L’histoire nationale : comment la racontent-ils ?
p. 23-38
Texte intégral
1Sait-on bien ce qu’on demande aux élèves, quand on leur demande de raconter l’histoire de leur pays ? Leur demande-t-on de restituer des connaissances historiques ? Doivent-ils faire œuvre littéraire ? Leur demande-t-on de romancer l’histoire ? Ont-ils une part d’invention ? Prise en son sens premier, la consigne « Raconte l’histoire de France » ne relève pas d’un contrôle des connaissances : elle fait de l’histoire de France l’objet d’une action bien spécifique : « raconter ». Elle engage celui qui la reçoit à produire un type de texte qui existe dans l’histoire, mais aussi en dehors de cette discipline. Elle entraîne l’auteur ainsi requis à mobiliser son expérience d’auditeur, de spectateur ou de lecteur de multiples récits, toute une culture dont il est imprégné dans et hors l’école, au cinéma, à la télévision, sur Internet, auprès de ses proches qui lui racontent des histoires de toutes natures. Nous chercherons ici à mettre au jour les moyens par lesquels les élèves concernés ont compris et interprété cette mise en récit de l’histoire, comment ils ont investi le rôle qui leur a été confié et quels ont été les effets de cette activité narrative sur les choix et l’organisation des éléments constitutifs de l’histoire ainsi racontée.
2Dans le cadre de cette recherche collective, nous avons exploité des milliers de productions d’élèves émanant de plusieurs niveaux : entrée au collège, entrée au lycée et entrée dans l’enseignement supérieur, principalement dans l’académie de Corse. Certes, il y a, dans cette masse considérable, des productions qui ne sont pas des récits à proprement parler (certains textes se présentent comme de simples listes, d’autres productions sont uniquement iconographiques). Nous avons retenu pour cette étude un ensemble de textes qui appartiennent au corpus, majoritaire, des récits répondant formellement à la consigne. Notre contribution est complémentaire d’un autre article du présent ouvrage, celui d’Angelina Ogier-Cesari (voir p. 131-143).
3L’étude des questionnaires auxquels devaient répondre préalablement les élèves concernés par cette consigne a mis en évidence la variété des sources d’information déclarées par les auteurs pour construire leur récit, parmi lesquelles l’école et particulièrement ses cours d’histoire ne constituent pas l’unique référence. Quelle est la part des écrits scolaires dans les productions des récits des élèves ? C’est ce que nous allons tenter d’évaluer. Nous faisons l’hypothèse que la consigne donnée aux élèves leur conférait toute liberté d’incorporer ou non, dans leurs récits, toutes sortes de sources, en sus ou à défaut des savoirs dispensés par l’école.
Les outils de l’analyse des récits des élèves
4Depuis une quarantaine d’années, l’acte de narration est étudié en tenant compte du narrateur, du narrataire et de l’intention communicative (Genette, 1972 ; Ricœur, 1983-1985 ; Prince, 1982). Dépassant l’analyse structurale du récit, la narratologie contemporaine replace le discours narratif dans une stratégie de communication. Or il est possible de considérer que la consigne « Raconte l’histoire de France » instaure une situation de communication entre un commanditaire et un auteur. De fait, ce dernier est désigné comme auteur d’une narration plutôt que comme élève devant restituer un savoir, ce qui aurait été le cas si on lui avait proposé des consignes telles que : « Cite les événements marquants de l’histoire de France », « Quels sont les personnages, les périodes et les faits marquants de l’histoire de France ? », « À quoi se résume, pour toi, l’histoire de France ? » ou encore : « En quoi consiste, pour toi, l’histoire de France ? » La commande d’un « récit », enclenchée par l’impératif « raconte », rend possible la recherche de réponses aux questions suivantes : dans quelle mesure les élèves ont-ils investi la fonction de narrateur ? Quels peuvent être les signes discursifs d’une telle prise de rôle ? Pour répondre à ces questions, nous avons exploré l’influence des structures narratives dans l’élaboration du scénario du roman national, ainsi que les marques de l’énonciation qui affleurent et signalent les degrés d’engagement de l’auteur du récit dans le déroulement de ce dernier et dans le choix des motifs. À noter que nous prenons en compte le changement de perspective de la narratologie contemporaine depuis les années 1970.
5En effet, dès la fin des années 1970, la narratologie passe de la description des faits de structure (Propp, 1928, 1970 ; Greimas, 1966) à la prise en compte de la communication. En France, la tendance s’amorce en 1972 avec Gérard Genette qui, dans Figures III, s’inscrit dans la continuation de recherches allemandes et anglo-saxonnes en mettant l’accent sur la complexité de l’énonciation narrative. Dans la même veine, en 1973, avec sa Grammar of Stories qu’il bonifie en 1982 dans son ouvrage Narratology: The Form and Functioning of Narrative, Gerald Prince met l’accent sur la nécessité de tenir compte du narrateur, du narrataire et de l’acte de narration, comme nous allons le voir. En fait, si l’analyse structurale et sa variante sémiotique ont favorisé la prise en compte du texte dans sa réalité formelle et l’ont autonomisé, la narratologie contemporaine replace le discours narratif dans une stratégie de communication. Dans cette perspective, le producteur du récit structure son texte en fonction d’effets qu’il cherche à produire chez l’interprétant. À travers ses trois volumes de Temps et récit, Paul Ricœur (1983-1985) libère définitivement le texte narratif de la clôture structurale.
