Un récit territorialisé : l’exemple de deux régions françaises
p. 119-130
Texte intégral
1Depuis près d’une vingtaine d’années, la définition du territoire a fait l’objet de nombreux débats au sein de la communauté des géographes. Si ces derniers sont d’accord pour affirmer qu’il s’agit d’un espace conscientisé, Guy Di Méo (1998), en particulier, considère que c’est à travers le territoire que se construisent l’appartenance et l’identité collectives. Aménagé par les sociétés qui l’ont successivement occupé, le territoire constitue un remarquable champ symbolique, certains de ses éléments étant investis en valeurs patrimoniales et contribuant à fonder ou à raffermir le sentiment d’identité collective des hommes qui l’habitent. Le territoire se présente aussi comme un espace multidimensionnel qui participe de trois ordres distincts : celui de la matérialité, celui de la psyché individuelle et celui des représentations sociales et culturelles. En somme, le territoire est un espace plus ou moins vaste qui regroupe et associe des lieux. Il leur confère un sens collectif plus affirmé que celui qui découle de leur seule pratique. Pour Lévy et Lussault (2003, 2013), le territoire constitue la plus petite unité spatiale complexe dont les limites se révèlent sensibles à tout observateur, mais dont la matérialité se voit également complétée par les représentations que projette sur lui chaque membre de la société.
2À l’aune d’une telle réflexion, réserver une partie de notre analyse des récits des élèves à l’évocation qu’ils font des lieux et des territoires apparaît potentiellement riche en enseignements concernant la fabrication du commun. Quels sont les lieux et territoires les plus fréquemment mentionnés par les jeunes et comment comprendre l’absence ou l’omission de certains d’entre eux ? Selon quels agencements d’échelles les élèves parlent-ils des lieux et territoires qu’ils convoquent dans leurs récits ? Au-delà de ces interrogations, il est intéressant de comprendre quel(s) rôle(s) et fonction(s) les lieux et territoires mobilisés remplissent dans l’économie du récit. Enfin, les observations effectuées permettent de poser un certain nombre de questions relatives aux pratiques d’enseignement.
Méthodologie
3En ciblant notre analyse sur les régions Bourgogne et Rhône-Alpes, nous sommes en présence de deux régions qui se rejoignent par leur inclusion continentale, par l’absence de mouvement régionaliste exacerbé et à travers lesquelles c’est en quelque sorte une France « moyenne » qui peut être observée. Cela dit, ces régions se singularisent l’une par rapport à l’autre. La Bourgogne est une région rurale avec d’anciens bassins miniers et industriels en déclin ; le fait qu’elle ne comporte aucune métropole trahit une démographie en plein essoufflement. Ce tableau s’oppose à celui de la région Rhône-Alpes où les métropoles lyonnaise et grenobloise montrent et impulsent un dynamisme à la fois économique et démographique. Au sein de la grande région Rhône-Alpes se distingue le pays savoyard, avec une forte empreinte du milieu montagnard, une plus grande proximité frontalière et un mouvement régionaliste modéré.
4Au total, l’échantillon étudié comporte 981 récits produits par 419 collégiens (début sixième) et 562 lycéens (début seconde)1. Les lycéens se distribuent comme suit : 330 sont inscrits en lycée général, 151 en lycée professionnel et 81 en lycée agricole. Cette diversité des publics présente trois intérêts principaux. D’abord, elle permet de vérifier s’il existe des variations dans les récits en fonction de l’âge des élèves, selon qu’ils sont au collège ou en lycée. Sachant que la population scolaire des lycées professionnels provient majoritairement des milieux populaires, le deuxième intérêt réside dans la possibilité d’établir des comparaisons en fonction du type d’établissement d’accueil. Enfin, les 981 récits ayant été produits dans trois académies différentes (300 viennent de Lyon, 499 de Grenoble et 182 de Dijon), il est possible de voir si d’éventuelles variations géographiques se manifestent d’une « sous-population » à l’autre.
5Un tel corpus comporte évidemment des limites : par exemple, l’absence de récits provenant de lycées généraux dans l’académie de Dijon ou de lycées professionnels dans l’académie de Lyon. De même, les récits des lycéens agricoles émanent exclusivement de la Bourgogne. Ces carences freinent les développements comparatifs.
