Chapitre 2
Les bas-bleus contre l’ordre social
p. 37-56
Texte intégral
Elle était le plus désagréable de tous les monstres, un bas-bleu – un monstre qui peut exister seulement dans cet état de société misérable et faux où une femme dotée d’une légère couche de culture ou de philosophie se voit classée avec les souris chantantes et les cochons qui jouent aux cartes1. (George Eliot)
Quand le bas-bleuisme, qui est la révolution en littérature, car le bas-bleu est pour la femme ce qu’est pour l’homme le bonnet rouge ; quand le bas-bleuisme qui a commencé par être grotesque, mais qui devient sérieux, touchera à son triomphe définitif, qui est prochain et que je prévois avec un mépris joyeux, pourquoi ne mettrait-on pas Mme Daniel Stern aux Sciences morales et politiques2 ? (Jules Barbey d’Aurevilly)
1Les femmes auteurs sont donc avant tout des auteurs de désordre. Cette idée, martelée dans les nombreux discours normatifs qui assurent la diffusion et la vulgarisation des modèles de vertu féminine, conduit à la transformation progressive du bas-bleu ridicule en une figure monstrueuse qui semble, dans les dernières décennies du siècle, menacer les fondements mêmes de la vie en société. Pour en saisir les avatars, quelques précisions historiques sont nécessaires.
2C’est une continuité et une spécificité que j’ai voulu saisir, ce pourquoi mon analyse parcourt avec une certaine liberté chronologique l’ensemble du xixe siècle. Mais cette continuité ne doit pas faire oublier que ce siècle change, non plus que la fascination exercée par le personnage largement imaginaire de la femme auteur ne doit masquer la diversité et les difficultés bien réelles des femmes qui écrivent. Retracer leurs pratiques, leurs combats serait l’objet d’une étude d’histoire et de sociologie de la littérature qui devrait comporter une périodisation et une typologie, travail de vaste ampleur, peut-être d’ailleurs contestable dans son principe puisqu’il risquerait encore une fois de constituer les femmes en unité, et en unité séparée des hommes. Il n’y aurait en outre sans doute que peu d’intérêt à exhumer des œuvres (qui, pour bon nombre d’entre elles, sont de médiocre qualité) pour cette seule raison qu’elles sont de femmes, et que l’on compte ainsi réparer les injustices de l’histoire à l’égard de celles-ci en leur restituant une visibilité : forme perverse de reconnaissance et d’hommage, qui, en montrant leurs œuvres, ne donne pas aux lecteurs l’envie d’aller plus loin. Je me bornerai ici à une brève, et nécessairement incomplète, esquisse de périodisation, simplement destinée à mettre en perspective ce qui suit.
3La situation des femmes écrivains connaît une évolution qui peut prendre pour repères les grandes périodes politiques, sans toutefois coïncider absolument avec elles. Sous le Consulat et le Premier Empire, malgré une forte misogynie ambiante, dont témoignent la publication, en 1801, d’un Projet de loi portant défense d’apprendre à lire aux femmes3 ainsi que, sur un plan moins anecdotique, le Code Napoléon et la carence du système éducatif alors mis en place en ce qui concerne les femmes, celles qui écrivent, les romancières surtout, jouissent d’une certaine notoriété. C’est qu’elles sont encore assez peu nombreuses, originaires pour beaucoup de l’aristocratie ou d’une bonne bourgeoisie, souvent marquées par l’éducation du siècle des Lumières et plutôt respectueuses des conventions. Sauf bien sûr la célébrissime Mme de Staël, qui déchaîne dans toute l’Europe des passions contradictoires et va fournir pour des décennies un prototype de la femme auteur. Mais certaines de ses contemporaines aujourd’hui oubliées furent aussi parmi les écrivains les plus illustres de leur temps. Sainte-Beuve assure que rien n’égale le succès qu’eurent alors les romans de Mme Cottin4. L’abondante production de Mme de Genlis rencontra des lecteurs enthousiastes et aurait fait pleurer Napoléon lui-même, et George Sand, dans Histoire de ma vie, évoque avec plaisir cette lecture de sa jeunesse. En 1824 encore, Chateaubriand pouvait écrire à Mme de Genlis en remerciement d’une dédicace, avec plus de galanterie que de véracité : « Associé à votre gloire, j’ai quelque chance d’y parvenir à votre suite5. » Quelques mauvais esprits suggèrent bien que si les femmes réussissent en littérature, c’est que les hommes de valeur sont désormais occupés en d’autres domaines : armée, politique ou industrie. Toutefois, le ton des critiques qu’elles suscitent reste souvent plaisant (des taches d’encre sur des doigts de rose), le débat garde dans ses termes un caractère essentiellement moral et, même envisagée surtout à travers son rôle de mère et d’épouse, la femme y apparaît encore comme un individu à part entière. Qu’elles se soient mises à écrire pour gagner de l’argent, les femmes de lettres le reconnaissent sans honte, au contraire : ce motif leur est une justification pour sortir de leur réserve et s’exposer à la publicité. Elles sont peu perçues comme un danger social, et encore peu, semble-t-il, comme une ombre qui ternirait la gloire de l’activité littéraire. Elles-mêmes d’ailleurs s’empressent de mettre en garde leurs contemporaines contre des ambitions littéraires déplacées et contre les méfaits de la lecture des romans, que ce soit sous la forme du moralisme de Mme de Genlis, dont on trouvera plus loin quelques exemples, ou à travers la réflexion désabusée de Germaine de Staël qui, cent fois citée hors contexte et vite devenue le cliché favori de tout ouvrage sur les activités intellectuelles des femmes, retentit d’un bout à l’autre du siècle : « La gloire elle-même ne saurait être pour une femme qu’un deuil éclatant du bonheur6. »
4Si la Restauration ne modifie pas profondément cette situation, un homme de lettres comme Frédéric Soulié la juge « plus féconde que l’Empire en toutes sortes de Bas-bleus7 ». Les salons permettent aux femmes de jouer un rôle dans la vie intellectuelle ; elles continuent à s’illustrer dans les mêmes genres littéraires : récits historiques et surtout romans, auxquels il faut ajouter, de plus en plus, la poésie, lyrique, élégiaque, voire didactique ; et elles suscitent toujours l’agacement et l’ironie plutôt qu’une hostilité véritable. Les romans de la duchesse de Duras suscitent admiration et engouement. Toutefois, le redéveloppement progressif du catholicisme prépare les bases du moralisme et de la piété qui vont contribuer à légitimer l’asservissement des femmes dans la suite du siècle. Le discours médical vise à donner une base scientifique – ou prétendue telle – à l’idéologie misogyne, avec les nombreuses rééditions de l’ouvrage du docteur Roussel, Le Système moral et physique de la femme8, et la publication du livre de Virey qui fera longtemps autorité, De la femme sous ses rapports physiologique, moral et littéraire9.