La construction de l’univers diégétique (narrateur, narrataire)
6Si le récit devait être considéré comme un genre littéraire, sans doute serait-il aventureux de prétendre que des élèves de sixième, concernés par la consigne « Raconte l’histoire de France », aient pu appliquer à leurs productions l’ensemble des critères attachés à ce genre. Mais, précisément, les travaux de la narratologie contemporaine conduisent à définir le récit non comme un genre littéraire, mais comme un type particulier d’organisation des énoncés, voire des plans d’un scénario et des motifs d’un récit filmique, dont les points communs sont les notions de diégèse et d’univers diégétique.
7Gérard Genette est le premier à l’avoir démontré : entre les deux grands modes narratifs traditionnels que sont la mimésis et la diégésis, le récit ne peut qu’opter pour le second, car il ne peut pas véritablement imiter la réalité ; il est nécessairement le fruit d’un acte fictif de langage, aussi réaliste soit-il, provenant d’une instance narrative. « Le récit ne “représente” » pas une histoire (réelle ou fictive), écrit Genette, il la raconte, c’est-à-dire qu’il la signifie par le moyen du langage [...]. Il n’y a pas de place pour l’imitation dans le récit. » (1983, p. 29.)
8Selon Étienne Souriau, qui a étendu la notion de diégèse aux œuvres filmiques, dont on sait que les élèves sont imprégnés, celle-ci recouvre les notions d’« histoire », de « récit » ou de « fiction », et il en donne la définition suivante : « Tout ce qui appartient [...] à l’histoire racontée, au monde supposé ou proposé par la fiction du film » (1953, p. 7). Ainsi, la notion d’univers diégétique désigne le monde singulier construit par tout récit, selon un processus qui fait intervenir des acteurs réels et des acteurs imaginaires.
9Pour qu’il en soit ainsi, l’auteur réel, lorsqu’il raconte, est conduit à imaginer un lecteur / auditeur que l’on peut, à la suite d’Umberto Eco (1962, 1965 ; 1979), dire « modélisé » (lettore modelo). Ce lecteur modélisé est une image conçue par l’auteur du récit pour ajuster ses mots à l’attente qu’il impute à ce destinataire. Cette démarche rejoint les théories de l’argumentation les plus anciennes, et même la rhétorique qui suppose qu’il faut, pour parler, se faire une représentation de son auditoire et adapter son discours à cet interlocuteur imaginaire (Adam & Revaz, 1996, p. 79). En retour, l’auteur, tout comme le lecteur, est l’objet d’une représentation imaginaire : on parle alors d’auteur modélisé.
10Si on applique ces principes à notre corpus de récits d’élèves, on devra prendre en considération que le monde construit par le récit d’élève (univers diégétique) est produit par une personne réelle qui a construit une représentation du lecteur de son récit et une représentation d’elle-même en tant qu’auteur. Toutefois, ni le lecteur modélisé ni l’auteur modélisé n’apparaissent dans le texte lui-même. En revanche, il existe dans la trame du récit des indices de la présence de deux figures textuelles de l’auteur et du lecteur modélisés : le narrateur, qui est une figure textuelle de l’auteur modélisé, mise en scène dans la diégèse et, symétriquement, le narrataire, qui est une figure textuelle de l’auditeur / du lecteur modélisé.
11Appliquons ces quelques principes théoriques au texte suivant :
La France est née à la fin de l’Empire Romain vers 476 après J.-C., grâce à Clovis et les Francs. À ce moment-là, la capitale était Lyon. Un des personnages historiques est Charlemagne, c’était un brigand mais il a fait des bonnes choses comme rendre l’école obligatoire, son père était Charles Martel, connu pour avoir repoussé une invasion arabe en 732. [récit nº 1612, collège]
12Dans le texte ci-dessus, l’auteur réel a investi le narrateur de la fonction de produire un récit conforme à un univers fictionnel plutôt qu’à la vérité historique. Ainsi, l’ouverture du récit, avec « La France est née », est celle d’une personnification : il s’agit de raconter l’histoire de France comme on raconte la vie d’une personne, ce qui autorise les qualifications ultérieures du bon et du mauvais appliquées par le narrateur aux événements de cette vie.
13L’univers diégétique ainsi établi, on n’est pas surpris de constater l’engagement du narrateur dans son texte, structuré en trois passages : « grâce à Clovis et les Francs », « c’était un brigand1 » et « il a fait des bonnes choses ». Les qualifications marquées positivement (« grâce à », « de bonnes choses »), ou négativement (« brigand »), ne peuvent pas, en effet, relever d’une observation objective, mais d’un jugement porté par quelqu’un, en l’occurrence, la figure textuelle de l’auteur, le narrateur.
14Quand l’auteur charge le narrateur d’emprunter au domaine des savoirs historiques, modifiant alors son registre, ce dernier prend soin de signaler au lecteur modélisé (celui qui a produit la consigne « Raconte l’histoire de France » et donc à la fois lecteur et prescripteur du récit), qu’il quitte le registre du récit personnifié pour emprunter au registre savant. En témoignent deux expressions : « Un des personnages historiques est Charlemagne » et « connu pour avoir repoussé une invasion2 ».