6La répartition du corpus s’établit ainsi selon le sexe : 45 % de filles contre 55 % de garçons, avec une très forte surreprésentation des garçons en lycée professionnel et en lycée agricole, plus ou moins compensée par une légère supériorité des filles en collège et en lycée général. Ce déséquilibre ne constitue pas un biais en soi, puisque nous disposons de 4 sous-populations (garçons de sixième, filles de sixième, garçons de seconde, filles de seconde) aux effectifs suffisants pour produire des résultats significatifs. Néanmoins, il nous prive d’une analyse plus fine, soulignant d’éventuelles variations chez les filles en fonction du type d’établissement fréquenté, l’effectif des filles de lycée professionnel et celui des filles de lycée agricole étant trop restreint pour parvenir à des résultats significatifs.
7Chaque récit a fait l’objet d’un codage spécifique en rapport avec la thématique géographique. L’idée était d’abord de vérifier quelles échelles spatiales étaient mobilisées dans le récit : l’échelle nationale, bien sûr, mais aussi deux échelles infranationales : locale et régionale, et deux échelles supranationales : européenne et mondiale. Une autre partie du codage était dédiée au nom des lieux cités ainsi qu’à la fréquence de ces mentions. À noter que les lieux dont on parle pouvaient être précis (Versailles, Bastille, etc.) ou génériques (château, tranchées, camps de concentration, etc.). Ce traitement en amont a rendu possible des dénombrements que nous avons interprétés plus aisément lorsque l’une des modalités rassemblait au moins 10 % des effectifs. Nous ne nous sommes donc pas livrés à des traitements statistiques du type comparaison de moyennes, tri croisé ou test de corrélation, estimant que ce choix aurait nécessité une population plus nombreuse.
8À partir de ce matériau et sur ces bases méthodologiques, certaines grandes tendances se dégagent. Après avoir exposé quelques résultats quantitatifs, nous commenterons cinq axes saillants qui caractérisent la manière dont les élèves se saisissent du territoire français dans son histoire.
Quelques éléments quantitatifs
9Les données recueillies montrent un nombre assez restreint de lieux évoqués par les élèves (voir tableau 1, infra). Sur l’ensemble du corpus, le quart environ des récits ne comporte aucun lieu tandis qu’environ 18 % n’en incluent qu’un seul. Une forte hétérogénéité existe entre les collégiens et les lycéens professionnels, d’une part, et les élèves des lycées généraux, d’autre part. Au sein du premier groupe, on trouve peu d’occurrences : 61 % des collégiens et 43,5 % des jeunes de lycées professionnels ne mentionnent aucun lieu ou un seul. En revanche, la moitié de leurs camarades des lycées généraux cite au moins 5 lieux2, d’ailleurs assez souvent identiques. Si on affine l’analyse, on observe que le tiers des élèves des lycées généraux fait référence à au moins 10 lieux dans chacun des récits colligés avec un maximum de 26 lieux. Ainsi se voit confirmée l’hypothèse selon laquelle le nombre de lieux cités augmente non seulement en fonction de l’âge, mais également en fonction de ce que l’on pourrait appeler le « niveau scolaire effectivement atteint par les élèves ». Si l’on se fie à l’appréciation plutôt positive que font de leurs élèves les professeurs enseignant dans l’académie de Grenoble, il semblerait que ce critère explique en partie le fait que les répondants de cette académie fassent mention d’autant de lieux dans leurs récits3.
10Passons maintenant aux échelles spatiales retenues par les répondants. On observe que les échelles infranationales sont rarement mobilisées. L’échelle régionale (4,2 % de l’ensemble des récits) est presque toujours associée à l’évocation de l’Alsace-Lorraine. Les récits des élèves ne semblent donc pas avoir de spécificité régionale, y compris chez les élèves savoyards, et ce, à l’encontre de ce que l’on aurait pu penser. Quant à la dimension locale, elle se révèle totalement absente. À l’opposé, les échelles nationales et mondiales sont très proches. Si la première oscille entre près de 53 % des récits en collège et 65 % des récits en lycée professionnel, elle atteint 87 % des récits en lycée général. L’échelle mondiale propose des ordres de grandeur et une hiérarchie à peu près identiques. Le cadre national reste donc la matrice principale des récits. L’échelle européenne se situe entre ces deux pôles, avec encore une fois un net décalage entre les lycées généraux (47,3 %), d’une part, et les collèges (20 %) et les lycées professionnels (31,9 %), de l’autre. Outre l’âge, il se pourrait, de nouveau, que le niveau scolaire effectivement atteint par les élèves de lycées généraux, par rapport à leurs compagnons de lycées professionnels, explique la différence. On pourrait également y sentir un effet de formation scolaire.
