Le droit de devenir soi-même
p. 19-46
Texte intégral
Libéralisation, contractualisation, connotation
1Entre le vote de la loi autorisant le changement de prénom (1955) et aujourd’hui, plus de soixante ans de jurisprudence guident le travail des juges et des avocats. La jurisprudence publiée (de rares décisions de première instance, certains arrêts de cours d’appel, ceux de la Cour de cassation) est foisonnante et régulière. Cependant une lecture sociohistorique de cette dernière et de ses commentaires pose des problèmes spécifiques : les juristes, à chaque nouvelle décision, font table rase du passé. Seule la dernière décision, surtout si elle modifie les habitudes, est un guide pour le futur : les vicissitudes passées ne sont pas décrites. Il est ainsi nécessaire de lire, chronologiquement, l’ensemble des décisions pour saisir les revirements éventuels des différentes cours. Les arrêts et les commentaires des juristes nous renseignent sur les transformations des fonctions sociales et juridiques accordées aux prénoms. Voici un thème durkheimien classique en sociologie : le droit est un indicateur de la conscience collective. Un autre thème ordonne ce chapitre : le droit est suffisamment souple ou flexible pour pouvoir accepter et soutenir certaines revendications individuelles. La possibilité de devenir soi-même est assistée et ainsi entretenue par le droit.
2Le prénom, en droit classique, n’avait rien à voir avec l’expression du soi. C’était un élément de distinction des personnes dans la famille : « le nom patronymique représente l’appartenance familiale, le prénom est le discriminant individuel », écrit Carbonnier (1969, 1994, p. 63). Dans cette conception, le prénom était un accessoire, il permettait de distinguer les personnes dans la famille. Mais paradoxalement, au regard de son rôle accessoire, il était immuable, alors que le nom de famille pouvait, dans certaines conditions, être modifié. Entre la loi du 11 germinal an XI (1803) et 1955, le changement de prénom n’était pas possible. En 19421, un nommé Hermann, Albert, Gaston G. demande à adjoindre à ses prénoms celui de Jacques, sous lequel il est habituellement connu : ceci est interprété par la cour comme un « intérêt privé », en plus de contrevenir à l’immutabilité de l’état civil, et la modification n’est pas acceptée.
3De fait, entre 1804 et 1942, on ne trouve pas trace de demandes de changement de prénom dans la jurisprudence. Et ce n’était probablement pas dû à l’immutabilité totale du prénom d’après le Code civil. Le prénom était de toute façon peu utilisé, sauf entre intimes : c’était par le patronyme, ou le patronyme de l’époux, que les personnes étaient connues, ou alors par un surnom ou un sobriquet. Peu utilisé et relativement instable dans la vie quotidienne : diminutifs, surnoms, prénom usuel, prénom de baptême..., servaient de termes d’appel ou de termes de référence qui pouvaient être distincts du prénom de l’acte de naissance sans conséquences néfastes. Enfin l’obligation administrative d’utiliser les prénoms de l’état civil n’avait pas beaucoup de conséquence en dehors de cette sphère administrative : la loi du 6 fructidor an II (23 août 1794) précisait qu’il était « expressément défendu à tous fonctionnaires publics de désigner les citoyens dans les actes autrement que par le nom de famille [et] les prénoms portés en l’acte de naissance », mais cela n’obligeait pas les non-fonctionnaires.
4C’est cette conception du prénom qui est progressivement remise en cause à partir de la fin de la Seconde Guerre mondiale. Au xxe siècle, le prénom est de plus en plus utilisé en public, en dehors du cercle des intimes, et l’interdépendance croissante des différents dispositifs d’identification (scolaires, bancaires, administratifs, commerciaux, etc.) fait du prénom l’un des nœuds permettant de relier – de manière stable dans le temps – un individu à ses papiers.
Libéralisation ?
5Il est tentant de recourir au schème de la libéralisation de l’état civil (visible dans le choix libre des prénoms de ses enfants, dans la possibilité élargie de modifier ses prénoms, dans le choix aussi du nom de famille à donner à ses enfants) pour expliquer l’évolution des soixante dernières années. À l’heure actuelle, l’évolution de la jurisprudence est lue comme une marche accomplie vers la libéralisation, comme le passage d’un monde où changer de prénom était impossible à un monde dans lequel le choix d’un nouveau prénom emporte l’assentiment de la justice. « L’immutabilité, c’est fini », me déclare de manière informelle une procureure. « De toute façon, on donne droit », affirme une juge. Comment comprendre ces expressions ? Le schème descriptif de la libéralisation est utilisé assez tôt, dès la mise en place de la loi autorisant les changements de prénom au milieu des années 1950. Les acteurs mêmes (ici les juristes, commentant des jugements et arrêts, et les juges, dans leurs décisions) mobilisent parfois cette manière de donner sens à leurs actions.
6Cette libéralisation est liée à deux termes associés qui la justifient. La contractualisation d’une part, où la demande de changement de prénom manifeste une volonté autonome qui est de plus en plus reconnue comme légitime par le droit, et où les institutions jouent donc un rôle dans la construction de ce sujet autonome et réflexif. La sortie du prénom de l’emprise étatique d’autre part, avec laquelle le prénom devient un attribut de la personnalité plus qu’un outil d’identification, ce qui rend possible sa modification.
Dénoter et connoter
7Mais la libéralisation est incomplète et problématique : chaque année les cours d’appel ont à examiner quelques centaines de demandes de changement de prénom. Et l’examen des revendications par les juges de ces cours ne porte pas sur l’interprétation plus ou moins libérale de la loi. Je propose ici d’examiner la jurisprudence à l’aide d’un outil spécifique, celui des fonctions connotatives et dénotatives des noms propres.
8Les juges, pour statuer, interrogent, souvent presque simultanément, deux fonctions linguistiques dévolues aux noms propres. D’un côté, les noms propres identifient des individus précis (quand on dispose du contexte dans lequel les noms propres sont utilisés). On appelle cela la fonction dénotative du nom propre, sa capacité à être associé à un seul et même individu. D’un autre côté, les noms propres sont associés à des groupes, des collectifs. La forme, la consonance, la terminaison, l’orthographe associent les noms propres à des ensembles : famille, sexe ou ethnicité, entre autres. On appelle cela la fonction connotative du nom propre : les prénoms connotent, sont connotés.
9Le prénom dénote, au sens où il participe (associé au nom de famille par exemple) à l’identification d’un individu précis : la fonction dénotative du prénom est ce qui lui permet de se référer à quelqu’un, d’identifier une personne. Ce caractère dénotatif est une des justifications de l’immutabilité : « c’est en fonction de l’importance du prénom pour l’identification des individus que, jusqu’à une époque récente, l’immutabilité des prénoms était une règle consacrée par la jurisprudence », écrit le juriste Nepveu2. Mais le prénom a aussi un caractère connotatif : un prénom est connoté, il est associé à une certaine valeur, il est expressif, il suggère certaines qualités, certains attributs.
10C’est la reconnaissance de ce caractère connotatif, cette connotation du prénom, qui est au cœur des réflexions des juristes du milieu du xxe siècle : c’est parce que le prénom signale, par sa forme, sa sonorité, certains des attributs de la personne sociale (et pas seulement de la personne juridique) à laquelle il se réfère, qu’il est possible, voire préférable parfois, de le changer. Les soixante années qui suivent la loi de 1955 sur les changements de prénom verront en permanence s’affronter les caractères dénotatif et connotatif du prénom. Au cours de cet affrontement émergera une conception du prénom de moins en moins liée à des questions d’ordre public, faisant de plus en plus référence au bien-être individuel, ou à des modes d’expression d’appartenances variées. C’est ainsi que le droit se met à soutenir la revendication d’accès à l’authenticité, qui s’exprime à travers les changements de prénom. L’authenticité n’est plus seulement une qualité privée, restreinte au for intérieur, c’est une expression publique en partie soutenue par le droit. Le droit nous aide à devenir authentique.
Une loi symptomatique
11À la fin de 1953, après cent cinquante ans passés sous le régime d’immutabilité des prénoms, un député propose d’autoriser les modifications de prénom. L’étude des débats parlementaires précise le problème que souhaitaient régler les parlementaires.
1949-1950 : l’assouplissement de l’immutabilité
12On connaît l’expérience de la Résistance, au sein de laquelle les pseudonymes étaient couramment utilisés. Certains gardèrent ensuite leur pseudonyme (comme Jean Bruller, dit Vercors). D’autres, après-guerre, firent reconnaître leur pseudonyme ou leur identité fictive. Chaban-Delmas devint un homme politique sous cette identité publique. Ce furent surtout des noms de famille, plus que des prénoms, qui furent modifiés, Marcel Bloch devenant Marcel Dassault, par exemple. De fait, l’Occupation et les politiques antisémites du régime de Vichy avaient attiré l’attention sur certains noms et certains prénoms – juifs ou d’Europe centrale – qui entraînaient alors la suspicion. Enfin, la multiplication des identités de papier a transformé le rapport individuel au nom et au prénom de l’acte de naissance – car la carte nationale d’identité, qui contient ces identifiants, est mise en place à ce moment-là, et ce sera à partir de cette carte que de nombreuses autres cartes seront élaborées.
