Vie, mort et race future : Louise Michel
p. 143-156
Texte intégral
« Après ces luttes, la race, voulant vivre, se groupera sur le sol délivré1. »
1En 1881, dans une nouvelle vendue en brochure « au profit des grévistes de Villefranche et de la propagande du parti révolutionnaire », Louise Michel écrit :
Il y a une chose que les exploiteurs n’ont pas pensé encore à faire.
C’est de créer des races d’ouvriers pour telle exploitation, comme on crée des bœufs de boucherie et des bœufs de travail.
Par exemple, des mineurs, au dos toujours arrondi, ne perdant pas de temps à étirer leurs membres fatigués, des races rampant sur les coudes et les genoux pour mieux explorer les trous et les boyaux des mines2.
2Elle précise aussitôt que le héros de la nouvelle, le père Blaise, « n’était point bâti sur ce modèle » : « grand, nerveux », « dur au travail », mais prêt à la révolte. Le meneur, quoique mineur aussi, ne peut être « rampant », ni physiquement ni moralement.
3L’idée revient dans La Misère (1882), où la romancière laisse entendre que le travail de la mine fait des hommes une race de rats humains :
Les Anglais sont parvenus à créer des races ballonnées de graisse pour la boucherie, les exploiteurs, eux, en Angleterre comme en France et comme partout ailleurs, ont contribué, par les conditions terribles de la vie qui leur est faite, à la déformation des hommes livrés à certains travaux. Le vieux mineur estropié du workhouse n’était pas le seul qui eût le front déprimé, les yeux couverts, la poitrine énorme, le corps grêle et difforme ; le travail forcé dans les couloirs faits plutôt pour les rats que pour les hommes, crée ainsi des races de mineurs3.
4Symétriquement, Louise Michel pense une action amélioratrice dont l’expression passe par le même canal : le mot de race. Dans sa correspondance, en 1873, ainsi que Joël Dauphiné le relève dans son ouvrage sur La Déportation de Louise Michel4, en rappelant ses sympathies multiples pour le monde kanak, elle imagine un croisement de la « race » kanak et de « la nôtre » :
Cette race qui s’éteint, au lieu d’être broyée à coups de canon et dépossédée, pourrait contracter des alliances avec la nôtre, ce qui produirait une nation intelligente et forte, du moins un peu plus que les nôtres qui sont lâches et bien bêtes5.
5Cela est répété et confirmé dans un volume de fictions qui paraît en 1888, Les Crimes de l’époque. L’architecture même de ce recueil est significative : elle le fait culminer sur l’évocation des races « retrempées ». La réédition moderne du texte par les éditions Plasma en 1980 a malheureusement modifié sa mise en forme spécifique, en écrasant une partie de la typographie, et par là même des éléments de sens. Or, comme le montre l’édition originale, les six « nouvelles inédites » composant le volume ne sont pas toutes sur le même plan. À la fin de la cinquième nouvelle, on lit : « Fin des crimes de l’époque6 ». La table des matières ménage un espace sensible entre les titres des cinq premiers récits et le titre du sixième et dernier : « Le vieil Abraël », sous-titré : « Légende du vingtième siècle ». Ainsi, Les Crimes de l’époque (le volume qui porte ce titre) contient la « fin des crimes de l’époque » et poursuit au-delà. Le dernier récit est bien toujours situé dans le temps, mais hors de « l’époque » (cette « époque de transition » que la romancière décrit comme la sienne) : « Le vingtième siècle allait finir », « L’Europe avait évolué7 ». Le livre débouche ainsi sur un récit d’anticipation : il n’y a plus de déserts, tout est peuplé et cultivé par l’homme devenu libre,
Partout [...] grandissaient de jeunes peuples, se retrempaient les anciennes races8.
6Tout cela est vu depuis la Nouvelle-Calédonie, où la scène se passe, sorte de microcosme témoin du Nouveau Monde :
Maintenant les peuplades, mélangées en grand nombre par des unions avec les Blancs, présentaient une population splendide, ayant la haute et droite stature du sauvage, l’intelligence facile de l’Européen9.
7L’utopie et l’anticipation révèlent un rêve d’eugénisme, qui déclare ses a priori (intelligence européenne, beau corps calédonien). Les romans, à travers la grande série des années 1886 à 1889-1890 (soit trois romans publiés en un peu plus de trois ans), vont plus loin : ils imaginent une évolution accélérée par l’intervention médicale et chirurgicale. En 1886, Les Microbes humains mettent en scène un fou de science, le docteur Gaël, non seulement passionné de croisements entre races animales et entre races humaines10, mais à la recherche de l’» échelon » nouveau dans l’échelle de l’être, échelon que n’a pas encore atteint l’homme actuel : il s’agit de « développer en avant une race plus haute ». Dans ce but, il se livre à des expérimentations sur des singes et sur des hommes, tous en cage et mis sous surveillance autour de son laboratoire : il leur pose des appareils sur le crâne, observe, dissèque. Il s’interroge, en particulier, sur l’égalité des hommes et des femmes dans les « races blanches » et les « races noires11 ». Gaël veut comprendre « l’échelon » au passé (comment du singe on est passé à l’homme) afin de provoquer, par intervention directe, scientifique, médicale, un nouveau progrès, un nouveau changement d’échelon. La race, la recherche anthropologique et l’échelle du progrès sont intimement liées.