Tableau 1. Mentions de lieux par les répondants de Bourgogne et de Rhône-Alpes (en %).
Collèges | Lycées professionnels | Lycées généraux | Total | |
Nombre de lieux cités Aucun Un seul Plusieurs | 36,8 24,1 39,1 | 22,4 21,1 56,5 | 9,4 9,1 81,5 | 24,2 18,3 57,5 |
Échelle spatiale Locale Régionale Nationale Européenne Internationale | 0,7 2,1 52,7 20 42,7 | 0,9 2,6 65,1 31,9 65,1 | 0,9 7,9 87 47,3 80 | 0,8 4,2 67,2 32 60,6 |
Lieu précis Bastille La Gaule Versailles Alésia Châteaux Paris Vichy Tour Eiffel Tranchées Alsace Lorraine Cathédrales Verdun | 7,2 10,7 3,8 2,6 5,7 6 0,2 4,1 2,6 1,2 1,2 0,2 0,5 | 30,2 9,1 4,3 3,9 3,0 1,7 4,3 2,6 1,7 1,3 1,3 0,9 3 | 34,5 22,4 14,2 12,1 7,9 7,3 10 2,1 3,6 5,5 5,2 6,4 1,2 | 21,8 14,3 7,4 6,1 5,8 5,4 4,5 3,1 2,8 2,7 2,5 2,4 1,3 |
11L’étude des occurrences de lieux ou de territoires mentionnés dans les récits de l’histoire nationale apporte d’autres informations. Il ressort de cet inventaire que deux thèmes principaux rythment le récit national chez les jeunes : la guerre et les lieux de mémoire. Mentionnée dans presque 22 % des récits, la Bastille se hisse nettement en tête, talonnée par la Gaule (14,3 %) et, dans une moindre mesure, par Versailles (7,4 %) et Alésia (6,1 %). Il est surprenant de remarquer que, dans le quart des récits au moins, aucun lieu de ce palmarès n’est évoqué. La multitude de lieux mentionnés par les répondants témoigne vraisemblablement d’une forme d’émiettement des références territoriales. La guerre et le patrimoine architectural constituant les deux lunettes principales des élèves pour appréhender l’histoire, leur récit est en effet très sélectif : peu de lieux sont cités et ceux qui le sont restent dispersés. Il s’agit de lieux marqués par l’histoire et aucun ne fait l’unanimité dans les récits. La prédominance accordée au lieu de mémoire emblématique que constitue la Bastille rend compte aussi du poids du politique et de celui de la conflictualité dans les récits (voir les textes précédents d’Églantine Wuillot et de Françoise Lantheaume, p. 83-99 et 67-82).
12Précisons que les lieux associés à l’histoire économique et sociale sont quasiment absents. Les usines, les fermes et les champs, de même que les églises et les universités, apparaissent très rarement, de manière presque accidentelle, notamment pour les usines, mentionnées pour illustrer l’appareil de production en temps de guerre.
13À la lecture de ces résultats liminaires, on comprend comment les lieux et les territoires interviennent dans les récits des élèves. En parcourant ceux-ci dans leur ensemble, une trame historique se dégage, rythmée par cinq temps forts principaux, avec une association binaire entre une période et un lieu ou un territoire : tout d’abord, Alésia et la Gaule des origines ; ensuite, le Moyen Âge et l’Ancien Régime, avec leur patrimoine architectural spectaculaire (les cathédrales, les châteaux de la Loire) ; troisièmement, la Révolution avec la prise de la Bastille ; quatrièmement, la Première Guerre mondiale et ses tranchées ; enfin, la Seconde Guerre mondiale et ses camps de concentration, ou encore Vichy. Bien entendu, d’autres pans de l’histoire de France peuvent être évoqués sans que des marqueurs géographiques ne soient convoqués pour préciser le propos. Par exemple, si Charlemagne apparaît souvent dans les récits, Aix-la-Chapelle est renvoyée aux oubliettes.
