus difficile pour une personne de discerner comment d’autres facteurs peuvent être à l’origine des informations ou des représentations historiques dont elle dispose. Les sources du savoir d’un individu finissent en effet par se perdre dans la multitude et l’entremêlement des connaissances qui parviennent à son entendement. Il faudrait voir par ailleurs dans quelle mesure il y a autonomie ou cumul des sources de savoir dans la formation de la conscience historique des élèves. À ce sujet, Vincent Chambarlhac penche pour la multiplicité des sources plutôt que pour leur frugalité. En clair, nonobstant ce que disent les élèves, ceux-ci se nourrissent explicitement ou sont implicitement influencés, dans leurs savoirs et représentations historiques, par plusieurs foyers de connaissance. Dans leur texte, Neus González et ses collègues font le même constat.
15Comment alors expliquer ce qui ressort avec force dans le corpus analysé, à savoir que les élèves partagent un stock considérable de références historiques communes, et ce, peu importe où l’enquête a été réalisée en France – sauf dans le cas de La Réunion, mais non dans de celui de la Corse, comme le montre Angelina Ogier-Cesari ? Cette relative homogénéité des savoirs et des représentations historiques ne serait-elle pas indicative d’une forte influence du cours d’histoire dans la formation de la conscience historique des jeunes ? Possiblement. Mais cette uniformité relative pourrait tout autant tenir à la présence et à la prégnance d’une mémoire collective structurante de savoirs et de représentations historiques, mémoire dont les contenus – autre hypothèse audacieuse – agiraient, dans la formation de la conscience historique des jeunes, de concert avec les contenus scolaires plutôt que contre eux. Si cette supposition était juste, il faudrait bien admettre que l’école, malgré son statut de premier lieu d’apprentissage de l’histoire, tend à renforcer les savoirs historiques acquis ailleurs ou essaimant en d’autres lieux de la société. Le cas échéant, la fonction de l’école serait dénaturée, qui vise normalement à complexifier les postulats, façons de penser et autres matrices de sens dans lesquelles les jeunes sont enchâssés ou empêtrés lorsqu’il s’agit de saisir et de comprendre le monde. Peter Carrier, dans le cas de l’Allemagne, et Charles Heimberg et ses collègues, dans le cas de la Suisse, ne sont pas loin de souscrire à l’idée.
16Le problème pourrait être autre : ne tenant pas suffisamment compte des savoirs et des représentations de base dont sont équipés les élèves au moment d’entrer à l’école, les maîtres diffuseraient un savoir qui réussirait mal à percer ou à contaminer les structures d’entendement primaires des jeunes, ce qui diminuerait nettement la portée émancipatrice du savoir scolaire sur le savoir populaire (en admettant que l’un et l’autre se distinguent fondamentalement). Autre possibilité : en dépit de l’action des maîtres, les structures de décodage propres aux matrices de sens détenues par les élèves les rendraient particulièrement sensibles aux informations renforçant les savoirs acquis et relativement insensibles aux données ne consolidant pas ces savoirs. C’est cette hypothèse que nous avions avancée dans un texte précurseur (Létourneau & Moisan, 2004).
17Quoi qu’il en soit, il faut bien partir de ce que l’enquête établit empiriquement : au chapitre des savoirs et des représentations historiques, les élèves ne sont pas ignares ou complètement démunis. Ils connaissent des choses dont l’origine tient surtout aux enseignements reçus en classe, parfois à ce qui leur a été transmis en famille, et quelquefois à ce qu’ils ont engrangé eux-mêmes à la suite de leur contact avec diverses sources d’information historique, qu’il s’agisse des musées, des lieux historiques, des commémorations publiques, des discours de figures publiques, des films, séries TV ou bandes dessinées à caractère historique, des jeux vidéo, des romans historiques, et d’autres (res)sources encore. La liste est longue de ce qui contribue, dans un méli-mélo synergétique, à la formation de la conscience historique des jeunes.
Mythistoires
18Plutôt que d’être incultes par rapport au passé de leur pays, les élèves savent donc des choses ; et ce qu’ils connaissent relève en priorité des faits politiques et de l’action des hommes politiques (les femmes sont très largement laissées de côté) se battant pour la nation ou la défendant. Voilà deux points établis.