8Dans le même roman, un révolutionnaire, Julius, forme le projet d’une colonie d’hommes nouveaux, qui « peut-être feront souche d’une race où ne seront plus déviés les rudiments des plus belles choses – justice, liberté, science – qui éclaireront l’humanité de demain ». Le docteur Gaël « rêve d’aller rejoindre Julius » ; il deviendra dans le roman suivant (Le Monde nouveau) l’un des piliers scientifiques de la nouvelle colonie. « Ô légende nouvelle12 », conclut le roman des Microbes humains.
9Le roman mêle ainsi, en les superposant, deux sens du mot race, une race prise comme lignée, descendance, postérité (« faire souche ») et une race qui se constitue par rupture distinctive (le passage d’un échelon), aboutissant à une nouvelle division de l’espèce. À l’articulation des deux, un point essentiel : la race est vue avant tout comme chose plastique, modifiable pour / par l’exploitation aussi bien que pour / par la révolution. Par là, elle est intrinsèquement liée à la « légende nouvelle », mise au centre d’une geste de l’humanité : le passé sert à montrer un avenir et une direction, postulant une foi dans le sens de la marche. « L’humanité de demain » est pensée et rêvée à travers le mot et le concept de race, investis de ce fait d’un imaginaire particulièrement fort. « Race », en somme, permet de penser une pâte humaine en devenir, sous tous ses aspects, physiques, intellectuels et moraux.
10Ce rêve habite les romans d’une façon particulièrement noire, à travers une obsession de la déformation, de la manipulation des corps, compression de crânes, de jambes, production de nains et d’êtres rabougris13. Si le docteur Gaël, personnage double formant chaînon entre le vieux monde et le futur, teste l’élasticité des boîtes crâniennes, d’autres personnages se spécialisent dans la fabrication de culs-de-jatte, de monstres (rampants, comme les « races » de travailleurs exploités). Le grand modèle hugolien de L’Homme qui rit (1869), certainement présent à la mémoire de la romancière, se déporte de manière significative de la mutilation qui marquait le visage de Gwynplaine à la déformation crânienne (pour la romancière, là est la clé, le secret de l’» échelon » du simiesque à l’humain, et de l’humain d’aujourd’hui à l’humain de demain) et à l’atrophie programmée des jambes (en élevant les enfants dans des jarres), qui scie l’homme debout, tue la « stature » et la marche. La déformation de l’être, au bénéfice de l’exploiteur, touche aussi le profiteur, chez qui le ventre écrase le reste. Au nain, produit souffrant de la misère, répond à l’autre bout du même déséquilibre le dévoreur, également difforme, porteur qui plus est d’un cerveau dévitalisé :
À quoi bon les sens des arts, à quoi bon l’intelligence chez tous, si c’était pour l’étouffer, pour ne laisser que les bras au bénéfice de ceux qui n’ont ni cerveau, ni bras, qui n’ont qu’un ventre, comme les larves. Chez les races qui jouissent, le cerveau ne reçoit plus que les perceptions dont le sillon est creusé ; chez les races qui travaillent et peinent trop, le cerveau est inculte et ramifie au hasard.
La végétation puissante des forêts vierges ne vaut-elle pas mieux que la culture abâtardie des arbres nains dans les potiches ; – ils doivent mourir vite ; – attendez que mille ans aient passé sur le vingtième siècle, débarrassé de nos folies, de nos stupidités, de nos misères14.
11À travers l’imaginaire de la race, l’histoire humaine est présentée comme un drame de la déformation, par opposition à l’épanouissement (ce libre épanouissement des facultés humaines posé au centre de l’idéal), mais aussi comme un vaste scénario de la déformation et de la transformation : car il ne s’agit pas seulement ici de corriger une déformation, de trancher une ligature, de rendre l’être à une forme qui serait originelle et fixée dans l’absolu, mais de repousser les limites actuelles de son organisme, et de déboucher sur un nouvel être humain, une autre « race ».
