Le cas genevois : dimension locale, dimension mythique
p. 167-178
Texte intégral
1Le volet genevois de l’enquête concerne un nombre limité d’élèves et s’inscrit dans un contexte culturel et scolaire où l’histoire suisse n’a pas une place évidente en tant que telle dans les représentations du passé. L’examen des résultats nécessite par ailleurs une certaine prudence quant aux conclusions à en tirer : ces récits, ou tentatives de récit, n’expriment que des représentations ponctuelles et ne nous disent rien, par exemple, de ce qui est enseigné ou pas, voire appris ou pas, dans les classes de différents niveaux. Ils nous permettent toutefois de réfléchir sur le rapport au passé qui s’observe dans l’espace public, mais aussi et surtout dans le contexte scolaire. Dans le contexte de la Suisse romande, cette démarche peut être mise en relation avec une enquête antérieure qui portait sur les manières dont des élèves de 15 ans se représentaient l’histoire scolaire (Audigier et al., 2004). Celle-ci s’inscrivait dans le prolongement d’une étude déployée à l’échelle européenne1.
« Racontez chacun l’histoire suisse comme vous le souhaitez »
2Cette consigne, qui demande à des élèves de rédiger spontanément un récit de l’histoire nationale helvétique, a été donnée dans des classes de divers degrés de l’école genevoise : auprès de 86 élèves de neuvième année du cycle d’orientation (début de secondaire I, environ 12 ans), de 154 élèves de première année du secondaire II (15 ans) et de 25 étudiants de première année universitaire2. Formellement, cette démarche ne consiste pas en un exercice scolaire de restitution de connaissances, puisque les élèves et les étudiants ont été informés de ce que leur travail ne serait ni noté ni destiné à les évaluer. En effet, il serait plutôt considéré comme un recueil de représentations.
3Pour que cette « histoire suisse » émerge, il importe qu’en amont – condition initiale –, les élèves se projettent comme étant inclus dans cette entité artificiellement élaborée, le « nous » national. Considérant le champ spécifique des histoires nationales, il n’est pas possible de distinguer les éléments qui découlent directement d’un apprentissage scolaire de ceux qui relèvent d’une mémoire collective partagée. Si les premiers consistent, en théorie, en une démarche historienne de compréhension complexe et dense du passé et sont à considérer comme le fruit d’un mode de pensée disciplinaire, les seconds sont bien plus la manifestation d’un sens commun dont la finalité participe d’un ancrage identitaire. En tant que partie prenante d’une société, ou parce que la consigne de l’exercice les assigne à une appartenance nationale, les élèves se font l’écho des représentations sociales propres à l’espace public. Les récits qu’ils produisent sont tout autant le résultat d’un enseignement qu’un reflet de la mémoire collective et ils traduisent la représentation que les élèves se font de l’histoire nationale. Or cette dernière permettant d’ancrer des valeurs communes, on peut s’attendre à ce que les sujets ou thèmes qu’elle suggère soient a priori consensuels et partagés à l’échelle du territoire helvétique.
4Parler d’identité nationale en Suisse soulève des questionnements que fait apparaître le corpus de textes recueillis auprès de cet échantillon d’élèves genevois. La Confédération helvétique accorde une large autonomie politique et économique à ses 23 cantons. Cette organisation a des répercussions importantes sur l’enseignement. Jusqu’à tout récemment, il n’existait pas de programme scolaire uniforme définissant des contenus à enseigner et à apprendre pour les onze années de scolarité obligatoire. Mais cet état de fait évolue. Alors qu’en Suisse romande, les cantons s’accordent désormais à suivre un Plan d’études romand (PER)3, introduit progressivement entre 2011 et 2013, les cantons suisses alémaniques travaillent à l’élaboration d’un Lehrplan 21. À Genève, l’histoire s’enseigne ainsi dans le cadre posé par le PER, qui prescrit des bornes chronologiques relatives à chaque année scolaire tout autant que des objectifs d’apprentissage, mais qui ne définit toujours pas de contenus factuels. Cette autonomie cantonale relative, qui était encore bien plus grande antérieurement4, peut favoriser une vision fragmentée de la Suisse, ce que compenserait une centration sur des mythes communs liés à des valeurs traditionnelles d’union et de solidarité face à des ennemis extérieurs. C’est ce que nous tenterons d’observer.