13Deux lois assouplissent l’immutabilité. La loi du 23 avril 19493, en modifiant ce qui était alors l’article 350 du Code civil, autorise le changement des prénoms des enfants ayant été adoptés : l’adoptant peut demander au tribunal la modification des prénoms qui se trouvent sur l’acte de naissance.
14La loi du 3 avril 1950 autorise la francisation des prénoms au moment de l’entrée dans la nationalité française (par naturalisation ou acquisition de la nationalité) :
Tout étranger en instance de naturalisation, dont le nom patronymique présente une consonance spécifiquement étrangère de nature à gêner son intégration à la communauté nationale, peut demander la francisation de ce nom. [...] La francisation du prénom usuel peut être demandée [...] ; elle s’entend de la substitution au prénom étranger du prénom correspondant en langue française et, à défaut, d’un prénom français se rapprochant par sa consonance du prénom étranger4.
Parce que les consonances sont proches, Ali pourra devenir Alain et Maria, Marie. Par traduction, Pembe pourra devenir Rose. Cette loi avait été préparée par une ordonnance (2 novembre 1945) et une circulaire (23 avril 1947) (Juret, 1947), qui signalaient la volonté de favoriser la francisation.
15Dans les deux cas, il s’agit de favoriser l’intégration d’un individu à une nouvelle communauté, familiale ou nationale, en effaçant le prénom conçu comme une des traces de son appartenance à ses anciens groupes (familiaux ou nationaux). Si ce qui est mis en avant est la gêne éventuelle pour « l’intégration », ce que visent ces deux textes est une forme d’« assimilation », une disparition des signes distinctifs (Hajjat, 2012). Dans les deux cas (adoption et francisation), le prénom est saisi sous ses deux aspects dénotatif et connotatif. Dénotatif, car la modification concerne l’acte de naissance et les papiers d’identité qui en sont issus. Connotatif, car c’est la discordance perçue à travers le prénom entre le groupe d’appartenance de départ et le groupe d’arrivée qui est au principe de l’assouplissement juridique.
Modifier des prénoms ridicules, officialiser des prénoms d’usage
16C’est donc dans un contexte d’assouplissement de l’immutabilité, associé à l’importance grandissante du rôle des prénoms qu’est proposée, en 1953, une loi sur le changement de prénom. La proposition de loi est justifiée par les motifs suivants :
Le choix des prénoms n’est pas entièrement libre. [Mais cette disposition] n’est pas suffisamment précise, ni surtout assez strictement observée, pour que des prénoms parfois ridicules ne soient pas attribués à certains enfants. D’autre part, un individu peut avoir un grand intérêt à obtenir une modification ou une adjonction de prénom, soit pour le différencier d’une autre personne, soit pour régulariser l’appellation sous laquelle il est connu5.
Deux raisons sont ainsi mises en avant : réparer les erreurs des parents (et le manque de contrôle des officiers d’état civil) ; permettre une meilleure identification individuelle.
17Michel Tony-Révillon (1891-1957), le député à l’origine de la proposition de loi, n’expose pas de motifs plus précis mais son histoire personnelle pourrait l’avoir sensibilisé à l’intérêt d’un changement de prénom. Il est né des amours hors mariage de Julie Pigeon (institutrice) et d’Antoine Révillon (journaliste et député radical), qui se faisait appeler Tony Révillon. Député comme son père, il a fait sa carrière sous le nom de Michel Tony-Révillon (en transformant donc le nom d’usage complet de son père en patronyme d’usage). Or son premier prénom n’était pas Michel, mais Marie ; à la fin du xixe siècle, la chose n’était pas si rare : un millier de garçons, chaque année avant 1910, recevaient Marie comme premier prénom, et l’on trouverait facilement d’autres exemples célèbres de la même époque (l’un des héros de la Libération, le général Kœnig, possédait aussi ce premier prénom, et utilisait le second comme prénom d’usage). C’est donc un député élu et connu sous le nom de Michel Tony-Révillon (mais inscrit à l’état civil sous celui de Marie Révillon) qui dépose une proposition de loi visant à permettre les changements de prénom.
18Deux ans plus tard, en 1955, la commission de la justice de l’Assemblée nationale rend un rapport favorable à cette proposition de loi.
Parfois, des prénoms ridicules à porter ou indésirables sont attribués à certains enfants ; d’autres fois, c’est leur caractère désuet ou leur consonance étrangère qui les rend impossibles à conserver ; d’autres fois encore, c’est l’effet que produit le prénom juxtaposé au nom patronymique qui fait immédiatement un objet de risée de celui qui en est affecté. Il y a donc intérêt, dans de tels cas, à permettre à l’intéressé de changer de prénom.
Il arrive aussi, et quelquefois en raison même du caractère ridicule ou extraordinaire du prénom primitivement attribué, que les parents ou les personnes ayant recueilli l’enfant lui donnent un autre prénom sous lequel il sera désormais connu de tous, et qui deviendra son prénom usuel. Il y a intérêt à ce que, dans des cas semblables, une modification du prénom puisse intervenir. [...]
Enfin il peut y avoir intérêt, en vue de se différencier d’autres personnes portant à la fois le même nom et le même prénom, à ajouter un autre prénom6.
19Ce rapport multiplie les motifs acceptables pour les changements de prénom : prénoms ridicules, prénoms à consonance étrangère, effet de la juxtaposition, caractère extraordinaire, mais aussi, tout simplement, caractère désuet. Il semble que, pour les députés de la commission de la justice, de nombreuses raisons pouvaient être envisagées pour changer de prénom. Ils placent néanmoins en première position l’intérêt à porter un prénom « désirable », c’est-à-dire un prénom dont les connotations seraient positivement valorisées. Les raisons liées à l’identification (régularisation du prénom d’usage, individualisation) ne sont que secondaires.
Quelle procédure mettre en place : administrative ou judiciaire ?
20Cette question – le choix d’une procédure – peut apparaître à première vue assez technique, mais elle aura des conséquences jusqu’à nos jours, d’une importance à la fois symbolique et matérielle.
21En effet, simultanément à cette proposition de loi, les mêmes députés vont chercher à limiter le nombre de demandes. Dans ce but, ils proposent une procédure administrative « longue et compliquée et de nature à décourager un certain nombre de demandeurs » :
Il est apparu que, justement, dans une matière aussi délicate, on devait éviter les procédures trop aisées et susceptibles d’encourager des demandes inconsidérées. Seules feront la demande les personnes qui auront vraiment un intérêt majeur à faire modifier leurs prénoms ; ainsi les services ne seront pas encombrés et les décisions pourront intervenir dans le minimum de temps prévu par la loi7.
22Proposer une procédure administrative est une manière de conserver dans les faits l’immutabilité – et de restreindre les possibilités d’action –, tout en créant de la souplesse ou de la flexibilité dans le droit. Changer de prénom serait ainsi réservé à ceux qui maîtrisent le droit. Les députés rapprochent ainsi le changement de prénom du changement de nom (qui était autorisé, depuis le xixe siècle, par une procédure administrative).
23Mais les sénateurs, à qui la proposition est transmise après avoir été votée par l’Assemblée nationale, ont une conception différente. Ils ne souhaitent pas donner au prénom la place centrale déjà accordée au nom.
Quand il s’agit d’un changement de nom, des précautions doivent être prises, nul ne songe à le contester. Le nom résulte, en effet, de la filiation et s’impose à chaque individu. Dans la mesure où le nom est la forme obligatoire de la désignation des personnes, tout ce qui le concerne touche à l’ordre public. Il est par conséquent normal qu’on ne puisse pas le modifier sans l’autorisation du pouvoir central. On ne peut en dire autant des prénoms, qui sont choisis par les parents et n’ont aucun rapport avec la filiation et l’ordre public. Pour ces raisons, notre commission a décidé de substituer une procédure judiciaire simple et rapide à la procédure administrative longue retenue par l’Assemblée nationale8.
24La procédure est plus simple, mais elle sépare le nom de famille et le prénom : au nom le changement par voie administrative (comme depuis le début du xixe siècle), au prénom le changement par voie judiciaire. Les députés acceptent cette procédure simple (qui crée deux voies différentes pour le nom et le prénom) : il faudra donc demander aux tribunaux d’intense le changement de prénom.
25Le 8 novembre 1955, les députés votent enfin la loi (publiée au Journal officiel du 13 novembre 1955) qui modifie l’article 57 du Code civil :
Les prénoms de l’enfant, figurant dans son acte de naissance, peuvent, en cas d’intérêt légitime, être modifiés par jugement du tribunal civil prononcé à la requête de l’enfant, ou, pendant la minorité de celui-ci, à la requête de son représentant légal. Le jugement est rendu et publié dans les conditions prévues aux articles 99 et 101 du présent code. L’adjonction de prénoms pourra pareillement être décidée.
26Décédé un peu plus d’un an plus tard, Michel Tony-Révillon n’en profita pas9.
27La procédure menant au changement de prénom n’est donc pas identique à celle qui mène au changement de nom. Le dossier de changement de nom est instruit par le « Service du Sceau » au ministère de la Justice, dont les décisions peuvent être contestées devant le tribunal administratif de Paris. La procédure menant au changement de prénom est instruite dans le cadre du tribunal de grande instance local. Le changement de nom se fait par décret signé par le Premier ministre et le garde des Sceaux, et il est publié au Journal officiel. Le changement de prénom n’est pas publié au Journal officiel.