15Enfin, au titre de la construction du narrateur, on note que l’auteur considère les temps actuels comme appartenant au domaine des savoirs partagés entre le narrateur et le narrataire, par l’expression suivante : « À ce moment-là, la capitale était Lyon », qui laisse entendre que nous savons (moi, narrateur, et vous, narrataire), que tel n’est plus le cas aujourd’hui, c’est-à-dire au temps de la narration.
16À travers ces exemples, il est clair que l’auteur réel a établi une convention entre le lecteur modélisé et l’auteur-raconteur modélisé, qui dérive de la situation particulière induite par deux paramètres : premièrement, la consigne « Raconte l’histoire de » ; et deuxièmement, l’identité même du prescripteur / lecteur. Dans les conditions de passation de cette enquête dans l’académie de Corse, c’est une personne inconnue des élèves, membre de l’équipe de recherche, qui est venue dans la classe pour donner cette consigne, après avoir indiqué aux élèves que leurs récits ne seraient ni notés ni communiqués à quelque personne que ce soit appartenant à leur établissement scolaire, et qu’ils seraient rendus anonymes pour les besoins de la recherche. Le narrataire ne pouvait donc en aucun cas résulter de la projection du professeur d’histoire ou de français : on ne le reverra pas, le texte ne sera pas l’objet d’une correction, on n’écrit donc pas pour une personne qui fera retour vers soi, mais pour un lecteur qu’on a le droit d’imaginer tel qu’on le veut en relation avec l’univers diégétique induit par la consigne.
Focalisation et point de vue
17Si l’on admet, avec Gérard Genette, que la voix narrative est une notion autour de laquelle s’articule toute forme de récit, il en découle que tout récit suppose un narrateur. En tant que représentation verbale de l’histoire, le récit met en œuvre des effets de distance afin de créer un mode narratif précis, qui gère la « régulation de l’information narrative » fournie au lecteur (Genette, 1972, p. 184). Ainsi la diégèse peut être présentée en choisissant (ou non) un point de vue restrictif (ou « mode narratif » selon Gérard Genette). On distingue trois modes narratifs principaux.
18Premièrement, la focalisation zéro (neutre), dans laquelle le narrateur n’adopte pas de point de vue particulier et donne au lecteur une information complète. Tous deux sont omniscients, ils en savent plus qu’aucun acteur de la diégèse.
19Deuxièmement, la focalisation externe, par laquelle les acteurs ne sont vus que de l’extérieur, sans aucun accès à leurs pensées : comme au théâtre, le lecteur-spectateur sait moins de choses que les acteurs-personnages. Dans cette forme de vision du dehors, aucun point de vue particulier n’est mis en avant.
20Enfin, la focalisation interne, qui permet au narrateur de restreindre l’information au point de vue d’un seul acteur (focalisation interne fixe) ou de plusieurs (focalisation interne variable).
21Prenons l’exemple suivant :
La destruction de la Bastille est un élément qui a révolutionné l’Histoire de France. Cette destruction a été une terreur pour le roi car tous les prisonniers qu’il avait fait enfermer, maltraiter, tuer, se sont retournés contre lui. [récit nº 2088, collège]
22Dans cet extrait, la première phrase est attribuable à la perspective du narrateur qui porte un jugement fondé sur un statut d’omniscience (focalisation zéro). En raison du point de vue omniscient du narrateur, la seconde phrase, qui nous plonge dans la subjectivité du roi, demeure de statut intermédiaire, dans la mesure où la focalisation n’engendre pas une restriction de l’omniscience du narrateur.
Les plans de l’organisation du récit
23L’organisation séquentielle est un des plans d’organisation de la textualité. Emprunté à Jean-Michel Adam, le schéma suivant détaille les modules ou plans complémentaires qu’il est utile de distinguer.
Figure 1. Organisation séquentielle d’un récit3.

24Ce schéma montre qu’un texte peut être considéré comme une configuration réglée par divers plans en constante interaction. Les trois premiers plans correspondent à l’organisation pragmatique du discours (A), les deux derniers permettent de rendre compte du fait qu’un texte est une suite non aléatoire de propositions (B). Trois plans de la configuration pragmatique peuvent être distingués : la visée illocutoire (A1), les repérages énonciatifs (A2) et la cohésion sémantique, à savoir la représentation construite ou le « monde » du texte (ou encore l’organisation sémantique-référentielle) (A3). Enfin, deux plans d’organisation assurent l’articulation des propositions : la connexité textuelle (ou organisation générale) (B1), c’est-à-dire la grammaire de phrase et la grammaire de texte, et l’organisation séquentielle (prototypes de séquences) (B2). Ces cinq plans d’organisation correspondent à des modules de gestion de toute conduite langagière. Dans l’espace limité qui nous est attribué, nous n’explorerons, dans notre corpus, que quelques-uns des plans susmentionnés.
Configuration pragmatique (A)
25La visée illocutoire (A1) signifie que comprendre un texte consiste à saisir l’intention qui s’y exprime. C’est un élément de la macrostructure du récit. Un jugement de cohérence est formulé par le lecteur sur la base de la découverte, au fil de sa lecture, d’une visée qui permet d’établir des liens entre des énoncés qui peuvent manquer de cohésion en première approche. Autrement dit, le jugement de cohérence suppose un mouvement rétrospectif de la lecture. C’est un mouvement interprétatif qui permet de déclarer cohérent le récit qu’on vient de lire. La cohérence n’est donc pas une propriété linguistique des énoncés, mais le produit d’une activité interprétative.