5Le corpus des récits récoltés s’inscrit dans la mémoire collective. Dans l’espace public, les contenus consensuels se référant à l’identité nationale sont finalement peu nombreux : le pacte de 1291, le serment du Grütli, la figure de Guillaume Tell, un mélange de divers mythes fondateurs, ou politiques comme la neutralité. Il n’est donc pas étonnant que les écoliers genevois évoquent majoritairement dans leurs récits d’autres éléments, s’inscrivant cette fois dans une réalité cantonale. Si ces contenus ont sans doute pu être évoqués en classe, notamment lors de commémorations, il n’en demeure pas moins que les récits de nos élèves sont d’abord à considérer comme l’expression de la mémoire culturelle helvétique, mnémotechnie institutionnalisée pour le dire comme Assmann (1992, 2010), permettant de rappeler à l’aide de symboles forts ce qui fonde, sur le plan de l’imaginaire, l’appartenance à une nation dans un système fédéraliste, et surtout dans une société à forte composante multiculturelle.
Ancrage local et références mythiques
6Les 240 récits recueillis dans le contexte genevois sont majoritairement très courts, surtout ceux des élèves les plus jeunes, voire trop courts pour constituer des récits au sens strict.
7Sur le plan formel, une forte proportion d’entre eux5 consiste en une juxtaposition de phrases ou d’éléments isolés, pour certains dans une succession chronologique, pour d’autres selon un ordre arbitraire, comme l’illustrent les deux exemples ci-dessous :
La Suisse est au centre de l’Europe entourée par plusieurs pays voisins. Elle est déclarée neutre. Le pays devient indépendant. L’Escalade est une tradition chez les Genevois pour fêter la victoire de la bataille contre les Savoyards. La fameuse histoire de Guillaume Tell fait partie de l’histoire suisse. Henri Dunant a créé la Croix-Rouge. [récit nº S2-1/63696]
La Croix-Rouge L’Escalade Les montres suisses Le chocolat suisse Uri, Schwytz, Unterwald. [récit nº S2-1/6373]
8Dans ce contexte genevois, la plupart des récits ou quasi-récits ne comportent pas de connecteurs temporels ou d’articulation. Ils n’expriment pas non plus de continuité ou de vision diachronique. Nous faisons l’hypothèse que cet état de fait peut être mis en relation avec l’absence de prescriptions officielles qui induiraient l’enseignement d’une histoire nationale ou régionale, linéaire et chronologique. De même, nous ne trouvons dans les textes aucune trace de l’exercice de modes de pensée historiens (les opérations de problématisation, de mise en lien avec un questionnement du présent, de périodisation, etc.), ce qui pourrait suggérer que les élèves considèrent l’histoire comme un reflet fidèle du passé et non comme un processus intellectuel de compréhension de celui-ci.
9Pour examiner les contenus restitués, étant donné la taille restreinte du corpus et la brièveté des textes, une démarche spécifique a dû être adoptée pour leur analyse, en plus du codage commun à l’équipe, présenté dans le chapitre sur la méthodologie adoptée (p. 13-20). Nous avons procédé à une recherche par thèmes à l’aide du logiciel d’analyse des données qualitatives NVivo, qui a permis de mettre en évidence les sujets les plus récurrents, à savoir, pour citer les cinq premiers, l’Escalade, qui apparaît dans 60 % des récits, l’image touristique de la Suisse ou de Genève (20 %), Guillaume Tell (14 %), l’agrégation progressive des cantons (9 %) et la neutralité (9 %). Nous constatons que les échelles nationale et locale sont fortement intriquées et que l’histoire et la mémoire sont largement confondues. L’histoire proprement « nationale », helvétique, présente dans les récits relève d’une vision lacunaire, centrée sur le processus de fédération de territoires depuis le xiiie siècle, avec une idée directrice forte : dès 1291, date de la formation du noyau originel de la Confédération helvétique, et jusqu’en 1815, des cantons n’ont cessé de rejoindre progressivement cette Suisse déjà là. Or l’État fédéral suisse ne se constitue qu’en 1848, date qui n’apparaît que dans trois récits ! Se référer aux contenus consensuels symbolisant le plus fortement les valeurs nationales serait ainsi un moyen pour les élèves de revendiquer le partage d’une identité nationale souvent perçue comme abstraite. Cela dit, cette hypothèse demanderait à être confirmée par d’autres recherches.
10Nous nous pencherons ultérieurement sur cette double prédominance des dimensions mythique et locale, ainsi que sur les silences évocateurs que nous observons dans le corpus, afin de développer une réflexion didactique non seulement sur les modes de pensée disciplinaires, mais également sur les contenus à transmettre.