28Affaire d’État central d’un côté (cela se décide au ministère et c’est publié au Journal officiel), affaires locales de l’autre : le droit du nom et celui du prénom diffèrent. Et de fait, le prénom a longtemps été considéré comme « sans valeur propre » pour le droit, comme accessoire du patronyme. Les juristes sont nombreux à avoir, de manière régulière au long du xxe siècle, qualifié le prénom par son caractère juridique secondaire : « la fonction juridique du prénom est secondaire, la fonction principale du prénom est extra-juridique », écrit Cornu dans son manuel de droit civil (1980, t. 1, no 626). C’est, pour le même auteur, le « support personnalissime de la personnalité ».
29Cette distinction a eu des conséquences en France sur l’étude de ces modifications identitaires. Le changement de nom a principalement intéressé, dans les années 1980 et 1990, des anthropologues, peut-être parce que le nom matérialise la filiation, et que le passage du « patronyme » au « nom de famille » a suscité des interrogations sur la place de l’héritage et de la transmission symbolique dans les sociétés contemporaines. En France, Nicole Lapierre (1993 ; 1995, 2006 ; 2012) a étudié les changements de nom, à partir notamment de l’observation du travail du bureau du Sceau et des archives du Conseil d’État. Catherine de Guibert-Lantoine (1999) a analysé les requêtes en changement de nom déposées en 1991 et 1995.
Une loi inaperçue
30Le vote de cette loi de 1955 n’a pas été perçu comme important : un entrefilet de trois lignes dans Le Monde, pas une dans Le Figaro. Le prénom, pour les journalistes comme pour les députés et sénateurs, ne touchait pas à l’ordre public. Les premiers commentaires des juristes sur cette loi sont rares et ne se multiplieront qu’à mesure du développement de la jurisprudence. Mais dès 1956 et 1957, deux textes commencent à inscrire la nouvelle loi dans la jurisprudence et dans l’histoire, faisant observer que la place du prénom dans la société a changé.
31Jean Carbonnier, sociologue et juriste, publie dans L’Année sociologique, en 1957, un texte cherchant à replacer cette loi dans un contexte plus large. Il y voit avant tout une loi permettant d’échapper aux prénoms ridicules ou désuets :
[Cette loi] atteste une montée du prénom dans le droit, en corrélation avec une montée dans les mœurs. Du temps du Code Napoléon, le prénom n’était qu’un petit accessoire du patronyme, sans valeur propre ; à l’heure actuelle, il tend à devenir un centre d’intérêt juridique. Jadis il était contraint : par des traditions ancestrales ou locales, probablement aussi par l’influence ecclésiastique ; aujourd’hui il est un des lieux où s’affirme la volonté (voire la fantaisie) individuelle, d’abord celle des père et mère, puis celle du titulaire lui-même. De là découlent certaines conséquences pour une exacte conception du nom des personnes. Dans l’état actuel de nos mœurs et de notre droit, le nom véritable, ce qui désigne la personne, ce n’est plus le patronyme seul, c’est la combinaison phonétique faite du patronyme et du prénom usuel. L’individu n’est plus pensé, et ne se pense plus Dupont, mais Pierre Dupont. (Carbonnier, 1957, p. 345.)
32Pour Carbonnier, le prénom devient un des moyens par lesquels l’individu se pense et s’exprime, il est « un des lieux où s’affirme la volonté », un attribut du sujet social autonome et non plus seulement une caractéristique héritée, extérieure à soi.
33Le deuxième commentaire, édité avant même toute décision, est publié dans La Semaine juridique. Ce texte éclaire les deux options différentes prises par les députés et les sénateurs : l’auteur, Pierre Souty, décrit cette loi comme « une véritable révolution », « une mesure dont l’importance ne saurait être sous-estimée et dont l’application est singulièrement périlleuse », comme une loi « pleine de périls », comme « un danger pour l’équilibre de la vie familiale10 ». Souty commence par remarquer que cette loi aurait pu remplacer les lois de 1949 (sur l’adoption) et 1950 (sur la francisation), qui ne sont pourtant pas modifiées. La loi sur la francisation, en effet, ne permettait que des changements restreints (traduction ou choix d’un prénom à consonance proche), alors que la loi de 1955 ne limite pas les prénoms qui peuvent être pris.
34Souty décèle dans la possibilité de changer un prénom ridicule un « sentiment de bienveillance pour l’individu » – une « mise en vedette du point de vue individuel » – qu’il souhaiterait faire passer derrière « l’intérêt général » de « l’ordre public ». Il préfère la formule retenue par l’Assemblée nationale en première lecture, qui rendait le changement de prénom aussi difficile et complexe que le changement de nom. D’ailleurs, l’utilisation, dans la loi, de la notion d’intérêt légitime est perçue comme une porte grande ouverte aux demandes. Dans l’anthropologie implicite qu’il mobilise, les individus doivent être contraints à la modération :
Tout d’abord l’intérêt pécuniaire ou matériel justifiera-t-il une modification ? La réponse affirmative permettrait non seulement à un négociant de légaliser le surnom sous lequel on le connaît, mais à un héritier éventuel de prendre le prénom d’un oncle à héritage ou même de plusieurs, simultanément ou successivement... On voit où nous entraînerait une telle solution.
En écrivant, rapidement et dans une revue centrale, ce texte critique, Souty souhaitait probablement soutenir une lecture non libérale de la loi et orienter ainsi la jurisprudence à venir.
35Son article critique aussi les changements de prénoms « ridicules » :
Les noms ridicules ou désuets ont été spécialement visés par les législateurs. Ce souci, à notre avis, était excessif. D’abord parce que les prénoms « ridicules » passent souvent inaperçus après le prénom usuel, le seul que connaisse le public. Ensuite parce que tel prénom qui peut apparaître étrange dans une région sera considéré comme normal ou tout au moins comme très justifié dans une autre. Enfin parce que rien ne garantit que certains prénoms courants ne deviendront pas désuets d’ici un demi-siècle ; il y a pour les prénoms des vicissitudes, une véritable histoire avec des hauts et des bas, qui déconcerte l’observateur : qui eût prédit, en 1910 ou 1920, le succès qu’ont connu au cours de ces derniers lustres « Dominique » et « Catherine » ?
36Le public, l’entourage, n’aurait donc connaissance que du prénom d’usage. Il était encore possible, au milieu du siècle dernier, de vivre sans que le prénom de l’acte de naissance ne transpire quotidiennement. Cela aura tendance à changer au cours de la seconde moitié du xxe siècle, quand le premier prénom, utilisé par les différentes institutions et divers organismes, sera celui que le public connaîtra, le « prénom usuel », lui, étant de moins en moins utilisé. Dans un monde où le prénom de l’état civil s’impose partout, le prénom usuel doit lutter pour se faire réellement usuel. Souty demandait alors que cette loi soit « appliquée avec une extrême prudence ».
37Ces deux premiers commentaires de la loi de 1955 attestent que le prénom commence à être compris comme un élément de la personnalité, qu’il devient un support public du rapport intime à soi-même : on ne se pense plus Dupont, on se pense Pierre Dupont, pour reprendre les termes de Carbonnier. Le droit va solidifier, par la jurisprudence, ces intuitions. En demandant l’exhibition d’un « intérêt légitime », la loi fait obstacle à ce qui apparaissait comme de possibles « excès » (des demandes jugées farfelues) mais exige aussi que les individus, perçus comme des sujets autonomes, exposent, par l’écrit et la parole, les motivations de leur action.
Une libéralisation imposée
38Le « péril » a été évité. Les premières décisions sont en effet très restrictives et peu de demandes de changement sont acceptées. Quelques années après le vote de la loi du 12 novembre 1955, un article de P. Nepveu11, alors substitut du procureur à Paris, vient même proposer explicitement plus de libéralisme, au vu de ces premières décisions qu’il juge trop restrictives.
Définir l’intérêt légitime
39Ceux qui demandent à changer de prénom doivent avancer un « intérêt légitime ». Nepveu va donc redéfinir cet intérêt légitime, en lui donnant une double composante : « l’intérêt du requérant » et « l’intérêt de la société » dans laquelle se trouve le requérant. Car les juges avaient eu tendance, depuis 1955, à trouver l’intérêt du requérant trop peu assuré et à trouver que l’intérêt de la société était assuré par l’immutabilité. « C’est en fonction de ce double intérêt privé et social qu’il est permis aux juges saisis d’accéder aux requêtes de certains demandeurs qui, à première vue, ne semblent pas justifiées sous l’optique du simple intérêt individuel » Il conclut son texte en insistant sur « la tendance très nette du législateur à battre en brèche le principe de l’immutabilité des prénoms », mais c’est à son avis pour « faciliter l’intégration de celui qui les porte dans une collectivité qui l’enserre : la famille, la nation, la société au sens large du mot12 ». Nepveu, en s’appuyant principalement sur des décisions de première instance (non publiées, et qui sont moins restrictives que les arrêts de la cour d’appel de Paris), essaie de rendre légitimes des décisions qui s’appuieraient sur la fonction connotative du prénom (le changement d’un prénom israélite pour un prénom français) alors même que l’individu serait très bien identifié par son prénom israélite (alors même, donc, que la fonction dénotative n’est pas remise en cause).