14La consigne donnée aux élèves et le temps limité dont ils disposaient pour produire leur texte ont pu constituer des contraintes pour des jeunes manquant d’assurance devant le défi de rédiger ou de raconter l’histoire de France. Assez fréquemment, surtout en lycée professionnel, le « récit » confectionné prend la forme d’une liste, si ce n’est celle d’une ou de deux phrases simples. Bien que détenant un certain bagage de connaissances, il semblerait que certains élèves se soient trouvés bridés par la nature complexe de la tâche à effectuer, celle-ci sollicitant des compétences dont ils ne disposaient pas, particulièrement en lycée professionnel, où la brièveté des textes est observée. Second écueil : pour une bonne partie des répondants, la trame de l’histoire nationale comporte de nombreuses zones d’oubli ou d’incertitude ; la mémoire se fait sélective, privilégiant parfois l’anecdote au fait marquant. Posons l’hypothèse que, désireux de faire bonne figure, les répondants ont pris le parti de rédiger tout de même quelque chose, quitte à le présenter parfois sous la forme d’un inventaire succinct qui ne rend pas compte de ce qu’ils savent, mais donne une valeur plus importante à l’évocation de lieux.
La synecdoque au service de l’expression du commun
15Le recours au lieu par l’entremise de la synecdoque prend toute sa force, cristallisant ainsi une signification dépassant sa simple fonction de localisation géographique. Espace délimité, le lieu exprime dès lors un tout aux contours plus étendus. Il devient un point de condensation d’éléments historiques que la conscience des élèves ne parvient pas toujours à faire émerger ou que leur maîtrise insuffisante du langage écrit ne leur permet pas d’exprimer. Dans sa réflexion sur la question du lieu comme symbole et comme figure de rhétorique du territoire, Bernard Debarbieux (1995) distingue trois types de lieux.
16Il y a d’abord les « lieux attributs », lieux notoires auxquels on reconnaît un surcroît de sens. L’exemple le plus évident est celui de la tour Eiffel pour désigner Paris. Parmi les récits des élèves prédominent les mentions de Vichy, de Montoire ou encore du Vel d’Hiv’, à propos desquels les développements sont rares ou lapidaires (« régime de Vichy », « entrevue de Montoire », « rafle du Vel d’Hiv’»), mais dont la force d’évocation suffit à condenser en quelques mots la politique de la collaboration. L’occurrence la plus usitée demeure Versailles, dont le château condense avec une économie de moyens l’Ancien Régime et l’absolutisme.
17Les « lieux génériques » entrent dans une seconde catégorie. Ceux-ci sont en quelque sorte des modèles. Ils existent dans plusieurs endroits et leur identité s’efface derrière les concepts qu’ils illustrent. C’est le cas des châteaux forts, qui permettent de suggérer le Moyen Âge par leur seule mention et ce, sans autre forme de commentaire. La féodalité, la chevalerie ou les divers aléas de la constitution du royaume de France semblent en effet suggérés par cette figure architecturale propice à susciter l’imaginaire de chacun.
18Enfin, Debarbieux distingue les « lieux de condensation sociale et territoriale » d’inspiration idéologique qui expriment le système de valeurs d’une société. La Bastille en constitue l’exemple emblématique. Censée évoquer la Révolution et l’idéal démocratique qu’elle symbolise, il n’est pas étonnant que cette forteresse figure sur la plus haute marche du podium chez les jeunes, révélant du coup leur attachement aux valeurs républicaines. D’une certaine manière, cette hypothèse se confirme dans la mention récurrente de la devise « liberté, égalité, fraternité ».
19En somme, les lieux permettent une économie de moyens chez les jeunes, exprimant davantage d’idées que leur simple mention dans le récit. Cela souligne la connivence implicite avec le lecteur, induisant de fait le partage de références communes. Repéré également à travers la citation de personnages comme Louis XIV, Louis XVI, Napoléon, de Gaulle ou Vercingétorix, le procédé rhétorique de la synecdoque fonctionne efficacement, d’une part au profit du rédacteur (tantôt en délicatesse avec l’écriture, tantôt en proie aux doutes par rapport à sa mémoire des faits historiques), d’autre part parce qu’auteur et lecteur éprouvent séparément le sentiment de partager quelque chose, y compris lorsque les références respectives ou les valeurs projetées par chacun ne sont pas les mêmes. Ainsi, on peut aisément imaginer que l’un verra simplement dans le château de Versailles le symbole fastueux d’un âge d’or pour la France tandis que l’autre y saisira l’allusion à la monarchie absolue.
