Présentation
p. 187-190
Texte intégral
1Partir du terrain et revenir par l’écrit sur celui-ci constituent deux moments et mouvements qui façonnent nos manières de saisir la complexité des situations sociales observées et des relations nouées sur place. La rupture, d’une part, d’avec les lieux et leurs hommes, et d’autre part, d’avec un raisonnement anthropologique enserré dans le quotidien partagé en immersion chez nos hôtes, nous permet de reconsidérer les effets de nos parcours biographiques et intellectuels, des expériences et interrelations déployées durant l’enquête sur les savoirs anthropologiques produits à l’issue d’un terrain ethnographique.
2Annabelle Boissier et Julie Métais, les deux auteures réunies ici, nous donnent des exemples parlants de moments ethnographiques vécus en immersion, puis revisités à l’issue d’un processus de déprise du terrain. On y découvre les relations qui ont pu s’y nouer et les investissements de la part de l’ethnologue tout autant que de ses multiples interlocuteurs locaux. Ces regards ex post terrain sur leurs expériences et matériaux ethnographiques les ont amenées l’une et l’autre à (re)découvrir des séquences vécues sur le terrain que leurs prises de notes avaient omises ou euphémisées. Annabelle Boissier revient ainsi sur son expérience auprès de femmes artistes dans la Tunisie de Ben Ali et lève le voile sur le mécanisme ordinaire de la censure et de l’autocensure dans lequel ses interlocuteurs comme elle étaient pris. Julie Métais, quant à elle, exhume des parts du réel qu’elle a omis de consigner dans ses notes de terrain, lui permettant de réenvisager les formes sous lesquelles le phénomène de corruption s’est déployé lors de son enquête auprès d’enseignants mexicains de Oaxaca.
3Ces deux textes pointent la nécessité et les apports de la rupture – de la déprise – dans le processus d’enquête par immersion, que celle-ci découle d’un simple départ programmé du terrain ou d’un détachement contraint par des circonstances de vie ou des événements politiques. L’éloignement géographique projeté – se « désinstaller » de Tunisie pour revenir en France – a agi sur les interlocuteurs d’Annabelle Boissier comme un levier autorisant des prises de parole sur des sujets tus dans le quotidien. Ainsi, la critique du régime politique devint possible, ainsi que l’élucidation des modalités par lesquelles le contrôle social interne au groupe d’artistes a des effets sur la capacité d’expression et d’innovation artistique. Paradoxalement, à mesure que l’appartenance au groupe, la coprésence durable et la volonté d’horizons partagés s’estompaient, de nouvelles clés de compréhension du social et de nouveaux échanges émergeaient. Comme le montre l’auteure, la posture de l’ethnologue qui investit un terrain situé dans l’ailleurs n’est pas celle de celui qui entreprend son terrain dans le « proche » ou qui s’installe très durablement dans la communauté prise pour objet d’étude. Dans son cas, un obscurcissement du regard ethnographique sur certaines réalités sociales s’est involontairement mis en place et s’est avéré nécessaire pour permettre l’insertion sociale au quotidien, la confiance et, sous un régime autoritaire, la sécurité politique des individus (l’ethnologue autant que ses interlocuteurs). De fait, la décision de partir – vécue comme un désengagement coupable par l’auteure – s’est transformée en une occasion de glisser d’une place à une autre (insider / outsider). Ce changement a pu se réaliser, d’une part, à la suite de l’énonciation de sa décision auprès de ses enquêtés, d’autre part grâce à l’instauration d’une distance géographique et temporelle, et enfin au moyen d’un exercice de réflexivité employant le chemin de l’écriture. Cette reconfiguration de sa posture vis-à-vis de ses engagements locaux – professionnels, amicaux, affectifs – autorise alors Annabelle Boissier à déployer un regard renouvelé sur le politique à l’œuvre au quotidien et ses impacts sur le monde de l’art tunisien, ainsi que sur ce qu’a pu être son expérience « tunisienne » d’ethnographe.
4La plongée de Julie Métais dans son matériau ethnographique à des fins d’écriture l’a confrontée aux préconceptions dont elle était porteuse en entrant sur et en réalisant son terrain. Elle a ainsi pu prendre conscience que ses préjugés avaient induit des modes d’évitement ou de contournement de situations qui venaient contredire sa manière de voir et de penser les pratiques de ses interlocuteurs, des enseignants engagés politiquement dans la dénonciation de la corruption à l’échelle gouvernementale.
5Dans ces deux contributions, les auteures décrivent donc les processus conduisant à occulter ce qui nous « dérange » moralement, socialement et dans nos interactions sur nos terrains et qui, sans une démarche réflexive, resterait masqué ou oublié, amputant le raisonnement scientifique déployé pour se saisir et rendre compte des situations sociales et des phénomènes étudiés.