40Expliciter, pour les juges, les avocats et les procureurs « la tendance très nette du législateur » avait pour but de réorienter les décisions. Ce texte est rapidement cité dans tout commentaire de jurisprudence mais n’a pas de conséquences directes. Pendant une dizaine d’années en effet, la cour d’appel de Paris a restreint les interprétations de « l’intérêt légitime » pouvant donner droit à un changement de prénom. Un examen de sa jurisprudence, publié en 1966, est très clair sur ce point13. La libéralisation entrevue dans la loi de 1955 peine à s’imposer.
41L’examen des dix premières années de jurisprudence montre ainsi que « la majorité des demandes dont ont été saisis les tribunaux [...] concernent des situations qui n’avaient été que simplement “entrevues” par le législateur14 », législateur qui s’était concentré sur les prénoms ridicules ou désuets.
42Deux types principaux de demandes peuvent être repérés au cours de ces dix premières années. En premier lieu, des demandes visant à inscrire à l’état civil un prénom d’usage (une « appellation de fait ») par lequel le demandeur est connu. La cour d’appel de Paris refuse à plusieurs reprises ce qui s’apparente pour elle à des « régularisations », par exemple en soulignant que le prénom étant une « appellation qui individualise chaque élément du groupe familial », il n’appartient pas vraiment à son porteur, dont les préférences ne suffisent pas « pour faire fléchir le principe essentiel de la stabilité de l’état civil ». Pour la cour d’appel de Paris, il existe deux ordres, chacun pouvant disposer de ses prénoms : l’ordre de l’état civil et le monde quotidien, qui ne communiquent pas organiquement. À cette époque en effet, les prénoms de l’état civil pouvaient fort bien ne jamais être utilisés dans la vie quotidienne, car il était plus simple de vivre avec un prénom d’usage qu’aujourd’hui, où toutes les administrations et les entreprises insistent pour utiliser le « véritable » prénom.
43Le second type de demandes concerne celles visant à modifier un « prénom à consonance israélite » : là encore, la cour d’appel de Paris refuse des demandes à plusieurs reprises et des requêtes qui se basent sur la connotation des prénoms ne sont pas acceptées tant que l’individu dépositaire de ce prénom continue à être bien identifié.
44Après dix ans de jurisprudence, « l’intérêt légitime » en vient à être redéfini par les juges de la cour d’appel de Paris comme un « intérêt majeur ou exceptionnel », « un intérêt actuel et majeur de nature à justifier une mesure exceptionnelle de substitution15 ». C’est toujours en référence au « principe essentiel d’immutabilité de l’état civil » que l’intérêt est jugé, ce qui conduit presque mécaniquement à des refus. Alors que les débats parlementaires autour de la loi de 1955 avaient montré un « esprit libéral », c’est une interprétation restrictive qui se met en place avant 1965. Pour les juges, apparemment, le prénom que souhaitent modifier les requérants dénote suffisamment (il remplit sa fonction d’identification des personnes) et il n’y a pas de raison d’en changer. En outre, sa connotation n’est pas telle qu’elle remette en cause sa capacité à identifier : « sa consonance est française16 » répond la cour à un demandeur, et quand bien même la consonance ne serait pas française, « la permanence du port et de l’usage du même prénom [est une] condition essentielle de l’individualisation et de l’identification des personnes17 ».
Des pressions pour la libéralisation
45La libéralisation, qui apparaît aujourd’hui comme le résultat d’un processus simple, a donc dû être imposée : il a fallu que la Cour de cassation s’oppose à la cour d’appel de Paris. Ainsi en janvier 1965, la Cour de cassation condamne catégoriquement la jurisprudence de la cour de Paris en autorisant une personne ayant changé son nom de famille israélite par décision administrative, à changer son prénom, israélite lui aussi18. Dans cette affaire, la Cour de cassation, cour suprême de l’ordre judiciaire, fut confrontée à deux divergences. Elle cherchait d’abord à accorder la pratique judiciaire avec la pratique du Conseil d’État (en charge des demandes de changement de nom de famille) : il était difficilement justifiable d’accorder un changement de nom de famille (par voie administrative) et de refuser un changement de prénom (par voie judiciaire) quand prénom et nom de famille étaient reconnus comme « israélites ». L’arrêt de la Cour de cassation visait aussi à unifier les jurisprudences des différents tribunaux et cours d’appel : la cour d’appel de Colmar avait par exemple adopté une position plus libérale que la cour d’appel de Paris en acceptant des changements de prénom dans des cas pourtant similaires à ceux refusés par Paris.
46L’intérêt légitime, désormais, est conçu « plus simplement comme l’intérêt d’un individu de vivre normalement en société19 ». Cela limite encore fortement les revendications individualistes au changement de prénom : le but visé par le changement est l’intégration sociale. Mais « vivre normalement » prend en compte à la fois la fonction dénotative (une bonne identification) et la fonction connotative (avec l’idée qu’il est possible de rectifier les prénoms connotés quand ils sont vécus comme posant problème).
47Cet arrêt « libéral » et « de principe » de la Cour de cassation s’inscrit, en 1965, dans un contexte plus large de libéralisation comportant au moins trois dimensions. La première est internationale : en 1958, la France avait signé une convention internationale sur les changements de noms et de prénoms20, qui participait de l’internationalisation de l’état civil : « Sont exécutoires de plein droit sur le territoire de chacun des États contractants [...] les décisions définitives intervenues dans un de ces États et accordant un changement de nom ou de prénoms, soit à ses ressortissants, soit [...] à des apatrides ou à des réfugiés. »
48La deuxième dimension est judiciaire. Une nouvelle loi sur la francisation21 est promulguée en 1965 et vient étendre les possibilités de francisation du prénom au moment de la naturalisation : le prénom choisi n’a plus à ressembler par consonance au prénom abandonné, il lui suffit d’être un prénom français.
49Une troisième dimension concerne enfin la pratique administrative, qui s’assouplit. L’Instruction générale relative à l’état civil de 1955 (ci-après IGREC22), rédigée pour guider les officiers d’état civil, précisait qu’il fallait « refuser d’enregistrer les prénoms de fantaisie23 ». En 1966, cette Instruction générale est modifiée, explicitement dans le sens du « libéralisme ». Certes « les enfants français doivent, normalement, recevoir des prénoms français ». Mais certaines nuances apparaissent :
On voit mal les officiers de l’état civil, en tant que juges immédiats de la recevabilité des prénoms, chercher à inventorier les ressources exactes des calendriers et de l’histoire ancienne afin de déterminer si tel prénom figure ou non parmi ceux de ce patrimoine du passé. Il leur appartient, en réalité, d’exercer leur pouvoir d’appréciation avec bon sens afin d’apporter à l’application de la loi un certain réalisme et un certain libéralisme, autrement dit de façon, d’une part, à ne pas méconnaître l’évolution des mœurs lorsque celle-ci a notoirement consacré certains usages, d’autre part, à respecter les particularismes locaux vivaces et même les traditions familiales dont il peut être justifié. Ils ne devront pas perdre de vue que le choix des prénoms appartient aux parents24.
50Enfin, au-delà du contexte administratif ou judiciaire, les années 1960 sont une période de développement de l’informalité, de large diffusion de nouveaux usages des prénoms. Même si ce n’est qu’anecdotique, Johnny, Sylvie et Sheila n’ont besoin que de leur prénom pour être identifiés.
51De manière croissante, donc, le droit prend en compte les connotations du prénom et essaie de les encadrer. Après 1965, les juristes commentateurs des arrêts commencent à décrire l’intérêt légitime de ceux qui demandent à changer de prénom comme « l’intégration » du requérant « dans une collectivité qui l’enserre : la famille, la société au sens large du mot25 ».
Assimiler et fluidifier
52Députés et sénateurs ne l’avaient pas envisagé lors des travaux sur la loi de 1955, mais le rapport à la nation vient rapidement occuper le centre des réflexions. La fonction connotative des prénoms devient, elle aussi, centrale : y a-t-il des connotations à effacer et d’autres à privilégier ? Jusqu’à la fin des années 1970, la francisation est explicitement préférée.
53À la fin des années 1960, les demandes de changement de prénom qui sont perçues comme « individualistes » par les juges sont systématiquement refusées, mais celles qui sont perçues comme permettant l’intégration ne sont pas pour autant toujours acceptées, car seule l’intégration à la « communauté nationale » (ou « l’assimilation ») apparaît justifiée.
54La question des prénoms « étrangers » est fréquemment abordée, mais le choix d’un prénom « étranger » est refusé. En 1961, le tribunal de grande instance du Havre juge :
Il n’y a pas lieu de faire droit à la demande d’un Français musulman sollicitant qu’au prénom de son fils Claude soit substitué celui d’Akli ben Hocine, au motif qu’il est de l’intérêt majeur de son fils, lorsqu’il vivra au milieu de ses compatriotes algériens, de porter désormais un prénom algérien conformément à la future nationalité algérienne qui lui sera sans doute conférée, puisque telle semble être la politique du gouvernement français, alors qu’il n’apparaît en aucune façon que le père agisse là dans l’intérêt légitime de l’enfant, et, surtout, se fonde sur des considérations hypothétiques prématurées et inopportunes26.