26Prenons un exemple dans un récit d’élève :
Tout commence quand le premier roi des Francs se fait baptiser et proclamer roi. Le temps passe sans que rien ne se passe. Quand Charlemagne est proclamé roi. Il est le plus célèbre des rois carolingiens. Il a conquis un peu plus que l’actuelle France. Mais quand il meurt, ses enfants n’arrivent pas à se départager leur territoire. La guerre éclate. Mais en l’an 100, une nouvelle dynastie arrive. [...] Mais en 1700, un général français né à Ajaccio fait un coup d’État et se fait proclamer 1er Consul. En 1702 il se proclame Consul à vie. En 1704 il se proclame empereur des Français. Pendant son règne, il a réhabilité le droit au culte, il a inventé les lycées, écrit le code civil et plein d’autres choses. Il a presque conquis toute l’Europe mais s’est fait arrêter par les Anglais. Ensuite, deux grandes guerres éclatent et les crises économiques dévastent les pays européens, pour finalement arriver à aujourd’hui où quasiment tout le monde a pratiquement adopté la démocratie. [récit nº 1758, collège]
27La première séquence, qui est une séquence d’ouverture (« Tout commence »), n’est claire qu’en apparence. Qu’est-ce qui commence en réalité ? Le lecteur ne le sait pas, mais le narrateur lui fait savoir qu’il ne se passe rien pendant une longue période jusqu’à Charlemagne (« Le temps passe sans que rien ne se passe »). Pourquoi cette qualification du néant ? Le lecteur ne le sait pas davantage.
28La deuxième séquence est l’époque carolingienne : « Il a conquis un peu plus que l’actuelle France. » La séquence carolingienne est associée à la conquête du territoire d’une France en devenir, qui est comparée à ses dimensions actuelles, qui appartiennent à l’univers commun de référence du narrateur et du narrataire.
29La troisième séquence est napoléonienne : « Mais en 1700, un général français... ». La séquence napoléonienne s’ouvre sous le signe d’un pouvoir autocratique signifié par une série de qualifications de l’autorité personnelle (« coup d’État » ; « se fait proclamer » ; « se proclame »). Toutefois, le narrateur sélectionne des éléments de continuité avec le passé et avec l’avenir. Il présente en effet des « choses » qui traduisent la pérennité du règne napoléonien jusqu’à aujourd’hui : « droit au culte », « lycées », « code civil » et « plein d’autres choses ». Et la conquête de « presque [...] toute l’Europe » indique que Napoléon Ier est venu succéder et compléter l’œuvre de Charlemagne dans la délimitation progressive des territoires européen et national.
30La quatrième et dernière séquence, qu’on peut appeler contemporaine, s’avère conclusive à plus d’un titre. « Pour finalement arriver à aujourd’hui » émet un signal de fin qui répond en miroir à « Tout commence », qui avait ouvert le récit. Le récit prend ici une cohérence téléologique. Sa clôture est ce qui lui donne sens, à savoir l’adoption quasiment universelle de la démocratie. Le « Tout commence » et le « rien ne se passe » des phrases introductives peuvent se lire rétrospectivement comme le début d’une succession d’événements qui vont peu à peu constituer la cohésion de la France démocratique en Europe.
31Qu’il nous soit permis ici de souligner l’une des vertus pédagogiques du récit d’élève, à savoir le fait que la structure narrative permet l’inscription, en filigrane, du sens que l’auteur donne aux connaissances historiques dont il dispose : à l’inverse de la contextualisation historique, qui établit une coupure épistémologique entre l’historien et les faits du passé, le récit permet l’expression d’une conscience qui structure le monde avec ses forces incisives, celles de l’auteur4. Ainsi les faits historiques deviennent les matériaux d’une conscience éthique qui s’ouvre au monde. La question de savoir si cette vertu pédagogique est compatible avec les objectifs didactiques de l’histoire comme discipline scolaire sera reprise en conclusion.
32Le second plan de l’organisation séquentielle (A2) comprend les repérages énonciatifs. L’énonciation est l’acte de production d’un énoncé, c’est-à-dire la réalisation d’une phrase. Les marqueurs de l’énonciation sont des éléments de la macrostructure du récit. Ils lui confèrent son unité. Essayons de repérer les traces linguistiques de l’acte d’énonciation dans deux textes d’élèves.
Je suis allée dans plusieurs monuments historiques : [1] la cathédrale de Strasbourg où on a monté plus de cinquante marches ; [2] le château du Haut-Koenisbourg, il a été construit en haut de la montagne pour que les assaillants soient vite découragés ; [3] à Dunkerque en Bretagne on (ma famille et moi) est passé devant une église qui a été mitraillée, ensuite reconstruite et le lendemain, elle a de nouveau été mitraillée, alors les habitants ne l’ont plus reconstruite ; [4] en Alsace, au château de Holandsbourg, il y a un puits de dix-sept mètres ; [5] en Vendée, au Puy du fou, il y a l’histoire de Vendée, les Vendéens voulaient que les rois restent au pouvoir alors les républicains ont livré bataille et ont gagné. [récit nº 605, collège]
33La narratrice se nomme à la première personne avec le statut de témoin oculaire, c’est-à-dire qu’elle se pose en caution de l’authenticité des éléments de la narration, ce qui est l’un des signes d’une énonciation orale, c’est-à-dire référée au temps de la parole. Au récit historique se substitue l’histoire de la découverte des monuments du passé, avec des éléments d’attestation du narrateur : « on », « on (ma famille et moi) ».