L’Escalade, un événement local
11L’Escalade est l’événement qui revient le plus souvent, soit dans 100 récits sur 240. Généralement, il est présenté sans introduction, mais le choix de l’échelle locale est parfois conscient et explicité, comme dans ce récit : « La seule période historique de Suisse qui me vient à l’esprit c’est l’Escalade mais je dirais que c’est plutôt l’histoire de Genève. » [récit nº S2-1/6380] Ce glissement d’un échelon à l’autre s’explique sans doute par l’organisation politique du fédéralisme. En effet, l’Escalade polarise l’histoire genevoise, voire la résume parfois à elle seule :
Vers 1600, la ville de Genève était entourée par des grands murs. Vers 1602, les Savoyards ont attaqué les Genevois en pleine nuit. Pendant la nuit, un soldat genevois se réveilla et sonna l’alarme pour réveiller les autres soldats genevois. Les Savoyards essayaient de grimper les murs mais les Genevois étaient là. Les Genevois repoussaient toutes tentatives. [récit nº S1-2/6479]
12Rappelons brièvement que l’Escalade désigne une attaque contre Genève, menée par le duc de Savoie en 1602, dans le cadre de conflits territoriaux avec le roi de France et de tensions religieuses entre catholiques et protestants. La bataille a lieu la nuit du 12 décembre, quand les troupes savoyardes, formées d’Espagnols, de Piémontais, de quelques Lombards et Napolitains, escaladent les murailles de la ville ; des combats ont lieu dans les rues. Ils se terminent par la défaite des Savoyards, et font une centaine de morts (dont 17 pour Genève). Quelques mois plus tard est signé un traité qui reconnaît l’indépendance de la cité.
13Cet événement est le plus célèbre et le plus célébré de l’histoire genevoise, avec des commémorations religieuses et civiles qui ont pris place dès le premier anniversaire et qui, aujourd’hui encore, constituent des jours festifs marquants. Pour comprendre la force de la fête sur les esprits des enfants et des adolescents, il faut en signaler les différentes dimensions. Tout d’abord, des festivités officielles sont organisées lors du week-end le plus proche du 12 décembre, consistant notamment en un cortège historique soigneusement mis en scène et qui a lieu la nuit, avec des chevaux, des costumes et des torches, cortège que les enfants vont massivement voir avec leurs parents. Ensuite, à l’école, des plus petits degrés jusqu’à la fin du postobligatoire, des activités festives sont mises en place le jour même par les enseignants – chants patriotiques, sorties dans la vieille ville, concours de déguisements, bals et dégustations de marmites en chocolat. Également présent dans les ressources didactiques mises à disposition des enseignants, l’événement fait l’objet d’un traitement approfondi dans le cours d’histoire, pour les degrés primaires. La fête de l’Escalade comporte en outre un versant sportif, puisqu’elle donne lieu, le premier samedi de décembre, à une course à pied dans la vieille ville, très populaire, à laquelle participent de 25 000 à 30 000 personnes, en particulier les jeunes. Elle est aussi marquée, pour les adolescents, d’une valeur transgressive, sous la forme de manifestations spontanées de collégiens et lycéens, qui quittent leur salle de classe sans autorisation, occupent la rue, se déguisent et se défoulent en s’aspergeant de farine ou de mousse à raser, ce qui rappelle la forme classique du carnaval.
14C’est donc un effet de contexte qui explique les nombreuses occurrences de l’Escalade dans les textes. Cette élève l’explicite de façon très claire :
L’histoire suisse me fais penser à l’escalade c’est la chose que j’ai le plus retenue depuis toute petite, parce que il y avait les chansons la marmite, la course de l’escalade, la soupe. Ce sont des merveilleux souvenirs je pense que la plupart des jeunes, des enfants, c’est ce qui retiennent le plus parce que ça fête. [récit nº S2-2/6450]
15Les visites scolaires dans la vieille ville sont également des souvenirs prégnants, comme en témoigne cette répondante :
En primaire j’ai appris l’Antiquité, le Moyen Âge... Avec ma classe je suis allée visiter comment s’est déroulé l’Escalade en 1602 (la Suisse contre la France) comment la vieille femme [Mère Royaume] a lancé la marmite, le vieux monsieur qui a rien entendu. [récit nº S1-2/6493]
16Organisé annuellement, ce type de sortie marque les élèves parce que ces derniers empruntent certaines ruelles et passages très étroits, présentés comme secrets, qui ne sont ouverts au public qu’à cette occasion.