De même, Antonio et Toni sont refusés : « si Toni est le diminutif d’Antonio, il n’est point en usage en France27 ».
55Le caractère étranger d’un prénom devient saillant à mesure que des personnes, d’origine étrangère mais françaises, donnent des prénoms qui n’étaient auparavant acceptés que pour des enfants d’étrangers. C’est ainsi que l’Instruction générale relative à l’état civil, dans sa version de 1966, précise que les Français musulmans peuvent donner des « prénoms coraniques » à leurs enfants. Mais cette libéralisation du choix à la naissance entraîne-t-elle la possibilité de prendre un tel prénom coranique plus tard ?
56Dès la fin des années 1970, la pression pour l’assimilation se fait moins forte, et la prise d’un prénom « étranger » est régulièrement acceptée : en ce qui concerne les prénoms, comme dans d’autres secteurs, le thème de « l’intégration » – la coexistence harmonieuse – remplace celui de l’effacement de toute particularité ou « assimilation » (Hajjat, 2012).
57En 1977, la substitution de Farid à David est acceptée28. L’enfant avait été nommé David à la naissance, mais ses parents, souhaitant vivre désormais en Algérie, demandent à changer son prénom. Leur demande est acceptée notamment parce que le prénom Farid « correspond aux exigences phonétiques françaises », que ce prénom est répandu, mais aussi en raison du « statut personnel » d’un des parents. Le jugement du tribunal de grande instance de Saumur mentionne enfin les arguments de l’IGREC de 1966 qui « militent en faveur de l’admission des prénoms coraniques pour les enfants de Français musulmans29 ». De manière plus large, l’IGREC est mentionnée dans des commentaires de décisions ou les conclusions du ministère public, et ce jusqu’en 1993, quand il s’agit de justifier la substitution d’un prénom étranger à un prénom français. S’il est possible d’appeler son fils Samir ou sa fille Felicia, il doit être possible d’être renommé ainsi. Pierre Estoup, après avoir rappelé les termes de l’IGREC de 1966, conclut que l’arrêt de la cour d’appel de Versailles « revient à admettre le droit à la différence au même titre que le droit à l’assimilation30 ».
58Après 1990, le motif religieux est explicitement reconnu, après un arrêt de la Cour de cassation qui donne aussi le droit de re-changer de prénom après un premier changement31.
M. Mourad G. est né en Algérie de parents algériens musulmans. Il est devenu français en 1947 et réside en France. En 1976 il a demandé et obtenu son changement de prénom pour des raisons d’assimilation à la communauté française, le prénom Marcel-Paul a remplacé Mourad sur son état civil. En 1987 il fait une seconde requête afin de reprendre son prénom d’origine, Mourad, au motif que le fait qu’il ait abandonné son prénom musulman l’empêche de pratiquer sa religion, en particulier l’empêche de faire le pèlerinage de La Mecque. (Monéger, 1994.)
La Cour de cassation reconnaît le droit de Marcel / Mourad de reprendre son prénom de naissance. Cet arrêt a été critiqué, non pas parce qu’il apparaissait trop libéral (en autorisant un deuxième changement), mais parce qu’il s’appuyait sur une exigence religieuse (avoir un prénom musulman à l’état civil pour pouvoir accomplir le pèlerinage), par ailleurs probablement inexacte.
59Emmanuel de Monredon, qui commente l’arrêt, écrit ainsi : « ce qui pose problème, c’est la compétence du judiciaire pour apprécier un intérêt religieux » : « il est une chose d’autoriser un changement de prénom pour des raisons d’identification par rapport à une communauté ethnique ou de statut personnel [...], il en est une autre de l’autoriser pour des raisons religieuses propres à cette communauté32 ». Monredon demande qu’on prenne en compte l’identification personnelle à une religion, mais que le juge n’exige pas de documents religieux exposant des dogmes ou des règles liés aux prénoms. En pratique, dans les tribunaux, des attestations de responsables religieux sont parfois demandées, pour objectiver l’appartenance du requérant à l’assemblée religieuse dont il affirme faire partie.
60À l’origine, les travaux préalables à la loi du 12 novembre 1955 avaient aussi mentionné la régularisation d’une appellation courante. Sénateurs et députés souhaitaient qu’il soit possible d’inscrire un prénom d’usage sur l’acte de naissance : si un individu est identifié, dans la vie quotidienne, par un prénom qui n’est pas celui de l’état civil, alors il conviendrait qu’il puisse être identifié, par l’État, sur la base de ce prénom usuel.
61Cette possibilité fut longtemps refusée par les tribunaux et les cours d’appel, qui y voyaient une remise en cause de l’immutabilité. Les commentaires les plus récents33 indiquent le développement, dans les années 1970 et 1980, d’une interprétation libérale de l’intérêt légitime, à mesure que se renforce l’identification des citoyens par d’autres moyens que le prénom et le nom. Les tribunaux acceptent par exemple le changement de prénom des enfants pour diverses raisons d’intégration ou autorisent la régularisation de prénoms d’usage.
62Mais cette interprétation libérale se développe, comme dans les années 1960, sous le contrôle et l’aiguillon de la Cour de cassation, qui essaie d’inciter les juges « du fond », c’est-à-dire ceux des tribunaux de grande instance et des cours d’appel, à être moins restrictifs.
63La Cour de cassation a ainsi indiqué deux directions à prendre. Elle a d’abord avancé l’idée que l’intérêt légitime doit être apprécié « in concreto », c’est-à-dire en référence au moment où la demande est faite34. La Cour de cassation « considère que l’intérêt peut changer avec le temps et qu’il doit être apprécié en fonction des éléments existants au moment où le juge statue35 ». L’appréciation de l’intérêt in concreto a été un élément important pour rendre possibles les « défrancisations », c’est-à-dire les demandes de ceux qui ont francisé leur prénom (lors d’une naturalisation par exemple) et qui souhaitent par la suite reprendre leur prénom de naissance. Plus largement, cela permet aux personnes ayant déjà changé de prénom d’en changer de nouveau, et indique aux tribunaux que s’appuyer sur des principes généraux ne suffit plus. Cela s’oppose donc directement à des arrêts qui mentionneraient comme principe l’immutabilité sans examiner les raisons qui poussent une personne à demander un changement (ou un deuxième changement) de prénom.
64L’usage prolongé est la seconde direction préconisée par la Cour de cassation. Dans les années 1970, certains tribunaux acceptent la modification du prénom sur la base de l’usage prolongé d’un prénom usuel. Rosette « a été prénommée Nelly par les siens depuis sa naissance36 », et cela justifie l’adjonction de Nelly au prénom Rosette. La Cour de cassation intervient donc pour orienter l’ensemble des cours et des tribunaux vers cette direction. Puis, en 1981, plusieurs arrêts de la Cour de cassation (3 février 1981 et 20 octobre 1981) viennent confirmer et accélérer cette tendance à la libéralisation. La décision de février permet de régulariser, d’inscrire à l’état civil, un prénom d’usage porté depuis longtemps. Celle d’octobre 1981 précise que l’intérêt légitime « n’est pas nécessairement un intérêt majeur ». Ces décisions sont interprétées, de même qu’en 1965, comme la volonté explicite de la Cour de cassation de « briser les tendances restrictives37 » des cours d’appel et des tribunaux. Mais ces tendances restrictives ne sont pas aisément enrayées. D’autres arrêts (en 1984 et en 199138) sont nécessaires pour imposer ce changement à toutes les cours d’appel.
65In concreto et usage prolongé sont deux éléments qui prennent en compte le temps, celui de la demande et celui de l’établissement d’un usage. Le choix des parents, fait une fois pour toutes, n’est plus le seul critère.
66Il est frappant de constater les changements dans les commentaires des juristes. Avant 1981, il est rappelé que l’usage ne fait pas le droit. Roger Nerson, qui tient la rubrique consacrée au droit de la famille dans la Revue trimestrielle de droit civil, écrit en 1979 (p. 119) que « le port habituel d’un nom ne suffit pas à créer un intérêt légitime ». Ce rappel disparaît ensuite, comme s’il n’avait jamais existé. Après 1981, les discussions portent sur des types d’usages différents (dans quelle mesure l’usage du prénom peut-il être avéré ? Peut-on déterminer qui en est à l’origine ?). En commentaire d’un jugement du tribunal de grande instance d’Agen, Patrick Nicoleau écrit : « les décisions les plus récentes s’orientent dans le sens d’une prise en considération de l’usage prolongé [...], de nature à légitimer le changement, mais encore faut-il que la preuve en soit rapportée sans équivoque », par exemple en s’assurant du caractère « constant » de l’usage prolongé39.
67Certains commentateurs embrassent alors pleinement cette libéralisation poussée par la Cour de cassation. Jacques Massip, qui se décrit comme « partisan du maximum de libéralisme40 » écrit dans une note : « ne doit-on pas admettre, en thèse générale, par faveur pour la liberté, que les requêtes doivent être accueillies dès lors qu’il n’y a pas de raison sérieuse de les rejeter41 ? » Voilà qui constitue un retournement qui est loin d’être accepté par l’ensemble des juristes. Si certains prônent des solutions libérales qui doivent « permettre à la personne de vivre confortablement » et qui font reconnaître que le prénom a un « caractère psychologique », d’autres cherchent encore à maintenir l’immutabilité comme principe d’organisation.