Un territoire constamment menacé
20S’il existe un fil rouge parcourant l’ensemble du corpus, c’est bien la menace pesant continuellement sur le territoire national. Cette thématique pose d’ailleurs en filigrane la question des frontières du pays. Assez curieusement, on ne relève aucune mention de leur tracé. L’absence de toute frontière naturelle est frappante : les mers, les Pyrénées, les Alpes ou encore le Rhin ne sont quasiment jamais cités. Seule l’Alsace-Lorraine occupe une place particulière (environ 3 % des récits l’intègrent à leur contenu).
21Même si cela ne concerne que 17 % de l’ensemble du corpus, on relève que les frontières apparaissent par le biais des attaques et invasions extérieures dont la France est l’objet. Nous sommes alors en présence d’un territoire « envahi », « attaqué », « occupé », « partagé », « divisé », « annexé », etc. En somme, les ennemis de la France, les autres nations – les Anglais et les Allemands principalement –, révèlent en négatif les frontières du territoire national. Dans ces conditions, l’Europe est considérée comme un espace hostile.
22En revanche, la France, elle, n’« attaque » ou n’« envahit » jamais. Elle « conquiert », « colonise », s’« agrandit » ou « découvre ». Dans l’esprit des jeunes, l’euphémisme de la violence guerrière permet en quelque sorte de légitimer les gains territoriaux de Marianne, ceux-ci étant désignés pudiquement comme des « terres », des « territoires » « gagnés », et ce jusqu’à bâtir un « empire ». L’extrait suivant illustre le procédé : « Tout d’abord, géographiquement, le territoire français a sur ses frontières évolué, atteignant son apogée sous Napoléon I ou avec son empire colonial. » [récit nº 4031, lycée général] Les termes « évolué » et « apogée », voire celui d’« empire », témoignent ici de la vision positive de ces conquêtes.
23Finalement, non seulement le territoire national est-il volontiers présenté comme menacé ou assiégé de l’extérieur, mais la France est bien seule. Il faut attendre l’évocation des guerres mondiales ou la construction européenne pour voir mentionner des pays alliés comme l’Angleterre ou les États-Unis, principalement. Ainsi :
De nos jours, la France fait partie de l’Union Européenne ; grâce à ça, s’il arrive une guerre de nos jours, nous serons plus forts car on aura une plus grande armée car si l’un des pays est entraîné dans une guerre, tous les pays de l’Union Européenne s’unissent pour faire une seule armée et être plus fort. [récit nº 5752, lycée professionnel]
24La construction européenne fait alors figure de rempart contre des ennemis extérieurs qui ne sont d’ailleurs plus explicitement désignés.
25Cette vision guerrière de l’histoire de France nous mène à rechercher les moteurs spatiaux qui animent le bellicisme situé au cœur des récits. À la lecture de certains textes, le territoire apparaît comme synonyme de pouvoir : « La France a souvent été en guerre car il y avait des conquérants à sa tête qui souhaitaient que tout le monde pense comme eux ou bien simplement étendre son territoire pour avoir plus de pouvoir. » [récit nº 3622, lycée général] Pourtant, à y regarder de près, aucune richesse n’est jamais mentionnée ; comme nous l’avons souligné plus haut, les récits font rarement état des champs et de leurs récoltes, des élevages, des usines, des mines, etc. Bien que non déclaré expressément, l’enjeu semble capital pour les élèves : toute menace constitue une attaque contre le socle national, territoire dont le tracé providentiel et intangible remonterait aux origines gauloises (voir le texte de Françoise Lantheaume sur le politique dans les récits des élèves, p. 67-82).