19Mais cette connaissance qu’ont les élèves du passé de leur pays ne tient pas du « n’importe quoi ». Le passé national n’est pas un marché où ils sélectionnent à leur aise ce qui fait leur bonheur. La connaissance qu’ont les jeunes de l’histoire de leur pays est en effet structurée autour d’événements et de personnages emblématiques de l’expérience nationale. Elle est également composée ou construite à partir de faits bruts incontestables, d’éléments d’histoire vraisemblable et d’énoncés plus ou moins fictifs à propos du passé. Un concept rend bien compte de ce dont il s’agit. C’est celui de mythistoire : les élèves font état du passé de leur pays en reprenant ou en s’inspirant largement des mythistoires constitutifs de leur nation, qui intègrent volontiers les événements identitaires et les personnages emblématiques de ce qu’il faut bien continuer d’appeler le « roman national », même si celui-ci est parfois actualisé.
20Des exemples ? Invités à raconter l’histoire de Suisse comme ils la connaissent, les élèves genevois mentionnent à l’envi l’épisode de l’Escalade, la Mère Royaume, Dame Piaget, Théodore de Bèze et Guillaume Tell ; ils évoquent le terme de « Sonderfall », qui incarne l’idée d’une indépendance suisse, voire celle d’une neutralité helvète se perdant dans la nuit des temps ; et ils associent l’année 1291 à la fondation du pays, laquelle tient davantage du construit artificiel que de la vérité factuelle.
21On pourrait s’attacher à d’autres cas nationaux – comme celui de la France. Déshistorisée, Jeanne d’Arc est ainsi réifiée sous la figure d’une héroïne, voire d’une féministe. À l’instar de Vercingétorix, elle a combattu des forces extérieures et ennemies, lui perdant, elle gagnant, mais au détriment de sa vie. Sans surprise peut-être, la Révolution de 1789 est portée au rang de borne métahistorique à partir de laquelle est déclinée une réalité d’« avant » (associée à l’idée de monarchie) et conjuguée une réalité d’« après » (liée à l’avènement de la république). Évidemment, la France existe depuis toujours, ce qui lui donne une matérialité quasi naturelle, sinon éternelle. Et l’histoire du pays est intimement lacée à celle des droits conquis, réalité aussi française que celle qui veut que l’inclination humanitaire soit suisse, que la beauté territoriale rime avec la Corse ou La Réunion, et que vivre (dans) l’adversité soit affaire catalane.
22Est-on ici dans l’histoire ou dans le mythe ? La réponse est claire : les élèves sont dans les deux « lieux » à la fois – comme du reste la majorité de la population, ainsi qu’on l’eût découvert si l’enquête avait été étendue à l’échelle des autres catégories sociales.
23Le concept de mythistoire présente des avantages pour saisir la relation existant entre ce qui relève de la composition et ce qui tient de l’exactitude dans la construction du sens (Létourneau, 2006). On définira le mythistoire comme une fiction réaliste, un système d’explication et un message mobilisateur qui rencontrent une demande de sens, si ce n’est un désir de croyance, chez ses destinataires3. Précisons que la puissance et la persistance d’un mythistoire découlent de l’arrimage existant entre la structure représentative et la matière représentée. Déliée de tout fondement empirique, une structure représentative court en effet le risque de disparaître aussi vite qu’elle est apparue. Autrement dit, l’artificialité d’un mythistoire est préjudiciable à sa ténacité. A contrario, dans la mesure où une structure représentative s’enracine dans une factualité qu’elle recycle ou récupère à son profit, le mythistoire peut se durcir au point de devenir axiome et de s’ériger comme prémisse et épilogue d’un imaginaire collectif.