68Dans les années 1990, quelques décisions permettent à des personnes de changer de prénom sans avoir à prouver qu’elles n’ont pas elles-mêmes instauré l’usage. « On pourrait donc, par un usage organisé, se constituer un intérêt légitime qui conduirait inéluctablement à la modification », s’interroge Jean Hauser42 (qui a une position plus restrictive que Jacques Massip). « Encore faut-il que l’usage prolongé du prénom n’ait pas été instauré par le demandeur lui-même », écrit Thierry Garé43 : « l’usage prolongé d’un prénom ne devrait être retenu que comme un indice d’intérêt légitime », et non pas, donc, comme fondement de l’intérêt légi-time.
Vingt ans de nouveau régime : la loi du 8 janvier 1993
69Le début des années 1990 voit l’inscription de cette libéralisation dans le Code civil. Une grande loi sur l’état civil est en effet votée en janvier 1993, qui vient parachever ce processus de libéralisation.
70Les parents reçoivent le droit de donner à leur enfant le prénom de leur choix (l’officier d’état civil n’exerçant plus qu’un contrôle a posteriori), et le nouvel article 60 (qui remplace l’ancien article 57) du Code civil précise que les changements de prénom peuvent être des adjonctions ou des suppressions. C’est désormais le juge aux affaires familiales et non plus le tribunal de grande instance qui est compétent. Jacques Massip interprète cette substitution à une « juridiction du droit commun » comme marquant « un souci d’assouplir et d’alléger la procédure du changement de prénom44 ». C’est maintenant un juge unique qui traite ces dossiers, et le cadre de ces affaires change : les dossiers de changement de prénom sont, depuis 1993, traités avec les « affaires familiales ». Un juge peut, en audience, passer d’un dossier de délégation d’autorité parentale à un dossier de changement de prénom. Mais le nom, lui, reste sous contrôle administratif.
71Cet assouplissement, cependant, n’est que partiel. Les tentatives de déjudiciarisation totale du prénom n’ont connu aucun succès. Au moment de l’examen à l’Assemblée nationale de ce qui deviendra la loi du 8 janvier 1993, des députés du groupe communiste avaient souhaité libéraliser entièrement le choix (par les parents) et le changement (par les porteurs) du prénom en déposant un amendement :
Amendement no 48 : Rédiger ainsi le premier alinéa du texte proposé pour l’article 60 du Code civil. « Les prénoms de toute personne figurant dans son acte de naissance sont en raison d’une convenance personnelle modifiés par ordonnance du procureur de la République du lieu de naissance à la requête de l’intéressé [...] »45.
72Pour les promoteurs de cet amendement, « il s’agit de faire du changement de prénom un droit » et « il paraît inutile d’engager une procédure judiciaire », préconisation qui n’est suivie ni par la commission ayant examiné le projet de loi, ni par le gouvernement. La poursuite de l’examen du projet de loi (au Sénat, puis en deuxième lecture) ne fera pas entendre d’autres voix favorables à une telle libéralisation. Ce droit ne sera pas donné aux individus : leur prénom ne leur appartient toujours pas, ils devront toujours se justifier devant une autorité judiciaire.
73Le changement de prénom dans la loi du 8 janvier 1993 est ainsi présenté :
Toute personne qui justifie d’un intérêt légitime peut demander à changer de prénom. La demande est portée devant le juge aux affaires familiales à la requête de l’intéressé ou, s’il s’agit d’un incapable, à la requête de son représentant légal. L’adjonction ou la suppression de prénoms peut pareillement être décidée.
Si l’enfant est âgé de plus de treize ans, son consentement personnel est requis.
74Cet assouplissement du droit au prénom s’inscrit, au début des années 1990, dans une série d’éléments donnant au prénom un rôle nouveau. Le choix du prénom est maintenant libre, la francisation est étendue (Lapierre, 2006, p. 82-83), et la loi de 1993 modifie celle de 1972 sur la francisation46 en créant cet article 12-1 : « Les noms et prénoms francisés peuvent faire l’objet des changements prévus aux articles 60 à 61-4 du Code civil aux conditions définies par lesdits articles » Cet article prévoit donc explicitement de pouvoir modifier à nouveau des prénoms qui ont déjà été francisés – c’est-à-dire, concrètement, de les « défranciser ».
75La loi n’apparaît pas révolutionnaire : les parlementaires, en votant cet article, « ont consacré l’évolution de la jurisprudence », écrit Gérard David Ayache47. Jacqueline Rubellin-Devichi y voit une « procédure plus souple48 » qui permettra d’éviter certaines tracasseries judiciaires. Les décisions rendues par la justice après le vote de la loi du 8 janvier 1993 ne sont pas plus révolutionnaires, et sont lues comme « illustr[ant] la différence qui existe entre le choix initial du prénom, régi par le principe de liberté [...] et le changement de prénom qui n’est pas un droit pour l’intéressé49 ». Certaines décisions restrictives posent alors, d’après les juristes, la question suivante : « Le nom n’est-il qu’une simple institution de police, un simple matricule permettant de repérer l’individu dans la société et sur lequel l’individu n’aurait aucun droit ? Le nom fait-il au contraire l’objet d’un droit de la part de son titulaire50 ? »
76Depuis les années 1990, l’on dispose de statistiques précises, qui éclairent le contexte dans lequel sont rendues les décisions. Le nombre de demandes a fortement augmenté entre 1990 et 1999, pour se stabiliser ensuite entre 2 500 et 2 700 demandes (figure 1). L’augmentation accompagne la simplification de la procédure introduite avec la loi du 8 janvier 1993. Mais depuis les années 2000, le nombre de demandes a cessé d’augmenter.
Figure 1. Évolution annuelle du nombre de dossiers déposés pour changement de prénom (1988-2009) (source : Répertoire général civil).

77Comme le montrent les figures 2 et 3 (p. 40), les demandes sont concentrées dans quelques tribunaux. Les tribunaux de la région parisienne concentrent ainsi 30 % des dossiers. Dans de nombreux tribunaux français, les changements de prénom sont donc très rares : soixante-six tribunaux ont traité, en 2009, entre un et quatre dossiers (au total 7 % des dossiers sont traités dans ces tribunaux). Cette concentration a augmenté depuis le milieu des années 1990 : les dix plus gros tribunaux qui traitaient un peu plus de 30 % des dossiers traitent maintenant 40 % des demandes. Il est probable que le changement de prénom devienne, globalement, encore un peu plus urbain qu’il ne l’était.
Figure 2. Répartition des demandes par tribunal de grande instance en 2009 (source : Répertoire général civil).

Figure 3. La concentration des affaires (source : ministère de la Justice / Secrétariat général du ministère de la Justice, sous direction de la statistique et des études / Répertoire général civil).

78En 2011, 2 612 dossiers ont été déposés, dont 197 ont été radiés, déclarés irrecevables ou ont connu un désistement. Restent 2 415 dossiers. Parmi ceux-ci, seuls 217, soit 9 %, ont été rejetés (le ou les requérants ont été déboutés de leur demande). Ce taux a connu une évolution marquée : il est élevé juste après le vote de la loi de 1993 (15 % en 1996), puis il diminue jusqu’en 2004 (année où 5,5 % des dossiers seulement avaient été déboutés), pour augmenter à nouveau depuis.
79Environ un tiers des demandes rejetées va en appel (entre 70 et 80 par an). Les cours d’appel infirment les jugements de première instance (et donc acceptent les demandes de changement de prénom) dans un peu plus d’un tiers des cas. Dans la quasi-totalité des cas (à plus de 92 %) donc, les demandes de changement de prénom sont acceptées (en première instance ou après un appel).
Des évolutions récentes du droit
80L’assouplissement, ou la libéralisation, du droit du prénom s’est poursuivi ces dernières années. Ces différentes évolutions visent moins la fonction dénotative du prénom que ses usages connotatifs. Elles inscrivent encore plus le prénom dans un dispositif d’expression de soi, comme marqueur des grandes étapes de la vie ou comme symbole des attachements privilégiés.
Le prénom de l’enfant sans vie
81En août 2008, deux décrets51 viennent donner « un état civil au fœtus mort-né52 ». Alors que les enfants mort-nés de moins de 22 semaines de gestation étaient considérés jusqu’à récemment comme des déchets médicaux, la possibilité est désormais offerte aux parents, comme le précise la ministre de la Santé de l’époque, Roselyne Bachelot, « de disposer d’une mention symbolique de cet enfant, par exemple celle d’un prénom ». Ces dispositions viennent modifier l’« acte d’enfant sans vie » qui avait été mis en place avec la loi du 8 janvier 199353. En revanche, « aucun nom de famille ne peut être conféré » à l’enfant sans vie : « la filiation et le nom de famille constituent des attributs de la personnalité juridique54 » (qui résulte du fait d’être né vivant et viable).
82Le prénom, dans ce cas précis, n’est plus un accessoire du nom servant à identifier un individu au sein d’une famille, il fonctionne de manière autonome, puisque ces mentions du prénom ne sont pas – ne peuvent pas être – accompagnées d’un nom.