12Au cœur de la « race » michélienne, on trouve ainsi une définition de la liberté qui la corporise et fait d’elle un organe : le devenir humain n’est pas donné comme une libération, ou pas seulement, mais comme le développement ou l’acquisition d’un nouvel organisme. La Commune l’exprime au travers de comparaisons :
C’est bien ainsi que se forment et se développent de la plante à l’être des organes nouveaux suivant les milieux.
Ainsi, nous ne savons pas nous servir encore de l’organe rudimentaire de la liberté, vienne le cyclone qui fera le monde nouveau, l’être s’y acclimatera comme ces fucus s’acclimatent à la terre après l’onde mouvante15.
13Quand Le Monde nouveau entrevoit « l’homme libre sur la terre libre » et annonce que « le volume suivant dira les cyclones, effondrements de races, de continents, d’idées, les émergements possibles, le rêve de la légende nouvelle16 », le mot de « race » est tout sauf un mot bouche-trou. Il se place juste à l’articulation de l’effondrement et de l’émergement, et il assume, pour la romancière, la pensée même de la métamorphose et du nouveau dans le champ de l’humanité. Le slogan de « l’homme libre sur la terre libre » est du reste variable sous sa plume, et prend aussi cette forme : « une autre race, libre sur la terre libre », dans un article publié par L’Attaque :
[Que les voix du tocsin] sonnent sur le pouvoir, sur la guerre, sur les misères, qu’elles sonnent sur nous-mêmes, que ce temps maudit, se refermant comme un linceul, nous ensevelisse et que vienne une autre race, libre sur la terre libre.
Ce n’est plus une modification, c’est un monde nouveau17.
14La révolutionnaire anti-réformiste trouve ici le pivot du basculement de l’ancien au nouveau, de la destruction à la création.
15L’expression de « race humaine » constitue presque un tic de langage chez Louise Michel. Elle est « chère à l’oratrice et à l’écrivaine anarchiste, elle a des accents d’animalité et d’universalité, elle n’est pas neutre. “La race au sang chaud et vermeil” s’enflammait-elle dans ses Mémoires18 », ainsi que l’observe Xavière Gauthier. Cette dernière montre comment, dans l’écriture à deux de La Misère, par Louise Michel et Marguerite Tinayre, la seconde a voulu corriger la première, et a, entre autres, sabré l’expression, si caractéristique, de « race humaine ». « La misère est aussi vieille que le monde, et si on n’y met ordre, elle dévorera la race humaine » (Louise Michel) devient alors : « la misère est aussi vieille que la société, et durera autant qu’elle, si on n’y met bon ordre19 » (Marguerite Tinayre).
16Ce n’est sans doute pas au mot « race » que Marguerite Tinayre s’en prend : il marque aussi bien la partie qu’elle a écrite que celle de Louise Michel. Du côté de la première, la race soutient massivement une pensée des classes (race des patrons, des propriétaires, « mauvaise race des patrons », « Les propriétaires sont une race immonde », race de l’aristocrate – au sens de lignée, famille –, « mauvaise race des communards » – dans la bouche de religieuses20, etc.).
17Du côté de la seconde, les usages peuvent au premier abord paraître hétéroclites : une cuisinière qui semble « de race porcine », la corruption actuelle de la « race humaine », « nos races imparfaites » (dans une chanson que nous allons retrouver), un vieux Gaulois « dernier de sa race », les races animales que l’on fabrique pour la boucherie et les races humaines que l’on fabrique pour l’exploitation21. L’expression de « race humaine » semble surtout ancienne et vieillie, au moment où Louise Michel écrit, c’est-à-dire dans les années 1880. Le Dictionnaire de l’Académie de 1835 donne le sens de « la race mortelle, la race humaine », c’est-à-dire : « les hommes en général » (par opposition à l’animalité). Le genre humain, en somme.
18Ce qui la revivifie est qu’elle tient intimement à un système de pensée, de représentations et d’images. La série des trois romans de 1886-1890 débouche, à la fin du Claque-dents, l’ultime bataille ayant eu lieu, sur un aperçu du monde nouveau, irreprésentable puisque sa nouveauté même reste à venir. Non décrite, abrupte au plan romanesque, l’approche de cet avenir est cependant esquissée dans les toutes dernières lignes : on y voit un bain de sang, les héros qui sont les ouvriers de la nouvelle humanité meurent (ils appartiennent à l’ancien monde), et c’est une aube : « La terre était libre [...] partout, la terre était libre »,
C’était bien la République sociale du monde, du genre humain : la terre respirait comme lavée par l’orage, un échelon était monté dans l’humanité.
Il n’y avait plus qu’à enfouir le cadavre du vieux monde mort en donnant le jour au nouveau22.