17Un autre récit reproduit à la lettre l’un des deux chants liés à la commémoration, qui sont appris à l’école primaire :
L’Escalade : Ce fut en 1602, ce fut en 1602, qu’on vit les Savoyards furieux, qu’on vu [sic] les Savoyards furieux, dans l’ombre de la nuit, violer notre réduit, À la belle Escalade Savoyards Savoyards, À la belle Escalade Savoyards gare-gare. [récit nº S2-1/6408]
18Chantés chaque année en classe, les enfants et adolescents monnaient aussi ces chants dans les cafés ou en sonnant aux portes des voisins, ce qui constitue une forte source de motivation pour les apprendre. On peut relever que la date de 1602 est l’une des seules trouvées dans le corpus, où elle apparaît 100 fois7. Cette forte présence s’explique sans doute par la manière dont elle est martelée dans les chansons.
19Comme nous le constatons dans ces trois récits et dans nombre d’autres, c’est surtout la dimension mythique que les élèves gardent en mémoire. En effet, ils évoquent notamment la marmite de soupe que la Mère Royaume, dans un geste patriotique, aurait jetée sur un Savoyard (ce qui est à l’origine de la tradition des marmites en chocolat) ; Dame Piaget, aux forces décuplées par l’héroïsme, déplaçant une armoire qui aurait barré la route aux ennemis ; ou encore Théodore de Bèze, « le vieux monsieur qui n’a rien entendu », exception servant à souligner, par contraste, la combativité des Genevois. Si ces personnages ont bien existé, il est évident que leurs actions respectives relèvent largement de la légende. Cela dit, les récits des élèves n’en restent pas tous à l’aspect folklorique de la commémoration. Par exemple :
1602 – L’Escalade. Les Français voulaient régner sur Genève mais les Genevois étaient trop forts et ils ont gagné. Les Suisses ont été les premiers à avoir créé la Croix-Rouge. La Croix-Rouge = à aller dans les pays qui sont en guerre ou dans les pays qui ont des catastrophes naturelles. Dans la Coupe du Monde 2010, les Suisses ont battu pour la première fois l’Espagne en 18 matchs. [récit nº S1-2/6502]
20Dans les deux premières phrases de ce texte apparaît le thème d’une Genève convoitée par ses voisins, thème qui fait l’objet d’une récupération politique nouvelle. En effet, depuis quelques années, l’événement est régulièrement invoqué, dans une perspective identitaire, par un parti populiste, le Mouvement citoyen genevois (MCG), qui mobilise une rhétorique hostile aux travailleurs frontaliers en recourant à l’image de l’envahisseur savoyard de 1602.
Guillaume Tell, la force du mythe
21Comme l’était partiellement l’Escalade, ce deuxième thème récurrent (mentionné dans 36 récits) est quant à lui entièrement mythique. En effet, il est avéré que le personnage de Tell, héros de la liberté, symbole universel de la lutte pour l’indépendance, qui incarne la Suisse, sa volonté de défense et ses vertus civiques, n’a aucune existence historique.
22La restitution de ces deux événements comporte une tension narrative forte et consiste en des mises en intrigue de la part des élèves, comme nous le constatons dans les deux textes suivants :
Les 3 premiers cantons : Schwytz, Uri et Unterwald se sont unis pour former le « début » de la Suisse. En 1602, les Savoyards ont voulu prendre Genève (Suisse). Ils étaient habillés en noir et avaient mis des éponges sous les sabots des chevaux pour ne pas se faire repérer. Arrivés aux murs de Genève, c’est un homme qui les a repérés et a donné l’alarme. La Mère Royaume a lancé sa marmite sur l’un des soldats. Isaac Mercier a coupé la corde qui tenait la porte de la Monnaie. Il fit cela pour arrêter Picot qui voulait sauter la porte. Dame Piaget s’est protégée en poussant son armoire devant sa porte. Dans toute la bataille, seulement 1 homme genevois est mort. Les Genevois ont gagné la bataille et les Savoyards sont retournés dans leur pays (France). [récit nº S1-2/6511]
La seule histoire que je connais sur l’histoire suisse est celle de Guillaume Tell qui a mis une pomme sur la tête de son fils et qui a touché la pomme avec une flèche ou sinon le moment où il se fait capturer et mis sur un bateau pour être jeté au milieu du lac mais il réussit à s’enfuir à la nage. [récit nº S2-1/6388]
