Conclusion
p. 203-210
Texte intégral
1Notre culture est tissée d’histoires dans lesquelles les amours adultères tiennent une place de choix : Tristan et Iseult, Guenièvre et Lancelot sont des figures emblématiques des amours contrariées, mais il s’agit toujours du mariage de l’amante. L’homme est libre et libère (parfois par la mort) son aimée des chaînes d’un mariage imposé. Ce modèle de l’amour courtois intègre ainsi l’image d’une épouse « mal mariée », il conçoit plus difficilement un homme prisonnier de son mariage. Les stéréotypes de la féminité admettent en effet l’absence de choix de la femme et la nécessité qu’un homme fasse le travail de libération pour elle. En revanche, le modèle dominant de masculinité selon lequel sont socialisés la plupart des hommes ne s’accorde pas avec l’image d’un homme dépendant de son épouse. Il implique le « gouvernement de soi » et le « gouvernement des autres ». D’ailleurs, dans la littérature traditionnelle et dans l’imaginaire collectif, lorsque des hommes s’écartent de leurs responsabilités pour une femme, on les imagine ensorcelés ou manipulés par une puissance féminine malfaisante.
2Dans les histoires que j’ai exposées, l’homme ne revendique ni amour pour son épouse, ni impossibilité majeure pour expliquer qu’il ne divorce pas. La sauvegarde de la cellule familiale dépasse largement, en outre, l’éducation des jeunes enfants. Si les liens affectifs avec les enfants et les responsabilités à leur égard sont les raisons invoquées le plus souvent par les hommes qui « voudraient divorcer mais ne peuvent pas », l’explication sociologique de leur situation semble plutôt relever d’une tension entre d’une part des aspirations à l’amour et d’autre part la « volonté » (plus ou moins consciente) ne pas déroger à certains attendus sociaux envers leur sexe, qui n’est pas sans rappeler le modèle ancestral de l’infidélité masculine et plus largement le moule où sont perpétuellement élaborés les idéaux occidentaux qui érigent la virilité en référent suprême et dissocient le plaisir et le devoir. Le sens du devoir ainsi que certains engagements issus de modèles construits par les Grecs anciens et repris par le christianisme (Knibiehler, 2002), conjugués à la dualité du modèle dominant de féminité (« la maman » et la « putain »), sont les piliers des amours secrètes. Ils sont aussi, par voie de conséquence, au fondement des mariages et de la famille « normale ».
3Socialement, les hommes sont reconnus pour ce qu’ils font (travailler, fonder une famille, s’engager politiquement, etc.) alors que les femmes sont reconnues pour ce qu’elles sont : des femmes (« révélées » par un homme ou la maternité). Il ne suffit pas de naître mâle pour devenir un homme. En revanche, l’idée qu’« on ne naît pas femme, on le devient » (de Beauvoir, 1949, p. 285) est loin de s’être imposée dans les représentations ordinaires de la féminité. S’il apparaît que dans les situations étudiées, hommes et femmes sont liés par une même représentation de l’amour qui se traduit par des sentiments amoureux chez l’un et l’autre, ils sont séparés par ce que chacun de leur sexe est socialement disposé à faire par amour.
4D’un côté, l’homme est engagé dans un couple où il « fait » son devoir d’homme et où il a « fait » des enfants à une femme. D’un autre côté, il est dans une relation secrète, vécue comme une relation de couple par sa maîtresse (pas forcément par lui) qui lui demande de lui donner une place de « femme » (la polysémie de ce terme en français prend ici un sens tout à fait intéressant car « femme » et « épouse » sont synonymes). S’il donnait à l’une ce qu’il enlevait à l’autre, il mettrait sans doute en question sa position sociale d’homme. La reconnaissance de la maîtresse comme femme est ainsi partielle. Mais l’expectative du divorce de leur amant laisse présager aux amantes des gratifications bien supérieures à ce que serait une union avec un homme « libre ». Dans cette perspective, le modèle de l’amour romantique serait porté à son paroxysme et leur place de femme choisie par rapport à une épouse subie constituerait, implicitement, la preuve de leur singularité.
5La représentation de l’amour héritée de l’amour courtois, de l’idée plus récente de mariage d’amour, du couple autosuffisant et lieu d’épanouissement affectif et sexuel, est très présente dans les configurations étudiées. Dans nos sociétés, d’un côté, le mariage est fondé sur un amour érotisé voué à s’éteindre et qui pourtant doit durer, et d’un autre côté, les relations amoureuses passionnées, fortement érotisées, portées par une sexualité débordante sont hautement valorisées. Les « infidèles » semblent résoudre individuellement et implicitement ce paradoxe en faisant durer leur mariage tout en vivant parallèlement une passion amoureuse. Les maîtresses qui espèrent le divorce de « leur homme » adhèrent au même modèle de l’amour : fusionnel, monogame et romantique. Elles conçoivent, plus ou moins explicitement, et souvent en accord avec les propos de leur amant, l’union officielle de celui-ci comme une erreur, comme une relation qui n’a jamais été à la hauteur de leur amour caché. Dans cette optique, la relation extraconjugale est conçue comme une transition vers le « véritable amour » et l’union à laquelle les deux amants sont « destinés ».