24Chaque société possède ses mythistoires (qui du reste ont leur propre histoire). Le plus souvent, ils renvoient à des moments considérés forts, à des personnages jugés clés ou à des événements classés marquants du parcours d’une société. On pourrait dire les choses autrement : certains moments, personnages ou événements dans le passé d’une société, à force d’être mis en discours et interprétés, sont « mythistorisés », c’est-à-dire qu’ils quittent l’univers de l’empirie pour accéder au royaume de l’allégorie. Les mythistoires ont une fonction cardinale pour la société en ce qu’ils sont continuellement rappelés ou invoqués par des interprétants pour ramener la société à l’ordre ou dans l’ordre de son histoire. Il existe bien sûr une hiérarchie de mythistoires : certains sont centraux et capitaux, d’autres périphériques et secondaires. En établir la liste et mettre à jour leurs modes d’imbrication et d’interaction, c’est cartographier l’imaginaire historique d’une société.
25Or le savoir historique des jeunes est imprégné de ces mythistoires, qui constituent pour eux autant de fresques ou de tableaux à travers lesquels ils décrivent et se représentent le passé de leur pays. Si tant est qu’un jeune Français, Suisse ou Catalan produise un récit robuste ou chétif de l’histoire de son pays, ce récit passera souvent, sinon toujours, par le prisme et le fil conducteur de ces tableaux, qui offrent un fond et une forme à sa conscience du passé. Livré par un lycéen français et rapporté par Laurence de Cock et Benoît Falaize, l’exemple suivant est éloquent de ce que nous entendons par « tableaux d’histoire » :
Gaulois – la guerre de cent ans – Romains – François 1er – Guerre – Louis XIII – Président – Louis XIV – Exposition universelle – Louis XV – Charlemagne – Louis XVI – Hugues Capet – Charles de Gaulle – Clovis – Jacques Chirac – Vase de Soissons – François Mitterrand – Jean Moulin – prise de la Bastille – Guerre de colonisation – 14 juillet – Simone Veil – Galilée – Droit de vote des femmes – Copernic – Olympe de Gouges – Van Gogh – Moyen-âge – Verdun – Guerres napoléoniennes – Napoléon – Les mousquetaires – Richelieu – République – démocratie – Marie Curie – mai 1968 – Antoine de Saint Exupéry – Louis Pasteur – Marie Antoinette – le débarquement – L’occupation allemande – juin 1944 – Le régime de Vichy – Les 30 glorieuses – Les 20 piteuses – La coupe du monde 1998. [récit nº 3190, lycée]
26À l’instar des tableaux suspendus aux murs des cathédrales et représentant la passion du Christ, on imagine cette série de noms, de dates et de formules, tous lieux de mémoire ou figures panthéonisées, gravée sur les remparts de la Bastille (qu’il faudrait évidemment reconstruire !), place emblématique de la nation française (voir le chapitre de Stéphane Clerc), chaque nom, date ou formule illustrant ou incarnant spécifiquement, mais en lien avec les autres, un moment clé de la passion tout à la fois enthousiasmante et affligeante... de Marianne.
Présentisme
27Une autre caractéristique des récits formant le corpus rassemblé est d’incorporer une forte dimension présentiste. Les jeunes racontent en effet le passé de leur pays au présent. Ils le perçoivent à partir d’une perspective contemporaine, l’imprègnent de préoccupations actuelles et le lient à ce qu’ils vivent couramment dans leur ici et leur maintenant. Pour le dire comme Bruno Garnier : « l’usage que font les élèves des formes structurales du récit leur permet, principalement, d’inscrire dans les faits historiques évoqués leur vision de l’histoire et du monde en évolution dans lequel ils vivent » (voir p. 37 ; nous soulignons).
28Cette tendance – certains diraient peut-être cette déviance – à présenter (ou à présentifier ?) l’histoire tient évidemment au fait qu’il est ardu d’échapper à l’emprise de son temps lorsqu’on se penche sur des époques antérieures. La chose est vraie même pour un historien professionnel. David Lowenthal le rappelait joliment en affirmant que « le passé est un pays étranger » (Lowenthal, 1985, 2015). Mais il se pourrait aussi que le syndrome du présentisme découle de la difficulté, en tout cas pour les élèves, de ne pas instrumentaliser le passé aux fins de donner un sens au présent dans lequel ils s’inscrivent. Tout se passe comme si le passé, sans valeur en soi parce que précisément passé, voire dépassé, recouvrait pour eux un intérêt dans la mesure surtout (seulement ?) où il leur sert utilement au présent, non pour simplement comprendre ce présent, ce qui serait acceptable même du point de vue d’un historien, mais pour vivre efficacement, sereinement et heureusement à leur époque. On l’a dit plus haut : l’humain est un être historique tout autant que politique. Il a besoin du passé pour se donner de l’épaisseur temporelle et donner un sens à sa personne au présent. Dans ce contexte, le passé qui est passé n’a aucune attirance ni valeur pour un jeune. Il n’y a que le passé actualisé au présent qui, pour lui, se révèle attrayant parce que, du coup, ce passé / présent lui est commode et utile pour vivre maintenant. On ne s’étonnera donc pas que les élèves aient fréquemment recours à l’analogie passé / présent dans leur raisonnement historique (Lautier, 2006). Chose certaine, la déshistorisation des situations historiques est une caractéristique forte des récits des élèves.