La Gaule, socle du territoire national
26L’attachement à l’épisode gaulois est manifeste dans les récits d’élèves. Nombreux sont les récits qui mentionnent la Gaule (15,3 %) ou Alésia (9,8 %), sans compter Rome ou l’Empire romain (17,4 %). En queue de peloton figurent Gergovie (2 mentions seulement), mais également Lugdunum qui, avec 7 mentions relevées exclusivement parmi les récits lyonnais, laisse deviner un effet de contexte local. De manière tout à fait inattendue et encore inexpliquée, on observe que la référence à la Gaule ou à Alésia subit l’influence du sexe et celle de l’âge : tandis qu’après le CM2, ce sont les filles qui citent davantage ces lieux, après le collège, ce sont les garçons qui le font avec un rapport allant quasiment du simple au double.
27Mis en relation avec les menaces qui pèsent sur le territoire national tout au long de son histoire et avec l’absence de mention des frontières, l’intérêt particulier des jeunes pour la période gauloise laisse penser qu’aux yeux des élèves, les cartes de la Gaule et de la France actuelle se superposent. Plusieurs éléments corroborent cette hypothèse. Ainsi, tout élément susceptible de remettre en cause cette adéquation se voit systématiquement minoré ou délégitimé dans les récits. D’ailleurs, ce pourrait être l’une des raisons de la faible mention de l’outre-mer, terme présent dans seulement 4 récits. Pareillement, tout ce qui renvoie à l’idée de partition, même administrative, est très peu cité – les « départements » ou les « régions » sont mentionnés dans au mieux 10 récits –, voire détractés, à l’image de la « ligne de démarcation » ou de la « zone occupée ». Nous pourrions sans doute expliquer ainsi les rares évocations des conquêtes extra-européennes : les colonies sont le plus souvent mentionnées au moment de l’acquisition de leur indépendance. Les mentions de la « guerre d’Algérie » sont très limitées (4,9 % des récits) et plus rares encore sont celles de la « guerre d’Indochine » (5 récits seulement). Le terme « guerre » est alors employé pour évoquer (de manière implicite) la violence meurtrière des combats et la résistance des peuples autochtones. En même temps, ces anciens gains territoriaux ne sont jamais racontés au temps de leurs conquêtes ou présentés sous le signe d’une quelconque mission civilisatrice. D’où l’hypothèse voulant que le tracé des frontières issu de la conquête coloniale revête aux yeux des élèves une image surannée, voire un caractère illégitime, entrant en dissonance avec leur représentation d’une France exclusivement hexagonale, les répondants n’ayant jamais connu que les frontières postcoloniales. Transparaît enfin, sur l’ensemble du corpus, une valorisation des origines gallo-romaines : même si la Gaule est parfois « conquise », elle est aussi « colonisée » (tandis que, plus tard, elle sera « attaquée », etc.). En outre, la citation beaucoup plus fréquente d’Alésia (une défaite) par rapport à Gergovie (une victoire) induit l’idée qu’une rupture fondamentale se joue davantage à partir de cette défaite, à savoir la romanisation, dont les vecteurs passent par la langue, mais également par le patrimoine.
Un musée à ciel ouvert
28L’empreinte du patrimoine architectural est particulièrement prégnante au sein du corpus puisqu’un tiers des récits en est investi. Le net accroissement du nombre d’occurrences en fonction de l’âge (17,4 % des récits en collège, 25,8 % en lycée professionnel et 46,1 % en lycée général) soulève la question du crédit à accorder à l’enseignement de l’histoire des arts pour expliquer une telle progression. En fait, l’âge et le niveau scolaire effectivement atteints par les élèves pourraient peser d’un poids tout aussi significatif. Plus certainement, le « tournant patrimonial » exprimé par le succès éditorial des Lieux de mémoire de Pierre Nora (1984-1992), ou par l’engouement populaire pour les Journées européennes du patrimoine, s’est décliné dans l’enceinte scolaire par le biais des programmes de 1995. Atteignant la sphère scolaire comme la sphère privée, une telle vague de fond semble constituer un élément d’explication tout aussi probant, sans oublier que l’existence d’un imposant patrimoine romain dans les deux régions pourrait aussi influencer le récit des élèves.
29Les châteaux sont tout particulièrement mentionnés, qu’il s’agisse des termes génériques de « châteaux forts » ou « de châteaux de la Loire ». Parmi ces appellations, c’est toutefois Versailles qui trône (73 récits). En revanche, on relève assez peu d’édifices religieux : les églises, monastères, couvents et autres temples sont rarement évoqués dans les récits. Les cathédrales illustrent davantage un certain génie du christianisme – on relève fréquemment l’expression « temps des cathédrales » – qu’un lieu de piété.