La date la plus importante pour moi est le jour de l’abolition de l’esclavage c’est comme pour le droit de la femme c’est important que tout le monde soit considéré égaux. Mais malheureusement l’esclavage existe encore, des gens sont exploités. Mais aussi les femmes, il y a des hommes qui ont le même emploi qu’elles et qui gagnent plus c’est l’inégalité. Ces deux événements sont pour moi les plus importants même s’ils ne sont pas complètement accomplis. [récit nº 2483, collège]
34Au nombre des marqueurs de l’énonciation, on relève la présence de marques réitérées de la première personne : « pour moi » (2 fois dans le texte). Ces deux mentions peuvent être considérées comme les signes d’une énonciation orale. Apparaît en outre l’expression d’un jugement personnel à deux reprises : « c’est important que », « mais malheureusement », qui sont des signes d’une énonciation écrite, c’est-à-dire la manifestation différée de l’auteur de l’énonciation par rapport au moment de la narration.
35On peut également relever plusieurs marques d’énonciation actuelle : « l’esclavage existe encore » et « ne sont pas complètement accomplis ». Ici, les adverbes « encore » et « pas complètement » signalent une appréciation faite en un temps contemporain de l’énonciation. Notons pour terminer une énonciation proverbiale (« c’est l’inégalité »), que l’on reconnaît à l’usage du présent de vérité générale, et une énonciation du discours logique (« c’est comme pour le droit de la femme »), qui établit une comparaison qui est un commentaire formulé a posteriori par le narrateur, sur les faits historiques qu’il a énoncés sur le temps de la narration, détachant ainsi nettement deux plans énonciatifs.
36Au titre de la cohésion sémantique globale (A3), différents plans doivent être considérés. À un tout premier niveau, chaque unité (proposition-phrase) est morpho-syntaxiquement structurée, mais la syntaxe est quand même relative car, bien qu’il n’y ait pas de transgression syntaxique, on doit s’attacher à repérer les transgressions à l’orthosyntaxie, c’est-à-dire l’adéquation immédiate de la fonction casuelle des êtres à la fonction syntaxique des mots (Chevalier & Delport, 1995). Ainsi, lorsque l’orthosyntaxie prévaut, la fonction « sujet » confère à l’être qui la remplit le pouvoir d’exercer l’action exprimée par le verbe, tandis que la fonction « complément d’objet direct » lui attribue un rôle passif, dans la mesure où il subit l’action exprimée par le verbe, quand celui-ci est transitif, bien entendu. L’orthosyntaxie prescrit donc naturellement des êtres animés dans la fonction de sujet. Dans le cas contraire, on peut évoquer une transgression orthosyntaxique. Examinons l’extrait suivant dans cette perspective : « La Corse est un pays de religion chrétienne : un petit bout de terre qui a été envahi en bateau par les Italiens, les Sarrasins et les Romains. On lui a attribué un nom, depuis les habitants se sont nommés les Corses. » [récit nº 1653, collège]
37Dans ce récit d’élève5, si les sujets grammaticaux des deux premières phrases (« La Corse » ; « un petit bout de terre ») ont le même référent et désignent le sujet du récit, ils n’ont pas le même statut sémantique, ce qui constitue une entorse à l’orthosyntaxie : le premier est un lieu géographique, tandis que le second est une qualification de ce lieu, qui introduit le sémantisme de la petite taille et celui de la fragilité. Les trois syntagmes verbaux des deux phrases suivantes développent une dimension sémantique globale, induite par le sème de la fragilité : « a été envahi », forme régulière du passé composé passif ; « On lui a attribué », tournure avec sujet indéfini, de sens passif et « se sont nommés », qui est une forme pronominale de sens passif. Ces trois variations morphologiques de l’aspect du passif traduisent, dans la structure des syntagmes verbaux, la fragilité exprimée sémantiquement par le syntagme nominal « un petit bout de terre ». On peut donc constater que les « sujets » grammaticaux (« la Corse » et « un petit bout de terre ») sont dépossédés du pouvoir orthosyntaxique de l’action, habituellement conféré par le statut de sujet grammatical.
38Ici encore, la structuration du récit permet à l’auteur de nous dire quelque chose qui relève non des faits seulement, mais de leur interprétation subjective et surtout éthique : l’histoire de la Corse et des Corses est marquée par une série de dominations injustes puisqu’elles ont été exercées au détriment d’une communauté fragile par sa taille. On y voit aussi l’inscription d’une identité individuelle, celle de l’élève en développement, dans l’identité collective et affective de la région où il vit.