6Au-delà, les deux auteures montrent que pendant toute la durée de son engagement sur le terrain, le chercheur est amené à des omissions volontaires, à des formes de cécités inconscientes, à des formes d’adhésion au point de vue d’autrui et aux codes, valeurs et principes revendiqués (qui rencontrent parfois les siens et confortent ses a priori et représentations). Dans le temps de la « déprise » et du regard rétrospectif, des éléments vus, mais non consignés ou incompris sautent alors aux yeux, permettant la redécouverte du sens à donner à l’expérience et aux situations. On est typiquement dans l’expression consacrée de Garfinkel « seen but unnoticed » (1967, 2007). Des éléments ont bien été observés, mais pour autant ils n’ont pas été interprétés sur le moment comme des données pertinentes pour interroger le social. Ils n’ont donc pas donné lieu à analyse, ou alors l’analyse portée s’est avérée, à l’aune de ce que le chercheur vient de mettre au jour, biaisée, partielle ou partiale. Il aura fallu du temps et une reconfiguration de la posture de l’ethnologue par rapport à son terrain, à ses interlocuteurs sur place et à son matériau ethnographique pour qu’une relecture réflexive permette de faire émerger un regard et donner un sens nouveau à ce qui a pu être décrit, et ainsi produire des savoirs anthropologiques qui n’auraient pu voir le jour sans ce travail de déprise – puis de reprise – du terrain.
7Ce processus de réévaluation de l’expérience de terrain et de la pertinence de ses interprétations par l’ethnologue ne se fait pas sans quelques désenchantements et réticences de sa part : il lui faut revenir sur ses conceptions et représentations de ce que sont et ce que font ses interlocuteurs. Le texte de Julie Métais, qui a dû se résoudre à requalifier certaines pratiques de ses informateurs privilégiés comme relevant de la corruption, est très parlant sur ce point. Il faut également parfois revenir sur ses propres représentations de soi, comme le montre Annabelle Boissier, qui a fini par convenir qu’elle avait aussi occupé la place de « censeure » auprès de certaines de ses informatrices. Ce faisant, les deux anthropologues reconstituent ce qui a pu se jouer entre elles et leurs hôtes en situation, cherchant à rendre compte non seulement des effets des places occupées sur le terrain, mais également des mondes sociaux dans lesquels elles ont été prises, des « troubles » qui ont été les leurs et qui ont façonné le regard qu’elles portent sur le social et qu’elles expriment par l’entremise du langage et de l’écriture. Ainsi, les carnets de terrain sont investis comme un nouveau « terrain » au travers duquel l’expérience ethnographique se rejoue : quelles sont les pages non écrites de l’expérience ? Quels sont les termes mobilisés pour qualifier et dépeindre telle situation et ceux qu’on a, volontairement ou non, laissés de côté ? Qu’est-ce qui a été raboté du réel ou consigné et non mobilisé ?
8L’anthropologie réflexive envisagée à travers ces deux contributions conduit alors non pas à « se regarder », mais à « mieux voir », pour ainsi autoriser une compréhension élargie et approfondie des jeux et phénomènes sociaux à l’œuvre dans les situations auxquelles l’ethnologue a pris part, et ce, en embrassant une réflexion tout à la fois morale, éthique et politique du travail et de la relation ethnographique.
Auteurs
Marieke Blondet est anthropologue sociale (PhD), diplômée de l’École des hautes études en sciences sociales et de l’Université Otago (Nouvelle-Zélande). Elle est chargée de projet à AgroParisTech Nancy. Son travail en anthropologie de la conservation porte sur les aires naturelles protégées. Elle a participé au collectif Les Politiques de l’enquête (Didier Fassin & Alban Bensa (dir.), La Découverte, 2008) et a publié « Métissages juridiques aux Samoa américaines ; entre fixation légale de la tenure foncière et manipulation des pratiques » (Céline Travési & Maïa Ponsonnet (dir.), Les Conceptions de la propriété foncière à l’épreuve des revendications autochtones, Cahiers du CREDO, 2015) et « Participation in the Implementation of Natura 2000: a Comparative Study of Six EU Member States » (Land Use Policy, nº 66, 2017).
Mickaële Lantin Mallet est anthropologue, formée à l’École des hautes études en sciences sociales. Elle est consultante au sein d’un cabinet d’expertise en risques psychosociaux en santé au travail, chargée de recherche au Laboratoire d’ethnologie et de sociologie comparative (LESC, Paris Grand Ouest La Défense-Nanterre) et chargée d’enseignement à l’UniLaSalle de Beauvais. Ses travaux interrogent les effets restructurants de l’événement (maladie grave ou rare, dispute, procès, etc.) sur les rapports sociaux et sur les récits de soi. Elle a publié « Porter plainte en justice » (Cahiers de littérature orale, nº 77-78, 2015).
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