23La prédominance de ces deux thèmes dans le corpus révèle donc l’aisance des élèves à s’approprier les mythes, sans doute grâce à la faculté intrinsèque de ces derniers à correspondre au schéma narratif ainsi qu’à leur réserve de personnages romanesques et d’images expressives. Mais tous les élèves ne sont pas dupes, puisque certains précisent la dimension légendaire des événements, les citent comme objets littéraires et font même allusion à l’invention des mythes nationaux lors de la construction de la nation. Par exemple : « En allemand, on retravaille sur la légende de Guillaume Tell. En effet, la Suisse est un pays qui est riche de légendes (ex : l’Escalade). » [récit nº S2-2/6573] Et encore : « Comme chaque canton avait une histoire différente, ils ont inventé l’Histoire de Guillaume Tell pour avoir une histoire qui rallie la Suisse. » [récit nº S2-2/6592]
24Cette ouverture sur une démarche de déconstruction critique du mythe est prometteuse, mais elle est rare dans le corpus. Car si les connaissances acquises sur ces deux événements sont manifestes chez les élèves genevois, elles ne révèlent globalement pas de questionnement scientifique sur la vérité historique ni d’analyse critique des usages publics de l’histoire. Ainsi, l’enseignement pourrait se servir de ce bagage comme d’un tremplin, à la fois pour clarifier la distinction entre histoire et mémoire et pour déconstruire les instrumentalisations politiques et idéologiques d’événements historiques, conformément à sa finalité d’éducation à la citoyenneté (Létourneau, 2015). Les préconisations du PER vont d’ailleurs dans ce sens.
La neutralité et l’humanitaire : d’autres mythes
25La neutralité est mentionnée explicitement dans 21 récits. D’autres termes sont également utilisés pour évoquer la Suisse au centre de l’Europe – « entourée », « résistante », « indépendante », « convoitée ». Sa situation est vue comme particulière, les élèves reprenant donc à mots couverts l’idée d’un Sonderfall8, qui renvoie à la conscience d’une Helvétie épargnée de toute pression extérieure. Ainsi : « La Suisse fait partie de l’Europe mais pas de l’Union Européenne. Elle fait “partie” de plusieurs pays comme la France ; Allemagne et Italie. Car auparavant ces pays voulaient la coloniser. Mais la Suisse est aujourd’hui totalement indépendante ! La Suisse a 26 cantons. » [récit nº S2-2/6414]
26Le thème du rôle humanitaire de la Suisse apparaît dans presque 10 % des récits :
À la Vieille Ville il y a eu l’Escalade. C’est une guerre qu’il y avait les Genevois contre les Savoyards. À la fin, c’est les Genevois qui ont gagné. C’était en 1602. Il y a eu une femme (dame Piaget) qui a épuisé toutes ses forces pour déplacer une armoire contre la porte et après elle arrivait plus à l’enlever. Aussi il y a eu la fondation de la Croix-Rouge par Henry Dunant et les autres personnes. Elle a été créée pour sauver tous les blessés dans les champs de bataille. C’est pour ça qu’à Genève il y a une école et une rue en l’honneur d’Henry Dunant. [récit nº S1-2/6488]
27Les notions de neutralité et de rôle humanitaire paraissent reliées à un sentiment d’insularité. La peur d’être assaillis mêle parfois la crainte d’une attaque militaire et celle de l’arrivée des migrants. Les trois exemples suivants sont éloquents à ce chapitre :
La Suisse est un pays « neutre », qui veut dire qu’on ne déclarera jamais la guerre, mais par contre on peut nous attaquer. [récit nº S2-2/6424]
Nous ne sommes pas bien protégés si nous nous faisons attaquer. [récit nº S2-2/6614]
Les Suisses se sont tellement battus pour faire de la Suisse une belle terre, que maintenant, ils ont presque peur que les étrangers viennent la détruire, ou en sont devenus xénophobes. [récit nº S2-2/6614]
28En plus de ces valeurs issues des mythes nationaux, d’autres images d’Épinal, toutes liées au profil touristique de la Suisse, font l’objet de nombreuses occurrences. Ainsi : « La Suisse est connue pour son fromage et son délicieux chocolat. Quand l’on parle de la Suisse on pense directement à la raclette et la fondue, les plats traditionnels. Il y a aussi le chocolat très apprécié par les touristes. » [récit nº S2-2/6430] L’histoire suisse est donc évoquée par des marqueurs identitaires spécifiques, sans connexion avec une histoire européenne ou mondiale.
Des silences révélateurs
29Sans surprise, on constate une prépondérance du politique, selon la vision traditionnelle d’une histoire événementielle, du temps court, politico-militaire et masculine, et une quasi-absence d’événements culturels, religieux et sociaux, si l’on excepte les 18 mentions de la Croix-Rouge (pour autant qu’on l’inclue dans cette catégorie).