6Les maîtresses investissent une énergie considérable pour la valorisation et la confirmation de l’ego masculin. Elles participent de la confirmation de la puissance masculine non seulement parce qu’il s’agit de femmes amoureuses mais aussi parce qu’elles font partie d’une configuration dans laquelle l’homme a deux femmes alors qu’elles n’ont qu’un seul homme. Les représentations sociales qui soutiennent les discours des femmes qui attendent de s’unir officiellement avec leur amant s’inscrivent dans les modèles socialement construits autour d’une vision traditionnelle du rôle masculin dans le couple, même s’il s’agit d’un couple illégitime. Cela n’est pas sans lien avec le fait que les individus inscrits dans une relation extraconjugale durable expliquent souvent la dualité de leur existence par référence aux valeurs morales de la famille, comme nous l’avons vu.
7Les modalités de transgression de la norme de véracité dans le couple sont fortement sexuées. Les amours clandestines se présentent comme les bastions d’une domination masculine désirable pour des femmes et des hommes. Hommes forts, beaux, puissant sexuellement (et souvent socialement aussi) versus femmes dociles, aimantes, attentionnées, passives constituent les identités sexuées des amours clandestines telles qu’elles s’offrent aux yeux des observateurs.
8Dans ces représentations ordinaires (ou pseudo-scientifiques), les hommes endossent souvent l’image d’une infidélité anormale. La double vie, associée communément aux hommes (rarement aux femmes), renvoie à un brouillage des frontières entre le « normal » et le « pathologique » qui fait référence à une « monstruosité » au sens où « le monstre est bien une figure de l’illimité. Il symbolise la remise en cause de la frontière qui sépare les hommes des animaux, les hommes de la divinité, la vie de la mort comme horizon, le permis de l’interdit, le normal de l’anormal... » (Foucart, 2010, p. 53.)
9Cependant, la vie sociale ordinaire ne donne pas à voir des hommes souffrant de troubles de la personnalité. Elle ne donne pas à voir non plus de femmes lubriques, « mal aimées » ou « mal dans leur peau » qui n’auraient d’alternative que de vivre des histoires d’amour de second rang. Elle montre des gens ordinaires, ayant des vies ordinaires qui vivent un amour clandestin ordinaire. La violation de la norme d’exclusivité et de véracité dans le couple est sans doute beaucoup plus routinière que la diffusion du familialisme, du conjugalisme et de l’éthique de la véracité imprégnant de nombreux secteurs de la vie sociale ne le laisse penser. En attribuant l’origine du développement des amours clandestines à des pathologies individuelles, on conçoit cette « déviance » comme exceptionnelle et l’on conforte la croyance en la sûreté et le bien-être que représentent la famille et le couple. Comme l’écrit le sociologue François Bonnet, « la déviance suppose une norme et une norme n’en est pas une si sa violation est routinière » (2008, p. 347).
10À la fin de mon enquête, j’ai appris qu’une jeune femme de 25 ans, proche de mon entourage, amante d’un homme marié de 40 ans, venait de se donner la mort en se jetant sous un train. Pour mettre fin à ses rêves de vie commune, son amoureux venait de lui écrire : « Nous passons de bons moments mais je ne quitterai pas ma femme. » Les jardins secrets, comme d’autres lieux d’élaboration de relations affectives, se transforment parfois en cimetières. La famille, l’amour romantique et la domination masculine tuent parfois.
11Mais il serait abusif d’étiqueter tous les hommes infidèles qui mènent une double vie de « monstrueux ». Et que dire alors des femmes mariées qui mènent une double vie ? Certes, la configuration est, comme nous l’avons vu, différente selon le sexe. Les femmes expriment le souhait de passer à une vie de couple avec leur amant et, le plus souvent, leur double vie ne s’installe dans la durée que parce que celui-ci s’y refuse. Il s’y refuse parce qu’il est marié et que mariage, famille et parentalité couvrent des dimensions sociales de l’identité masculine différentes de ce qu’ils supposent chez les femmes, articulées au système de genre et aux modèles genrés de l’amour et de la sexualité. Cela étant, il est réducteur et conventionnel d’associer les amours clandestines et les souffrances qu’elles engendrent chez les femmes à des pathologies masculines et à des fragilités féminines. Les femmes résistent, composent et agissent. En outre, les souffrances féminines observées ne se différencient pas, subjectivement et dans leurs effets sociaux, de celles que l’on connaît dans le domaine de la conjugalité. Des femmes qui souffrent de la distance affective, morale ou physique avec leur conjoint, de l’implication considérée comme insuffisante de celui-ci dans la relation ou bien de son « manque d’engagement » sont légion.