Suite de propositions (B)
39L’organisation des séquences est rendue visible par diverses modalités de connexité textuelle (B1) : à la fois par les indices macrostructurels (par exemple les connecteurs temporels : « Autrefois », « Ensuite », « De nos jours », etc.), et par des indices microstructurels, qui tiennent à l’agencement syntaxique ou sémantique du texte. Cette organisation qui semble universellement comprise et partagée, quasiment naturelle, est le fruit d’une construction culturelle, d’une imprégnation dans l’univers du récit, élaborée inconsciemment au cours du développement cognitif de chacun d’entre nous, sous forme de schémas séquentiels prototypiques. Six critères permettent de définir ces prototypes (Bremond, 1973) : 1) la succession d’événements ; 2) l’unité thématique (au moins un acteur-sujet), parce que là où il n’y a pas implication d’intérêt humain, il ne peut y avoir de récit, le sujet pouvant être animé ou inanimé, tandis que l’implication est humaine, ou anthropomorphe ; 3) des prédicats transformés, de sorte qu’il soit dit ce qu’il advient à l’instant t + n des prédicats qui caractérisaient le sujet d’état S à l’instant t ; 4) un procès, ce qui signifie qu’il n’y a pas seulement succession des événements, mais transformation au sein d’une composante temporelle ; 5) la causalité narrative d’une mise en intrigue, au nom de laquelle le récit explique et coordonne en même temps qu’il retrace, substituant l’ordre causal à l’enchaînement chronologique ; 6) une évaluation finale, explicite ou implicite.
40Prenons le récit d’élève suivant :
En 1789 la Révolution française renverse Louis XIV le Roi-Soleil et le traîne jusqu’à la guillotine. Napoléon conquit l’Italie, la Russie et beaucoup d’autres territoires, il est né en Corse en 1804. Il se fait nommer Empereur et possède presque toute l’Europe. Mais la coalition le renverse et on l’exile sur l’île de Sainte-Hélène en 1821. Ensuite viennent les guerres mondiales, la première de 1935 à 1939, et la deuxième de 1939 à 1945, c’est Adolf Hitler, un tyran [...] qui est l’origine de ces guerres, il a tué des milliers de juifs dans des camps de concentration. Heureusement lors du débarquement les Américains ont mis fin au règne du tyran. C’était un genre de Napoléon mais en moins terrible. On n’a pas retrouvé son corps, mais on sait qu’il est mort. En 2000 l’Euro apparaît en France, mais ce n’est qu’en 2002 qu’il devient la monnaie de toute l’Union européenne. Et l’histoire finit par un élève de 6e qui retrace à peu près les moments les plus importants. J’adore l’histoire ! [récit nº 1612, collège]
41Nous y trouvons une succession d’événements (1) : la Révolution française, le règne de Napoléon Ier, les guerres mondiales, la monnaie unique. Nous y trouvons également une forme d’unité thématique (2) à travers l’existence de quatre acteurs : Louis XIV, Napoléon, Hitler et l’euro. Mais on peut identifier, aussi, des prédicats transformés (3) : aux règnes des autocrates (Louis XIV, Napoléon, Hitler) succède une « apparition », celle de l’euro, « la monnaie de toute l’Union européenne ». Cette fin de l’histoire substitue un acteur inanimé (la monnaie) à des acteurs animés, souverains renversés de façon violente par un collectif. L’apparition de la monnaie européenne marque une double rupture par rapport à l’ère des tyrans : rupture de la nature de l’acteur historique, d’abord animé puis inanimé (euro), et rupture dans les rapports entre l’acteur historique et les forces qui lui sont associées. En effet, tandis que l’autocrate est seul contre une coalition, la monnaie est au contraire portée par un collectif européen. Le procès (4) est également présent. Le récit de cet élève de sixième montre l’évolution de la situation des tyrans seuls contre une collectivité humaine qui aboutit au succès d’une œuvre collective. Il y a une situation initiale : le pouvoir d’un seul ; une transformation : le procès de la tyrannie contre les peuples opprimés, coalisés, et finalement vainqueurs ; et une situation finale : l’union des pays européens à travers leur monnaie, l’euro. La causalité narrative d’une mise en intrigue (5) est marquée par plusieurs connecteurs et marqueurs chronologiques : « En 1789 », « en 1804 » ; « en 1821 » ; « Ensuite viennent les guerres mondiales » ; « En 2000 » ; « mais ce n’est qu’en 2002 que ». À côté de ces connecteurs chronologiques, les connecteurs logiques et analogiques sont présents : « Mais la coalition » ; « Heureusement » ; « mais en moins terrible ». Il y a bien une intrigue meurtrière qui ne se résout qu’avec la fin des tyrans, auxquels se substitue un ordre économique supranational.
42Le texte se clôt par une évaluation finale (6) : « Et l’histoire finit par un élève de 6e qui retrace à peu près les moments les plus importants. J’adore l’histoire ! » Marqueur du sujet de l’énonciation, en même temps que jugement de cohérence de l’énonciation elle-même, le récit se termine en une sorte de pacte avec le narrataire qui l’a commandité. C’est un acte d’énonciation qui porte un jugement sur l’ensemble de l’histoire, acte signé de l’auteur (et non du narrateur), à qui précisément le narrateur accorde une position dans la chaîne des acteurs de l’histoire de France. On pourrait dire aussi que le narrateur, en lui cédant la place in extremis, autorise l’auteur à se démasquer comme un élève heureux d’apprendre l’histoire, ce qui n’est pas le moindre mérite de son pouvoir narratif.
