Le Maroc à la paresseuse
p. 81-88
Texte intégral
1Calet ne prolongea pas son séjour marocain à travers un texte rédigé, comme cela avait été le cas pour l’Algérie. Néanmoins, il avait envisagé d’exploiter les notes de son voyage marocain et avait même commencé à les classer. Cette méthode d’observation n’est donc pas différente de celle pratiquée en Algérie. Le caractère inabouti des notations permet de mieux comprendre la démarche de l’écrivain. En déambulant sur ses traces au fil des notes, on superpose deux formes d’exploration qui soulignent la dimension cinétique du texte.
2À Rabat*, Calet n’eut pas de rôle officiel, mais cela ne l’empêcha pas de rencontrer beaucoup de monde et de serrer beaucoup de mains. La vie culturelle francophone était animée au premier chef par l’Alliance française, que dirigeait Henri Bosco. Au cours de l’année 1948 furent invités au Maroc Jean Cayrol, Vladimir Jankélévitch, Jean Guéhenno, Max-Pol Fouchet, Jules Romains, Raoul Ponchon et bien d’autres encore. Calet ne dit pas s’il a goûté aux charmes du « premier roman à la mode au Moyen Âge » (c’est-à-dire Chrétien de Troyes), au sujet duquel le directeur de l’École normale supérieure (ENS) Albert Pauphilet avait fait une conférence. On ne trouve rien non plus sur une possible découverte de Bussy Rabutin grâce à Jean Orieux (grand prix du roman de l’Académie française en 1946). Le jour de son retour en France se tint à Rabat un congrès d’anciens prisonniers de guerre. Il est significatif que Calet n’y ait pas participé, étant donné son peu d’appétence pour ce genre de réunion1. Au cours de dîners en ville organisés par les autorités du lieu, il put offrir à plusieurs personnalités son livre Le Bouquet, publié en France trois ans auparavant. Sa carte de presse, obtenue grâce à sa participation à la revue Combat, lui permit aussi d’approcher les personnels administratif et militaire. Tous relevaient de l’autorité du résident général, le général Alphonse Juin* (voir fig. 13), sous les ordres de qui travaillaient les 20 000 fonctionnaires français du protectorat2. D’ailleurs, Calet n’aurait pu effectuer ses déplacements sans un laissez-passer officiel ou des attestations écrites3.
Figure 13. Alphonse Juin (il obtiendra les sept étoiles du maréchalat en 1952). Wikimedia Commons images.

Juin en hiver
3Il est nécessaire de s’attarder quelques instants sur le fonctionnement du protectorat au sortir de la guerre, tellement la réalité coloniale de cette époque a déserté la mémoire collective des Français d’aujourd’hui.
4Calet a recopié consciencieusement les informations que lui donnait la revue éditée par le Service général de l’information de la résidence générale. Les analyses du « sens » et de la « valeur » des premières élections des chambres consultatives n’étaient pourtant pas de nature à provoquer un immédiat appétit de lecture. Mais pour essayer de mieux approcher le pays où il se trouvait, Calet s’est imposé le recopiage scolaire des rudiments de l’histoire du Maroc ancien et contemporain. Or l’effort des rédacteurs de la presse de langue française locale pour construire une synthèse harmonieuse entre les composantes de la politique française au Maroc masque mal la gestion embarrassée de la dyarchie marocaine.
5Le général d’armée Alphonse Juin (1888-1967) est au cœur de l’actualité marocaine en 1948. Son képi légèrement relevé en arrière lui donne un air bonhomme, mais gare aux apparences ! Avant d’être promu maréchal en 1952, il a été nommé résident général au Maroc en 1947 (juste avant le passage de Calet), un poste qu’il occupera jusqu’en 1951. Né à Bône en Algérie4, il était passé par Saint-Cyr et avait fait la Grande Guerre comme capitaine au sein du 1er régiment de tirailleurs marocains, peu de temps après l’installation du protectorat français au Maroc par Lyautey*. Pendant la Seconde Guerre mondiale, à la tête du corps expéditionnaire en Italie, il avait remporté la victoire du Garigliano (mai 1944) et était entré avec de Gaulle trois mois plus tard dans Paris libéré. Il était devenu ensuite chef d’État-major de la Défense nationale de 1944 à 1947.