30La date de 1848, qui marque la fondation de l’État fédéral en Suisse, n’est citée que 9 fois, par des étudiants universitaires uniquement et de façon laconique. Elle est donc absente du corpus compilé aux fins de cette contribution. Par contraste, l’année 1291 fait l’objet de 15 occurrences, révélant une fois encore la prédominance des mythes nationaux sur les faits historiques. En effet, c’est au xixe siècle seulement, à une époque où il faut contrer l’affirmation du mouvement ouvrier et gommer le souvenir de la brève guerre civile du Sonderbund de 1847 (jamais mentionnée dans le corpus), que le pacte d’alliance défensive de 1291 devient l’acte fondateur du pays. Précisons que le Sonderbund, qui opposait libéraux-radicaux et conservateurs sur des enjeux religieux et politiques, dura 25 jours et provoqua 93 morts et 510 blessés. Il fut suivi de la rédaction d’une Constitution à caractère fédéral en 1848.
31Les guerres mondiales apparaissent elles aussi très discrètement (dans 14 récits) et sont souvent présentées comme n’ayant pas concerné la Suisse. Ainsi : « La Suisse est un pays neutre. Il n’a jamais participé à aucune des deux guerres mondiales. Ce pays économiquement parlant est assez riche. La Suisse ne fait pas partie de l’Union européenne. » [récit nº S2-2/6596] Les récits d’élèves semblent donc transmettre l’image d’une Suisse épargnée par les conflits, grâce à sa neutralité.
32Nous constatons que certains événements dissensuels sont ainsi passés sous silence dans notre corpus : la Grande Guerre et ses conséquences en Suisse, avec la désunion entre francophiles et germanophiles, et la grève générale de 1918 ; la période du second conflit mondial, en particulier l’attitude des élites et autorités suisses à l’égard du national-socialisme, la politique d’asile, les relations économiques avec l’Allemagne, la question des fonds en déshérence, des faits qui sont pourtant au centre d’importants débats historiographiques et médiatiques depuis une vingtaine d’années.
33En ce qui concerne l’Escalade, son caractère violent est minimisé, ce dont témoigne l’extrait suivant : « Il y a eu une mini-guerre entre les Genevois et les Savoyards [l’Escalade] (mais après je ne me rappelle plus pourquoi sauf que c’était en 1602, pendant la nuit). » [récit nº S1-2/6521]
L’insularité de la Suisse : une fatalité ?
34Les récits genevois se révèlent assez brefs et plutôt pauvres, ce qui n’empêche pas une interprétation des occurrences les plus nombreuses. En effet, les thématiques les plus présentes de la bataille de l’Escalade et du héros légendaire Guillaume Tell n’apparaissent pas par hasard dans ce corpus ; quant aux choix des élèves placés devant l’injonction consistant à écrire spontanément le récit de leur histoire nationale, ils sont évidemment porteurs d’un certain sens.
35Ils nous mènent tout d’abord à la question, très importante, du rapport à la vérité dans nos représentations du passé et de son intelligibilité. Le récit de l’Escalade est émaillé de légendes et revêt une composante mythique majeure de résistance à une menace extérieure. Son expression dans l’espace public contemporain, dont les récits d’élèves se font visiblement l’écho, n’a guère à voir avec la complexité de la situation géopolitique de ce début du xvie siècle. Même la question confessionnelle reste discrète, au profit d’une dimension de confrontation entre voisins, genevois et savoyards. Dès lors, il y a lieu de se demander pourquoi de telles légendes prennent le dessus sur le travail d’histoire et dans quelle mesure il importe et se révèle pertinent, dans une perspective de formation des élèves, de déconstruire ces représentations, quitte à désenchanter des élèves désormais appelés à affronter la complexité du passé. Sur la thématique de l’Escalade, la question est particulièrement délicate. En effet, sa forte présence dans l’espace public, ainsi que son rôle d’exutoire et de substitut d’un carnaval absent de la Genève protestante, illustrent la difficulté de contrecarrer une mémoire populaire à caractère festif au profit de l’histoire. Quant à Guillaume Tell, même si l’existence probable de formes de résistance à la domination autrichienne dans ces vallées alpines peut rendre en partie la narration vraisemblable, il n’en reste pas moins que sa légende trouve d’abord sa raison d’être dans le contexte du xixe siècle, à l’époque où l’icône de l’arbalète a été choisie par l’industrie helvétique comme symbole de ses productions dans le monde entier.