19Le terme d’échelon articule la pensée de l’humanité comme il articule la pensée de la race : un échelon en avant, pour une autre race humaine, c’est toute la recherche de Gaël, fanatique de la science et vibrant aux souffles révolutionnaires. La proximité est audible avec les lignes de L’Attaque que je viens de citer (« que ce temps maudit, se refermant comme un linceul, nous ensevelisse et que vienne une autre race, libre sur la terre libre ») : mais ici le pronom personnel, « nous », s’est effacé.
20Parmi les nombreuses figures de fins de race, qui constituent à la fois un décret de mort et une promesse de race nouvelle, deux figures de détrônés se distinguent, d’une certaine manière fraternelles : le singe et le roi. Leur caractéristique commune est de ne plus avoir leur place dans le milieu naturel et social – naturel pour le singe, politico-social pour le roi – et, tous deux, ils font apparaître, sous forme de figures, l’articulation du naturel et du social. L’un est détrôné par l’homme, non sans déchirements : Le Bâtard impérial consacre de larges passages à « l’homme des bois », son apparence humaine et sa proximité, la lutte avec l’homme qui l’extermine23. Du côté du singe, Louise Michel trouve ainsi des accents tels que ceux de Jules Michelet dans La Mer (1861), quand il mettait en scène la lamantine24, préfiguration de la mère humaine, mais non humaine, première ébauche de la nature tendue vers la « série humaine » qu’elle n’atteint pas, finissant empaillée (par l’homme) dans son geste même qui esquissait le geste humain. Du côté du roi, être politique obsolète, Le Monde nouveau en particulier consacre plusieurs chapitres à une figure qui frappe Louise Michel et dont elle fait un emblème : Louis II de Bavière, artiste broyé dans la filière dynastique, achevant sa lignée en folie. Dans Le Claque-dents :
Les rois, eux aussi, étaient morts, les grands vieux d’Allemagne avaient disparu, les Hohenzollern n’étaient plus que des spectres.
Pour régner, il faut des souverains ; il n’y avait plus de souverains, leurs races s’étant éteintes comme tout ce qui ne peut plus vivre25.
21Au-delà encore de la « race humaine », nous trouvons une expression plus brève et plus intense, « la race » tout court. Ainsi Louise Michel écrit-elle dans Le Monde nouveau :
[...] la race sera bien différente du bétail humain que vous [trouvez], chaque être vivant en tout le genre humain et tout le genre humain vivant en chaque être, l’idée, allant en avant dans la grande paix, puis si loin, si loin, que l’horizon se fera de plus en plus large. [...]
Ce rêve-là c’est comme toutes les hypothèses d’une époque, la réalité de celle qui suivra26.
22« Race » et « genre humain » voisinent ici, sans se confondre, montrant bien à la fois leur logique et leur imaginaire. Sur le mot de « race » repose le processus même de construction de l’humanité, en tant qu’il constitue une sorte d’eugénisme en grand. L’univers romanesque aussi bien que la prédication militante ne disent pas seulement la mort du vieux monde, mais l’enfantement par ce vieux monde d’une humanité harmonique (chaque être vivant en tous) et dégagée de l’animalité. Il n’y a pas de nouveau « genre humain » (mais un nouveau type de communication à l’intérieur du genre humain), il y a en revanche une autre « race » humaine.
23Quand Louise Michel écrit « race », elle recherche ainsi une rationalité du discours, elle parle en termes de production d’êtres, du point de vue d’une logique de la génération, même si c’est une logique nourrie d’images et de référents anciens :
Ces monstres doivent étonner le lecteur, mais tant que la race humaine se débattra dans des principes corrompus, il viendra dans cet humus des produits de corruption, peut-être irresponsables, à coup sûr dangereux27.
24Les personnages des romans sont presque tous situés dans une généalogie, qui ne se confond ni avec l’hérédité zolienne, ni avec la méditation décadente des fins-de-race, même si elle tient des deux, et qui cherche à argumenter l’imagination du devenir, à fonder les utopies de l’humanité future. Ainsi, le vieux Darek, un « dernier de la race », un Gaulois, a la révolte contre l’oppresseur dans le sang. Par lui passe donc le renouveau :
Le type gaulois se retrouvait dans toute sa pureté par un phénomène d’atavisme, chez ce dernier de la race ; plus grand encore que son père, ses membres puissants et nerveux semblaient à l’épreuve de toute fatigue comme ses yeux bleus étaient à l’épreuve de la crainte28.
25C’est lui qui, dans le roman, chante la « chanson du corail » (cette fleur de sang vivante, en relation avec tous les rouges de la révolution), énonçant l’appel du futur et le sens de l’avenir :
Quand sur nos races imparfaites,
Ô corail aux rameaux sanglants !
Élèveras-tu d’autres faîtes
Pour des êtres justes et grands29 !
26Ces vers ont leur double dans le recueil poétique de Louise Michel (le seul publié de son vivant, en 1888), À travers la vie, sous le titre « Chanson des flots » :
Dans les tourmentes qui se taisent,
Des races vont croître et mourir,
[...]