5Mais dans ce domaine comme dans tant d’autres, c’est la révolution de 1830 qui constitue une véritable coupure et le début du règne de Louis-Philippe connaît un véritable âge d’or de la femme auteur. Les raisons en sont nombreuses, et d’ordres divers : développement de l’éducation des filles, même si c’est avec un retard important sur celle des garçons ; place centrale de la question féminine dans les débats de nombreux courants politiques, en particulier fouriéristes et saint-simoniens ; naissance du premier mouvement collectif d’affranchissement des femmes, certes minoritaire et de courte durée ; influence des idéaux romantiques et célébrité incontournable de George Sand. Il faut ensuite attendre longtemps pour retrouver un tel mouvement d’intérêt, et un consensus aussi favorable aux activités intellectuelles des femmes, quelles que soient les ambiguïtés qui le marquent – et elles sont nombreuses. La preuve en est qu’une fois passée l’effervescence qui domine les premières années du régime, un renversement s’amorce qui condamne, au nom de la morale, de l’ordre et du bon sens, les aspirations des bas-bleus, et ce mouvement va s’amplifiant jusqu’à la fin du siècle. On peut dater ce retournement à peu près des années 1840. L’attaque d’Alphonse Karr contre Louise Colet, avec la spectaculaire mais dérisoire vengeance de celle-ci : un coup de couteau de cuisine dans le dos, qui ne blesse guère la victime mais fait jaser tout Paris ; les articles de Charles Labitte, Paul Gaschon de Molènes, Victor Cousin sur les femmes écrivains dans la Revue des Deux Mondes ; La Physiologie du bas-bleu de Frédéric Soulié ; la série de caricatures cruelles, mais ambiguës, publiée par Daumier dans Le Charivari en 1844, constituent des repères et des indices révélateurs de cette évolution. Ceci n’empêche pas toutefois que la dynamique du mouvement en faveur de l’éducation des femmes ne paraisse irréversible.
6Malgré la part importante que prennent certaines femmes aux événements de 1848, et la publication du premier quotidien féministe, La Voix des femmes, la République s’avère en ce domaine majoritairement conservatrice, moraliste et hostile à leur émancipation, du moins si celle-ci implique autonomie économique et indépendance par rapport à l’homme. Pour une majorité de républicains, la place des femmes est au foyer, et la préoccupation dominante la protection de la famille. Les années 1848-1849 voient un déchaînement satirique contre les aspirations intellectuelles des femmes, et pour elles l’heure des déceptions n’attend pas le Second Empire. Paradoxalement, le règne de Napoléon III, s’il voit, surtout dans ses premières années, un recul des activités féministes comme de l’ensemble des oppositions politiques, n’est pas vécu individuellement par toutes les femmes comme une période d’absolue régression. Au contraire, ce moment paraît pour beaucoup propice à une sorte de maturation intellectuelle, l’écriture n’étant plus liée directement à une revendication ou à des enjeux politiques. « L’Empire laissait même à la science une liberté relative en dehors des sphères officielles, dira plus tard Clémence Royer. C’était pour lui une soupape de sûreté. Jamais on n’a tant philosophé à Paris qu’en ce temps-là, justement parce qu’on y parlait moins politique. Les métaphysiciens remuent les idées, mais ne remuent pas les pavés, au moins immédiatement10. » De nombreuses femmes écrivains souhaitent alors se démarquer de la période précédente, dont elles renient parfois ce qu’elles considèrent comme des excès, et s’attaquent aux genres littéraires qui leur semblaient jusqu’alors les plus interdits : théâtre, histoire, philosophie. Si ne surgissent pas dans cette période des figures de tout premier plan comme Mme de Staël ou George Sand, beaucoup d’œuvres commencées dans la première moitié du siècle se poursuivent de façon féconde, et on voit apparaître des noms moins connus, mais non négligeables : Malvina Blanchecotte, Julie Daubié, Jenny d’Héricourt, Clémence Royer. Cette multiplication d’œuvres féminines à visée spéculative, politique ou philosophique, ainsi que le projet de Victor Duruy de créer un enseignement secondaire pour les filles ne manquent pas de susciter une virulence accrue des antiféministes. Ceux-ci appuient leur dénonciation de façon plus systématique que jamais sur le discours scientifique et médical, sur des œuvres philosophiques comme celle de Comte, ou politiques comme celle de Proudhon.
7Ils vont se déchaîner sous la Troisième République, invoquant constamment la parenté théorique entre la question féminine et la question politique (cela, à droite comme à gauche), et l’existence d’un double paradigme des vertus de l’homme et de la femme. Les plus libéraux voient fréquemment la meilleure protection des intérêts de la femme dans son maintien au foyer. Le modèle de société qui les inspire paraît pourtant de plus en plus irréaliste devant l’évolution des rapports économiques et des mœurs, et devant les premières victoires arrachées par un mouvement féministe en plein essor11. En 1880, la loi Camille Sée permet l’ouverture de lycées de jeunes filles que les conservateurs qualifient, malgré les limites importantes du projet, de « pépinières de bas-bleus ». Des femmes perçues comme des pionnières, mais de plus en plus nombreuses, accèdent aux études universitaires et aux professions libérales. La loi Naquet rétablit le divorce en 1884. Les journaux et périodiques écrits par des femmes se développent, ainsi que des figures féminines publiques parfois tapageuses. Poétesses et romancières osent parler de leur sexualité, voire de leur homosexualité, comme le font Renée Vivien et Nathalie Clifford-Barney. Anna de Noailles et Colette prennent une large place dans les lettres françaises. Dès les années 1880, un journaliste de L’Écho note avec désapprobation :
La manie d’écrire fait chaque jour des progrès déplorables chez les femmes [...]. Jadis ces dernières se bornaient à parler chiffons dans leurs livres, elles faisaient quelquefois de légères incursions dans le domaine du roman, mais elles se gardaient bien de toucher aux questions philosophiques, psychologiques, sociales et autres. Elles laissaient au sexe laid le soin de traiter ces graves problèmes qui ne les intéressaient que fort médiocrement. Aujourd’hui tout est changé et la manie d’écrire a supprimé complètement les sexes. Mettez une plume dans la main robuste et calleuse d’un homme ou dans la main fine et potelée d’une femme et immédiatement – ô prodige ! – il n’y a plus ni homme ni femme, il n’y a plus que des écrivains ! Et quels écrivains12 !