L’adoption simple
83La loi du 23 avril 1949 avait rendu possible le changement de prénom des enfants adoptés. Jusqu’en 2011, ce changement était prévu à la suite des adoptions plénières (qui créent une filiation entre adopté et adoptant et qui changent donc le nom de famille). Le changement de prénom n’était pas possible dans le cas d’adoptions simples, qui ne suppriment pas le lien de filiation qui précède ; il pouvait intervenir, après l’adoption, au titre de l’article 60 du Code civil.
84La loi du 13 décembre 2011 « étend les compétences du tribunal saisi d’une demande d’adoption simple [...] en lui permettant de modifier les prénoms de l’adopté ». Les parlementaires ayant proposé cette modification soulignent qu’il s’agit « d’éviter aux parents adoptifs d’engager, à l’issue de la procédure d’adoption, une seconde procédure devant le juge aux affaires familiales55 ».
L’inversion des prénoms
85Dans les tribunaux, une des barrières au changement de prénom demeurait, début 2011, dans l’impossibilité d’intervertir ses prénoms. Alors que la suppression était permise, le changement de l’ordre des prénoms, le plus souvent, ne l’était pas, bien qu’il puisse apparaître comme sans gravité.
86Puisque tous les prénoms peuvent servir de prénom usuel (d’après l’alinéa 2 de l’article 57 du Code civil), procureurs et juges trouvaient l’inversion superflue. Ensuite, le texte de l’article 60 du Code civil a précisé qu’il était possible d’adjoindre (c’est-à-dire d’ajouter) un prénom à la liste, ou de substituer (de remplacer) un prénom à un autre, mais pas explicitement d’intervertir (de changer) l’ordre des prénoms.
87Cette restriction avait été relativement stabilisée par plusieurs décisions de cours d’appel et de la Cour de cassation, quand bien même les requérants continuaient de demander des inversions.
88Sur l’inversion, les décisions de première instance ont été divergentes, certains tribunaux l’ayant acceptée56, d’autres l’ayant refusée57. Les raisons du refus varient : certains tribunaux et certaines cours d’appel se sont appuyés sur le texte de l’article 57 (avant 1993) ou de l’article 60 (après 1993) du Code civil, qui mentionnait l’adjonction et la modification, mais pas l’inversion – si celle-ci n’était pas explicitement mentionnée, c’est donc qu’elle était interdite. D’autres décisions se sont appuyées, comme nous l’avons vu, sur le droit à utiliser comme prénom usuel n’importe lequel des prénoms de l’acte de naissance – ce qui rend inutile l’inversion. Même les déclarations ministérielles à ce sujet ne sont pas parvenues à faire évoluer cette interdiction. Dès le début des années 1980, dans une réponse ministérielle à la question d’un parlementaire, un ministre précisait : « rien ne paraît s’opposer [...] à ce que l’ordre des prénoms puisse être modifié58 ». Mais la jurisprudence, résumée ainsi dans le Répertoire civil Dalloz limitait bien l’interversion des prénoms :
L’interversion pure et simple de l’ordre des prénoms, bien que celle-ci ait été admise de façon indirecte [...], est problématique. La Cour de cassation y est peu favorable, le demandeur ayant la liberté de choisir comme prénom usuel n’importe lequel de ses prénoms et pouvant imposer ce choix à l’Administration (Cass. 1re civ., 4 avril 1991, Bull. civ. I, no 117, Defrénois 1991.941, obs. Massip), et les arrêts récents de cours d’appel y sont généralement opposés, d’autant plus que la loi du 8 janvier 1993 (C. civ., art. 57, al. 2, in fine) a confirmé cette faculté. (Laroche-Gisserot, 2005, § 308.)
89Pour certains juristes, admettre l’interversion des prénoms conduirait « à conférer des effets juridiques à des pratiques qui peuvent être assimilées à des tracasseries administratives59 », quand les administrations refusent d’utiliser le deuxième prénom comme prénom d’usage et continuent d’identifier les individus sous leur premier prénom. Les demandes d’inversion, en effet, s’appuyaient souvent sur le refus des administrations d’« oublier » le premier prénom. Plutôt que d’aider les demandeurs à vivre, les juges préféraient pousser les demandeurs à faire plier les administrations.
90Un acte des parlementaires a été nécessaire pour mettre fin à cette situation. Un amendement à la loi « de simplification et d’amélioration de la qualité du droit60 », votée par le Parlement en 2011, a rendu cette barrière obsolète ; l’inversion des prénoms est désormais possible car elle est explicitement prévue : « À la dernière phrase du premier alinéa de l’article 60 du Code civil, les mots : “ou la suppression de” sont remplacés par les mots : “la suppression ou la modification de l’ordre des” (article 51) ».
91L’article 60 du Code civil est donc désormais rédigé ainsi :
Toute personne qui justifie d’un intérêt légitime peut demander à changer de prénom. La demande est portée devant le juge aux affaires familiales à la requête de l’intéressé ou, s’il s’agit d’un mineur ou d’un majeur en tutelle, à la requête de son représentant légal. L’adjonction, la suppression ou la modification de l’ordre des prénoms peut pareillement être décidée.
Si l’enfant est âgé de plus de treize ans, son consentement personnel est requis.
92Cet amendement s’inscrit pleinement dans le processus de libéralisation développé maintenant depuis plusieurs dizaines d’années. Il permet à des individus qui, au quotidien, s’appellent Pierre alors qu’ils ont été nommés « Jean, Pierre » à la naissance, d’inscrire comme premier prénom leur prénom d’usage (qui était auparavant le deuxième prénom).
93L’origine de l’amendement se trouve dans l’« interpellation » d’un député (Sébastien Huyghe), par une personne ayant demandé une interversion de ses prénoms et ayant été déboutée. Huyghe, qui était clerc de notaire, devait par sa profession être sensibilisé à l’importance pratique de l’ordre des prénoms. Le député avait donc, dès 2009, introduit l’amendement ainsi :
Il est aujourd’hui possible de modifier tous ses prénoms mais non d’en changer l’ordre sur l’acte de naissance, alors même que de nombreux Français souhaiteraient pouvoir modifier cet ordre sans pour autant changer de prénoms.
Une personne qui use au quotidien d’un autre prénom que celui qui est placé à la première place sur l’acte de naissance par l’officier d’état civil, que ce soit pour des raisons d’appréciation personnelle ou la conséquence d’une actualité dont elle n’est pas responsable, se voit contrainte dans toutes ses démarches administratives.
Cet amendement vise donc à permettre à toute personne faisant usage d’un autre prénom que celui qui lui a été attribué en premier lieu de mettre en adéquation sa situation administrative avec sa situation personnelle et professionnelle61.
94Les demandes d’inversion étaient suffisamment nombreuses pour avoir fait l’objet d’un traitement « automatisé » par certains procureurs, à l’aide d’un formulaire dans lequel il suffit de cocher une case. Une partie des rares dossiers déboutés, avant 2011, concernait ces demandes d’inversion traitées comme « toujours impossibles ».
95Face à ces refus du parquet, les juges pouvaient parfois déployer des ressources aptes à individualiser le traitement, comme le montre cet extrait de jugement, rendu avant 2011 (et répondant aux conclusions très réservées d’un procureur) :
Aux termes de l’article 57 alinéa deuxième du Code civil, tout prénom inscrit dans l’acte de naissance peut être choisi comme prénom usuel.
Si, en application du second de ces textes, la mesure de modification de prénom peut apparaître comme n’étant pas nécessaire lorsque l’un des autres prénoms figurant dans l’acte de naissance est d’ores et déjà employé comme prénom usuel, un tel usage s’imposant aux tiers comme aux autorités publiques (en ce sens Cass. 1re civ., 4 avril 1991, Bull. civ. I, no 117 ; CA [Grenoble], 9 mars 2005, ICP 2005. IV. 3379), il en va en revanche différemment lorsqu’un intérêt légitime justifie malgré tout l’interversion des prénoms (en ce sens CA [Versailles], 30 nov. 1989, D. 1990, IR p. 17 ; CA [Agen], 10 oct. 2002), voire le cas échéant la suppression de l’un des prénoms figurant dans l’acte de naissance.
Par ailleurs, il doit être observé que l’usage de l’un des autres prénoms figurant dans son acte de naissance, qui n’est prévu que comme une simple faculté aux termes de l’article 57 alinéa deuxième du Code civil, ne saurait être imposé à l’intéressé en tant qu’obligation exclusive de toute demande de modification ou de suppression de l’un de ses prénoms, une telle obligation étant de nature à constituer une ingérence disproportionnée de l’autorité publique dans l’exercice du droit au respect de la vie privée et familiale garanti par l’article 8 de la Convention européenne des sauvegardes des droits de l’homme et des libertés fondamentales.
En l’espèce, il ressort des explications fournies par le requérant ainsi que des documents joints à sa requête qu’il est en pratique fait difficulté à ses démarches tendant à lui permettre d’utiliser effectivement son second prénom Amine et ce, alors même que le requérant s’efforce d’utiliser ce prénom.
96La modification de l’article 60 et l’autorisation des inversions va simplifier ces demandes, désormais explicitement prévues, et contribuer à l’augmentation du taux d’acceptation des demandes de changement de prénom.