6Depuis sa création, trente-cinq ans auparavant, le protectorat avait connu une histoire mouvementée5 et Juin héritait d’une situation explosive. Le Jihad nationaliste était très vivace, et dans un discours d’avril 1947 le sultan* Mohammed Ben Youssef* avait délibérément oublié de mentionner la mission civilisatrice de la France6. Le général s’entendait mal avec ce sultan, un homme de petite taille à l’allure effacée, que l’Istiqlal, le Parti de l’indépendance, soutenait contre l’autorité française7. Depuis son palais impérial, Mohamed Youssef (le futur Mohammed V) régnait sur ses sujets, qui le respectaient. Mais le résident général français, comme l’avait voulu Lyautey, contrôlait toute la politique du pays et protégeait les intérêts français. Juin avait néanmoins quelques sérieux motifs pour ménager les Marocains. Tandis que les 1 850 000 soldats de l’armée française croupissaient dans les stalags allemands, les goumiers et tirailleurs*8 lui avaient permis d’enfoncer les troupes de l’Axe à Monte Cassino (1944) et s’étaient fait tuer en masse. Il n’empêche que les Marocains restaient des « indigènes » et d’« éternels mineurs9 ». Le Maghzen* (l’administration du sultan) n’occupait qu’une position subalterne.
7Voilà donc résumée brièvement la situation que Calet découvrit progressivement au Maroc. Non qu’il y fût directement mêlé ou qu’on lui ait explicitement demandé de porter un jugement sur le système politique ou les mœurs de la société chérifienne, mais parce que toutes les instances politiques et culturelles auxquelles il eut affaire, même de façon informelle, faisaient partie des rouages d’un vaste ensemble mis en place par le protectorat.
Exodus
8Mais il est une autre réalité qui lui tenait beaucoup plus à cœur : l’intégration des Juifs dans cette société en majorité composée de musulmans et de colons français tenant les rênes du pouvoir. Marthe, son épouse, est juive et il loge chez son beau-frère Alfred. Or l’année 1948 vient à peine de commencer et, moins de trois ans auparavant, les camps d’extermination fonctionnaient encore. Ainsi voit-on se développer dans les notes marocaines de Calet un intérêt particulier pour les Juifs .
9En 1948, ces derniers formaient à Rabat une communauté importante10. Le Guide bleu11 fait montre sur ce plan d’une grande clarté discriminante, en comptabilisant à l’unité près les individus appartenant aux groupes des « Indigènes », des « Israélites » et des « Européens12 ». Cela n’était pas simple d’être juif au Maroc. Après la guerre, les lois antisémites de Vichy étaient encore dans toutes les mémoires. Lors de son séjour, Calet récupéra un numéro de L’Écho du Maroc daté du 19 octobre 1940, dont la première page exposait « le nouveau statut des Juifs français ». L’article déclinait les interdictions imposées aux Israélites d’être officiers, d’appartenir à un organisme de presse, de radio, de théâtre ou de cinéma et de participer aux affaires publiques. Pourtant, le sultan Mohammed Youssef eut toujours du respect pour la population juive. Après sa mort, il serait même apparu en rêve à son fils Hassan pour l’exhorter à veiller sur des gens qu’il considérait comme des frères et des sujets marocains, au même titre que les autres. Toute-puissance des légendes...
10Traditionnellement, les Berbères13 entretinrent d’assez bons rapports avec les Juifs, au point qu’on a prétendu parfois qu’ils étaient apparentés. Calet s’intéresse à la Kahena*, assimilée parfois à une fille de Sion14. Sur la route qui le mène dans l’intérieur du pays, il se plaît à relever scrupuleusement le nom des localités berbères. Quand il prête quelque attention à la musique locale, ce n’est pas vers les maqâms qu’il se tourne, mais vers les chansons de Juifs algériens, comme Lili Boniche ou Blond Blond, dont il recopie patiemment les paroles. Le mellah* l’attire par ses rituels particuliers, le bain rituel de la mikva* par exemple. L’attention portée par Calet aux manifestations de la judaïté d’Afrique du Nord ne signifie pas qu’il cautionne sans retenue tout ce qu’il voit. Dans le mellah par exemple, il assiste à une circoncision : sans dramatisation outrée, mais le regard pétrifié, il rapporte la scène dans toute sa violence. Pacifique, sensible, humain, il exècre le sang versé et, même dans sa banalité de surface, cette agression au couteau lui donne un haut le cœur. Seul le rappel in extremis de son propre « ondoiement » à l’église Saint-Pierre de Montrouge (il vient d’en faire le récit dans Le Tout sur le tout) sauve le texte d’une tonalité trop sombre et retrouve la veine de l’humour gris qui est le sien.