On n’est rien que la brute humaine ;
Mais la race haute et sereine
Aura son accomplissement30.
27Ainsi se complète le balancement du vieux Darek (« races imparfaites » présentes / « êtres justes et grands » à venir) : le mot « race » se déplace à l’intérieur de la même symétrie, « brute humaine » (présente) / « race haute et sereine » (à venir). Darek incarne une fin de race consciente d’elle-même, intuitionnant et chantant son propre au-delà. L’investissement identitaire est fort de la part de l’écrivaine, qui se revendique « barde » et chanteuse du « bardit » des temps nouveaux, à la fois légende et chant héroïque, chant pour le combat. Le Gaulois, support d’une continuité des révoltes (figure essentielle de la lutte pour la liberté et contre le Romain), est aussi le support d’une discontinuité de la « race humaine », du passage d’une race à l’autre qui est un saut d’échelon : il assume tout ce qui peut être agent de continuité au sein de la discontinuité. La parole poétique est investie d’un rôle transitionnel fort. Voir la race future est au cœur de la poésie michélienne et de tous les développements visionnaires, prophétiques, qui l’accompagnent. Dans un mouvement toujours double, cette vision détermine à la fois l’appel à l’avenir et l’appel à la mort. Mais, quoique la race future soit perçue sous l’aspect de la sortie de l’animalité, l’intuition même du futur est rapportée au passé, au flair de l’homme primitif : « Peut-être qu’on sent venir les événements, cela nous reste de nos ancêtres, des races bestiales qui sentaient l’ennemi31. » Dans les Microbes humains, Jabouille, censé incarner l’homme peu développé, peu distant de l’ancêtre simiesque, est un chercheur hors pair, guidé par le flair. Comme l’homme futur sera doté, selon Louise Michel, en cela disciple de Fourier, de sens plus nombreux et plus développés que ceux de l’homme actuel, cette sensibilité intuitive de l’homme encore bestial le met en prise tout particulièrement avec l’homme futur.
28Tout l’univers romanesque se constitue comme une sorte d’opéra des races : tendu par une poésie de l’intuition, il est aussi grand consommateur de clichés et pourvoyeur de mythes. Si le Gaulois se fige dans un certain répertoire, très reconnaissable à travers l’œuvre, il en est de même du juif, auquel Le Claque-dents fait large part en 1889-1890, construisant autour de lui tout un appareil romanesque et idéologique. Louise Michel présente les juifs comme l’exemple même d’une « race » modelée de manière coercitive par l’histoire, c’est-à-dire par l’histoire d’une longue persécution : il faut rapprocher Le Claque-dents des textes cités plus haut sur les races animales ou travailleuses, déformées, orientées, instrumentalisées par un exploitant / exploiteur. Une nouvelle métaphore animale intervient ici, celle de la girafe, qui, déplaçant la référence lamarckienne de la nature à la société, est utilisée à la fois comme preuve de l’évolution et de l’oppression :
Les Juifs d’autrefois pleurant la patrie absente, la harpe suspendue aux saules du rivage, ont, à travers les âges et les tortures, étrangement évolué.
[...] les Juifs avaient besoin de l’or pour vivre, ils ont eu l’or ; ceux d’entre eux qui voulaient la science l’ont eue : est-ce que la volonté ne s’empare pas des sens, les assouplissant, les étendant comme la girafe affamée des
anciens temps étendait vers les hautes branches son cou qui s’allongeait de génération en génération.
Ainsi ont fait les Juifs32 [...]
29Ici aussi le roman pense la fin d’une race : s’il met en scène un banquier juif qui incarne jusqu’à la caricature le « roi de l’or » aux mains crochues, et qui, plus encore, incarne une évolution négative et déformante (ce banquier fut jeune, beau et poète), il le pourvoit de deux enfants qui jettent son or par la fenêtre et fomentent la révolution sociale, annulant et rectifiant la girafe pour ainsi dire, au plan naturel aussi bien que social. La « race » est donc sur-affirmée à dessein de dire à la fois un corps déformé et un groupe social déformé, et pourvue d’une descendance qui corrige la déformation : l’évolution de la girafe est réversible, ou plutôt elle débouche sur une autre évolution, qui la mène à l’avant-garde du monde nouveau. Converti par ses enfants, le vieux banquier est jeté en pleine révolution intérieure, « tenant son front à deux mains comme s’il allait éclater devant les idées fulgurantes qui rayonnaient autour de lui » ; il se jette à la révolution et à la mort pour participer aux « noces rouges » de ses enfants : c’est après ces ultimes déflagrations que « la terre respirait comme lavée par l’orage, un échelon était monté dans l’humanité ».