En outre, les débats sur la fécondité suscités par les mouvements néomalthusiens ne sont pas faits pour satisfaire ceux qui souhaitent de bonnes mères mettant au monde et élevant de nombreux et vaillants petits Français. La place des femmes constitue donc un enjeu brûlant, ce qui entraîne, dans les romans et au théâtre, la mode des affranchies et des émancipées13 et l’idée, qui s’impose peu à peu, de « guerre des sexes ». Bien que les revendications féministes soient en fait rarement formulées de façon très belliqueuse, le mot est à peine une métaphore : en 1897, après l’incendie du Bazar de la Charité qui fait cent vingt-cinq victimes dont cent vingt femmes, l’enquête révèle que les hommes ont bousculé et assommé les femmes pour pouvoir fuir plus vite. On peut alors lire dans Le Petit Journal cet avertissement aux lectrices : « Et, que voulez-vous ? Les hommes, après quelques dures leçons, se sont mis au pas. Vous ne voulez plus de la galanterie ? Soit. Nous serons des brutes. Entre le mâle et vous, ce sera désormais la concurrence pour la vie dans ce qu’elle a de plus âpre14. » Au début du xxe siècle, alors que l’opinion française est en train d’évoluer favorablement sur l’idée du vote des femmes, la guerre, la vraie, changera durablement et profondément les conditions du débat.
8De ce tableau rapidement esquissé, on déduit sans peine qu’il y a peu de rapport entre la situation sociale et concrète de Mme de Genlis et celle de Renée Vivien, ou entre une poétesse du Premier Empire et une journaliste de la Troisième République. Le changement d’ailleurs, même si les droits formellement reconnus aux femmes sont de plus en plus nombreux, ne va pas toujours nécessairement dans le sens du progrès, notamment en ce qui concerne les relations entre les sexes. Cependant apparaît une continuité des regards portés sur les femmes écrivains, des discours tenus à leur propos et des constructions fantasmatiques qu’elles inspirent, qui avec le recul ne peut que frapper. Ceci implique aussi une continuité des contradictions qui en résultent pour les femmes, de leurs difficultés dans leurs rapports avec les hommes, avec la littérature, et dans leurs représentations d’elles-mêmes, nées de cet écart entre ce qu’elles cherchent, veulent être, et ce que l’on dit d’elles.
9La diversité de leurs positions sociales est grande, et pèse aussi lourd que celle des situations historiques. Les femmes qu’on rencontre dans cet essai appartiennent à toutes les classes de la société : depuis les très grandes dames issues des meilleures familles du pays (comme Daniel Stern, née de Flavigny, devenue par son mariage Marie d’Agoult) jusqu’aux ouvrières : Antoinette Quarré, Malvina Blanchecotte, en passant par tous les échelons de la bourgeoisie petite ou grande. Même si sont épargnés aux plus aisées les débuts difficiles, le recours obligé à des protecteurs, la quête de pensions ou de prix académiques, et surtout les humiliations sans nombre de ces obscures plumitives dont l’histoire n’a pas retenu le nom, qui vécurent de traductions anonymes, d’écrits didactiques et d’ouvrages édifiants, toutes rencontrent des obstacles analogues. Elles se voient entraînées dans une marginalisation de fait par rapport à leur milieu d’origine, et le rejet par celui-ci est parfois d’autant plus dur à assumer que le nom qu’elles portent est plus célèbre et porteur de respectabilité. Toutes doivent apprendre l’art malaisé des négociations avec les éditeurs et sont parfois amenées à y utiliser les ressources de la coquetterie ou de la séduction, en jouant sur des images avec lesquelles beaucoup pourtant cherchent à rompre. Le recours aux traditionnelles armes féminines, pour efficace qu’il puisse être, ne va pas sans renforcer l’ambiguïté de leur position dans le monde intellectuel et littéraire, les rendant plus vulnérables aux attaques misogynes. Mais venons-en aux critiques que leurs adversaires adressent aux femmes auteurs.
Les bas-bleus contre la famille
10La femme écrivain constitue une menace d’abord parce qu’elle mettrait en cause (et cela se dit de façon remarquablement persistante à travers tous les discours et toutes les époques) la vie de la famille. La menace est déjà, paraît-il, d’ordre physique : si on lit bien les médecins et les hygiénistes, une femme qui se livre à des activités intellectuelles ne peut (quand bien même, toute dépravée qu’elle est, elle le voudrait) mettre heureusement des enfants au monde. Le développement du cerveau semble toujours se faire au détriment de la matrice, et un soupçon de stérilité, comme de frigidité, pèse sur les bas-bleus qu’on voit généralement affligés d’une consternante maigreur : plus rien ne subsiste en eux de l’élément humide qui caractérise le sexe féminin selon Virey, tandis que la sécheresse propice à la vigueur intellectuelle revient au mâle. Dans Les Guêpes, Alphonse Karr ironise en juin 1840 contre Louise Colet : « Mlle Révoil, après une union de plusieurs années avec M. Colet, a vu enfin le ciel bénir son mariage ; elle est près de mettre au monde autre chose qu’un alexandrin15. » On voit que, même mariée, la femme auteur garde toujours quelque chose de la vieille fille, mais la perfidie vise les hommes au moins autant que la femme : le falot Hippolyte Colet, soupçonné à la fois d’impuissance et de pusillanimité, et surtout le philosophe Victor Cousin, père présumé de l’enfant. Elle n’en indique pas moins qu’une femme écrivain ne saurait faire des enfants comme tout le monde. Et cette obscure relation du cerveau au ventre fonctionne dans les deux sens : si la femme auteur n’est pas assez femme pour avoir de beaux et sains enfants, elle l’est pourtant assez pour être incapable de créer vraiment. « Il y a chez vous, au cerveau comme dans le ventre, certain organe incapable de vaincre son inertie native, et que l’esprit mâle est seul capable de faire fonctionner », déclare gracieusement Proudhon à Jenny d’Héricourt16.
11On aurait pu s’attendre à ce que les découvertes médicales relatives aux organes sexuels féminins et au cycle menstruel17, qui se développent dans les années 1840, mettent un frein à ce type de fantasmes et de discours : il n’en est rien. Au contraire, ces découvertes vont renforcer, aux yeux de nombreux contemporains, la spécificité de la femme, sa radicale altérité et surtout sa faiblesse physiologique, ennemie de toute activité cérébrale sérieuse. « L’accouchement continuel, l’ovaire toujours déchiré et toujours guéri18 », tels que les peint Michelet, ne prédisposent évidemment pas à la création littéraire ou philosophique. Si tous les médecins ne voient pas comme Icard dans l’état menstruel un état qui « frise le pathologique19 », du moins y trouvent-ils tous une raison suffisante pour interdire aux femmes les activités intellectuelles dans leur plus grande intensité, et ce dans l’intérêt des activités en question, qui seraient marquées du manque de rigueur inhérent à cet état, comme dans l’intérêt des femmes, qui risquent d’y perdre leur santé et leur féminité. Même le médecin de l’École normale supérieure de jeunes filles, alors tout récemment créée, affirme dans un rapport de 1888 que « les occupations intellectuelles trop assidues, trop abstraites, produisent des aménorrhées, de l’hystérisme, du nervosisme20 ».