Jugement
29Ceci expliquant peut-être cela, on pourrait possiblement établir un lien entre le présentisme dont font preuve les élèves et les jugements parfois assez raides, mêmes sentencieux, qu’ils professent à l’endroit d’époques antérieures ou de figures d’autrefois. En racontant l’histoire de leur pays, les jeunes – sauf en Allemagne, ce qui intrigue, mais Peter Carrier propose une explication – sont souvent prompts à faire état de leur opinion, sentiment, diagnostic, appréciation, voire position et conception, concernant le passé. Encore une fois, il pourrait y avoir un lien entre cette inclination au jugement et la tendance des jeunes à s’intéresser au passé, dans la mesure surtout où il leur sert à évaluer le présent à partir duquel, dans une espèce de cercle vicieux « anachronique », ils envisagent le passé. En jugeant le passé, les élèves se prononceraient au fond sur leur contemporanéité, de la même manière qu’en évaluant les situations historiques ou les figures antérieures, ils statueraient en réalité sur l’actualité et les personnages de leur temps. Après tout, semblent penser les élèves, si l’histoire est changement, elle est aussi permanence ; et si la condition humaine dans le temps est faite de dissimilitudes, elle comporte également des similarités. À l’instar du passé, le présent est un lieu où évoluent des hommes marqués par les mêmes ambitions et les mêmes tourments que ceux d’hier. Il est en conséquence possible de déporter vers le passé (ou de coloniser le passé avec) ce que l’on trouve d’intemporel dans la condition humaine, y compris au présent : la bonté, la générosité, l’abnégation, la compassion, la douceur et la modération, entre autres vertus, mais aussi l’orgueil, l’avarice, l’envie, la colère, l’exubérance, la paresse et la cupidité, entre autres défauts.
Trames narratives, problématiques et catégories d’entendement
30Plusieurs collaborateurs à l’ouvrage l’ont mentionné : les textes produits par les élèves manquent souvent de qualités littéraires et n’empruntent pas toujours la forme du récit, si tant est que, par récit, on entende un texte articulé par une intrigue et structuré selon le schéma conventionnel de la situation initiale (incipit), de l’événement perturbateur (le bouleversement), du déroulement, de la solution (le dénouement) et de la situation finale (explicit).
31Cela dit, il semble que plusieurs textes soient configurés suivant des trames narratives et à partir de catégories d’entendement qui ont moins à voir avec la réalité historique qu’avec des systèmes de pensées, patrons narratifs, topoï et combinaisons lexicales primaires qui, sans être universels, sont au moins connus en Occident et, sous des conformations secondaires, répandus dans les cultures formant cette civilisation historique. Ces systèmes, patrons et combinaisons constituent en quelque sorte l’armature donnant forme et sens à la factualité mobilisée par les élèves dans leurs textes. Si bien que ce qu’on lit dans les récits d’élèves est en réalité une version d’histoire surdéterminée par une problématique appartenant au répertoire des problématiques historiales propres à une civilisation et à ses cultures. Parmi ces problématiques se trouvent, en Occident tout au moins, celles du progrès, de l’adversité, du déclin, de la fatalité, de la diversité, de la contrainte, de la victoire, de la défaite, de la justice, de la liberté, de l’égalité – la liste est longue. Selon la problématique empruntée ou choisie par l’élève, l’histoire du pays se déploie dans une direction particulière et se déroule suivant une intrigue spécifique. Autrement dit, les faits mentionnés par le jeune sont mis en lien et prennent leur sens à partir et dans le cadre de la problématique utilisée par lui en tant que narrateur plutôt que par rapport à la raison du passé et à ses pesanteurs factuelles.