30Cependant, la suprématie du patrimoine architectural parisien – Paris et le bassin parisien – est flagrante dans les récits d’élèves provinciaux. Les lieux de mémoire que constituent Versailles, la tour Eiffel, l’arc de Triomphe, les châteaux de la Loire et la cathédrale de Reims figurent au sommet de ce classement thématique. Les autres occurrences recueillent tout au plus un ou deux suffrages. Il est par ailleurs assez surprenant de ne pas voir apparaître certains lieux relevant de la sphère locale ou régionale, pourtant fréquemment mentionnés dans les documents d’accompagnement des programmes ou dans les manuels scolaires. Les exemples du site archéologique de Bibracte, de la cité antique d’Autun et des mines du bassin du Creusot, de même que celui de la ligne de démarcation passant par Chalon-sur-Saône pour la Bourgogne, en sont la parfaite illustration. Il semble que le patrimoine local ne mérite pas d’être mis en exergue au même titre que les œuvres architecturales parisiennes. Plutôt que de supposer un hypothétique complexe d’infériorité éprouvé chez les jeunes provinciaux par rapport à la capitale, l’explication pourrait se situer du côté du poids d’une représentation centralisée du territoire national associé au lieu de pouvoir qu’incarne Paris.
31On pourrait dire que le patrimoine recueille, pour les élèves, les traces du passé et tient lieu de piqûre de rappel. Le territoire patrimonialisé constitue en quelque sorte un musée à ciel ouvert – dans lequel on se déplace lors des séjours culturels à l’école ou durant ses vacances – témoignant d’un temps révolu, principalement celui de la monarchie et de l’Ancien Régime. La Bastille occupe alors une position charnière dans le panthéon géographique des élèves puisqu’elle devient d’une certaine manière le lieu transitionnel entre un « avant » et un « après ».
La Bastille : un lieu transitionnel
32Paradoxalement, la Bastille se caractérise à la fois par sa présence et son absence. En effet, il s’agit du terme le plus cité (214 récits en font mention, soit 21,8 % de l’ensemble du corpus). Le plus souvent, les occurrences se limitent à l’événement de la « prise de la Bastille », censée condenser l’épisode révolutionnaire et symboliser la chute d’un ordre ancien et l’avènement d’un âge nouveau, celui la démocratie avec l’instauration de la liberté, de l’égalité et de la fraternité. La disparition matérielle de ce bâtiment dans le paysage parisien d’aujourd’hui, combinée avec une présence dans la toponymie et la fête du 14 Juillet, produit un imaginaire fécond. Aux yeux des jeunes interrogés dans le cadre de l’enquête, la Bastille marque le point de rupture entre le passé et le monde d’aujourd’hui, à savoir le basculement entre ce que certains d’entre eux désignent comme « le temps des rois », d’un côté, et la République, de l’autre, celle-ci semblant constituer un aboutissement politique indépassable.
33L’évocation de la Bastille se révèle tout particulièrement sensible à l’âge et au sexe des répondants. À l’issue du CM2, elle n’est placée qu’en seconde position, derrière la Gaule. Par contre, après la troisième, elle est largement en tête. De la même manière, hormis en collège, les filles citent la Bastille davantage que les garçons, l’écart entre les sexes allant de 6 à 12 points de pourcentage. Sans tirer de conclusion hâtive, émettons l’hypothèse de la construction d’une identité citoyenne plus affirmée au fil de l’âge, avec une émergence plus précoce de cette maturité chez les filles.
*
34Tirant profit de l’argumentation élaborée ici, qui se limite aux régions de la Bourgogne et de Rhône-Alpes, soulignons-le, on peut dire que la représentation chez les élèves du territoire national à travers son histoire se répartit autour de plusieurs lignes de force. Les contours de la Gaule définissent un socle qui demeure intangible aux yeux des jeunes. Menacé de l’extérieur, le territoire national devient l’objet d’un récit ponctué de nombreuses guerres attentant à son intégrité. Ces dangers constituent autant d’épreuves qui soudent la nation et dont la France sort toujours grandie (voir le texte précédent d’Églantine Wuillot, p. 83-99). Le patrimoine architectural, érigé en lieux de mémoire, témoigne encore aujourd’hui de ce passé glorieux, principalement à travers ses palais et ses châteaux parisiens. La Bastille incarne une charnière symbolique dans l’esprit des élèves, séparant l’Ancien Régime du monde moderne ; la prise de cette forteresse personnifie en quelque sorte l’avènement de la démocratie, alimentant chez les jeunes l’idée d’une France-patrie des droits de l’homme.