12Supposez que de telles femmes, échappant par miracle au risque de stérilité, aient des enfants : dans quel état ceux-ci naîtront-ils, et comment feront-elles pour les allaiter ? Le lait ne sera-t-il pas tari ou aigri par l’abstraction de leurs idées ? Quand Daniel Stern fait plaisamment observer dans un essai qu’une mère peut bien méditer Descartes ou Platon en allaitant son fils, et que le lait n’en sera pas plus mauvais pour autant, elle ne fait sans doute pas rire, et heurte plus de préjugés qu’on ne l’imagine : Barbey d’Aurevilly, épinglant ce passage, l’accuse de « diminuer la maternité ». La période de l’allaitement doit être une sorte de parenthèse dans laquelle la femme se consacre corps et âme à son enfant (ce qui exclut qu’elle puisse poursuivre une œuvre quelconque) et à l’issue de laquelle il ne faut pas la croire pour autant tirée d’affaire : la lourde tâche de la première éducation, que tous les moralistes s’accordent à la suite de Rousseau à considérer comme décisive, va la requérir tout entière. On l’a compris : le travail maternel et domestique d’une femme n’est jamais fini, et celle qui voudrait écrire, a fortiori celle qui en ferait sa principale raison (voire son principal moyen) de vivre, ne saurait faire ni une bonne mère, ni une bonne épouse. Et cela non seulement pour les raisons physiques et pratiques qui viennent d’être évoquées, mais pour des raisons morales : à écrire et à publier, la femme perdrait ses qualités de dévouement aux autres et d’humilité, elle se laisserait corrompre par le goût de la gloire et la vanité personnelle, et trouverait bientôt malheureuse et insupportable la condition qui lui est faite. Son tort peut se résumer en quelques mots : elle a la prétention de vivre pour elle-même.
13Ainsi le consensus qui se dégage en faveur de l’éducation féminine ne vise nullement l’épanouissement des femmes comme individus, mais l’efficacité familiale et civique ; les discours politiques le rappellent avec une touchante continuité à travers les différents régimes. « Voulez-vous donner à la patrie des citoyens vertueux ? Donnez aux femmes une éducation républicaine21 », ordonnait Le Moniteur universel en 1795. L’intention reste la même quand Ernest Legouvé, sous le Second Empire, rapporte avec émotion qu’il a vu « une foule d’exemples de mères apprenant la grammaire latine et la grammaire grecque pour pouvoir présider utilement à la récitation des leçons et à la rédaction des devoirs. Quand l’externe d’un des grands lycées de Paris rentre le soir chargé de besogne et ne sachant où donner de la tête, qui le calme ? Qui lui fait mettre de l’ordre dans son travail ? Qui aide sa mémoire ? Qui prolonge la veillée avec lui jusqu’à ce que sa tâche soit achevée ? Sa mère22 ». Elles apprennent même le grec, et lorsque c’est pour la bonne cause, il n’en résulte apparemment aucun dérèglement fâcheux dans l’organisme féminin, l’amour maternel exorcisant sans doute le mal et préservant la féminine humidité. Les femmes ne sont pas les dernières à reprendre à leur compte de telles valeurs, et nombreuses sont celles qui en viennent à penser en termes d’égoïsme ou de vanité leur propre désir de lire, d’écrire, de créer, parce qu’il s’oppose à une vie tout entière définie par des rôles et des fonctions. Cette intériorisation des normes morales et la culpabilité qui en résulte ont certainement détourné beaucoup de femmes de l’écriture, et elles ont plongé celles qui écrivaient quand même dans de perpétuels et insolubles conflits intérieurs, dont témoignent leurs œuvres romanesques et les discours qu’elles y font tenir à leurs personnages, féminins comme masculins.
14Dès 1803, Natalie, l’héroïne de La Femme auteur de Mme de Genlis, se voit expliquer très clairement les choses par Germeuil, son fiancé. Elle vient de publier un livre et s’étonne naïvement d’être exposée à la désapprobation des hommes, et plus encore à celle des femmes. Rien là de surprenant, lui répond-il, car cette action qui devrait leur faire honneur, les femmes n’ont pas assez « d’esprit de corps » pour l’apprécier :
Formées par leur sensibilité, pour avoir une existence plus intéressante et moins égoïste que la nôtre, la gloire, à moins d’exceptions très rares, au lieu d’être pour elles une possession personnelle, n’est presque toujours qu’un bien relatif. Elles la trouvent dans les actions d’un père, d’un fils, d’un époux ; elles l’empruntent et ne la donnent pas, et les lois, en cela, sont d’accord avec la nature ; n’est-il pas juste que la gloire appartienne en propre à celui qui peut seul transmettre son nom et le laisser en héritage23.
On ne saurait vanter plus clairement la cohérence de l’ordre patriarcal, d’autant que la suite du récit et son dénouement ne donnent que trop raison à ce docte fiancé. Il ne faut pas attribuer cette scène à un conservatisme particulier de Mme de Genlis, car la même double morale va revenir de façon obsédante au cours du siècle, dès qu’une femme écrivain est en question. Mais va s’ajouter à ces considérations morales sur la gloire, qui conservent ici un tour assez abstrait, une dimension psychologique et domestique plus concrète : le débat s’embourgeoise.