*
97Parler de libéralisation permet de rendre compte des positions des juristes, qui réfléchissent en ces termes, mais cette libéralisation s’accompagne d’une modification repérée dans d’autres espaces : « L’État avait tendance à interdire et à punir. Il a progressivement abandonné ce rôle. Il tend plutôt à surveiller. En substitution des impossibilités [...] et des interdictions [...] s’est mis en place un mode de régulation des “excès” qui délègue fortement aux sujets le soin de contrôler leurs conduites » (Memmi, 2004, p. 136). Il est possible de changer de prénom, mais il faut se montrer mesuré, exposer ses demandes, motiver ses actions...
98Un autre principe de lecture a été proposé ici. C’est à mesure que le prénom apparaît sous sa fonction connotative que la libéralisation se met en place. Les changements de prénom et leur traitement par la justice montrent l’importance croissante que joue le caractère connotatif du prénom au fur et à mesure que le prénom prend de l’importance « dans les mœurs », comme l’écrivait Carbonnier (1957). Mais si le nouveau prénom dénote toujours autant – et suffit à bien identifier un citoyen ou une personne –, quels arguments utiliser pour réguler son caractère connotatif ?
Notes de bas de page
1 CA [Paris], 14 nov. 1942, D. (Dalloz) 1943, p. 24.
2 P. Nepveu, « Du changement de prénom », JCP (La Semaine juridique) 1962, I, 1713.
3 Loi no 49-572 du 23 avril 1949 permettant le changement des prénoms de l’adopté.
4 Loi no 50-389 du 3 avril 1950 relative à la francisation du nom patronymique et du prénom des étrangers.
5 Proposition no 7547 déposée le 31 décembre 1953, séance du 31 décembre 1953, JOAN CR (Journal officiel, « Comptes rendus » de l’Assemblée nationale), p. 2545-2546.
6 Rapport de l’Assemblée nationale no 11031, séance du 28 juin 1955, JOAN CR, p. 1110.
7 Ibid.
8 Rapport du Sénat no 34, séance du 18 octobre 1955, JO, documents annexés aux débats du Conseil de la République, session ordinaire de 1955-1956, p. 15.
9 L’acte de naissance de Marie Révillon (Archives de Paris, registre V4E 5756) ne mentionne aucun changement de prénom.
10 Pierre Souty, « La loi du 12 novembre 1955 sur les prénoms », JCP G (La Semaine juridique, édition générale) 1956, I, 1282.
11 P. Nepveu, « Du changement de prénom », art. cité.
12 Ibid.
13 Bernard Parisot, « Le changement de prénom », D. 1966, p. 41.
14 Ibid., p. 42.
15 CA [Paris], 17 déc. 1960, D. 1961, p. 154.
16 CA [Paris], 14 mai 1960, D. 1960, p. 623.
17 CA [Paris], 17 déc. 1960, D. 1961, p. 154.
18 Cass. 1re civ., 26 janv. 1965, JCP 1965, I, 14064.
19 Bernard Parisot, « Le changement de prénom », art. cité, p. 44.
20 Convention CIEC no 4 relative aux changements de noms et de prénoms, signée à Istanbul le 4 septembre 1958.
21 Loi du 3 juillet 1965, JO, 4 juil. 1965, p. 5654.
22 L’Instruction générale relative à l’état civil, élaborée en 1955, est une instruction ministérielle qui réunit l’ensemble des dispositions législatives et réglementaires, circulaires et décisions de jurisprudence relatives au droit des personnes et de la famille ayant des conséquences en matière d’état civil. Elle fait régulièrement l’objet de révisions.
23 Instruction générale relative à l’état civil (1955), JO, 22 juil. 1955, p. 9351.
24 Instruction générale relative à l’état civil (1966), JO, 3 mai 1966, p. 3523.
25 P. Nepveu, « Du changement de prénom », art. cité.
26 Le Havre, 16 juin 1961, Gaz. Pal. 1961, somm., p. 3.
27 Paris, 21 nov. 1968, JCP 1969, 15842.
28 TGI [Saumur], 3 mars 1977, JCP 1978, II, 18968.
29 Ibid., note 22.
30 CA [Versailles], 12 oct. 1989, Gaz. Pal. 1989, 2, somm., p. 417, note Estoup.
31 Cass. 1re civ., 6 mars 1990.
32 JCP 1990, II, 22065, note Monredon.
33 Voir, entre autres : Marjorie Brusorio, « L’intérêt légitime au changement de prénom », Gaz. Pal. 2005, no 365, p. 2 ; Sandrine Royant, « Le changement de prénom : une opportunité pour un droit de connaître ses origines », Petites affiches, no 34, 17 févr. 2003, p. 11 ; Jacques Massip, « L’intérêt légitime de changer de prénom », Gaz. Pal. 2002, no 169, p. 13.
34 Cass 1re civ., 18 déc. 1979, D. 1980, IR, p. 426, obs. Huet Weiller et Gaz. Pal. 1980, 1, p. 249, note Massip.
35 Cass. 1re civ., 6 mars 1990, D. 1990, p. 478, note Massip.
36 CA [Lyon], 17 juin 1976, Gaz. Pal. 1977, p. 134.
37 Expression utilisée par Jacques Massip dans sa note concernant l’arrêt du 3 février 1981, et par Roger Nerson dans RTD Civ. (Revue trimestrielle de droit civil) 1981, p. 836.
38 1984 : JCP 1984, IV, 346 et 1991 : JCP 1990, IV, 141. Ces deux arrêts de la Cour de cassation indiquent de nouveau qu’il faut rechercher si l’usage prolongé ne constitue pas un intérêt légitime. Le second précise : si « l’état de fait [est] de nature à constituer pour l’intéressé un intérêt légitime ».
39 TGI [Agen], 19 juin 1992, D. 1994, comm. Nicoleau, p. 86.
40 Gaz. Pal. 1991, 2, somm., p. 467, note sous Cass. 1re civ, 4 avr. 1991. Un autre partisan du « libéralisme » est Roger Nerson, qui commente les arrêts des cours d’appel dans la Revue trimestrielle de droit civil et qui, année après année, salue les « solutions libérales » et critique les solutions « rigoristes ».
41 Note sous Cass. 1re civ., 14 févr. 1990, Gaz. Pal. 1990, 2, panor., p. 489.
42 Jean Hauser, RTD Civ., 1996, p. 357.
43 Note de Thierry Garé (CA [Paris], 21 nov. 1995, JurisData no 1995-600491, D. 1996, p. 355), qui débute de la manière suivante : « L’arrêt ci-dessus rapporté s’inscrit dans un courant jurisprudentiel bien établi. Il est cependant permis de s’interroger sur le bien-fondé de celui-ci. »
44 Jacques Massip, « L’intérêt légitime de changer de prénom », art. cité, p. 13.
45 Voir le JOAN CR, 2e séance du mardi 28 avril 1992, p. 750-751 (no 20(2), mercredi 29 avril 1992).
46 Loi no 72-964 du 25 octobre 1972.
47 Gérard David Ayache, « De la jurisprudence à la loi », Gaz. Pal. 1994, doct., p. 689.
48 Jacqueline Rubellin-Devichi, « Une importante réforme en droit de la famille : la loi no 93-22 du 8 janvier 1993 », JCP G 1993, p. 123.
49 Jacques Massip, « La notion d’intérêt légitime de nature à justifier un changement de prénom, en application du nouvel article 60 du Code civil », Petites affiches, no 89, 24 juillet 1996, p. 35 (note sous Cass. 1re civ., 20 févr. 1996).
50 Xavier Labbée, « Requête en changement de prénom : la nécessité d’un intérêt légitime à agir », Petites affiches, no 77, 28 juin 1995, p. 33 (note sous CA [Douai], 6 déc. 1994).
51 Arrêté du 20 août 2008 relatif au modèle de certificat médical d’accouchement en vue d’une demande d’établissement d’un acte d’enfant sans vie ; décret no 2008-800 du 20 août 2008 relatif à l’application du second alinéa de l’article 79-1 du Code civil.
52 « Inscription à l’état civil du fœtus mort-né : ouverture d’un droit au deuil pour les mères », AFP, 22 août 2008.
53 Voir, pour plus de précisions, la circulaire du 3 mars 1993 (JO, 24 mars 1993, p. 9351).
54 Circulaire du 19 juin 2009 relative à l’enregistrement à l’état civil des enfants décédés avant la déclaration de naissance (NOR : IOCB0914736C).
55 Marcel Bonnot, « Rapport fait au nom de la commission des lois sur le projet de loi no 3373 », XIIIe législature, rapport no 3604, 29 juin 2011.
56 TGI [Arras], 13 déc.1978, JCP 1979, IV, 341.
57 Par exemple au TGI de Bobigny, 20 novembre 1973, Gaz. Pal. 1974, 1, p. 149.
58 Question no 33193, JOAN CR 18 août 1980, p. 3544.
59 Massip, note sous Cass. 1re civ, 4 avril 1991, Gaz. Pal. 1991, 2, somm., p. 467.
60 Loi no 2011-525 du 17 mai 2011.
61 Source : www.assemblee-nationale.fr/13/amendements/2095/209500037.asp (janvier 2016).
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