35Une recherche plus approfondie tirerait avantage à enrichir le corpus étudié d’autres régions. Comme nous l’avons souligné au départ, certaines catégories de répondants souffraient d’un manque d’effectifs lorsqu’on souhaitait prendre en considération plusieurs variables. Pour compléter le travail, il y aurait grand intérêt à pousser l’étude comparative des récits avec ceux d’élèves d’autres régions comme la Corse, l’Alsace ou la Bretagne. Les différences observées révéleraient possiblement de nouveaux points saillants dans la représentation du territoire. Cela dit, certains enseignements peuvent être tirés de la présente étude. Ainsi, il est frappant de constater que les quelques récits savoyards ne se distinguent pas des autres récits en dépit d’un mouvement régionaliste encore actif. Contrairement aux collégiens corses (voir le texte d’Angelica Ogier-Cesari, p. 131-143), le patrimoine local et le patrimoine régional sont, sur l’ensemble du corpus, peu cités. On n’observe pas non plus de rapport affectif entre les jeunes et la France entendue comme un territoire : les adjectifs possessifs (ex. : « notre pays », « notre territoire ») sont rarement employés. En fait, il semble que l’on soit ici dans l’ordre de l’évidence.
36On l’a dit, mais il est nécessaire d’y revenir : notre étude suscite des questions touchant l’enseignement. Tout d’abord, quid du local ? De quoi témoigne cette absence dans les récits des élèves : les enseignants exploitent-ils dans leurs cours l’environnement proche ? Si oui, pourquoi les élèves ne les remobilisent-ils pas dans leurs récits ? Même si l’effet de la consigne « Raconte l’histoire de France » ne peut être niée, l’absence du local soulève malgré tout la question de sa prise en compte et de son articulation avec des contenus enseignés davantage centrés sur le théâtre parisien de la capitale. Quid également de l’histoire économique et sociale ? Bien qu’au programme, pourquoi les lieux qui y sont liés apparaissent-ils si peu ? Notre étude mériterait certainement d’être prolongée par des entretiens menés auprès d’enseignants et d’élèves.
Bibliographie
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Debarbieux Bernard (1995), « Le lieu, le territoire et trois figures de rhétorique », L’Espace géographique, vol. 24, nº 2, p. 97-112.
10.3406/spgeo.1995.3363 :Di Méo Guy (2000), « Que voulons-nous dire quand nous parlons d’espace ? », dans Jacques Lévy & Michel Lussault (dir.), Logiques de l’espace, esprit des lieux : géographies à Cerisy, Paris, Belin, « Mappemonde », p. 37-48.
Di Méo Guy (1998), Géographie sociale et territoires, Paris, Nathan, « Fac Géographie ».
Lévy Jacques & Lussault Michel (dir.), (2003, 2013), Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, Paris, Belin.
Nora Pierre (1984-1992), Les Lieux de mémoire, 3 vol., Paris, Gallimard.
Notes de bas de page
1 Du fait de son trop faible effectif et de sa concentration sur l’académie d’Orléans-Tours, il ne nous a pas été possible d’inclure la population des étudiants post-bac dans cette étude.
2 Pour éviter d’alourdir le tableau 1, les lieux mentionnés plus d’une fois, nonobstant le nombre effectif de mentions, ont été regroupés dans le générique « plusieurs [lieux cités] ».
3 Parallèlement à l’enquête menée auprès des élèves, il était demandé à chaque enseignant ayant recueilli les récits de remplir une fiche d’appréciation du niveau de l’établissement et du niveau des élèves le fréquentant. Voir à cet effet l’annexe 2 au présent ouvrage (p. 225-226).
Auteur
Stéphane Clerc est professeur en lettres et en histoire et enseignant associé à l’IFE-ENS. Il a soutenu un mémoire de recherche en sciences de l’éducation sur les rapports entre le récit national chez les lycéens de l’enseignement professionnel et le sentiment d’identité nationale.
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