15Le meilleur exemple en est Émilie ou la Jeune Fille auteur (1837), que Sophie Ulliac Trémadeure écrivit certainement en connaissance de cause. Après des débuts sous un pseudonyme masculin, elle publia de très nombreux ouvrages, dont Le Petit Bossu et la Famille du sabotier qui lui valut en 1834 le prix Montyon (contre Balzac, avec Le Médecin de campagne) et fut réédité un nombre considérable de fois au cours du xixe siècle. Elle avait collaboré au journal lyonnais d’Eugénie Niboyet Le Conseiller des femmes, favorable à l’émancipation et à l’éducation, avec des articles où elle analysait en termes extrêmement lucides la situation des femmes intellectuelles. Cependant, dans son roman pour la jeunesse, écrit dans la même période plutôt propice au développement de l’éducation et de l’expression féminines, elle s’emploie par tous les moyens à dissuader les jeunes filles de rêver à une carrière littéraire. Émilie, son héroïne, commence pourtant à écrire pour de louables raisons, puisqu’il s’agit de venir financièrement en aide à sa famille. Mais grisée par le succès, elle s’avère incapable de tenir la promesse faite à son mari, à la veille du mariage, d’abandonner l’écriture. Les reproches que celui-ci lui adresse, par leur fermeté et leur précision, ne laissent guère d’illusions sur ce qui, en trente ans, a changé dans les rapports conjugaux :
Si un artiste peut rendre sa femme heureuse, il est presque impossible qu’une femme auteur, qu’une femme artiste rende heureux son époux. Rien, dans la vie domestique, n’entrave pour l’homme l’exercice de l’intelligence et de la pensée ; pour la femme, au contraire, tout vient l’entraver ; l’homme n’est pas soumis à ces mille détails de chaque jour qui font partie des devoirs, importants au bonheur de tous, que la femme est appelée à remplir. Elle s’en lassera bientôt si sa pensée, accoutumée à se détacher de la terre, veut errer libre dans le domaine de l’imagination ; de cette lassitude naîtra le dégoût, du dégoût l’impatience, et de l’impatience l’abandon de tous ses devoirs de femme ; oui de tous, Émilie ! Quelques-unes échappent à cette loi trop générale, mais ici, comme partout, les exceptions sont rares. Ainsi donc, vous devez le reconnaître, sinon hautement, du moins en vous-même, un homme peut craindre de choisir pour épouse une femme auteur, une artiste ; un mari peut, avec raison, redouter de voir sa femme rentrer dans une carrière si dangereuse, et, sans être despote ou tyran, il peut et doit s’opposer à des travaux dont le résultat n’est au fond qu’un peu de bruit et un malheur réel pour tous les deux24.
16On voit poindre ici un sentiment masculin d’infériorité qu’accompagne une peur d’un renversement des rôles, sur lesquels il faudra revenir. Peut-être ce cynisme du personnage masculin, qui reconnaît ouvertement que les travaux domestiques ne sauraient inspirer que lassitude et dégoût à tout individu qui a connu autre chose, a-t-il de quoi étonner – et il est bon de se rappeler que c’est une femme qui écrit. Sans grande exagération toutefois, si on en juge par la réponse qu’adressait, à la même époque, en Angleterre, le poète Southey à Charlotte Brontë, qui lui avait demandé conseils et encouragements en lui soumettant quelques poèmes : « Vous avez évidemment ce que Wordsworth appelle “le talent de poésie” [...]. Mais si vous désirez le bonheur, ce n’est pas en vue de la distinction que vous devez cultiver votre talent. [...] La littérature ne peut être une occupation féminine et ne doit pas l’être. Plus une femme est occupée à ses vrais devoirs, moins elle aura de loisirs pour écrire, même comme art d’agrément ou comme passe-temps25. » Charlotte Brontë, qui allait quelques années plus tard bouleverser le roman anglais avec Jane Eyre, répondait humblement :
Suivant le conseil de mon père qui, dès mon enfance, m’a toujours guidée de la même façon bienveillante et judicieuse que vous le faites dans votre lettre, j’ai toujours essayé non seulement d’observer attentivement tous les devoirs que doit remplir une femme, mais de m’y intéresser profondément. Je n’y parviens pas toujours, car parfois quand j’enseigne ou que je couds, je voudrais pouvoir lire ou écrire, mais j’essaie de me surmonter, et l’approbation de mon père est une récompense à mon effort. Permettez-moi de vous exprimer ma sincère gratitude. J’espère ne plus jamais avoir l’ambition de voir mon nom imprimé ; si jamais le désir m’en prenait, je n’aurais qu’à regarder la lettre de Southey pour l’étouffer26.
Quant à Sophie, l’héroïne d’Ulliac Trémadeure, elle reste sans réplique après la semonce de son mari, et ce silence indique assez que la jeune femme est intérieurement convaincue de la validité de l’ordre qu’elle transgresse. Elle ne songe pas à demander ce qui fonde ces devoirs auxquels la femme se voit si inexorablement astreinte, alors que son mari ne dit rien sur ce point. La revendication d’un partage des tâches avait pourtant été avancée par Constance Pipelet dès 1797 : « En criant, Femmes, vous êtes mères ! / Cruels, vous oubliez que les hommes sont pères ; / Que les charges, les soins sont partagés entre eux, / Que le fils qui vous naît appartient à tous deux ; [...] / Et que d’un vain sermon les stériles éclats / Des devoirs paternels ne l’acquitteront pas27. » Mais cette revendication qui constitue une évidence pour le féminisme contemporain fut oubliée au cours du xixe siècle, et reprise seulement par les plus radicales des féministes sous la Troisième République.
17Médecins, théoriciens et hommes politiques ont d’ailleurs forgé de nombreuses réponses aux questions sur les fondements des devoirs féminins, réponses qu’ils prétendent trouver dans la nature, qui punirait par toutes sortes de maux celles qui contreviennent à sa loi, dans la science, dans la morale et l’intérêt de la société. Devant les « exceptions » à cette loi qui, malgré tout, se font fâcheusement nombreuses, ils appellent les femmes – les vraies – à témoigner. Au tournant du siècle, Théodore Joran, intellectuel qui consacre une bonne part de ses travaux à une vigoureuse croisade contre le féminisme, pourra citer avec satisfaction un article de la romancière Gabrielle Réval paru dans L’Écho de Paris en 1903, où elle affirme : « La vie de la femme de lettres est une vie terrible ; il faut se jeter dans la lutte, esprit, âme et corps, faire le sacrifice de cette chose qui est le dernier obstacle que franchissent les femmes, la pudeur. Élargissez ce mot : la femme, dès qu’elle prend la plume, livre son âme ; elle enlève tous ses voiles, elle se montre au public... Quant à la maternité, au mariage, quant au soin du ménage, c’est bien problématique28. » Joran n’est apparemment pas gêné par la contradiction entre ces déclarations d’une femme de lettres mariée et son statut d’écrivain. Les nombreux romans que Gabrielle Réval a consacrés aux intellectuelles, Les Sévriennes, Professeurs femmes, Lycéennes, ne font qu’accréditer à ses yeux, par leur message idéologique, le témoignage qu’elle porte : « Ainsi, nous en voilà prévenus, et par des femmes, et par des femmes qui en ont sans doute fait l’expérience : littérature (ou art) et vie de famille sont incompatibles », conclut-il dans son chapitre sur « le féminisme intellectuel et artistique29 ».