36Pour comprendre pourquoi de telles représentations mythiques se substituent à toute narration rationnelle du passé qui pourrait en être faite, il y a sans doute lieu de voir ici l’effet de la prégnance de la doxa tyrannique qui s’exerce dans l’espace public sur l’histoire en général et sur l’histoire scolaire en particulier (Heimberg et al., 2013). Cette discipline donne lieu en effet à un foisonnement de déclarations ou d’injonctions sur ce qu’elle devrait transmettre et comment, indépendamment de tout critère scientifique. Dans la mesure aussi où tout regard sur le passé est en même temps situé dans le présent, les fonctions de ces représentations dans les sociétés qui les produisent sont à prendre en considération : affirmation des traits identitaires d’une cité excentrée dans son propre espace national et condamnée par les frontières dont elle a hérité à entretenir d’étroites relations avec ses voisins directs, mais « étrangers », d’une part ; mise en exergue d’une figure légendaire d’indépendance qui incarne un certain esprit de résistance à l’égard de l’étranger et de ses prétentions mal vécues, d’autre part. Cette connaissance fragmentée et fortement identitaire souligne la nécessité de développer chez les élèves l’exercice des modes de pensée historiens, afin de donner du sens à l’apprentissage de l’histoire comme vecteur d’intelligibilité des sociétés.
37Une deuxième source de réflexion concerne le statut à donner à la Suisse dans l’enseignement de l’histoire. Contrairement à une histoire de la Suisse, où l’échelle nationale se présente comme une fin en soi, une histoire depuis la Suisse vise à développer un regard, qui est nécessairement situé, mais dans une perspective multiscalaire : des éléments de l’histoire nationale, qui paraissent absents, pourraient constituer le point de départ d’une histoire intégrative, connectée et constituée de plusieurs dimensions (incluant par exemple une histoire politique, une histoire sociale, une histoire culturelle). Certes, ces lacunes et les contenus de notre corpus ne prouvent pas que, dans les faits, il n’y a pas d’histoire suisse qui soit enseignée, mais plutôt que celle qui est enseignée ne fait guère de sens pour les élèves. Soulignons toutefois que les éléments peu présents dans leurs récits concernent d’abord les moments de rupture, de tensions, de difficultés relatifs à cette dimension nationale ; ainsi, notre corpus évoque une histoire de la Suisse traitant de ce qui rassemble et évitant les thèmes qui divisent.
38Il convient également d’interroger la difficulté de connecter l’histoire suisse avec les autres histoires nationales ou avec une histoire globale. Ainsi, la bataille de l’Escalade pourrait donner lieu à une narration de ses enjeux, inscrite dans le contexte européen de l’époque (Fatio & Nicollier, 2002). De même, la légende de Guillaume Tell (Bergier, 1988 ; Morerod & Näf, 2010) n’est pas complètement helvétique et rappelle d’autres légendes venues de contrées plus au Nord. Même si cela ne doit pas nous étonner, il est toutefois significatif de constater que ces récits restent généralement inscrits dans un espace déterminé, l’espace régional ou national, sans jamais prendre en considération quelque lien que ce soit avec les pays environnants ou avec le vaste monde, alors que beaucoup de thématiques rendraient possible ce lien, si ce n’est nécessaire.
39Enfin, un dernier point est à relever : l’absence des guerres, en particulier des deux guerres mondiales du xxe siècle. La mise à l’écart – déjà soulignée – des tensions sociales explique le silence sur les guerres intérieures, mais cette manière de ne pas intégrer les guerres extérieures dans ces récits, si ce n’est pour évoquer une menace diffuse, n’en est pas moins intrigante. Elle montre que, dans leur vision d’une Suisse neutre et par conséquent insulaire, il est apparemment possible pour les élèves d’évacuer le caractère tragique de ces marqueurs du xxe siècle européen et d’en faire une réalité complètement externe.
Bibliographie
Assmann Jan (1992, 2010), La Mémoire culturelle : écriture, souvenir et imaginaire politique dans les civilisations antiques, Diane Meur (trad.), Paris, Aubier.
Audigier François et al. (2004), « Des élèves du Cycle d’orientation, l’histoire et son enseignement : rapport sur une enquête effectuée en 2002-2003 », Genève, Université de Genève, en ligne : https://www.unige.ch/fapse/edhice/files/1714/2496/8302/cyclehistoirerapport.pdf (août 2016).
Bergier Jean-François (1988), Guillaume Tell, Paris, Payot.