32Évidemment, toute problématique possède une configuration lexicale qui lui est spécifique. Dans son texte, Françoise Lantheaume fait bien ressortir à quel point les termes « droits », « liberté », « égalité », « fraternité » et « peuple », parmi d’autres termes, sont utilisés par les élèves français dans toutes sortes de contextes narratifs ou énonciatifs pour dépeindre l’expérience historique de leur pays. Il va de soi que ces mots ne viennent pas de nulle part. Ils appartiennent à ce que l’on pourrait appeler le lexique des nations. Une recherche antérieure (Létourneau & Gani, 2012), menée auprès d’adultes disséminés sur tout le territoire français, nous avait permis d’établir que le terme « droits » était précisément emblématique de l’énonciation française, ce que Lantheaume retrouve chez les jeunes scolarisés. Il faut croire que la génération montante, lorsqu’il s’agit de rendre compte de ce qu’est, pour elle, l’expérience française du passé / présent (on a vu que les deux dimensions étaient intimement liées dans la conscience des jeunes), se situe dans une certaine tradition de (re) présentation, de nomination et de désignation. Le constat s’impose : la fabrication du commun ne tient pas qu’à des facteurs synchroniques et circonstanciels ; elle découle aussi de pesanteurs diachroniques et temporelles.
Oublis et affection
33On l’a dit et redit : dans leurs récits, les élèves insistent sur des événements et sur des personnages en particulier. Implicitement, cela signifie que d’autres événements et que d’autres personnages sont ignorés. Certes, on ne peut prétendre que le savoir historique des répondants se limite à ce qu’ils ont eu le temps ou le réflexe ponctuel d’écrire sur le formulaire qui leur était distribué. Si un événement ou un personnage dans l’histoire est toutefois, par le plus grand nombre, laissé de côté alors même que son importance historique est connue et reconnue, il faut s’interroger sur la décision des répondants d’en faire fi. Comment expliquer par exemple que les élèves de Genève délaissent les deux grandes guerres du xxe siècle qui, du coup, deviennent quasi étrangères à l’histoire suisse ? Comment comprendre que les jeunes Français en fassent autant avec la guerre d’Algérie et celle d’Indochine ? Et qu’ils aient du mal à reconnaître que la France, tout en ayant été la patrie des droits de l’homme, n’a pas toujours contribué au devenir universel à partir de ce principe noble et rehausseur de majesté nationale ? Stéphane Clerc, qui s’est penché sur les mises en scène de la France (apparentée à un quasi-personnage) dans ses relations avec ses voisins, est convaincant à ce sujet. Si le territoire national est « occupé », « partagé », « divisé » ou « annexé », la France n’« attaque » jamais. Elle « conquiert », « s’agrandit » ou « découvre », mais elle n’« envahit » pas. Loin de nous l’idée de critiquer les jeunes Français qui, par le biais de leurs récits d’histoire, veulent en quelque sorte élever ou absoudre le parcours d’un pays qu’ils aiment et dont ils sont fiers. Le phénomène se retrouve ailleurs – au Québec par exemple (Létourneau, 2014).