Instantanés
11La transposition littéraire du séjour marocain est finalement très différente de ce qui était advenu de la villégiature à Sidi Madani. Celle-ci s’était conclue par un premier texte inachevé, mais déjà très élaboré, et un second publiable et publié. L’impression d’ensemble avait même changé en cours de route, rompant avec la causticité d’autres comptes rendus de voyages à l’étranger (Suisse, Italie…). Rien de tel au Maroc : peu ou pas d’ironie, aucune nostalgie, pas même le début d’un texte rédigé. Seulement une abondance de notes restées sans lendemain, mais qui témoignent qu’un projet de réemploi littéraire n’avait pas été exclu. Cet inachèvement s’explique peut-être par la position personnelle de Calet dans le microcosme journalistique et littéraire au moment où il rentre en France. Chroniqueur à Combat, il découvre dans son propre journal un article de David Rousset15 violemment hostile à la politique coloniale de la France au Maroc16. On imagine mal Calet jouer des violons du paternalisme colonial ou des clairons de la conquête ni, à l’inverse, emboîter le pas à l’anticolonialisme rebelle et violent. Par-dessus tout, il doit reconnaître que les mœurs marocaines n’ont éveillé en lui aucun de ces échos intimes qui l’auraient mis à l’abri d’un aphorisme aussi désespérant que : « “Le Maroc, on s’en fout”. Moi aussi ». Mais nous autres, lecteurs, nous ne nous « foutons » pas de l’écriture de Calet quand elle fait surgir de la page un Maroc subjectif et inédit. Ces notes collent au plus près d’une expérience littéraire conçue comme un rapport direct au réel, à peine relu et non corrigé. On s’en convaincra au chapitre suivant, en se laissant porter par le flux des poussières de la route marocaine.
Notes de bas de page
1 À ce propos, voir Henri Calet, « Réunion d’absents », Terre des hommes, nº 11, 8 décembre 1945. L’article est repris dans De ma lucarne et figure aussi dans la deuxième partie du Tout sur le tout, sous une forme à peine différente.
2 Aujourd’hui, 25 000 Français environ travaillent au Maroc.
3 Celle de Pierre Vittu de Kerraoul, par exemple, haut fonctionnaire de la direction de l’Intérieur, qui demanda aux autorités militaires, sur une carte de visite datée du 13 février, de « bien vouloir réserver le meilleur accueil à Monsieur Calet, écrivain français de passage au Maroc » (carte de visite, document privé, Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, cote 9328).
4 Il se maria en Algérie avec Marie Gabrielle Mauricette Cécile Bonnefoy (« Madame Juin » dans le texte de Calet) en 1928.
5 Lors de la guerre du Rif, qui fit grand bruit dans les milieux intellectuels des années 1920, Abd el-Krim opposa une résistance farouche aux troupes coloniales françaises. Le Rif reste aujourd’hui un lieu de contestation chronique du pouvoir central.
6 Juin sera aussi quelques années plus tard un partisan résolu de l’Algérie française, ce qui lui vaudra l’inimitié indéfectible de De Gaulle.
7 Voir Moumen Diouri, Réalités marocaines : la dynastie alaouite, de l’usurpation à l’impasse, Paris, L’Harmattan, 1987.
8 L’armée française régulière était alors en « grandes vacances », selon la formule de Francis Ambrière, dans les stalags allemands. Voir Michel P. Schmitt, « L’Odyssée du gefang », Europe, nº 948, 2008, p. 5.
9 C’est ainsi que les appelle l’africaniste et colonialiste intégral Louis Bertrand.
10 D’une façon générale sur la question, voir André Chouraqui, La Saga des Juifs en Afrique du Nord, Paris, Hachette, 1972.
11 Maroc, Paris, Hachette, « Les Guides bleus », 1930.
12 L’idéologie coloniale du Guide bleu est plus assurée que son arithmétique. La population de Rabat, selon le grand classique de la maison Hachette, aurait été de 38 000 habitants, répartis comme suit : « 20 000 musulmans », « 3 600 israélites », « 10 460 Français et sujets français », « 3 456 étrangers » (seul le mot « Français » a droit à une majuscule). Le compte n’y est pas. Qui étaient les 484 habitants manquants ?
13 La moitié de la population marocaine, semble-t-il, parlerait la langue amazighe.
14 Voir Nahle Zeraoui, Le Mythe de la Kahena, dernière reine berbère, Sarrebruck, Éditions universitaires européennes, 2010.
15 En 1948, David Rousset est auréolé de la gloire de son Univers concentrationnaire qui avait obtenu le prix Théophraste-Renaudot en 1946 (il remplaçait le prix de 1940 qui n’avait pas pu être décerné).
16 Voir Combat des 13 et 14 janvier 1948. Calet vient d’arriver à Rabat. Les jours précédents, des rumeurs avaient circulé faisant état d’une demande par le sultan du rappel en métropole d’Alphonse Juin. Dans un éditorial du même journal, Pierre Herbart avait de son côté dénoncé les privilèges économiques exorbitants de certains grands colons et la protection de facto dont ils jouissaient de la part de la résidence générale. Celle-ci répondit en se défaussant sur l’autocratisme de Mohammed Youssef. Hasard de l’histoire : au moment même où Calet arrivait au Maroc, l’émir Abd el-Krim venait de créer avec d’autres militants nord-africains (5 janvier 1948) un Comité de libération du Maghreb. Leur manifeste appelait à l’union des Maghrébins et à la lutte pour l’indépendance contre les usurpateurs colonialistes.
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