Les bas-bleus contre la société
18Menacer la vie de famille, c’est au xixe siècle menacer les fondements de la vie en société, et l’humanité même. La participation des femmes aux travaux industriels, la prise de conscience du ralentissement démographique, le sentiment aigu de désagrégation du tissu social qui domine, notamment sous la Restauration et dans les années 1830, vont faire de la défense de la famille un thème majeur des discours politiques et moraux toutes tendances, ou presque, confondues. Qu’elle apparaisse, selon les époques et les discours, comme métaphore des rapports de l’individu à l’État, comme cellule de base de la société, comme unité de production et support de la propriété individuelle, comme rempart contre la décadence des mœurs ou comme refuge pour les individus blessés par la dureté des temps, la famille est proclamée intouchable et, en raison de l’évolution sociale qui conduit vers la famille nucléaire, la femme en constitue plus que jamais le pilier. Les partisans les plus radicaux des transformations sociales ne sont pas en reste : « Les familles ont été les premiers modèles de société30 », lit-on déjà chez Babeuf. Enfantin, le chef de la doctrine saint-simonienne, qui fut pourtant largement accusé d’immoralité par ses contemporains, écrit avec nostalgie, en 1835, à Henri Heine à propos de De l’Allemagne : « Lorsque nous rêvons avec ces grands poètes [il s’agit de Maistre, Bonald, Chateaubriand, Lamartine], de même que lorsque nous suivons le Danube, nous rencontrons jusque dans la plus petite masure, une famille, une religion, une autorité, nous, pauvres orphelins, qui n’avons plus de chef, de dieu, de père31. » Pour Pierre Leroux, au même moment : « La famille, la patrie, la propriété sont les trois modes nécessaires de la communion de l’homme avec ses semblables et avec la nature. [...] Vous ne voulez pas de famille : donc plus de mariage, plus d’amour stable ; donc plus de père, plus de fils, plus de frères. Vous voilà sans relation avec aucun être dans le temps, et sous ce rapport déjà vous n’avez plus de nom32 », tandis que pour Michelet un peu plus tard : « La Famille s’appuie sur l’Amour, et la Société sur la Famille33 ! »
19Si tel est l’attachement des penseurs progressistes à la défense de la famille, on imagine la rigidité des discours de l’Église catholique et des conservateurs. Leur morale conduit, à travers l’éducation des filles, la codification des pratiques de la prière et des œuvres de charité, comme à travers un culte marial en plein essor qui exalte en Marie à la fois la fille, la mère et la Vierge, à un idéal féminin de dévouement et d’abnégation qui ne laisse pas place pour des aspirations individuelles. Les titres seuls des manuels religieux et moraux en disent long, où il est question de la femme chrétienne, de la femme forte, de la femme comme il faut34. Ainsi, la femme qui se consacre à l’écriture, en cessant d’être celle qui « ne crée pas l’art mais l’artiste », ne met pas en péril que ses enfants et son mari. En refusant de se consacrer à l’entretien de sa maison, elle refuse son rôle d’« ange de paix et de civilisation35 ». Son foyer perd alors sa véritable nature, qui devrait en faire, selon les mots de John Ruskin, « le lieu de la paix ; le refuge non seulement contre toute blessure, mais contre toute terreur, tout doute, et toute division. Dès lors qu’il n’est pas cela, il n’est plus le foyer, si les anxiétés de la vie extérieure y pénètrent, il cesse d’être le home ; il n’est plus alors qu’une part du monde extérieur, recouverte d’un toit, où nous avons allumé un feu36 ». C’est ainsi la société tout entière que la femme auteur conduit au chaos. Aussi devient-elle une question politique.
20On le percevait déjà en voyant Mme de Genlis évoquer la transmission du nom et du bien-fondé des lois humaines, ou Sophie Ulliac Trémadeure utiliser les termes de despote et de tyran : l’activité créatrice des femmes se révèle plus menaçante et subversive que ne le laisseraient croire de prime abord quelques feuilles de papier noircies. L’emploi du mot féminisme par Théodore Joran ne doit pas abuser sur la nature de l’enjeu politique : les femmes auteurs mettent l’ordre social en question non parce que leurs ouvrages avancent des idées féministes et des revendications subversives – c’est d’ailleurs loin d’être toujours le cas –, mais par le simple fait qu’elles écrivent. C’est-à-dire qu’elles font usage de capacités intellectuelles et humaines qui prouvent qu’elles ne sont pas par nature inférieures aux hommes, et posent donc de ce fait la question de l’égalité, et celle du rapport entre ordre de la nature et lois humaines. Rien d’étonnant à ce que les rapports maîtres / esclaves et hommes / femmes se servent mutuellement de fable ou de métaphore, et demeurent liés dans la discussion de ces problèmes. Dans la période révolutionnaire, il semblait évident de voir Constance Pipelet en appeler aux idéaux de justice, d’égalité et de liberté, et mettre en place une dialectique du maître et de l’esclave :
L’homme injuste, jaloux de nous assujettir,
Sous la loi du plus fort prétend nous asservir ; [...]
Pour exercer en paix un empire absolu,
Il fait de la douceur notre seule vertu...
Mais ce n’est pas assez pour son esprit jaloux :
C’est la soumission qu’il exige de nous.
qui se conclut par cette exhortation :
Ô femmes, reprenez la plume et le pinceau.
Laissez le moraliste, empruntant le sophisme,
Autoriser en vain l’effort du despotisme37.
Mais dans tous les contextes désormais la question de la femme écrivain peut déboucher sur une réflexion politique, qui toutefois prend des colorations bien différentes selon les auteurs.