30Ces espèces d’images d’Épinal romanesques, qui renchérissent sur les clichés et donc les entretiennent, sont embarquées dans les idéologies dont elles participent, à un moment où ces dernières sont virulentes : c’est le plein moment de la gloire d’Auguste Chirac, par exemple, et de la vogue d’un antisémitisme anticapitaliste. La démarche de Louise Michel est foncièrement paradoxale, dans la mesure où elle active d’autant plus des représentations qu’elle entend dépasser.
31Dans L’Ère nouvelle, elle écrit : « les mensonges de carte géographique, de race, d’espèce, de sexe, rien ne sera plus de ces fadaises33 » ; plus de classes non plus, « nul ne pourra plus être bétail humain, ni prolétaire », plus de clivages donc, mais l’humanité une :
Chaque individu vivant en tout le genre humain ; tous vivant en chaque individu et surtout vivant en avant, en avant toujours où flamboie l’idée, dans la grande paix.
32La race est donc un mot du vieux monde, qui est un monde de cloisonnements, pour décrire ce qu’il crée, en particulier des races sociales : « les races qui ont trop joui ont le cerveau plus aride encore que ne l’ont les autres sans culture34 ».
33Il n’en est que plus frappant que Le Monde nouveau reprenne quasiment la même phrase en y réinsérant le mot de race :
Le Monde nouveau (1888) | L’Ère nouvelle (1887) |
Chaque caractère, chaque intelligence prenant sa place dans la gravitation universelle, laa science ayant remué le monde au bénéfice de tous, la race sera bien différente du bétail humain que vous trouvez, chaque être vivant en tout le genre humain, et tout le genre humain vivant en chaque être, l’idée, allant en avant dans la grande paix, puis si loin, si loin, que l’horizon se fera de plus en plus large à mesure que grandiront le savoir et l’intelligenceb | Chaque caractère, chaque intelligence prendra sa place. Les luttes pour l’existence étant finies, la science ayant régénéré le monde, nul ne pourra plus être bétail humain, ni prolétaire. [...] Chaque individu vivant en tout le genre humain ; tous vivant en chaque individu et surtout vivant en avant, en avant toujours où flamboie l’idée, dans la grande paix, si loin, si loin, que l’infini du progrès apparaîtra à tous dans le cycle des transformations perpétuellesc. |
a. La confusion typographique du s et du l étant certaine, je corrige « sa » en « la ». b. Louise Michel, Le Monde nouveau, dans Trois romans, op. cit., p. 308. c. Louise Michel, L’Ère nouvelle, op. cit., p. 22. |
34Louise Michel institue un double régime, qui fonctionne à la fois par rejet des races et par magnification de « la race ».
35Le mot du vieux monde ne saurait disparaître ici, pour une première raison : Louise Michel appartient à ce vieux monde, se représente ainsi, élément d’un « nous » mourant et sacrifié, prêt à replier le linceul sur lui-même. Elle habite donc le monde des races et, du dedans, elle en dit la fin. De plus, le terme n’apparaît négatif qu’en tant qu’il sert à une hiérarchisation des races en inférieures ou supérieures, ainsi que l’expriment les Mémoires de 1886, au sujet de la Nouvelle-Calédonie et de la seule supériorité dont on puisse créditer les Blancs : celle des armes de destruction35. En revanche, dans le Monde nouveau, le héros qui s’intéresse aux « races humaines » se trouve comme par définition orienté vers la révolution et vers le sentiment de l’avenir :
Roll racontait les transformations qu’il voyait dans la nature, dans les mœurs, les langues, les races humaines, arrivait à reconnaître le jour prochain pour les peuples de prendre la robe virile.
Il devenait révolutionnaire ! disait-on36.
36Louise Michel entend exprimer un mouvement indéfini du progrès, une voie de transformations sans fin : « race » étant le mot-concept qui sert de support à cet imaginaire des transformations, il n’est pas question de l’évacuer. Sans doute le poème « Océan, Fragment de la légende du barde » livre-t-il du reste, par son épigraphe, une des autorités de l’écrivaine en la matière : Victor Hugo et Châtiments :
Sur les races qui se transforment,
Sombre orage elles passeront37...
37Au total, il s’agit pour Louise Michel d’affirmer « la race » en tant qu’elle fait sortir des races, et de mettre en action une double procédure, dont une formule de L’Ère nouvelle offre la formule paradigmatique : « Après ces luttes, la race, voulant vivre, se groupera sur le sol délivré38. » Elle réalise à la fois le recours à un mouvement vital unique, primordial, naturel, et à un mouvement qui relève de l’organisation sociale, et que Louise Michel appelle le « groupement » ou encore la « gravitation ».