12Les hommes mènent ouvertement la danse dans les amours clandestines. Alors que les femmes souffrent de ne pas être l’unique pour l’unique et s’accommodent d’une situation qu’elles n’ont souvent pas délibérément choisie dans un premier temps, les hommes semblent « faits pour ça ». Ils se risquent néanmoins sur les territoires de la séparation. Mais les passages à l’officialité relèvent rarement d’une décision personnelle ou prise avec l’amante. Ils sont le fait d’une séparation du couple officiel, qui tient souvent à la découverte par la conjointe des amours clandestines de son mari. L’homme intègre alors une nouvelle vie amoureuse... et parfois une nouvelle « double vie ». L’objet de ce livre étant la perduration de relations extraconjugales, je n’ai pas eu affaire à beaucoup de mises en ménage d’ex-amants. Cependant, j’ai souhaité en rencontrer ou recueillir des témoignages, sans grand succès. La situation est-elle rare ? Les personnes concernées souhaitent-elles ne pas ébruiter leur vie antérieure ? Les réponses à ces questions ne peuvent être que des suppositions.
13Au cours de mon enquête, je n’ai rencontré que trois personnes dans ce cas, mais on m’a parlé d’autres situations, où des couples officiels se sont formés à la suite d’une relation extraconjugale durable. Cependant, les contacts n’ont jamais abouti à un entretien, ni même à une deuxième rencontre. Une femme m’a narré anonymement par courrier électronique la fin tragique de l’officialisation de son amour caché. La quarantaine, mariée avec des enfants, elle avait une histoire d’amour avec un homme également marié sans enfants. Au bout de quelques années, elle l’a convaincu de quitter sa femme pour qu’ils fassent leur vie ensemble. L’homme souhaitait également partager sa vie avec celle qu’il aimait et a divorcé. Après quelques mois de vie commune, il s’est donné la mort, expliquant dans une lettre adressée à son aimée qu’il ne supportait pas la culpabilité d’avoir laissé sa femme. À cette culpabilité s’ajoutaient des problèmes financiers liés au divorce, pour lesquels l’homme ne voyait pas d’issue. La femme était seule et éplorée, rejetée par sa famille et ses enfants, elle me disait que son compagnon lui manquait énormément mais qu’elle lui en voulait terriblement de l’avoir laissée dans une telle situation. Les courriers que j’ai reçus durant quelques mois étaient emplis d’amertume, de regrets et de tristesse.
14D’autres histoires semblent avoir connu un dénouement plus heureux. J’ai discuté, à son initiative (une amie lui avait parlé de ma recherche), avec une femme qui avait constitué un couple avec son ancien amant, une fois que l’un et l’autre, après une année de liaison, avaient décidé, d’un commun accord, de quitter leurs conjoints pour faire leur vie ensemble. Elle voulait me dire qu’elle était heureuse et pensait avoir fait le bon choix mais elle n’a pas voulu me revoir car pour elle, la liaison clandestine n’avait été qu’un préambule à une véritable histoire d’amour. En outre, son ex-conjoint et ses enfants, ainsi que l’ex-conjointe et les enfants de son nouveau compagnon ne savaient rien des antécédents de leur union. Ils n’avaient cohabité qu’après une période de quelques mois de vie séparée et s’étaient ensuite présentés à leur entourage comme s’ils venaient de se rencontrer. Une autre femme de mon entourage avait été durant plusieurs années la maîtresse célibataire d’un homme marié dont elle était devenue l’épouse. Elle m’a seulement rapporté que pendant la période où elle vivait clandestinement son amour, elle pensait que c’était la meilleure façon de maintenir la flamme amoureuse, mais que sa vie conjugale actuelle lui montrait combien une vie de couple officiel était plus satisfaisante. Elle n’a pas voulu, elle non plus, aller plus loin dans l’explication de son histoire. La connotation négative de l’adultère, associée aux représentations romantiques du couple, interdit peut-être à ces personnes de dévoiler les circonstances de leur rencontre, comme dans le cas des couples qui se sont rencontrés via des sites de rencontres.
15Nous arrivons au terme de ce voyage dans des jardins secrets. Nous n’avons eu affaire qu’à quelques configurations mais il en existe bien d’autres qui ne sont pas traitées dans ce livre. Certaines personnes invoquent leur droit à être heureuses sans révolutionner leur famille, d’autres expliquent leur droit au plaisir, d’autres encore leurs deux amours, ne se résolvant pas à sacrifier l’un à l’autre, d’autres, des femmes, parlent d’une prison dorée... qui devient parfois un cachot. Les jardins secrets ne sont pas de charmants endroits où l’on s’aime en cachette, ils ne sont pas non plus hautement excitants parce que secrets. Fondée sur l’idéologie familialiste, la domination masculine et la transgression de la norme de véracité dans le couple, leur culture transforme profondément les représentations de soi, du couple, de l’amour et de la sexualité, rendant captives de leurs attraits les personnes qui s’y aventurent trop longtemps.
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