43Mais l’organisation des séquences est aussi rendue par les modalités de séquentialité (B2). En effet, le récit peut être défini comme un réseau relationnel hiérarchique de séquences. Les types élémentaires de séquences susceptibles de participer à la constitution d’un récit peuvent être regroupés dans les séquences prototypiques : narrative, descriptive, argumentative, explicative et dialogale. Ainsi :
La première guerre mondiale : la première guerre mondiale a duré quatre ans (1914-1918), c’est la France contre les Allemands. La France est bien décidée à récupérer l’Alsace et la Lorraine. En 1917, la Russie (pays venant soutenir la France et qui combattait l’Allemagne) doit retourner dans leur pays car il y avait une révolution dans leur pays, alors les Américains (États-Unis) sont venus aider la France à la place de la Russie. Le 11 novembre 1918, la France a gagné et signe l’armistice (convention signée entre les pays belligérants, pays en guerre, qui met fin au combat mais pas forcément à la guerre. Cependant l’armistice du 11 novembre 1918 met fin au combat et à la guerre). L’Allemagne rend l’Alsace et la Lorraine à la France. [récit nº 2090, collège]
44La séquence de la Première Guerre mondiale comporte trois macro-propositions.
45La première macro-proposition présente une situation initiale à dominante descriptive, subdivisée en trois propositions : « La première guerre mondiale a duré quatre ans (1914-1918) ». C’est une séquence descriptive, qui ouvre le récit par l’énoncé du titre de la séquence et indique son empan historique : « c’est la France contre les Allemands ». Cette macro-proposition comporte également une dimension explicative, puisqu’elle donne l’identité des belligérants, et une dimension argumentative, en proposant un élément de causalité du conflit (« la France est bien décidée à récupérer l’Alsace et la Lorraine »).
46Les alliances de la France au cours du conflit : cette deuxième macro-proposition se subdivise en quatre propositions à dominante narrative, mais avec des composantes d’autres natures : premièrement, « en 1917, la Russie [...] doit retourner dans leur pays » (composante narrative qui s’ouvre par un marqueur temporel) ; deuxièmement, « car il y avait une révolution dans leur pays » (composante argumentative) ; troisièmement, « pays venant soutenir la France et qui combattait l’Allemagne » (composante explicative enchâssée dans la proposition nº 1 ; et quatrièmement, « alors les Américains (États-Unis) sont venus aider la France à la place de la Russie » (proposition narrative qui est initiée par un connecteur temporel et logique).
47La troisième macro-proposition constitue la situation finale et comporte trois propositions : premièrement, « Le 11 novembre 1918, la France a gagné et signe l’armistice », proposition narrative, avec marqueur temporel ; deuxièmement, une longue parenthèse (« convention signée... à la guerre »), de caractère explicatif, enchâssée dans la proposition narrative nº 1 ; et troisièmement, « l’Allemagne rend l’Alsace et la Lorraine à la France », qui est une proposition narrative et terminale. Produisant un effet de miroir avec la situation initiale (« récupérer l’Alsace et la Lorraine »), elle marque le retour à l’équilibre.
48Cet élève a tenté de faire converger deux fonctions du récit historique : le découpage et le regroupement des événements en étapes conduisant à une fin logique et morale (la restitution des régions annexées), d’une part et, d’autre part, l’explicitation des termes du procès – car c’en est un – sous la forme de l’attestation d’un savoir historique.
*
49Sans nier leur spécificité, qui est liée à la situation de leur production, les textes écrits par les élèves et que nous avons présentés, en tant que récits, empruntent à tout récit un certain nombre d’éléments structuraux. Ainsi ces récits produits par les élèves en réponse à la consigne « Raconte l’histoire de France » sont, à l’évidence, redevables d’éléments de structuration narrative issus d’une imprégnation de récits écrits, visuels ou audiovisuels, ainsi que d’apprentissages scolaires. Il y a un réinvestissement cognitif important du domaine de la narration dans la consigne donnée aux élèves. Comme nous en avons vu quelques exemples, qu’il est, certes, impossible de multiplier dans le cadre de cet article, mais qui n’en sont pas moins représentatifs de l’ensemble du corpus, les élèves ont spontanément recours à des formes narratives littéraires, telles que la focalisation du narrateur sur un personnage ou un élément inanimé du récit, mais aussi, les divers plans d’organisation du récit, les marques de l’énonciation, les libertés prises avec l’orthosyntaxie. Un univers fictionnel est ainsi construit par de nombreux élèves, que nous avons nommé univers diégétique en référence aux travaux récents de narratologie.
50Ceci peut s’expliquer de plusieurs manières : on peut invoquer la consigne elle-même, qui ne convoque pas explicitement la restitution de connaissances historiques. On peut aussi invoquer le fait que le destinataire est inconnu6, ce qui donne à l’auteur toute liberté de construire sa représentation du lecteur de son texte. La forme narrative étant habituellement celle de la fiction, du merveilleux, les élèves ont pu y voir l’opportunité de choisir ce qu’ils savent dans un matériau non exclusivement scolaire ou fabriqué à l’école. Mais il faut noter que le matériau scolaire est très présent dans les récits, même si des professeurs pourraient s’alarmer des innombrables confusions, erreurs de dates, de périodes, contresens historiques, lacunes, etc. Le lecteur attentif à la production de récits dira plutôt que les élèves, investis d’une fonction d’auteur, ont usé pleinement du pouvoir qui leur a été ainsi conféré et qu’ils n’ont pas considéré devoir répondre à une évaluation de leurs connaissances. Or, même truffées d’erreurs et d’approximations, ces connaissances historiques sont bel et bien présentes, elles constituent la substance du récit, elles lui fournissent ses figures, ses « actants », ses accidents de parcours et les étapes du « procès » narratif.