38Du côté du premier élément, c’est un vouloir-vivre qui définit « la race », causalité ultime, indépassable, prise dans le mouvement même du vivant. Ainsi « race humaine » et « sève humaine » entrent en symétrie, presque en équivalence :
La science, à peine délivrée des langes mythologiques, prépare pour la race humaine le banquet de la vie plus riche, la part des connaissances plus grande.
Des sens nouveaux bourgeonnent à cette fin d’hiver séculaire, la sève humaine monte pour le printemps prochain, tout s’agite sur le cratère qui gronde39.
39Ou encore, sous forme de vers :
Et de ces races primitives,
Se mêlant au vieux sang humain
Sortiront des forces actives
L’homme monte comme le grain40.
40Le second élément, le principe de libre groupement, est au cœur même d’une conception libertaire de la liberté, il fait confiance à un ordre spontané, se constituant par attraction. Dans le poème intitulé « Fragments de l’épopée humaine », Louise Michel part du premier mouvement de « la bête humaine » pour se mettre debout, premier mouvement d’humanité, puis montre la diversité des races surmontée par de premiers groupements humains :
Ces hommes ne sont pas tous de races pareilles ;
Ils se sont rassemblés par un même dégoût.
Les voilà réunis comme un essaim d’abeilles ;
Le bâton à la main, les voilà tous debout41.
41Le « dégoût » dont il s’agit est celui du repas où « On ronge palpitants les chiens et les vaincus », autrement dit de l’anthropophagie (que prolonge la société capitaliste, écrit par ailleurs Louise Michel). Ainsi, le poème évite de mettre en scène des races, ou plutôt ne les met en scène que mêlées, réunies, par-delà tous les autres clivages, par ce refus. La deuxième partie du poème (« Maintenant ») prolonge ces esquisses du passé en di-rection du futur :
Le vieux monde n’est plus qu’un rêve,
Ce soir il n’en restera rien ;
[...] Poussés par un instinct étrange,
Les hommes vont par groupements,
[...] Êtres et flots ont leurs courants.
42Par la gravitation, loi de la nature, le social aussi est en dernier ressort naturalisé. En écrivant : « la race se groupera », Louise Michel réussit une sorte de surenchère dans la procédure de naturalisation, mouvement vital, plus courant social animant le cosmos.
43De la revendication de La Grève dernière, en 1881 : « nous sommes las d’être un bétail, nous sommes la race humaine42 » à la prophétie de L’Ère nouvelle, amplifiée par les romans, « la race se groupera », « la race sera bien différente du bétail humain »..., il faut entendre la force mise dans le mot, une entreprise d’abouchement de l’humanité et de la société à la nature et à la vie. Le cri de « Vive la mort » tel qu’il est poussé par Louise Michel, à travers ses œuvres, est aussi un « Vive la race » :
L’être, comme la race, monte et s’épanouit en feuilles et en fleurs.
Pareils aux fruits verts, nous ne serons bons qu’à engraisser le sol [...]
La sève qui monte, à notre époque de transition, est puissante.
Il ne peut naître aujourd’hui des croisements humains, à travers des vicissitudes infinies, que des races révolutionnaires, chez ceux mêmes qui nient l’imminence de la Révolution.
[...] même physiquement, l’homme nouveau ne nous ressemblera plus.
Mourons donc, misérables que nous sommes [...] et que la race humaine se déploie et vive où l’on égorgeait le troupeau humain43.
Notes de bas de page
1 Louise Michel, L’Ère nouvelle, pensée dernière, souvenirs de Calédonie (Chant des captifs), Paris, Achille le Roy, 1887. Voir infra, p. 154.
2 Louise Michel, La Grève dernière [1881], dans La Chasse aux loups, Claude Rétat (éd.), Paris, Classiques Garnier, 2015, p. 296.
3 Louise Michel & Marguerite Tinayre, La Misère, Xavière Gauthier & Daniel Armogathe (prés.), Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2006, p. 909-910.
4 Joël Dauphiné, La Déportation de Louise Michel, Paris, Les Indes Savantes, 2006, p. 53.
5 Louise Michel, Je vous écris de ma nuit, Correspondance générale, 1850-1904 [1999], Xavière Gauthier (éd.), Paris, Les éditions de Paris, 2005, p. 217.
6 Louise Michel, Les Crimes de l’époque, nouvelles inédites, Paris, N. Blanpain, « Bibliothèque du dimanche », s.d. [1888], p. 118.
7 Ibid., p. 119 et 122.
8 Ibid., p. 119.
9 Ibid., p. 122.
10 « Il avait, comme on sème des graines dans un terrain ou dans un autre, opéré d’étranges croisements de races animales, par des moyens artificiels, – et s’il ne l’avait pas encore fait sur les races humaines, ce n’était pas sa faute, il ne désespérait pas de le faire, l’occasion seule avait manqué. » (Louise Michel, Les Microbes humains, dans Trois romans [Les Microbes humains, Le Monde nouveau, Le Claque-dents], Claude Rétat & Stéphane Zékian (éd.), Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2013, p. 103-104).