34Chose certaine, à l’encontre de ce que disent bien des politiques prompts à condamner l’absence supposée de vitalité ou d’attachement national chez la génération montante, les jeunes, de manière générale, entretiennent une relation affective et admirative avec ce qu’a été leur nation et avec ce qu’elle demeure à plusieurs égards. En tant qu’héritiers d’une histoire nationale, ils font leur cette histoire, la portent à leur tour et s’inscrivent dès lors dans un héritage. Tout en sachant pertinemment que leur nation possède ses côtés sombres, ils sont prêts à passer l’éponge sur ce passé qui irrite, mais qui doit aussi passer, ne serait-ce que pour apaiser. À La Réunion, l’esclavage est ainsi un mauvais souvenir ; en France, les guerres n’ont pas empêché le progrès de triompher ; et Hitler – plusieurs jeunes Allemands l’affirment ou le laissent entendre – est heureusement mort. Il semble que le présent, voire l’avenir, soient le(s) lieu(x) à partir duquel (desquels) les jeunes scrutent le passé et le récupèrent à leur profit. Réfléchissant sur la relation que les élèves français entretiennent avec la guerre, Églantine Wuillot est explicite à cet égard : « C’est possiblement pour comprendre le présent, peut-être l’avenir, que les jeunes méditent sur la guerre », écrit-elle (p. 87). Il se pourrait aussi que l’optimisme soit le refuge des jeunes Français qui, à leur âge, n’ont pas (encore) été envahis par la morosité persistante du climat politique de leur pays. De ce point de vue, il serait intéressant d’analyser les récits selon la réalité socio-économique de leurs auteurs. On verrait peut-être des corrélations intéressantes entre la condition personnelle d’un élève au présent et la vision qu’il propose de son pays au passé. Il semble que les trames narratives empruntées par les jeunes pour représenter le passé de leur collectivité ne soient pas sans lien avec le présent de leur situation personnelle, si ce n’est avec la façon dont ils envisagent l’avenir.
Actualisations et appropriations
35En définitive, et c’est peut-être ce qu’il y a d’essentiel à retenir des études précédentes, les élèves, lorsqu’ils sont amenés à réfléchir sur le passé de leur pays, mobilisent des informations venant de plusieurs sources, empruntent aux cadres sociaux de la mémoire collective, reprennent à leur compte les mythistoires de leur société et investissent le passé de points de vue, de préoccupations et de perspectives qui prennent sens au présent et font sens dans cette temporalité. Ces opérations, il faut bien l’admettre, ont moins à voir avec la méthode historique qu’avec le travail d’intelligence propre à l’être pensant et vivant dans un monde réel : celui de s’approprier les informations qu’il reçoit, de les décoder en fonction de ses besoins, de les réencoder de significations sensées pour lui et d’utiliser les informations ainsi reformulées pour gouverner son existence en vue d’être efficace, serein et heureux en son temps et dans une société à laquelle il s’identifie et dont il veut faire partie. On sera peut-être découragé par semblable dynamique cognitive. Toute perspective pédagogique l’ignorant se condamnerait toutefois, possiblement, à errer pour l’éternité à la recherche de l’objet de son utopie.
Bibliographie
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Billig Michael (1995), Banal Nationalism, Londres, Sage.
10.4135/9781446221648 :Lautier Nicole (2006), « Histoire en situation didactique : une pluralité de registres de savoir », dans Valérie Haas (dir.), Les Savoirs du quotidien : transmissions, appropriations, représentations, Rennes, Presses universitaires de Rennes, p. 77-89.
Létourneau Jocelyn (2014), Je me souviens : le passé du Québec dans la conscience de sa jeunesse, Montréal, Fides, en ligne : www.tonhistoireduquebec.ca (août 2016).
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Mali Joseph (2003), Mythistory: The Making of Modern Historiography, Chicago, University of Chicago Press.
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Seixas Peter & Morton Tom (2012), The Big Six Historical Thinking Concepts, Toronto, Nelson.
Notes de bas de page
1 Pour des précisions sur le libellé de la question, voir le chapitre méthodologique de Françoise Lantheaume et Valérie Fontanieu (p. 13-20).
2 Par « historial », on entend un écrit par lequel on veut garder souvenir de quelque chose, écrit faisant office de monument narratif érigé en rappel de ce quelque chose. Le terme est pratiquement synonyme de l’expression « grand roman national ».
3 La définition que nous accolons au concept de mythistoire et l’usage que nous en faisons dans nos démarches analytiques se distinguent des acceptions qu’en donnent et des applications qu’en font William McNeil (1986) et Joseph Mali (2003).
Auteur
Jocelyn Létourneau est chercheur au CELAT et professeur d’histoire à l’Université Laval, à Québec. Membre de la Société royale du Canada, il a été boursier de l’Institute for Advanced Study (Princeton), boursier Fulbright à UC-Berkeley, boursier du Collegium de Lyon et chercheur invité à l’Institut d’éducation de University College London. Ses travaux portent sur la conscience historique des jeunes et sur les rapports entre histoire, mémoire et identité.
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