21Pour toute une tradition républicaine, qui s’enracine dans une certaine vulgarisation de la typologie des gouvernements de Montesquieu et dans l’idée rousseauiste que les arts corrompent l’homme, le triomphe des femmes dans la vie culturelle est lié à l’État monarchique, il est synonyme de décadence des mœurs et de la pensée. Les républiques antiques fournissent au contraire un modèle de vertu féminine, à la fois conséquence et condition de la morale publique. Ainsi, en 1772, selon l’académicien Thomas : « Chez les Grecs, presque tous républicains, les mœurs des femmes devaient être fortes et austères. La retraite où elles passaient leur vie fortifiait leur âme38. » La monarchie entraînerait quant à elle la vie courtisane, le mélange et l’influence réciproque des sexes dans la vie sociale et la corruption progressive des mœurs, de la littérature et des beaux-arts. Cette thèse survit largement à la période républicaine, et pour Virey : « La femme dirige [...] l’opinion publique, au point que les noms mêmes de chasteté, de vertu, l’antique pudeur, deviennent souvent des qualités risibles dans notre état de civilisation. » Il en résulte un amollissement généralisé et, dans l’empire des lettres, « un style affecté, un jargon entortillé, un galimatias énigmatique, les équivoques, les pointes39 » qu’imposèrent les Précieuses et leurs coteries ; la langue même change et se dénature. Cette tradition laisse des traces chez Michelet et mène à Proudhon, qui en propose une des formulations les plus vigoureuses et ouvertement misogynes. Dans Du principe de l’art par exemple, il s’adresse, en tant que « socialiste révolutionnaire », aux artistes et aux littérateurs : « Si vous êtes au service des corrompus, des luxueux, des fainéants, arrière ! nous ne voulons pas de vos arts », ajoutant, dans le cadre de la dernière bataille à mener contre le mauvais goût, la fausse littérature et les mauvaises mœurs : « Nous avons à refaire l’éducation des femmes et à leur inculquer les vérités suivantes : – L’ordre et la propreté dans un ménage valent mieux qu’un salon garni de tableaux de maîtres [...] – La femme est artiste ; c’est justement pour cela que les fonctions du ménage lui ont été départies. S’imagine-t-on par hasard qu’elle va passer son temps à faire des aquarelles ou des pastels40 ? »
22Les femmes artistes seraient donc ennemies des vertus républicaines. Mais si on en croit d’autres penseurs, elles le sont tout autant de l’ordre monarchique et de la conservation des valeurs traditionnelles de la nation, puisqu’elles posent de fait, sinon intentionnellement, la question de l’égalité. Si l’ambition leur monte à la tête, c’est la faute de la Révolution et de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, et leur nombre grandissant est le signe de la fin d’un monde : celui qui était fondé sur des inégalités supposées naturelles ou voulues par Dieu et, comme telles, acceptées. Nodier, lorsqu’il préface en 1836 la Biographie des femmes auteurs contemporaines françaises, ne s’y trompe pas et ses dénégations embarrassées n’ont pour effet que de mieux souligner les implications politiques lointaines, mais indiscutables, d’une entreprise qui rend hommage aux femmes écrivains :
Attendez, me direz-vous ? Où est l’égalité morale et politique ? Je me soucie bien de ton égalité morale et politique, méchant sophisme que tu es. Elle est dans ce contrepoids éternel des forces et des sentiments qui maintient, depuis six mille ans, au milieu de la race humaine l’ordre que tes rêveries seules ont troublé. Elle est dans le dévouement passionné qui attache l’amant à sa maîtresse, le mari à sa femme, et le père à son enfant. [...] Emporteras-tu avec toi, dans les cachots de ta ténébreuse métaphysique, l’amour, la pitié, et la charité ? Fais, si c’est ta mission ! Le monde infortuné qui t’a produit n’attend que cela pour mourir41 !
23En un mot, si les femmes revendiquent le droit de penser, d’écrire et de publier leurs œuvres, la démocratie n’est pas loin. Elles n’en sont qu’une manifestation, mais la plus hideuse et la plus dangereuse pour l’avenir de l’humanité, à lire Barbey d’Aurevilly :
La Démocratie, mère du bas-bleuisme, le culot mal venu de tous les bâtards qu’elle a faits, la Démocratie qui, pour avant-dernier chef-d’œuvre a métamorphosé des êtres humains en unités arithmétiques et mis en poussière ce qui fut, dès le commencement de l’univers, le ciment social, est arrivée, par la femme, au dernier atome de cette poussière. Après celui-là, la matière que l’on croyait divisible à l’infini ne se divisera plus. À moins pourtant que dans ce monde du devenir d’Hegel et du Ça ira des sans-culottes, il n’entre dans la caboche humaine l’idée très digne d’elle qu’à l’aide de l’éducation et de la science, on peut tirer de la fange de leur animalité les singes et les chiens et les faire entrer avec nous – et au même titre que nous – dans l’immense et imbécile farandole du Suffrage universel42 !
Aussi parlera-t-il, après la Commune et les pétroleuses, de « bas-rouges ».
24Produits de la monarchie et agents de la corruption des arts et des mœurs pour les républicains, suppôts de la démocratie et destructrices du lien social pour les conservateurs, les femmes écrivains ne trouvent grâce décidément aux yeux d’aucun courant de pensée. Les contradictions flagrantes de ces différentes analyses peuvent, ainsi brièvement résumées, prêter à sourire. Elles ne doivent pas masquer la cohérence profonde qui les supporte : la femme intellectuelle ou artiste est du côté de la décadence et du mal où qu’il se trouve et, dans la lutte contre le mal, les divergences politiques, dans les discours du moins, tendent parfois à s’effacer ou se relativiser. Des penseurs de droite, comme Maurras dans L’Avenir de l’intelligence, rejoindront Proudhon dans son violent rejet du romantisme efféminé. Ce dernier se verra réuni à Barbey d’Aurevilly dans la dédicace du roman Bas-bleus d’Albert Cim, en raison justement de leur commun antiféminisme et de leur semblable dénonciation des « femmes publiques ». Dans leur combat pour l’émancipation, les femmes trouveront souvent des ennemis ou des alliés d’un moment aussi inattendus les uns que les autres : dirigeants ouvriers qui veulent les renvoyer à leur foyer et leur interdire de voter, ou Charles Maurras prenant en 1898, la défense, intéressée et paradoxale il est vrai, des féministes : « L’histoire nous montre des sociétés domestiques ou même politiques constituées sur la prépondérance de l’élément féminin. Dans certaines races, en certains temps, cela eut de grands avantages. Pourquoi ne serions-nous pas un de ces temps et l’une de ces races43 ? » En présence de tant de confusion et de violence, on comprend qu’il ne s’agit pas seulement de doctrines politiques. Ces hommes se sentent aussi fortement dérangés comme écrivains et comme individus, par les femmes auteurs, parce que l’existence et les publications de celles-ci modifient la littérature, les institutions littéraires, les images et les rôles qui y sont attachés, et parce qu’ils s’en trouvent profondément remis en cause.
Notes de bas de page
1 George Eliot, lettre à John Sibrec Jr. du 11 février 1848, dans Selection from George Eliot’s Letters, G.S. Haight (éd.), Yale University Press, 1985, p. 44, je traduis.
2 J. Barbey d’Aurevilly, Les Bas-bleus, op. cit., p. 109.
3 Voir S. Maréchal, Projet d’une loi portant défense d’apprendre à lire aux femmes, op. cit., n. 18, p. 9. Sylvain Maréchal est un révolutionnaire babouviste, auteur du Manifeste des égaux. Des réponses à ce manifeste ont été publiées la même année par Mme Gacon-Dufour et Mme Clément-Hémery. Sur cette querelle, voir Geneviève Fraisse, La Muse de la raison, Alinéa, 1989.