11 Ibid., p. 113.
12 Ibid., p. 206-207.
13 Voir en particulier la fin du Monde nouveau dans Louise Michel, Trois romans, op. cit., p. 372 et suiv.
14 Ibid., p. 308. Voir aussi Louise Michel, Les Microbes humains, dans Trois romans, op. cit., p. 49, sur les « races alourdies par le far niente » et les « races éternellement affamées ».
15 Louise Michel, La Commune [1898], Éric Fournier & Claude Rétat (éd.), Paris, La Découverte, 2015, p. 391.
16 Louise Michel, Le Monde nouveau, dans Trois romans, op. cit., p. 214.
17 Louise Michel, « Les voix du tocsin » (article d’août 1888), dans Trois romans, op. cit., p. 618.
18 Louise Michel & Marguerite Tinayre, La Misère, op. cit., p. 13.
19 Ibid., p. 14.
20 Ibid., p. 220, 410, 513, 557.
21 Ibid., p. 654, 678, 773, 792, 909.
22 Louise Michel, Le Claque-dents, dans Trois romans, op. cit., p. 559.
23 Louise Michel & Jean Winter, Le Bâtard impérial, Paris, Librairie nationale, 1883.
24 Jules Michelet, La Mer, Jean Borie (éd.), Paris, Gallimard, 1983, p. 216.
25 Louise Michel, Le Claque-dents, dans Trois romans, op. cit., p. 472-473.
26 Louise Michel, Le Monde nouveau, dans Trois romans, op. cit., p. 308.
27 Louise Michel & Marguerite Tinayre, La Misère, op. cit., p. 678.
28 Ibid., p. 792.
29 Ibid., p. 773.
30 Louise Michel, À travers la vie, Paris, Edinger, « Petite bibliothèque universelle », s.d. [1888], p. 117 (repris dans Louise Michel, À travers la vie et la mort : œuvre poétique, Daniel Armogathe & Marion Piper (éd.), Paris, Maspero, 1982, p. 124).
31 Louise Michel, Les Microbes humains, dans Trois romans, op. cit., p. 66.
32 Louise Michel, Le Claque-dents, dans Trois romans, op. cit., p. 36 et 486.
33 Louise Michel, L’Ère nouvelle, pensée dernière, souvenirs de Calédonie (Chant des captifs), op. cit., p. 22.
34 Ibid.
35 Mémoires de Louise Michel écrits par elle-même, Paris, F. Roy, 1886, vol. 1 (seul publié par Roy), p. 297.
36 Louise Michel, Le Monde nouveau, dans Trois romans, op. cit., p. 322.
37 Dernière strophe de « France ! à l’heure où tu te prosternes... », dans Victor Hugo, Châtiments, I, 1. Le poème de Louise Michel figure dans Louise Michel, À travers la vie, op. cit., p. 17, et est repris dans Louise Michel, À travers la vie et la mort : œuvre poétique, op. cit., p. 139.
38 Louise Michel, L’Ère nouvelle, op. cit., p. 20.
39 Louise Michel, Les Microbes humains, dans Trois romans, op. cit., p. 49.
40 « Sous les niaoulis », dans Louise Michel, À travers la vie, op. cit., p. 78, et Louise Michel, À travers la vie et la mort : œuvre poétique, op. cit., p. 132.
41 « Fragments de l’épopée humaine », dans Louise Michel, À travers la vie, op. cit., p. 127 et suiv.
42 Louise Michel, La Grève dernière, op. cit., p. 302.
43 Louise Michel, Mémoires, op. cit., p. 100-101.
Auteur
Claude Rétat est directrice de recherche au CNRS, membre du CELFF (Centre d’étude de la langue et des littératures françaises, UMR 8599, CNRS / Paris-Sorbonne), ancienne élève de l’École nationale supérieure (Ulm), agrégée de lettres classiques, docteur et habilitée à diriger des recherches. Elle est spécialiste de la littérature du XIXe siècle, a édité récemment plusieurs romans de Louise Michel, dont un qui était porté disparu (La Chasse aux loups, Classiques Garnier, 2015), a retrouvé le texte inédit des Mémoires de 1890 (À travers la mort : « Mémoires » inédits, 1886-1890, La Découverte, 2015) et a établi la nouvelle édition de La Commune (La Découverte, 2015) ainsi que de Prise de possession (L’Herne, 2017).
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Biographie & Politique
Vie publique, vie privée, de l'Ancien Régime à la Restauration
Olivier Ferret et Anne-Marie Mercier-Faivre (dir.)
2014