Fatio Olivier & Nicollier Béatrice (dir.) (2002), Comprendre l’Escalade, Genève, Labor & Fides.
Heimberg Charles et al. (2013), « L’intelligibilité du passé face à la tyrannie de la doxa : un problème majeur pour l’histoire à l’école », dans Jean-Luc Dorier et al. (dir.), Didactique en construction, constructions des didactiques, Bruxelles, De Boeck, p. 147-162.
Létourneau Jocelyn (2015), « Pour une pragmatique de l’enseignenent de l’histoire : leçons tirées d’une recherche », À l’école de Clio, en ligne : http://ecoleclio.hypotheses.org/212 (août 2016).
Morerod Jean-Daniel & Näf Anton (dir.) (2010), Guillaume Tell et la libération des Suisses, Lausanne, Société d’histoire de la Suisse romande.
Tutiaux-Guillon Nicole & Mousseau Marie-Josée (1998), Les Jeunes et l’histoire : identités, valeurs, conscience historique : enquête européenne « Youth and history », Paris, Institut national de recherche pédagogique.
Notes de bas de page
1 Pour son volet français, voir Tutiaux-Guillon & Mousseau (1998).
2 Ceux-ci n’ont pas été pris en compte dans cet article pour des raisons statistiques.
3 Disponible en ligne : www.plandetudes.ch/web/guest/per (août 2016).
4 Les données de notre corpus émanent de cette période antérieure, puisque les élèves se sont exprimés au début de la première année d’entrée en vigueur du PER. Précisons qu’ils ont suivi une à deux périodes hebdomadaires de 45 minutes d’histoire / citoyenneté en primaire, et deux heures d’histoire au cycle d’orientation (les trois années du secondaire I).
5 37 % pour le secondaire I, 48 % pour le secondaire II.
6 Les codes indiquent le niveau d’enseignement (S1 pour le secondaire I, S2 pour le secondaire II), ainsi que la filière gymnasiale (2) ou non-gymnasiale (1). Le numéro correspondant à chaque récit d’élève est également noté.
7 On trouve par ailleurs 15 fois la date de 1291 et 3 fois celle de 1848. Nous y reviendrons.
8 Le mot désigne la position particulière et exemplaire qu’occuperait la Suisse, du fait de son histoire, de ses paysages et de sa culture. Élément important de l’identité nationale, le Sonderfall est une construction idéologique élaborée dans le contexte de la consolidation de l’État fédéral aux xixe et xxe siècles, liée à la neutralité et à la tradition humanitaire de la Suisse. Fortement critiqué à partir des années 1970, le terme a retrouvé de nombreux défenseurs dans les milieux nationalistes et conservateurs. Voir Georg Kreis, « Sonderfall », dans Dictionnaire historique de la Suisse, en ligne : www.hls-dhs-dss.ch/textes/f/F49556.php (août 2016).
Auteurs
Charles Heimberg est professeur de didactique de l’histoire à l’Université de Genève (équipe de didactique de l’histoire et de la citoyenneté, EDHICE). Historien, il a soutenu une thèse sur l’histoire du mouvement ouvrier. Il a enseigné l’histoire à l’école secondaire et formé des enseignants d’histoire. Il a été cofondateur et responsable de la rédaction de la revue Le cartable de Clio (2001-2013). Il est rédacteur en chef adjoint de la revue En jeu. Histoire et mémoires vivantes. Ses travaux relèvent de l’enseignement de l’histoire, de la muséohistoire, des enjeux mémoriels, de l’histoire de l’éducation et de l’histoire sociale.
Valérie Opériol est membre de l’EDHICE et chargée d’enseignement en didactique de l’histoire à l’Université de Genève. Elle a enseigné l’histoire durant 20 ans aux secondaires I et II. Elle a participé à l’élaboration d’un plan d’études, de séquences d’apprentissage et de cours de formation continue pour des enseignants d’histoire. Elle prépare actuellement une thèse sur le thème de l’introduction de l’histoire des femmes et du genre dans l’enseignement.
Alexia Panagiotounakos est assistante au sein de l’EDHICE depuis 2011. Dans le cadre de sa thèse, elle collabore avec des enseignants du secondaire I, dans le canton de Genève, à la mise sur pied d’un enseignement portant sur l’histoire de l’immigration en Suisse. Son projet touche à l’analyse des interactions entre les élèves en classe et interroge le lien entre l’appropriation de nouveaux contenus disciplinaires et la transformation de stéréotypes sociaux.
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