51Ce qui nous semble donc particulièrement significatif, et nous tenons à insister sur ce point, est le fait que les élèves ont investi la dimension narrative de l’écriture, fût-ce au détriment de l’usage qu’a souvent l’écrit scolaire, utilisé comme trace de la mémoire, attestation du savoir mémorisé.
52Mais, paradoxalement, cette dimension libératrice de l’imagination créatrice est aussi celle par laquelle se font non seulement la mémorisation des faits historiques, mais aussi et surtout la construction du sens de l’histoire pour l’élève. La tentation pédagogique d’une homologie entre la recherche historique scientifique et aussi objective que possible, d’une part, et la didactique de l’histoire scolaire d’autre part, a conduit à mépriser, dans les années 1970 et 1980, les formes considérées comme enfantines de l’apprentissage et de la mémorisation de l’histoire. Cette méfiance était aussi fondée, à juste titre, sur l’usage, non dénué d’arrière-pensées, des images d’Épinal ou des récits exagérément personnifiés et romancés qui meublaient les manuels d’histoire et de géographie de la Troisième République, célébrant une France éternelle, engagée, depuis la plus haute Antiquité, dans des guerres licites contre de coupables ennemis, des guerres destinées à marquer les étapes d’une glorieuse expansion civilisatrice de la France, en Europe et à l’égard des populations colonisées (Boyer et al., 1992). L’émergence d’une histoire et d’une géographie scolaires dégagées, autant que faire se peut, de visées idéologiques, a progressivement conduit, à partir des années 1960, à préférer le document à l’image d’Épinal et son commentaire argumenté au récit (Marchand, 2002 ; Claval, 1998).
53Cependant, aujourd’hui, sous les feux d’une actualité qui met à mal les valeurs de la République, et devant une mondialisation qui relativise l’idée même d’identité nationale, l’école s’interroge de nouveau sur l’articulation, toujours problématique, entre histoire objective et histoire mémorielle, entre histoire et citoyenneté, entre histoire académique et formation du jugement critique et éthique7. Dès lors, le récit reprend du service à l’école, parce qu’il est nécessairement, structurellement, fondé sur l’implication de son auteur dans le sens qu’il donne aux événements. On voit bien, dans les récits que nous avons présentés, que l’usage que font les élèves des formes structurales du récit leur permet, principalement, d’inscrire dans les faits historiques évoqués leur vision de l’histoire et du monde en évolution dans lequel ils vivent. C’est pourquoi, en dépit des erreurs et des lacunes qu’on y trouve, le récit des élèves constitue un outil pédagogique qu’on se réjouit de voir réapparaître dans les programmes du collège et du lycée8, et dont on n’a peut-être pas encore évalué toute la portée.
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Notes de bas de page
1 Il n’est pas impossible que la qualification de « brigand », attribuée à un personnage historique, résulte de l’influence des nombreuses figures de brigands dans les récits légendaires corses, qui ont inspiré à Mérimée Colomba (1840) et Mateo Falcone (1829).
2 Nous soulignons.
3 D’après Jean-Michel Adam, 1992, p. 21.
4 « Je comprends le monde parce que je le surprends avec mes forces incisives, avec mes forces dirigées, dans la juste hiérarchie de mes offenses, comme des réalisations de ma joyeuse colère, de ma colère toujours victorieuse, toujours conquérante » (Bachelard, 1942, p. 181).
5 La moitié des élèves de l’échantillon de l’académie de Corse a répondu à la consigne « Raconte l’histoire de France », et l’autre moitié, « Raconte l’histoire du pays ». Cet élève, qui s’est vu proposer la seconde consigne, a choisi la Corse, et non la France.
6 Même lorsque l’enseignant était présent, le destinataire du récit a été présenté comme extérieur à l’institution scolaire.
7 Voir par exemple Tutiaux-Guillon (2008).
8 Ainsi les programmes de 2009 prescrivent-ils que les élèves développent la « maîtrise progressive de la construction d’un récit historique à l’écrit et à l’oral, depuis ses formes les plus élémentaires (quelques phrases) jusqu’à des développements plus élaborés intégrant des éléments explicatifs et démonstratifs ».
Auteur
Bruno Garnier est professeur des universités en sciences de l’éducation à l’Université de Corse (ESPE), où il forme notamment les futurs professeurs des écoles et les conseillers principaux d’éducation. À l’UMR Éducation & Politiques (Université Lumière Lyon 2, INRP), il s’est intéressé à l’histoire des rhétoriques politiques en éducation (2005-2009). Au sein de l’UMR CNRS LISA 6240, dont il est directeur adjoint, il poursuit ses recherches sur le droit à l’éducation et sur la diversité culturelle dans l’enseignement.
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