4 Cité par Arnelle, Une oubliée, Mme Cottin, Plon, 1914, p. 20.
5 Cité par M. le duc de La Force, avant-propos à Mme de Genlis, Dernières lettres d’amour, correspondance inédite avec le comte Anatole de Montesquiou, Grasset, 1954, p. 62.
6 Germaine de Staël, De l’Allemagne [1813], 2 vol., Simone Balayé (éd.), Garnier-Flammarion, 1968, vol. 2, p. 218. Cette phrase souvent citée hors contexte est irréductible à un constat psychologique. Voir mon article « Mme de Staël et la mise en fable du génie féminin », Revue des lettres et de traduction, Kaslik (Liban), Université Saint-Esprit, no 6, 2000 (note de la 2e édition).
7 Frédéric Soulié, Physiologie du Bas-bleu, Aubert-Lavigne, 1841, p. 34.
8 Pierre Roussel, Le Système moral et physique de la femme [1775], L. Cerise (préf.), Fortin, Masson & Cie, 1845.
9 Julien-Joseph Virey, De la femme sous ses rapports moral, physiologique et littéraire, Crochard, 1823. L’ouvrage constitue encore une des principales sources de l’article « Femme » du Grand dictionnaire du xixe siècle de Pierre Larousse.
10 Clémence Royer, discours de 1897 cité par Geneviève Fraisse, Clémence Royer, philosophe et femme de science, La Découverte, 1985, p. 33.
11 Voir Laurence Klejman & Florence Rochefort, L’Égalité en marche : le féminisme sous la Troisième République, M. Perrot (préf.), Presses de la Fondation nationale des sciences politiques / Des femmes, 1989.
12 « Chronique printanière : les femmes qui écrivent », L’Écho, 16 mai 1886, cité par D. Flamant-Paparatti, Bien-pensantes..., op. cit., p. 140-141.
13 Voir Anne-Lise Maugue, L’Identité masculine en crise au tournant du siècle, 1871-1914, Rivages, 1987.
14 Le Petit Journal, 16 mai 1897, cité par Jean-Paul Clébert, L’Incendie du Bazar de la Charité, Denoël, 1978.
15 Alphonse Karr, Les Guêpes, M. Lévy, 1858, cité par Micheline Bood & Serge Grand, L’Indomptable Louise Colet, P. Horay, 1986, p. 52.
16 Pierre-Joseph Proudhon, « Lettre à Madame J. d’Héricourt », Revue philosophique et religieuse, janvier 1857, p. 164-166, cité par Jenny d’Héricourt, La Femme affranchie, 2 vol., Lacroix, 1860, vol. 1, p. 128.
17 La découverte de l’ovule date de 1827. Le livre de Pouchet, médecin fondateur et spécialiste de l’ovologie, qu’admirait beaucoup Michelet, paraît en 1859. Voir Thérèse Moreau, Le Sang de l’histoire, Flammarion, 1982.
18 Jules Michelet, L’Amour, Hachette, 1858, p. 397.
19 Séverin Icard, La Femme pendant la période menstruelle, essai de psychologie morbide et de médecine légale, F. Alcan, 1890, p. 27.
20 Cité par A.-L. Maugue, L’Identité masculine en crise au tournant du siècle, op. cit., p. 24.
21 Rapport de Lakanal précédant le décret du 3 brumaire an IV (25 octobre 1795), cité dans le Moniteur universel : voir Françoise Mayeur, L’Éducation des filles en France au xixe siècle, Hachette, 1979.
22 Cité par Catherine Fouquet & Yvonne Kniebiehler, L’Histoire des mères du Moyen Âge à nos jours, Montalba, 1980, p. 191.
23 Stéphanie-Félicité Du Crest, comtesse de Genlis, La Femme auteur, dans Nouveaux contes moraux et nouvelles historiques, 6 vol., Maradan, 1802, vol. 3, p. 128.
24 S. Ulliac Trémadeure, Émilie ou la Jeune Fille auteur, op. cit., p. 185.
25 Robert Southey, lettre à Charlotte Brontë du 20 février 1837, cité par Elizabeth Gaskell, La Vie de Charlotte Brontë, op. cit., p. 102.
26 C. Brontë, lettre à du 16 mars 37, dan ibid., p. 104.
27 Constance Pipelet [future princesse de Salm-Dyck], Épître aux femmes, Desenne, 1797, p. 12.
28 Gabrielle Réval, L’Écho de Paris, 16 janvier 1903, citée dans Théodore Joran, Le Mensonge du féminisme, H. Jouve, 1905, p. 411.
29 T. Joran, ibid., p. 411.
30 Cité par Philippe Buonarroti, La Conspiration pour l’égalité, dite de Babeuf, 2 vol., à la Librairie romantique, 1828, vol. 2, p. 138.
31 Prosper Enfantin, De l’Allemagne [réponse à H. Heine], Duverger, 1836, p. 17.
32 P. Leroux, De l’humanité, op. cit., p. 136.
33 J. Michelet, L’Amour, op. cit., p. I.
34 Voir Marie-Françoise Lévy, De mères en filles, Calmann-Lévy, 1984.
35 J. Michelet, La Femme, Hachette, 1859, p. 307.
36 John Ruskin, Queen’s Garden, Smith, Elder & Co., 1865, cité par Patricia Stubbs, Women and Fiction: Feminism and the Novel, 1880-1920, Methuen, 1981, p. 6, je traduis.
37 Constance Pipelet, Épître aux femmes, op. cit., p. 6.
38 Antoine-Léonard Thomas, Essai sur le caractère, les mœurs et l’esprit des femmes dans les différents siècles, Moutard, 1772, p. 17.
39 J.-J. Virey, De la femme..., op. cit., p. 259.
40 P.-J. Proudhon, Du principe de l’art et de sa destination sociale, Garnier frères, 1865, p. 373 et 375.
41 Charles Nodier, introduction à Jules Boilly & Alfred de Montferrand (dir.), Biographie des femmes auteurs contemporaines françaises, A. Aubrée, 1836, p. 4.
42 J. Barbey d’Aurevilly, Les Bas-bleus, op. cit., p. 333.
43 Charles Maurras, Le Soleil, 1er janvier 1898, cité dans Charles Maurras, « Féminisme », dans Dictionnaire politique et critique, P. Chardon (éd.), La Cité des livres, 1932, fascicule 6, p. 41.
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Féminin/Masculin dans la presse du XIXe siècle
Christine Planté, Marie-Ève Thérenty et Isabelle Matamoros (dir.)
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